mardi 31 mars 2009

G. G. Franchi, la poésie et la façon de la présenter

J'ai toujours été hésitant à propos de l'expression "faire ... de tout bois"... S'agit-il de "flèche" ou de "feu" ? Pour répondre je pourrais questionner autour de moi, taper l'expression dans "Google" ou feuilleter dans un dictionnaire d'expressions, mais je vais rester quelques instants dans l'incertitude, et profiter encore des deux possibilités, apparemment différentes voire contradictoires : mais que le bois devienne flèche ou feu, l'important est peut-être qu'il devienne...

Ainsi de la littérature corse et des chemins pour y arriver.

Ils sont encore peu nombreux, mais ils sont variés ; certains ne parlent qu'une langue, d'autres deux, voire trois, quatre, ou plus ? ; d'autres se découvrent sous un frontispice imposant et avancent des noms d'auteurs ; d'autres, plus rares, présentent d'abord des dates et des époques, ou bien des genres et des thèmes ; d'autres encore sont toujours en friche...

Je voudrais m'arrêter sur une des voies d'accès à cette littérature : la voie pédagogique.

C'est celle qu'a choisie le poète Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi. Je ne dis pas le professeur de lettres ou documentaliste Franchi, ni le coordinateur de langue et culture corse ou l'auteur de manuels de littérature corse (ce qu'il a été comme je l'apprends dans la présentation qui est faite de lui dans l'anthologie "A Filetta / La Fougère. Onze poètes corses contemporains" (éditions Phi, 2005).

Non, je dis bien "le poète" Franchi.

Car c'est un choix étrange pour un poète de choisir une collection pédagogique pour offrir son oeuvre poétique, pour la première fois rassemblée en un seul petit volume. Ce livre - "Canzone di ciò chì passa" - a été édité en 1997 par le CRDP de Corse. Et les 34 poèmes, répartis en 5 chapitres thématiques, sont préfacés, présentés, expliqués et commentés à la manière d'un manuel scolaire. Même la traduction en français est faite dans un esprit pédagogique : "La traduction proposée vise uniquement à apporter une aide pour la compréhension aux lecteurs qui auraient rencontré des difficultés [c'est mon cas]. Le parti choisi a été celui du mot-à-mot ou de la périphrase, et lon n'y cherchera donc pas d'intention littéraire." Le responsable de tout cet appareil critique est un Inspecteur pédagogique régional (Ghjuvan Maria Arrighi).

C'est un peu comme si l'on avait accès à "Alcools" d'Apollinaire uniquement par l'intermédiaire d'un Lagarde et Michard.

J'imagine plus volontiers qu'un poète voudrait d'abord offrir son oeuvre "nue". Elle n'aurait besoin d'aucune présentation. Sa force et sa valeur seraient d'autant plus importantes qu'elle réclamerait du lecteur qu'il se perde dans un labyrinthe des sens, sans boussole, sans repères. La poésie, même la plus simple, n'est-elle pas toujours difficile ?

Mais non, Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi a décidé de donner à la fois l'oeuvre poétique et tous les moyens de la comprendre. Ainsi, tel poème ("Partenza" par exemple) sera - comme les autres -

présenté :

Tema di sempri di a literatura corsa, l'esiliu hè vistu quì cù tutti i so formi cuncreti, è ùn si tratta solu di lagnà si ni ma forsa di fà altri scelti.


paré d'un lexique (où s'égare même une consigne de commentaire) :

- TAMBARUNÀ : cum'è stamburizà. Ghjustificheti a maghjina.
- SBAGIURNITU : abbambanatu.
- SCURRUZULÀ : furmatu nantu à u verbu corra. Chì significheghjanu i suffissi ?

et enfin proprement questionné en vue d'un commentaire scolaire :

- Aghjumpatu, si ne achjuculisce. Parchì ?
- Spiicheti "acillacciu carafunutu". Parchì issu suffissu acciu ?
- Ciambuttone : spiicheti issu nomi. Chì hè issu rughju ch'ellu cappia ?

Je n'ai absolument rien contre tout l'environnement explicatif pédagogique, bien au contraire, je pense même qu'il n'est pas forcément un ennemi de notre relation à la poésie, s'il n'est pas présenté comme la seule voie d'accès possible. Mais il me paraît étrange de ne donner vie à cette oeuvre dans son ensemble que dans ce cadre-là. J'imagine que la poésie devrait se montrer plus rétive...

Et bien sûr, final de compte (comme disent les Antillais), elle l'est toujours. Ainsi, on peut prendre M. Arrighi en flagrant délit de pudeur, réfrénant ses ardeurs explicatives à propos d'un poème de Franchi consacré à sa femme.

Le voici :

À la mio moglia

For di rimusciu cuttidianu
Voghi tranquilla
Cum'è le nave alte chì vanu
Voltu le ville

Tù soda quant'è mè diversu
U bastimentu assulanatu
Tù sè lu mare è l'universu
È lu portu duv'e' sò natu

J'allais écrire encore beaucoup de choses à propos de ce poème, mais je me surprends à ne plus vouloir rien en dire, après l'avoir copié - sinon que je le trouve vraiment très beau (mais ce n'est qu'un sentiment personnel, quel est le vôtre ?) - sur cet écran numérique, de peur de verser moi aussi dans un excès d'explications inutiles !

Alors, continuons cette approche du poème de Franchi dans les commentaires ! Pourquoi d'après vous, M. Arrighi se contente-t-il d'écrire : Issu puema d'ispirazioni parsunali assai sviluppa a metafura di u battellu chì si trova à spessu ind'è l'autori ?

Alors, pour la route, revoici ce poème, mais en langue française cette fois-ci :

À ma femme

Loin de l'agitation du quotidien
tu vogues tranquille
comme les hauts navires qui vont
vers les villes

Solide autant que je suis divers,
toi, le bâtiment de plein soleil,
tu es la mer et l'univers
et le port où je suis né.

dimanche 29 mars 2009

"Mal'Concilio", un point de vue personnel

Alors voilà, cela faisait longtemps que je voulais lire ce "roman".

C'est fait (entre hier et aujourd'hui) et il ne faut surtout pas que l'avis qui va suivre soit pris comme une attaque personnelle contre l'ouvrage, l'auteur, le personnage principal ou la Corse en général. Vous savez ce que je pense sur la liberté absolue de la critique face à la liberté absolue de la création : il me semble que c'est la dialectique entre ces deux libertés qui fait vivre nos imaginaires individuels et collectifs.

Mon sentiment est que "Mal'Concilio" est une synthèse fictionnelle pas très réussie des éléments magico-religieux et villageois corses. On y trouve tout, sous le patronage de Baudelaire placé en exergue ("Garde tes songes : les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous !") : le sanglier (solitaire et sauvage), le mazzeru, la squadra d'Arozza, les signadore, les voceratrice, l'ochju, les bergers et les bandits, etc. Le tout vu par les yeux du personnage principal, le fou (ou considéré comme tel par les villageois), muet, cheveux blancs et yeux clairs. L'intrigue est tragique : il s'agit d'un amour impossible entre le fou et la plus belle fille du village, Lésia, la fille du sgiò, Dom Manfredo. Il y a peut-être un aspect trompeur à désigner le livre comme "roman" alors qu'il lorgne plutôt du côté du conte : les personnages ont des fonctions bien précises et immuables, les situations et les êtres sont souvent excessifs, il n'y a pas vraiment de mystère humain que le lecteur découvrirait de manière interrogative et ambigüe.

Il faudrait d'ailleurs interroger ce lien entre "Mal'Concilio" et la tradition des contes ; c'est-à-dire voir en quoi le roman s'en inspire et s'en démarque (peut-être cela a-t-il déjà été fait ?)

C'est le style de l'écriture qui me convainc le moins (car la thématique à la rigueur m'intéresse toujours, c'est peut-être un péché mignon, et lorsque je trouve un élément thématique qui me semble singulier, original, je suis prêt à passer outre les défauts d'un livre). En l'occurrence, je suis vite lassé par le lyrisme qui me paraît excessif, les images souvent outrées et sérieuses, même si certaines ont trouvé des échos en moi ("le brutal épanouissement d'une fleur d'épouvante" pour décrire l'envol d'un groupe de corbeaux).

Donc je me demandais précédemment sur ce blog en quoi certaines oeuvres pouvaient, selon nous lecteurs, être des sources vives pour notre imaginaire futur. Et je me dis que, magré son grand succès de librairie, sa déclinaison chantée (le fameux - que je trouve très beau - "Mal'Cunciliu" de Jean-Paul Poletti) ou dansée (par Marie-Claude Pietragalla, mais là je ne l'ai pas vue), le "roman" de Jean-Claude Rogliano représente plus un point terminal ou une impasse qu'un chemin nouveau ; une somme qui conclut plutôt qu'une reprise qui remet en mouvement.

De ce point de vue, je préfère (et ce n'est pas un gage de la qualité absolue ou relative de ces livres) :

- "Caveau de famille" d'Elisabeth Milleliri (où l'on trouve aussi le Sgiò, la fille - ici décapitée - et les références baudelairiennes mais qui prend en charge la réalité actuelle des villages corses) ou
- "www.mazzeri.com" de Ghjuvan-Luigi Moracchini et "La chasse de nuit" de Marie Ferranti (où le personnage du mazzeru - de plus en plus abondant dans notre littérature - est problématisé, actualisé, de façon à la fois ludique et dramatique) ou
- "A stanza di u spichju" de Rinatu Coti pour sa capacité à mêler les situations symboliques, le monde villageois, les croyances, les drames actuels de la Corse.
Connaissez-vous ces livres ?

Un roman ne doit-il pas inclure une ligne historique qui entremêle son intrigue à l'Histoire des hommes et à leurs histoires réelles ? Ne doit-il pas inclure une évolution temporelle, une certaine précision réelle ? Ce texte se présente comme un résumé romancé d'un système de pensée plutôt que comme une narration qui creuse une question humaine à un moment donné de l'histoire des hommes. Non ? Qu'en pensez-vous ?

A peine viens-je d'écrire cela qu'il me revient à l'esprit qu'en lisant le texte j'ai justement été frappé par la seule notation historique du livre (véritablement la seule, à moins que je ne me trompe ?) : il s'agit de l'expression "les hommes de Morand".

Voici le passage, c'est le fou qui parle (page 9 de l'édition France-Empire en 2001, la première édition étant de 1975) :

Fou... Un de ces mots que je sens toujours à mes trousses, même quand ils ne parlent pas de moi. Ils disent que c'est à cause de l'orage : les soirs d'octobre, quand souffle le vent d'Ouest, les nuages perchés sur les crêtes descendent sur la Tévola. Ils recouvrent les collines, le village, les vallées. Il n'est pas de nuit plus obscure... Et soudain tout réapparaît sous la lueur des lézardes qui éventrent le ciel. C'est le fracas, le vent, la grêle... J'avais à peine quelques jours et il faisait ce temps-là dans le maquis où mes parents m'emportaient, fuyant les hommes de Morand. La foudre s'était abattue auprès d'eux, les projetant parmi les pierres du torrent qu'ils s'apprêtaient à franchir. Mon père me retira vivant de sous le cadavre de ma mère. Mais, si ma vie fut épargnée, on dit qu'avec l'esprit de ma mère un peu de mon esprit a été emporté dans le roulement du tonnerre et que, depuis ce moment, s'est ouvert cet abîme qui me sépare à jamais de tous.

Joseph Morand (1757 - 1813) fut, selon le "Dictionnaire historique de la Corse", un "valeureux et fidèle soldat de la Révolution et de l'Empire". L'empereur Napoléon Ier l'envoya en Corse rétablir le calme entre 1803 et 1811. Il s'y est signalé par la fameuse giustizia morandina qui signifiait en fait répression aveugle, exécutions sommaires, destructions de maisons, abus de pouvoirs (comme quoi l'Histoire se répète souvent...). Donc, si les "hommes de Morand" poursuivaient les parents du fou de "Mal'Concilio" entre 1803 et 1811, quelques jours après sa naissance, et si le fou a 16 ans comme Lésia, cela veut dire que cette histoire est explicitement située quelque part entre 1819 et 1827. Je me questionne : pourquoi l'auteur situe-t-il cette histoire à cette époque ? Qu'en pensez-vous ? Je me demande si ce n'est pas pour ajouter un élément de plus à la violence de l'histoire, sans toutefois l'inclure dans une réalité historique plus précise que cela (car pourquoi les parents du fou étaient-ils poursuivis par les hommes de Morand ? avis à un écrivain qui voudrait reprendre ces personnages et nous en dire un peu plus...). Un peu à la manière de la mort de la mère de Lésia, morte du "Mauvais Mal" (page 17). Morand, la foudre, la maladie seraient les facettes d'une même violence qui opprime les pauvres êtres humains. A discuter.

Ah oui, une autre chose qui me paraît intéressante : Dante est aussi présent dans "Mal'Concilio" mais d'une façon quelque peu étrange. Il se trouve que seules trois personnes savent lire dans ce village : le sgiò, le prêtre et le père du fou. Ce dernier a même de nombreux livres et a appris à lire à son fils. Avec Lésia à ses côtés, il lit un "livre qui parlait de lieux étranges peuplés d'étranges êtres, sans doute faits de brume, de lumière ou de vent, certains triomphants et radieux, certains sournois et plaintifs, terrifiants ou terrifiés." (page 115). Les deux citations de la page suivante finissent d'identifier l'ouvrage : la Divine Comédie de Dante.

Mais le livre n'est pas nommé et à côté de cette lecture à deux (évoquant certainement la lecture commune de Paolo et Francesca, le fameux couple luxurieux du chant 5), l'auteur signale ceci :

Divigone, ce berger qui était mort si vieux, bien que ne sachant pas lire, connaissait ce livre par coeur ; il l'avait appris en écoutant un autre berger le lui réciter - un berger qui l'avait appris de la même manière. En relisant ces lignes, je me souvenais de la voix rude du vieux Divigone qui, lui aussi, les récitait :

"... Avant moi il n'y eut point de choses créées, sinon les éternelles...

"Vous qui entrez, laissez toute espérance..."

Et chaque mot résonnait en moi comme un écho.

Je trouve étrange, et intéressant, cet entremêlement d'écrit (un livre lu) et d'oral (le souvenir des bergers qui récitent). Comme si ici l'oralité devait absolument se manifester comme une marque traditionnelle d'identité collective face à un livre réservé à quelques uns seulement. Et puis la question linguistique disparaît totalement, alors qu'on s'attendrait à lire le texte en toscan (vers 7 à 9 du chant 3 de l'Enfer) puisque les bergers et le père du fou ne peuvent pas avoir appris et lu ce texte en français... J'avais déjà évoqué ici cette figure traditionnelle du berger récitant les épopées des grands auteurs italiens.

Voilà mon récit de lecture terminé, et encore une fois si j'estime personnellement que ce "roman" ne représente pas à mes yeux une source vive pour la littérature corse, cela ne m'empêche pas d'y trouver des éléments qui m'intéressent ni de convenir que d'autres lectures, plus positives, sont tout à fait possibles, non ?

samedi 28 mars 2009

Où parle-t-on de littérature corse ?

Bien sûr,

nous attendons encore les livres qui feront un point complet et actualisé sur l'histoire littéraire corse ; j'imagine le plaisir pris à feuilleter et annoter une prochaine "Histoire de la littérature corse", en 12 volumes, prenant en charge toutes les formes littéraires et linguistiques, depuis au moins le XVème siècle jusqu'à aujourd'hui ; un dictionnaire biographique et bibliographique de tous les auteurs corses (on peut déjà voir le "Dictionnaire historique de la Corse", publié chez Albiana sous la direction d'Antoine-Laurent Serpentini) ; des études poussées et amoureuses des textes les plus marquants, vus comme des sources potentielles pour la littérature corse à venir ; etc.

Mais peut-être avez-vous des titres (de livres ou de sites) que vous voudriez recommander - personnellement, je pense aux manuels scolaires de Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi : vous paraissent-ils intéressants, utiles, pertinents ?

En attendant cela, nous pouvons - tous les lecteurs de livres corses (et de littérature corse, car livre et littérature ne font pas toujours bon ménage, non ?) - échanger nos points de vue, singuliers, partiels, discutables.

Je voulais donc signaler ici un lieu numérique où une telle discussion a lieu en ce moment (il doit y en avoir d'autres, en connaissez-vous ?) : il s'agit d'un forum nommé "Musanostraforum".

J'y ajoute des messages depuis quelques jours, les propos sont variés, les questions précises, avec une belle liberté de ton (absolument nécessaire et vitale) et le tout est fort intéressant : allez-y voir si le coeur vous en dit. E po s'ellu vi garba di lacà un cummentu o di parlà di e vostre letture, ùn esitate micca !

vendredi 27 mars 2009

Lecture en cours : "Septième ciel" de Ghjacumu Thiers (3 et fin...)

Lecture terminée ce soir.

Oui c'est bien un roman de Ghjacumu Thiers que cet ensemble de monologues intérieurs qui s'expriment (est-ce la première fois dans la littérature corse ?) en langue corse (du sud et du nord), en français, en italien, en français corsisé ; personnages enfermés dans leur pensées, dans leurs certitudes, dans leurs drames personnels ; situations existentielles au combien actuelles et humaines (tout se déroule durant un voyage en avion entre Paris et Bastia, en 2008), souvent comiques car la plume satirique de l'auteur s'en donne là à coeur joie ; les personnages sont pour la plupart des Corses habitant dans l'île ou bien vivant hors de l'île (Corses de l'extérieur ou de la diaspora, choisissez l'expression qui vous convient !) ; et puis cette "intrigue" principale autour d'une chasse à l'homme, un certain Mladic, criminel de guerre croate, un homme aussi cruel qu'insaisissable ; et puis le Corse du Vénézuela et le Roumain allemand, et la recette des raviolis au brocciu, et les poètes sur l'île de Hvar, et la fougère technologique, et les SMS qu'il ne faut pas envoyer en avion et l'handicapé - lucide sur tous ses congénères - qui s'empêche de rire pour ne pas passer pour fou !

La dernière page tournée, je reste dans l'impression d'avoir traversé un chaos impossible à organiser (à l'image de la Corse et du monde que questionne ce roman) ; il faudra faire un schéma pour y voir plus clair !

J'aime particulièrement les livres qui vous font dire : ah, oui, il faudra donc revenir aux livres précédents... Le lien entre "Septième ciel" et "In corpu à Bastia" est évident, mais on en trouvera aussi - lesquels selon vous ? - avec "A Barca di a Madonna" et "A Funtana d'Altea".

Et puis cet éternel retour du bombardement de Bastia en 1943...

Et comme dans la "Dionomachia", l'ambition de réunir toute la société corse, toutes ses facettes, tous ses discours, tous ses horizons.

Un grand plaisir de lecture.

Et pour vous ?

mercredi 25 mars 2009

Lecture en cours : "Septième ciel" de Ghjacumu Thiers (2)

Sta sera vogliu dà vi unu strattu di l'ultimu rumanzu di Ghjacumu Thiers, "Septième ciel" (2009, Albiana). Iè chì hè scrittu in corsu è chì hè francese u titulu ! (Ed eccu e prime parolle : C'est vraiment dur de pas y penser. Il a raison Jean de me dire de plus y penser, mais c'est dur quand même.)

Unu di i persunaghji hè invitatu à una serata puetica in Cruazia... è ritrova dui pueti corsi (micca nomi !).

È issi pueti recitanu puemi di soi... : un occasione maravigliosa di leghje puesia corsa è un cummentu di lettore !

Eccu (pagine 82) :

L'ultimu puema dettu da u più giovanu dicia cusì :

Cutula cutula
l'isula cresci
tamanta
si alza à porghja l'abbracciu
à misura
chì u battellu
surpa u mari

Ùn ci capiscu un'acca mancu oghje ! U battellu chì si surpa u mare ! Pocu sprupositu ! Induve l'averà intesa, quessa ? A puesia, eiu, ùn hè micca una cosa chì mi face nè sunnià nè scimisce di piacè, ma quantunque, aghju fattu i studii nurmali è un bellu puema, u sò ricunnosce è apprezzà...

Demain, dès l'aube, à travers la campagne
Je partirai, vois-tu, je sais que tu m'attends...

Ma francadimente, un battellu chì si surpa u mari, ci vulia à vene custì per sente tamantu sprupositu...

Era fattu per issu blog issu rumanzu, nò ?

È po ci pensu avà, ùn sò più sicuru d'avè capitu bè issu bellu puema quandu aghju lettu a so versione francese ; mi dumanda sè "tamanta" è "majeure" sò listesse parolle... o "surpa" è "engloutit"...

Metamorfose, metamorfose... alterazione... trasfigurazione...

Chì ne pinsate ?

mardi 24 mars 2009

Orhan Pamuk, deux extraits de discours suédois

Il est turc, Prix Nobel de Littérature 2006.

Je n'ai rien lu de lui ; et pourtant le résumé de "La vie nouvelle" m'attire beaucoup, il faut que je trouve le temps. (Peut-être est-ce aussi à cause du titre qui m'évoque Dante et sa "Vita Nova"...)

Je n'ai lu que des passages de son discours de réception du Prix Nobel. Et je rends au blog de Pierre Assouline ce que je lui dois : c'est l'article suivant qui m'a conduit à cette rencontre !

Je cite ici deux passages qui me semblent de nature à nourrir une réflexion sur la littérature corse (ou en Corse, ou de Corse, comme vous voudrez).

Les voici :

Pour moi, être écrivain, c'est découvrir patiemment, au fil des années, la seconde personne, cachée, qui vit en nous, et un monde qui secrète notre seconde vie : l'écriture m'évoque en premier lieu, non pas les romans, la poésie, la tradition littéraire, mais l'homme qui, enfermé dans une chambre, se replie sur lui-même, seul avec les mots, et jette, ce faisant, les fondations d'un nouveau monde. Cet homme, ou cette femme, peut utiliser une machine à écrire, s'aider d'un ordinateur, ou bien, comme moi, peut passer trente ans à écrire au stylo et sur du papier. En écrivant, il peut fumer, boire du café ou du thé. De temps en temps il peut jeter un coup d'œil dehors, par la fenêtre, sur les enfants qui s'amusent dans la rue – s'il a cette chance, sur des arbres, un paysage – ou bien sur un mur aveugle. Il peut écrire de la poésie, du théâtre ou comme moi des romans. Toutes ces variations sont secondaires par rapport à l'acte essentiel de s'asseoir à une table, et de se plonger en soi-même. Ecrire, c'est traduire en mots ce regard intérieur, passer à l'intérieur de soi, et jouir du bonheur d'explorer patiemment, et obstinément, un monde nouveau. Au fur et à mesure qu'assis à ma table, j'ajoutais mot après mot sur des feuilles blanches, et que passaient les jours, les mois, les années, je me sentais bâtir ce nouveau monde, comme on bâtit un pont, ou une voûte, et découvrir en moi comme une autre personne. Les mots pour nous, écrivains, sont les pierres dont nous nous bâtissons. C'est en les maniant, en les évaluant les uns par rapport aux autres, en jaugeant parfois de loin, parfois au contraire en les pesant et en les caressant du bout des doigts et du stylo que nous les mettons chacun à sa place, pour construire à longueur d'année, sans perdre espoir, obstinément, patiemment.

Et celui-ci :

Etre écrivain, c'est parler des choses que tout le monde sait sans en avoir conscience. La découverte de ce savoir et son partage donnent au lecteur le plaisir de parcourir en s'étonnant un monde familier. Nous prenons sans doute aussi ce plaisir au talent qui exprime par des mots ce que nous connaissons de la réalité. L 'écrivain qui s'enferme dans une chambre et développe son talent pendant des années, et qui essaie de construire un monde en commençant par ses propres blessures secrètes, consciemment ou inconsciemment, montre une confiance profonde en l'humanité. J'ai toujours eu cette confiance en ce que les autres aussi portent aussi ce genre de blessures, en ce que les êtres humains se ressemblent. Toute la littérature véritable repose sur une confiance – d'un optimisme enfantin – selon laquelle les hommes se ressemblent. Quelqu'un qui écrit pendant des années enfermé s'adresse à cette humanité et à un monde sans centre.

Et un troisième extrait, pour faire mentir le titre !

Changeons de sujet, et disons quelques mots « en guise de musique ». Comme vous le savez, la question la plus fréquemment posée aux écrivains est la suivante : « Pourquoi écrivez-vous ? » J'écris parce que j'en ai envie. J'écris parce que je ne peux pas faire comme les autres un travail normal. J'écris pour que des livres comme les miens soient écrits et que je les lise. J'écris parce que je suis très fâché contre vous tous, contre tout le monde. J'écris parce qu'il me plaît de rester enfermé dans une chambre, à longueur de journée. J'écris parce que je ne peux supporter la réalité qu'en la modifiant. J 'écris pour que le monde entier sache quel genre de vie nous avons vécu, nous vivons moi, les autres, nous tous, à Istanbul, en Turquie. J'écris parce que j'aime l'odeur du papier et de l'encre. J'écris parce que je crois par-dessus tout à la littérature, à l'art du roman. J'écris parce que c'est une habitude et une passion. J'écris parce que j'ai peur d'être oublié. J'écris parce que je me plaîs à la célébrité et à l'intérêt que cela m'apporte. J'écris pour être seul. J'écris dans l'espoir de comprendre pourquoi je suis à ce point fâché avec vous tous, avec tout le monde. J'écris parce qu'il me plaît d'être lu. J'écris en me disant qu'il faut que je finisse ce roman, cette page que j'ai commencée. J'écris en me disant que c'est ce à quoi tout le monde s'attend de ma part. J'écris parce que je crois comme un enfant à l'immortalité des bibliothèques et à la place qu'y tiendront mes livres. J'écris parce que la vie, le monde, tout est incroyablement beau et étonnant. J'écris parce qu'il est plaisant de traduire en mot toute cette beauté et la richesse de la vie. J 'écris non pas pour raconter des histoires, mais pour construire des histoires. J'écris pour échapper au sentiment de ne pouvoir atteindre un lieu où l'on aspire, comme dans les rêves. J'écris parce que je n'arrive pas à être heureux, quoi que je fasse. J'écris pour être heureux.

Voilà, je ne vois pas de plus belle défense et illustration de ce qu'est la littérature corse aujourd'hui ! Une littérature passionnée qui exprime - notamment mais aussi - "quel genre de vie nous avons vécu, nous vivons, moi, les autres, nous tous, à (Bastia, Porto-Vecchio, Ajaccio, Marseille), en (Corse, hors de Corse). N'est-ce pas ?

Quels livres corses participent selon vous du projet ainsi décrit par Orhan Pamuk ? Personnellement, au risque (et au plaisir) de me répéter, en voici deux : "Vir Nemoris" (1771-1772) de Giuseppe-Ottaviano Nobili-Savelli ; "A Funtana d'Altea" (1990) de Ghjacumu Thiers ; "La Chasse de nuit" (2004) de Marie Ferranti. Mais ce n'est qu'un avis personnel. Il est absolument nécessaire que d'autres avis s'expriment pour montrer le peu de qualité ou d'intérêt de ces mêmes livres.

Evidemment, chacun de vous trouvera aussi un certain nombre d'ouvrages qui ne visent pas un tel horizon ; lesquels ? Personnellement, mais j'y reviendrai plus en détail, "Mal'Concilio" (1975 et 2001) de Jean-Claude Rogliano. Mais ce n'est qu'un avis personnel et il est tout à fait indispensable que d'autres avis soutiennent mordicus le point de vue contraire !

A bientôt.

Lecture en cours : "Septième ciel" de Ghjacumu Thiers

J'en suis à la page 70.

Le quatrième roman de Ghjacumu Thiers vient de sortir en librairie. (Il sera, j'espère, très bientôt disponible sur le site des éditions Albiana - (ajout d'août 2009 : c'est fait, voir ici) ; les trois autres y sont, en langue corse et en traduction française).

Je n'ai pas le temps de dire à quel point je suis emballé. De plus, il semble qu'il faudra relire les quatre romans comme un ensemble, qui se tient, dont les éléments se répondent.

Qu'en pensez-vous ?

A suivre !

dimanche 22 mars 2009

VIR NEMORIS (2)

Comme promis, voici un essai de compte rendu du café littéraire qui a eu lieu le vendredi 30 janvier 2009 à l'amicale corse d'Aix-en-Provence (un grand merci à François-Michel Durazzo pour les corrections apportées).

Il s'agissait d'évoquer les beautés de l'épopée de Giuseppe-Ottaviano Nobili-Savelli, intitulée Vir Nemoris, déjà mentionnée ici sur ce blog.

Etaient présents une vingtaine de personnnes dans le public face à François-Michel Durazzo, professeur de latin, traducteur de l'ouvrage et Jean-Louis Charlet, professeur de littérature latine à l'Université de Provence, faculté des Lettres d'Aix-en-Provence, accompagné de son étudiante, Mademoiselle Gareddu-Delfini.

Excusez le caractère un peu brut de ce compte rendu, et bonne lecture quand même. Et surtout, allez lire le Vir Nemoris, il en vaut largement la peine ! Qu'en pensez-vous ? (Vous pouvez tout à fait penser le contraire !)

Signalons enfin, avant de commencer, que Maryvonne Colombani était présente et a ensuite écrit un petit article pertinent sur l'ouvrage de Savelli dans le mensuel gratuit Zibeline : ici (numéro 17 en téléchargement, page 53).

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Compte rendu du café littéraire du vendredi 30 janvier 2009.

Introduction

F.-M. Durazzo commence par expliquer qu’il n’est pas un spécialiste de la littérature latine du XVIIIe siècle et que sa traduction constitue un « travail d’approche d’un travail scientifique ».
Suite à la commande qui lui a été faite de traduire cette épopée latine en français, il s’est rendu compte que le texte publié en 1846 par Tommaseo et traduit en italien en 1930 avait été amputé de la moitié de ses vers et modifié dans une grande partie des vers restants (seuls 200 vers étaient restés intacts !). Les raisons de cette modification du texte original par Tommaseo étaient idéologiques : il s’agissait de christianiser et de lisser un texte trop païen et parfois inconvenant pour l’esprit bourgeois.
Avec l’aide de Marco Cini, spécialiste des relations entre la Corse et la péninsule italienne durant cette période (XVIIIe siècle – XIXe siècle), le texte original (copié d’un manuscrit premier qu’on n’a pas encore retrouvé, avis aux amateurs !…) a finalement servi de base à la traduction de F.-M. Durazzo.

Contexte historique

Giuseppe Ottavio Savelli naît en 1742. Contrairement à son père ou son grand-père, il fait ses études en Corse et non en Italie. Etudes en latin. Un bon père lui apprend cette langue et à écrire des vers latins. Il poursuit ses études en latin chez les Frères mineurs d’Aregno et devient enfin un des premiers étudiants de la jeune université de Corte (où les études sont toutes en latin).
Il n’accepte pas la défaite de Ponte Novu, par amour de la libertas (qui en latin signifie à la fois liberté, indépendance et démocratie) et choisit l’exil. En Toscane, il fréquente les plus grands lettrés, Lampredi, Métastase qui forment un cercle passionné par Horace. Il sera regardé comme un excellent traducteur des œuvres d’Horace en toscan.
Sans distance temporelle, il écrit « à chaud » une épopée qui est aussi l’autobiographie d’un ami, Domenico Leca, dit Circinellu. Ce Leca était d’une grande famille, un homme politique, un général, un soutien fervent de Pascal Paoli et qui refusa de se soumettre. Il prit le maquis, partit en montagne, dans une sorte d’exil intérieur. Savelli a des nouvelles constantes de Circinellu. Et plein de fureur et de colère, il écrit son épopée, dans le souvenir de Lucain (La Pharsale).

L’épopée latine

Jean-Louis Charlet s’emploie à montrer qu’une épopée latine au XVIIIe siècle, n’a rien d’exceptionnel. Après Claudien, dernier grand poète épique païen, deux traditions perdurent : l’épopée mythologique et l’épopée politique. Et de citer notamment à la Renaissance, le filon d’épopées historiques et politiques : les princes étaient des mécènes qui finançaient des poètes de cour (il existe donc une Sforziade (1454), d’Antonio Cornazzano, une Borgiade, etc.)
Au XVIIIe siècle, on trouve les épopées de Marie-Thérèse d’Autriche (relatant des événements de 1741-1745). Il y a aussi le filon de la découverte de l’Amérique : au moins cinq épopées en latin (écrites par des Italiens, des Allemands ou des Tchèques) justifient la conquête de l’Amérique par les Espagnols (c’est écrit dans le contexte de la Guerre de succession d’Espagne). D’autres épopées toujours en latin racontent les expéditions hollandaises au Brésil et portugaises en Afrique.

Pourquoi écrites en latin ? Parce que le latin est la langue de culture dominante en Europe, la langue de l’enseignement, la langue d’écriture dans la République des Lettres, au moins dans le domaine des Sciences, de la Médecine, du Droit. Même si les langues vernaculaires commencent à investir ces domaines à partir de la Renaissance, le latin perdure au moins jusqu’au XIXe siècle (il sera par exemple la langue officielle de l’Empire hongrois jusqu’en 1844).

Nobili-Savelli pouvait écrire son épopée en toscan puisqu’il a été un excellent traducteur en toscan des vers lyriques d’Horace. S’il a choisi le latin c’est vraisemblablement pour deux raisons : une raison littéraire personnelle, car écrire une épopée (le grand genre littéraire) en latin est un fait de gloire ; une raison politique, car il s’agissait d’être lu par le plus grand nombre et le latin était la langue des lettrés européens.

Il existe trois formats d’épopées :
– les très grandes (Homère, Virgile)
– les épopées en minitatures (environ 600 vers)
– les épopées moyennes (comme le Rapt de Proserpine de Claudien, 395 ap. J.-C.
L’hypothèse partagée par Durazzo et Charlet est que le Vir Nemoris (dont nous avons les deux premiers chants) serait devenu, une fois achevé, une épopée moyenne en quatre chants, au lieu des deux chants dont nous disposons. Ce qui aurait donné le plan suivant :
F.-M. Durazzo imagine le schéma suivant en s’appuyant sur les effets d’annonce dans les deux premiers chants :
– I. Serment de défendre la liberté, bataille contre les Français et fuite dans la montagne.
– II. Hiver et retour du printemps. Rencontre avec l’émissaire français, à qui le héros raconte l’histoire de la Corse.
– III. Poursuite de la résistance et échauffourées avec les Français.
– IV. Retour en gloire de Pascal Paoli, grâce à l’aide des Anglais et retour de la Liberté.

Les raisons de s’intéresser au Vir Nemoris

L’originalité du Vir Nemoris, dans ce tableau littéraire, est qu’il n’est pas une épopée courtisane, qu’il rapporte des faits tragiques contemporains de l’auteur et qu’il y a une forte implication personnelle de l’auteur. Cela en fait un texte unique dans l’histoire littéraire des épopées latines.

Jean-Louis Charlet évoque les trois raisons qui l’ont fait s’intéresser à ce texte :
1. C’est une épopée politique dans laquelle l’auteur est personnellement engagé. Il choisit le latin parce qu’il veut toucher tout le monde, toute l’intelligentsia européenne et pas seulement l’Italie.
2. D’un point de vue technique d’écriture, une de ses étudiantes, Mademoiselle Gareddu-Delfini, travaillera sur les influences (Ovide, Virgile ?)dans l’écriture latine de Nobili-Savelli : le texte contient de beaux vers, l’auteur a le sens du vers latin. Il s’agira de placer l’auteur dans la tradition et l’histoire de l’hexamètre.
3. Certaines descriptions de paysage sont stupéfiantes. L’auteur a le sens de la nature (qui n’est pas un simple décor symbolique) : montagne, forêt, cascades, grottes. Un peu à la manière d’un auteur contemporain, Bernardin de Saint-Pierre décrivant les paysages exotiques de l’île de France (future île Maurice) en 1787.

F.-M. Durazzo met en garde l’étudiante de M. Charlet contre sa traduction du Vir Nemoris. C’est la première en langue française, le texte est parfois difficile et nous n’avons pas les manuscrits originaux ; il y a donc des possibilités d’erreur dans la traduction de F.-M. Durazzo.

L’histoire du texte

L’hypothèse de Durazzo est que le texte a été écrit entre 1771 et 1772, d’un seul tenant, et non entre 1771 et 1774 comme le pensaient Viale et Savelli, en s’appuyant sur un passage où ils croyaient voir une allusion à la politique de Narbonne ; en 1790, Paoli demande à Savelli d’écrire sur son retour en Corse (l’a-t-il fait ?) ; Savelli meurt en 1807 en ayant renoncé à achever et publier son poème épique ; son petit-fils remet le manuscrit inachevé à Salvatore Viale, dans les années 1830-1840 qui après l’avoir copié et corrigé (manuscrits dont nous disposons) le confie à Niccolò Tommaseo, le patriote et écrivain italien qui prépare son édition en amputant largement le texte de Savelli. Le Vir Nemoris est inclus en 1846 dans l’édition des Lettres de Pascal Paoli. Mais Tommaseo a gommé les passages émouvants, païens, sensuels afin de rendre le texte plus catholique, bourgeois, moins choquant pour l’esprit de l’époque.
Alors que le Vir Nemoris est l’œuvre d’un homme jeune (29 ans), bouillant, qui utilise la référence latine et mythologique pour proposer un éloge de la Liberté dans des scènes fortes : la nièce de Circinellu qui se jette à ses pieds en le suppliant de l’accepter dans son « armée », les marches dans la neige, etc. C’est un texte juvénile, émouvant.

En 1930 et en 1931, deux traductions en italien (dont une en hexamètres dactyliques) paraissent, avec l’intention de prouver l’italianité de la Corse, dans le cadre de l’irrédentisme. Cette récupération d’un texte du XVIIIe siècle par Tommaseo puis par l’irrédentisme italien montre que, selon F.-M. Durazzo, le Vir Nemoris, doit d’abord susciter un intérêt historiographique et littéraire (et ne doit pas être récupéré politiquement, par exemple par le nationalisme corse actuel).

En effet, Nobili-Savelli, au moment où il écrit, croit dur comme fer au retour de Paoli et de la République corse ; il fait un pari sur l’avenir que l’avenir démentira (Circinellu meurt en 1772, la République Corse ne revient pas). Or l’une des caractéristiques de l’épopée classique est de relater des faits anciens et ancrés dans la mémoire collective, où le merveilleux reste possible. Ecrire une épopée moderne, comme l’a fait avant Savelli Lucain, racontant la guerre civile entre Pompée et César, survenue un siècle avant lui rend difficile la présence du merveilleux. Savelli va plus loin que Lucain en s’attachant à des faits contemporains et à un Héros (Domenico Leca) vivant. Il remplace le merveilleux par les croyances traditionnelles aux esprits, encore bien vivantes en Corse à son époque.

Suite à l'annonce de ce café littéraire sur la liste de diffusion de "cuurdinazione corsa", les questions suivantes ont été envoyées par mail, puis posées aux invités le soir du café :

"La présence féminine de la nièce dans une épopée"

Elle n’est pas originale ni étonnante. On peut citer la reine Camille dans l’Enéide, la tradition des Amazones, Jeanne d’Arc et l’évocation liminaire dans le Vir Nemoris à la déesse Diane, la chasseresse.

"Quelle a été la motivation profonde de F.-M. Durazzo pour écrire cette traduction ?"

F.-M. Durazzo déclare aimer les projets impossibles, le défi. Puis il indique qu’il a été captivé par le texte de Savelli, il s’est laissé entraîner par la beauté des vers, il a ressenti une émotion littéraire devant le texte latin. Enfin, il y avait le désir d’attirer l’attention publique sur cet ouvrage.

"Un tel texte était-il destiné à la lecture à haute voix ?"

M. Charlet indique que toute poésie est toujours musique. Ensuite, il existait l’exercice des recitationes, lectures publiques dans la culture européenne. Dans l’enseignement en latin, chaque élève apprenait par cœur des milliers de vers (Virgile, Ovide, Horace) qui étaient récités en faisant attention à la scansion. Hugo connaît l’Énéide par cœur ; Baudelaire et Rimbaud écrivent des vers en latin. De plus on parle latin, il existe entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle des manuels de latin parlé pour les voyageurs se déplaçant en Europe (latin commercial et juridique). Donc l’aspect oral d’un tel texte est tout à fait banal.

"Pourquoi Savelli a-t-il placé le nom de sa femme (Nobili) à côté du sien et même avant le sien ?"

Un tel ajout n’est pas absolument original selon F.-M. Durazzo. Selon un des participants au café littéraire, il serait possible que ce soit pour manifester encore plus fortement un lien familial avec Pascal Paoli, Savelli tout comme sa femme née Nobili étant cousins du Général de la Nation.

La question suivante, reçue par mail là aussi, a été posée à Jean-Marie Arrighi, auteur de nombreux ouvrages sur la Corse et la langue corse qui a répondu par mail :

"J'aimerais avoir plus de renseignements sur ce prêtre résistant. Je n'ai rien trouvé, y compris dans l'Encyclopaedia Corsicae (Editions Dumane ) Faisait-il parti d'un mouvement politique ? Etait-il Paoliste ? A-t-il entraîné d'autres curés dans cette résistance ainsi que des laïcs ? De quel côté penchait le clergé à cette époque ? Merci de bien vouloir éclairer ma lanterne."

Sur Circinellu on ne sait pas tant de choses. Il s'appelait Domenico Leca, Son surnom doit être en rapport avec une tonsure (circinà = couper les cheveux en rond), Il a fait des études à Gênes puis à Rome avant d'être curé dans son village de Guagno. Après Ponte Novu il a juré pendant la messe de ne pas déposer les armes et a fait prêter le même serment à ses paroissiens. Il a gagné Vivario avec eux et participé à la défense du Pont du Vecchio avec Abbatucci. Il tient ensuite le maquis et refuse les propositions de Marbeuf disant "vouloir soutenir la patrie et mourir libres, et avoir leur cef en exil mais non soumis, et la force ne vaincra pas la raison". Il se comporte à la fois en combattant et en prêtre (aide aux ennemis blessés). Il bénéficie visiblement de l'estime de l'adversaire.
Après avoir gagné le Fiumorbo, il y est trouvé mort en 1771 dans une grotte à Ania. Mirabeau prétend l'avoir rencontré au maquis, et même avoir été l'amant d'une de ses nièces qui l'accompagnait, mais il a une tendance à la mythomanie...

Sur la question religieuse dans la révolution corse, il y a quelques pages dans mon Histoire des Corses. A p art les évêques génois, les prêtres et moines participent à la lutte. Il faut voir aussi qu'à part Paoli lui-même, les gens de plus haute culture dans la Corse d'alors (Natali, Salvini, les professeurs de l'Université) sont tous des religieux, et les cadres politiques aussi (Guelfucci, Rostini). Je pense que Circinellu est le seul cependant à s'être battu les armes à la main après la conquête. L'abbé Rostini, d'ailleurs ancien aumônier du Royal Corse, est en assez bons termes avec les Français et assassiné peut-être pour cette raison (mais peut-être pour d'autres).

L'intérêt de Circinellu est qu'il résiste clairement au nom de l'Etat corse détruit, alors que beaucoup de résistants de l'époque tournent au "banditisme" micro-local, avec des groupes composés de leurs parents et amis, et sont dès lors pris dans des affrontements claniques locaux (Pace Maria Falconetti, Marzu Acquaviva).

Merci à tous les participants !

La discussion reste ouverte.

vendredi 20 mars 2009

Tout est là : "Tou mi féras crépà de la rise"

Je n'ai pas encore lu "Filidatu è Filimonda" de Sebastianu Dalzeto (republié par le CRDP de Corse il y a quelque temps) ! Je sais, c'est inadmissible. D'autant plus que j'en ai une folle envie ! Alors pourquoi ? Mystère. Notre rencontre aura pourtant bien lieu un jour, c'est sûr.

Je relis pour la énième fois le début de ce "roman" dans l'Anthologie de littérature corse de Mathieu Ceccaldi. Que vous compreniez bien ou non le corse, lisez ce qui suit, tout est là (vous n'êtes peut-être pas d'accord...) :

la parole (autour du feu) et l'écrit (mémorisé),
Dante et Salvatore Viale,
les confrontations de valeurs, la dispute,
les grands auteurs et les anonymes,
le Corse et le Parisien,
les extravagants,
l'Histoire (Mac-Mahon et Pasquale Paoli),
une histoire d'amour et des digressions,
les langues (corse, français, italien), les langages, leurs mélanges,
et les rires, de tous les côtés.

Quel plaisir, dans un texte de 1936 ! (Dommage que nous n'ayons pas d'enregistrement de la voix de Dalzeto lisant ce passage...) En le lisant, j'ai comme l'impression de découvrir quelque chose "étrangement littéraire", absolument novateur, un moment extraordinaire de la littérature corse, un travail à la fois conscient et naïf, ambitieux et humble, avec toute la matière corse (historique, psychologique, linguistique), mettant en scène et faisant tenir ensemble toutes les contradictions.

1930 : Pesciu Anguilla
1936 : Filidatu è Filimonda

Deux années en or pour la littérature corse, non ?

Un tippu, su Maccu Mahon, un tippu stranamente letteràriu, natu corsu cume u 'ranu per fa u pane. In sette anni di serviziu militare, un avia pudutu imparà u francese, fora di ste parolle stòriche da e so proprie orechje intese dopu l'assaltu di a torra di Malakoff : "J'suis, j'y reste" e ch'ellu prununziava d'altronde : "Ci souis, ci restou."
Chi vulete ? U francese un era micca u so affaree, cume stèrcure in bocca, in du so cerbellone mubiliatu eppuru di cose preziose un ci ne pudia entre. Ci vulia à sèntelu in certi passi di a Divina Commedia ch'un prete duve u quale ellu era statu â scola in di tempi l'avia imparatu e ch'ellu declamava cun ènfasi sulenne :

Dinanzi à me non fur cose create,
Se non eterne, ed io eterno duro :
Lasciate ogni speranza, voi ch'entrate !

Avia persunalmente cunnisciutu à Salvatore Viale e fattu e so delìzie di a Dionamachia.
D'avè guerrighjatu cun Maccu Mahon in Crimea, u cugnome l'era statu messu, à tal puntu ch'ellu u purtava appiccicatu à u so statu civile : Cesaru Antone Casanova, dettu Maccu Mahon.
L'omatone ch'avia - vi parlu di più di trent'anni capulatu a settantina - era drittu cume un fusu, nudicutu cume un scruchju di leccia. Intornu à u fucone duve ci truvàvamu uni pochi riuniti, scambellu contra scambellu, sedia contra sedia, dinochju contra dinochju, guardandu d'un'aria pensosa u focu chi sciuppittava, ellu cuminciò :
Fu un passu curiosu l'amore di Filidatu e di Filimonda. Un passu à intenerì i cori i più innacciariti. Un passu cume c'è pochi passi e ch'un si pò cuntà che in corsu. Perchè, sapiàtela, u francese un puderebbe rende l'espressione nustrale. S'e'aghju da andà in Niolu dicu : "Mi ne collu in Niolu." E voi tutti mi capite. E quandu voi dite â vostra Dulcinea : "Cara, carina, caruccia ! Cunsulazione di u miò core afflittu, speranza di a miò vita, ànima di i miò penseri, t'amu, t'adoru, sò toiu e scimiscu. Per te, pigliarebbe a luna cu i denti, u sole c'un ancinu e a furtuna cu i lacci," voi altri, a vi ripetu, mi capite, ma ne u francese, ne l'inglese, ne u tedescu, ne u russiu un c'intèndenu.
Quand'e' era suldatu, u miò cumpagnu di squadra, pariginu di nàscita, mi dicia :
- Ma chi mascatacciuleghji,
o Corsicot ? Parli francese cume una vacca spagnola. Un ti capiscu.
Ed eiu li rispundia :
- È vera. Un sò parlà francese. Ma tu, l'averesti sapiutu parlà u corsu se t'eri statu suldatu inde l'armata francese di i tempi di de Paoli ?
- S'e' l'averebbe sapiutu parlà ?
Bougre, Corsicot. In tutti i casi, una parolla intesa una volta un mi sarebbe più isciuta d'u miò cerbellu.
- Poh !
-
Qué jé té lé dis, Corsicot !
-
Bon. Allore, touà chi sì un hommu cusì fier, dis un pò, pour sentir : O Signore, paràtemi sta vacca !
Ci volse à ripèteli parechje volte, parolla per parolla. Infine, quand'ellu ebbe macinnulatu tuttu in da prufundura di a so zucca, mi cappiò stu sprupòsitu :
-
O Signoret, bratmi tabacca !
Mi feci una scaccanata.
-
Vedi, pinzù ! Encore toua qui inciampi commou mouà. L'omi di differente parlata un cunnoscu meziornu che in casa soia. Un sò che l'animali, soga più intelligenti che noi, chi pàrlanu listessa lingua. In tutti i paesi di a Creazione, u gattu face miaoù, u sumere hi han e a pècura bêêê.
-
Sacré Corsicot ! mi disse u pinzutu, tou mi féras crépà de la rise.


jeudi 19 mars 2009

Un "récit de lecture", un !

Vous le savez, ce qui m'intéresse c'est la façon dont sont réellement lues les oeuvres littéraires corses.

Alors, voici le véritable premier "récit de lecture" de ce blog émanant d'une lectrice, Madame Kessler. Je transcris ici ce qu'elle a écrit sur un petit morceau de papier, daté du mardi 18 novembre 2008, que j'ai depuis cette date en ma possession. C'était après avoir lu "La Cadillac des Montadori", dernier roman en date de Marie Ferranti. Madame Kessler a dû me le donner après un café littéraire à l'amicale corse d'Aix.

Mardi 18 novembre 2008

Cher Monsieur

"La cadillac des Montadori."

J'ai trouvé que c'était un livre déroutant : les 37 premières pages m'ont semblées "tirées par les cheveux" et j'ai failli abandonner.
Peu à peu on suppose une affaire sombre et l'intérêt s'éveille.
Mais on devine la fin car cette histoire me rappelle des récits entendus dans mon enfance et mon adolescence, récits entendus par bribes, à demi-mot, dont il ne fallait surtout pas parler !! et dont je n'ai jamais su si c'était réel ou brodé ou enjolivé ou imaginé par des ragots sur les uns et sur les autres, avec des départs pour des pays lointains, des inimitiés, des histoires d'enfants naturels très secrètes, des disparitions !!!
Bref une histoire pleine d'incertitude et de sous-entendus sauf les questions d'héritages bien réelles !! Je suis restée sur ma faim car, moi, j'aime bien les histoires précises avec un dénouement précis bien relaté, bien expliqué !
Mais la Corse est pleine de ces histoires de famille dont on n'a jamais sur rien de précis !!
Je suis très heureux de ne pas avoir dépensé 90 € (en fait le livre coûte 13 € 90 !) et je vous remercie infiniment de me l'avoir prêté.
très très amicalement
Christiane Kessler

P.S. J'aimerai relire d'autres livres de Marie Ferranti à l'occasion de ma venue à l'Amicale, si cela est possible. Merci d'avance !

Merci à Madame Kessler.

Personnellement, j'ai lu ce roman avec à la fois du plaisir et de la déception (pour le côté attendu de l'intrigue certainement). Je me souviens de quelques images, sous les arbres près de la demeure du vieux Montadori, et puis surtout comment la jeune femme de l'histoire descend de son petit logement (situé sur le Vieux Port de Bastia) et le coeur tremblant parce qu'elle n'en a pas le droit elle va sur le quai et elle achète une glace.

Et vous ?

Pourquoi traduire les classiques ?

Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours entendu dire que les Corses avaient dans les temps anciens une vaste connaissance des chefs-d'oeuvre écrits en toscan et qu'il n'était pas rare de pouvoir entendre tel ou tel - un berger même - réciter par coeur des vers de L'Arioste, du Tasse et de Dante...

Un peuple de poètes, de chanteurs, cultivant oralement les grands classiques italiens.

(Je me souviens de mon père récitant, assez souvent, les premiers vers du poème de Victor Hugo, "Oceano Vox" : "O combien de marins, combien de capitaines..."... en italien ! : "O quanti marinari, quanti capitani..." ; d'où tenait-il cette version ?)

Donc, bien sûr, notre littérature est nourrie de littérature italienne, certains iraient jusqu'à dire "doit nécessairement être adossée" à cette littérature. Je pense au point de vue de Marceddu Jureczek dans la revue Fora ! (numéro 3), intitulé "La langue corse et sa littérature" (article passionnant, propre à susciter un débat, j'en reparlerai).

Mais la question était : "Pourquoi traduire les classiques ?" Pour se les approprier encore mieux ? Pour les actualiser ? Pour mieux les comprendre, avec nos mots d'aujourd'hui ? Pour qu'ils nous aident à mieux nous comprendre, nous qui vivons aujourd'hui et maintenant ? Choisissez la ou les solutions qui vous conviennent !

Dans tous les cas, je suis persuadé que lorsque nous traduisons tel ou tel grand classique de la littérature en langue corse, il se joue quelque chose d'important. Il ne s'agit pas (ou plus ?) d'illustrer la langue corse pour montrer qu'elle est apte à tout dire, cela nous le savons bien. Il ne s'agit pas non plus d'introduire des "chefs-d'oeuvre" dans une littérature qui n'en compterait aucun (en même temps, avons-nous besoin de chefs-d'oeuvre ? toutefois, peut-être avez-vous des références d'ouvrages corses qui sont pour vous de véritables "chefs-d'oeuvre" ?).

Selon moi, il s'agit maintenant d'entrer en écho avec des écritures, avec des manières de dire, avec des fables, des formes, des figures que nous voulons introduire dans l'imaginaire corse, afin d'entamer des dialogues, des détours, des métamorphoses. Afin d'ouvrir des horizons neufs à notre expression littéraire ; et ce neuf peut parfaitement se présenter sous la forme du grand classique paré d'autres mots.

Ainsi d'Homère. L'Odyssée. Allons-y franco !

Vous pouvez lire ici la traduction d'un passage du vieux poème grec en langue corse par Marcu Biancarelli.

Vous avez vu ? Il s'agit, bien sûr, du passage des Lestrygons (ici dans la traduction de Leconte de Lisle, mais voyez aussi celle de Philippe Jaccottet), les très inhospitaliers Lestrygons, que l'on imagine habitant l'actuel Bonifaziu (même s'il me semble que Victor Bérard penche plutôt pour le nord de la Sardaigne et que d'autres commentateurs - comme François Hartog dans sa postface à la version de Jaccottet - insistent sur l'aspect absolument imaginaire de la géographie des voyages d'Ulysse, dès lors qu'il s'éloigne quelque peu du monde grec strictement dit...).

Alors, pourquoi Marcu Biancarelli traduit-il ce passage d'Homère ? Pour répondre à cette question, je pense que l'on peut lire sa dernière nouvelle en date (écrite directement en français me semble-t-il ; ah, tiens, notre écrivain devient totalement bilingue, et pourquoi pas ?) : dans les deux cas, il est raconté un massacre qui vise de simples arrivants. (Cette nouvelle, "Pas une lumière", vient d'être publiée dans le numéro 4 de la revue ouessantine "L'archipel des lettres").

Mais chose intéressante, la nouvelle est du point de vue des massacreurs, tandis qu'Homère conduit Biancarelli a faire parler les victimes puisque c'est Ulysse qui raconte...

Voilà un léger décalage extrêmement intéressant pour la vie de notre imaginaire, non ?

Cumparisci Antifati cù a sola primura
Di còmpiasili tutti. Sfracicheghja un suldatu (qui est "un de mes compagnons" dans la version de Leconte de Lisle)
Chì li servi di pastu. Scappani i dui altri
È voltani à i navi. Ma in a cità intera
Risona u culombu (qui sont des "clameurs" dans la version de Leconte de Lisle). D'ugni locu à a chjama
Affaccani à millai i crudi Listrigoni,
Men'òmini chè bestii...

Moi, j'aimerais beaucoup lire - dans la littérature corse - de telles reprises de "fables, de formes et de figures" présentes chez les classiques (ou non) de toutes les autres littératures du monde, d'hier et d'aujourd'hui. Elles existent déjà... en connaissez-vous ? Mais plus particulièrement, j'aimerais des reprises "déformées", "métamorphosées". Je pense aux traductions nouvelles des Confessions de Saint-Augustin par Frédéric Boyer, ou des poèmes d'Ovide par Marie Darrieussecq.

Et puisque nous avons commencé en parlant de Dante, voici un extrait de "traduction" en français de "L'Enfer". Il s'agit d'un passage (chant XVII) visuellement et émotionnellement très fort (qui est resté dans ma mémoire grâce à la traduction d'Henri Longnon, puis via la lecture de la version de Jacqueline Risset, avec le texte toscan en regard) : c'est la descente de Dante et Virgile sur le dos de Géryon, monstre ailé - vers 91 : "I' m'assettai in su quelle spallacce / Je m'assis donc sur cette affreuse échine", (vous "souvenez-vous" de ce passage ?).

Voici la version actuelle de Stéphane Bérard :

Je retrouve mon supérieur
Qui déjà chevauche
Le scorpion volant
Féroce cheval
- Ne soit pas péteux
Pour une fois
Assume

Ne tombe pas
Ni dans les vapes
Ni ailleurs
Allez embarque
Maintenant
C'est comme ça
Qu'on va descendre.

C'est Géryon
Le garçon d'ascenseur
En quelque sorte
Et l'on a appuyé
Sur le bouton
Moins huit dixit Virgile
- Monte devant
Atelle toi-z'y
Je vais de mon corps
Jouer le rempart
Contre son dard

On ne sait jamais
Même en enfer
Il peut arriver quelque chose

C'est bien plus
Que je ne peux supporter
Mes ongles pâlissent

Et marquent
D'une baisse subite de calcium
En mon sang
Une nervure
Une vraie atteinte

Tremble
Sous le vent
Même de ma psychologie,
Révélant tel
Que je suis
Une pouffe
Un sans trop
De couilles
Au final

Je prends place
Quand même
Entre les écailles
Huilées
Des épaules un peu
Déformées
Mais l'orgueil
Plutôt la honte
Me fit
Comme si de rien n'était
Et trouvai
Naturel
D'utiliser une
"Compagnie" aérienne
Hyper dangereuse
Vraiment néolibérale

Je voulus dire
D'une manière
Détachée,
Détendu,
Un
Retenez-moi quand même
Un peu
Mais
Ma voix
Fut plus
Aigüe
Que d'habitude
Aussi mon désir
Fut exhaustif
Puisque
Mon grand défenseur
Virgile
M'enlaça
Bien-bien

- Allez Géryon
Vas-y
Mon gaillard
Dit-il
D'une voix positive.
Décris de vifs arcs
Des grands tours
Et baptise le jeunot
Avec de l'air

Mais
Mollo
Car c'est un vivant !

etc, etc... Je vous laisse découvrir la suite, et le reste.

Ce voyage avec Géryon me fait penser que le dernier roman de Ghjacumu Thiers ("Le septième ciel", éditions Albiana) se déroule dans l'avion qui atterrit à Poretta...

Et pour finir, en cherchant sur Google la version italienne d'"Oceano Vox", je suis arrivé sur deux traductions en corse !! (intégrale par Roccu Multedo et partielle - mais intégrée à une fiction - par Ghjuvan Petru Orliac). Les deux traductions sont assez différentes.

Bonnes lectures ! Bonnes écritures !

(Je pense pour finir, pour ceux qui veulent poursuivre la réflexion sur notre relation avec les grands textes du passé, au fameux "Pourquoi lire les classiques" d'Italo Calvino qui propose 14 définitions de ce qu'est un "classique" ; voici la définition n° 3 :"Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s'imposant comme inoubliables qu'en se dissimulant dans les replis de la mémoire par assimilation à l'inconscient collectif et individuel.")

lundi 16 mars 2009

C'est aussi cela, un blog

Quelle souplesse d'utilisation que celle d'un blog !

Voici comment le texte que je vais citer dans cet article est arrivé sur ce blog : j'écris le 2 février dernier un billet intitulé "Littérature corse sur Internet (2)" ; Angèle Paoli ajoute le 2 mars un commentaire me recommandant d'aller voir du côté du site de Marie-Ange Sebasti ; j'y vais, j'apprécie, j'écris un mail à ce nouvel auteur pour moi ; le courant passe et je finis par trouver des livres dans ma boîte aux lettres ! ; notamment une photocopie du recueil "Presque une île" (La Marge édition, 1997) ; je lis ce texte ce soir, très - trop - rapidement, avec l'idée d'y revenir ; et là un, puis deux, et plusieurs poèmes m'accrochent, me font sourire, décoller, rêvasser, approuver silencieusement, m'interroger : ça fonctionne, ça marche (sur moi en tout cas, ce soir-là, mais peut-être pas pour vous ?)

(Et d'ailleurs j'adore tous les modes d'accès à l'imaginaire littéraire : les beaux livres comme les jeux de photocopie, les récits faits au comptoir et les pavés qu'on lit sur la plage, l'écriture sur l'écran d'Internet et les manuscrits, les piles de livres bientôt promis au pilon et la feuille unique quatre fois pliée portée en poche, etc. etc.).

Alors, voici ce que je vois en ce moment-même et que je reporte ici en lettres numériques :

La citadelle n'avait d'yeux
que pour nos abordages

et négligeait les grands oiseaux
qui la cousaient au ciel

----

Soudain s'impose
une aire à circonvenir
un terrain à bâtir

et le fil du voyage se noue

---

Qui a jeté le feu
aux orties ?

Depuis, elles l'ont gardé au chaud
pour le rendre
en temps inutile

---

Que reste-t-il après
une colère de longs couteaux
lacérant la lumière d'un espace paisible
planté
au bord des mondes ?

Presque
une île

---

Tel un vieux mégalithe débusqué
dans les ronces éternelles

tu fronces les sourcils
et te tiens coi

---

Un colporteur innocent
traverse sans fatigue la contrée
la besace pleine
d'almanachs anachroniques

tandis que vrombit l'horizon

---

Je n'ai pas eu à détacher
l'enchaîné

Il a quitté la foule
et mis sa main
dans la mienne

à Sartène
au coeur du monde

---

Les camelots
ont installé leurs mots

là où s'agrandissait
le périmètre des légendes

---

Moi j'aime ici comment de petits poèmes insèrent des mots simples, à la limite des stéréotypes (l'enchaîné, légendes, mégalithe, ronces, île, feu, voyage, citadelle) dans un rythme à deux temps, des diptyques toujours dynamiques, dont les tournures font mouche. Des poèmes comme des formules, à lire par grappes. J'éprouve le même plaisir qu'à la lecture de Guillevic et notamment d'un ensemble de poèmes que je travaillais avec mes élèves : "Bergeries" (1969-1975, publié dans le recueil "Autres").

En voici deux :

Suppose

Que le bois de la table
Réclame ses racines

Et que je te demande
De nous y prendre ainsi

Qu'il ait surtout besoin
Du toucher de nos mains.

---

Suppose

Que la fleur soit si drue
Que c'est trop de défi

Et que je te demande
De m'apprendre à la voir

Sans penser que c'est nous
Que sa mort atteindra.


Et voilà.

dimanche 15 mars 2009

Sebald et Kerouac

Eh, oui, nous sommes en pleine littérature corse !

W.G. Sebald (j'aime beaucoup son "Vertiges") a fait un voyage en Corse en 1996 (un ou plusieurs, de combien de jours ?). Connaissez-vous cet écrivain ? Allemand, professeur en Angleterre, mort prématurément en 2001. A publié sur le tard des ouvrages, écrits en allemand, traduits dans de nombreuses langues, qui connaissent un grand succès.

Eh bien voici que je lis dans le numéro 101 du "Matricule des anges" que son dernier ouvrage vient de paraître en français chez Actes Sud, qui va décidément devenir une maison d'édition corse ! Car après les livres de Jean-Baptiste Predali et Jérôme Ferrari, l'ouvrage de Sebald concerne en partie la Corse.

Il s'intitule "Campo Santo" (je m'interroge sur le titre en italien, alors qu'il est question d'un cimetière corse, peut-être avez-vous une idée ?).

Voici la quatrième de couverture :

Après la publication des Anneaux de Saturne, l'éminent écrivain de langue allemande W.G. Sebald (1944-2001) projeta d'écrire une histoire naturelle et culturelle de la Corse. Il choisit l'île française comme territoire emblématique de sa vision du monde, et comme point de départ d'une nouvelle pérégrination littéraire.
Les quatre récits corses que voici ont été extraits par l'auteur lui-même du manuscrit inachevé pour être publiés de manière isolée. Réunis ici, chacun d'entre eux nous enchante par une force d'évocation et une musicalité magistrales.
Quatorze essais, inédits en France, complètent le présent recueil. Grâce à la grande érudition de W.G. Sebald, chacun des sujets traités devient passionnant. Qu'elle évoque Piana, Ajaccio, les forêts sauvages du centre de la Corse, Nabokov, la musique, Peter Handke ou Jean Améry, la voix de Sebald est identifiable entre toutes.

Je le répète, j'ai plutôt tendance à apprécier l'oeuvre de Sebald, j'aime cette technique de la digression, des associations d'idées, son obsession de la thématique de la mémoire, de la destruction. Alors d'où naît cette impression de gêne ?

De ceci, je crois : je ressens le voyage de Sebald en Corse comme une extension d'un imaginaire personnel, nullement modifié (pas de rencontre surprenante) par les lieux visités ; un voyage de confirmation, en somme. En bref, l'univers napoléonien à Ajaccio, le cimetière de Piana, la forêt de Bavella viennent confirmer la pensée de Sebald sur la disparition inéluctable de certains aspects humains, plus ou moins archaïques.

De ceci, aussi : le regard de Sebald est celui d'un voyageur (pourquoi pas, ce n'est pas le problème) mais ce regard ne se nourrit (et n'est confirmé) que par les récits des autres voyageurs et analystes extérieurs à la Corse (Stephen Wilson, Dorothy Carrington, Edward Lear, Ferdinand Gregorovius et d'autres encore). M'envahit l'impression alors de lire presque du Mérimée !

Ah, oui, tout de même, je pense à une notation qui a fait tilt en moi, la voici :

La science du passé la plus exacte ne s'approche guère plus de la vérité, inaccessible à l'imagination, que par exemple une affirmation aussi saugrenue que celle qui me fut présentée un jour par un dilettante du nom d'Alfred Huyghens, demeurant dans la capitale de la Belgique, qui se consacrait depuis des décennies à la recherche napoléonienne : selon lui, tous les bouleversements opérés par l'Empereur des Français dans les pays et les royaumes d'Europe ne sauraient avoir d'autre cause que son daltonisme, qui ne lui permettait pas de distinguer le vert et le rouge. Plus le sang coulait sur le champ de bataille, plus il lui semblait voir pousser de l'herbe fraîche.

Un grand merci à Sebald d'avoir signalé une affirmation au moins aussi saugrenue que lucide !

J'en veux pour preuve que Ghjacumu Thiers parle, dans un texte dont nous reparlerons et dont je ne me souviens pas du nom, du "sang vert" du stade de Furiani. C'était juste après la catastrophe et l'effondrement de la tribune.

Enfin, quasiment en antidote à la belle littérature un peu solipsiste de Sebald, j'ai repris ce soir le texte que je trouve merveilleux de Jack Kerouac, "Satori à Paris", qui comme son nom ne l'indique pas se déroule presque intégralement en Bretagne où l'auteur se rend pour trouver l'origine de son nom...

Mais je vous l'ai dit, je ne sais comment il est venu, ce satori ; la seule chose à faire est donc de commencer par le commencement ; et alors peut-être vais-je trouver, au pivot même de l'histoire ; et je terminerai alors, le coeur joyeux, ce récit que je fais uniquement par amitié, ce qui est, parmi beaucoup d'autres, une définition (celle que je préfère) de la littérature : un récit que l'on fait par amitié, et aussi pour apprendre aux autres quelque chose de religieux, une sorte de respect religieux de la vie réelle, dans ce monde réel que la littérature devrait refléter (ce qu'elle fait ici).

Et dans la musique de la langue américaine de JK (si différente de la langue française, regardez par exemple la belle expression "go rejoicing to the end" et le "companionship" qui semble plus fort que "friendship", non ?) :

But as I say I dont know how I got that Satori and the only thing to do is start at the beginning and maybe I'll find out right at the pivot of the story and go rejoicing to the end of it, the tale that's told for no other reason but companionship, which is another (and my favorite) definition of literature, the tale tat's told for companionship and to teach something religious, or religious reverence, about real life, in this real world which literature should (and here does) reflect.

Evidemment, vous n'êtes pas obligé d'être d'accord !

Après le retour, retour sur le café littéraire de Furiani

Entre 18 h 30 et 20 h 30, derrière la table, trois auteurs (Ghjuvan Maria Comiti, Ghjacumu Thiers, Jean-Pierre Santini) et un lecteur (moi-même). Nous regretterons l'absence de Carole Baldini. Nous saluons l'animation enjouée de Jean-Michel Fraticelli (qui "fait" la Matinale et le Forum sur RCFM). Pour plus de précisions, voir un précédent article ici.

Le public : une vingtaine de personnes, c'est maigre, je sais bien, et encore une fois dans ce genre de rencontres, la parole a été peu donnée aux personnes du public ; à améliorer la prochaine fois !

Soirée fort intéressante cependant : nous avons réussi à éviter plus ou moins deux écueils classiques, à savoir, la question linguistique (ne parler que des langues, voire que de la langue corse) et la question de la définition de la littérature corse (ne parler que des "critères" qui spécifieraient telle oeuvre ou tel auteur comme "corses"). Ces deux écueils empêchent généralement de parler des textes réels, de leur écriture, de leur thématique, de leur point de vue, de leurs effets sur notre imaginaire aujourd'hui.

Donc, nous avons pu, je pense, évoquer des points importants (ceci n'est que mon regard personnel sur cette soirée, les autres participants ne seront peut-être pas d'accord ; y étiez-vous, avez-vous entendu la même chose, avez-vous quelque chose à rajouter ?) :

Généralités :

1. Selon G. Thiers, l n'y a pas encore (et nous avons absolument besoin) d'insitution littéraire. Pas de littérature sans institution littéraire qui assure une existence pérenne des livres (édition, diffusion, disponibilité) et des lectures (recherche, enseignement, festivals, prix, critique). A ce titre, G. Thiers a rappelé combien l'absence d'une critique littéraire qui prenne en charge l'ensemble des publications annuelles est préjudiciable. Il n'y a donc aujourd'hui que des balbutiements d'institution littéraire.

2. La production littéraire corse depuis le XVème siècle ne se distingue pas des productions de l'Europe méditerranénne. On peut signaler cependant au début du XIXème siècle le genre, issu de l'Histoire (déjà illustrée par les chroniqueurs), de la "nouvelle historique", écrite en italien par des Corses. Mais cette naissance arrive au moment où la langue italienne va commencer à disparaître en Corse. (Remarques de G. Thiers)

3. Jean-Pierre Santini a défini la littérature comme une réalité à la fois inutile, inessentielle et absolument essentielle. Elle est le lieu d'une quête, une psychanalyse globale pour les adultes. Et la littérature corse endosse elle aussi ce rôle au moment même où un peuple disparaît. M. Santini évoque alors l'ouvrage de Nicolas Giudici, "Le crépuscule des Corses" mais c'est aussitôt pour en appeler à une nouvelle naissance.

4. J'insiste pour ma part sur le fait que l'institution littéraire fabrique une "bibliothèque" mais que la "littérature" naît de l'ensemble des lectures réelles, de la part de tous les types de lecteurs (pas seulement des lecteurs "professionnels"). Il faut donc en appeler au désir des lecteurs : avons-nous envie d'une "littérature corse", c'est-à-dire d'ouvrages littéraires à même de nourrir l'imaginaire corse ?

Sur la question de la "nouvelle" littérature corse :

5. J'indique qu'il me semble que la littérature corse, depuis les années 90, a acquis une liberté absolue dans le choix des sujets (autrefois cachés : violence, politique, réalités sociales, secrets de famille), dans le ton utilisé (acerbe, ironique), dans les formes adoptées ou inventées (polar, tragédie, épopée, roman, nouvelles, etc.). J'indique aussi que la littérature corse se pense de plus en plus dans sa globalité : où l'on voit l'intérêt des rééditions de textes écrits dans les siècles précédents, traduits en français ou en corse (le "Vir Nemoris", la "Dionomachia", "Pesciu Anguilla", "A Cispra", et bien d'autres).

6. Jean-Marie Comiti signale que la décision d'écrire un polar en langue corse ("U salutu di a morte") était né de constat de cette lacune dans la littérature corse et a représenté un défi : utiliser cette langue pour la première fois pour écrire une narration avec meurtre, enquête, intrigue, fausse piste, etc.

7. Jean-Pierre Santini indique qu'une littérature doit vivre grâce à la liberté de la parole critique mais que celle-ci est très difficile dans une société de proximité. Cette société accepte les paroles "prophétique ou sages" mais pas le "parler vrai". De même, les rouages économiques de l'édition ont tendance à étiqueter des ouvrages comme "polar" afin de faciliter la vente, alors que les "polars corses" sont souvent des quêtes plus que des enquêtes.

Les spécificités de la littérature corse :

8. G. Thiers insiste sur la coexistence (et les mélanges) de l'oralité et de l'écriture dans la littérature corse. Cela peut donner lieu à des formes inédites et à des modalités d'expression étonnantes (de l'écrit au chant, et vice versa).

9. J'indique que le multilinguisme de notre littérature est une chance pour éviter l'équation "une littérature = une langue". Ce multilinguisme ne contrevient pas à la possibilité de considérer cette littérature dans sa globalité (la plupart des auteurs étaient ou sont bi, tri voire quadrilingues).

10. Quelqu'un dans le public a demandé pourquoi la littérature corse n'avait pas exploré la science-fiction. G. Thiers a signalé que de nombreux textes écrits dans le cadre des écoles investissaient le fantastique et attendent d'être publiés. (Je pense maintenant que "La chronique des dômes" de Marie-Hélène Ferrari est tout de même un texte d'anticipation).

11. Je pense que la littérature corse a naturellement comme spécificité de prendre en charge la réalité corse et de la mettre en jeu dans l'imaginaire. J'évoque alors le début de "Nimu" de J.P. Santini qui évoque une "scène de crime si vaste qu'il est impossible d'en délimiter le périmètre", puis "U Salutu di a morte" de G.M. Comiti dont la particularité est de proposer un inspecteur sicilien et de situer son action entre la Sicile et Bonifaziu via la Sardaigne, étendant ainsi la géographie imaginaire de la littérature corse, au même titre que les romans d'Angelo Rinaldi associent une Corse bastiaise à Paris et à la Toscane.

Les plaisirs de la littérature corse :

12. Après que G. Thiers et J.P. Santini ont à tour de rôle insisté l'un sur le plaisir de l'écrit dans la langue de création (en corse ou en français) et l'autre sur la souffrance dans l'écriture (pour finalement se mettre d'accord sur l'aspect sado-masochiste de l'affaire !), une personne du public a très judicieusement demandé à "entendre" de la littérature corse. Des ouvrages étaient sur la table et

G.M. Comiti a lu la quatrième de couverture de "U sangue di a passione", évoquant des meurtres enduillant Bonifaziu,

G. Thiers a lu la deuxième page de son quatrième roman, qui vient de paraître chez Albiana, "Septième ciel" (texte qui fait alterner les monologues intérieurs de plusieurs personnages réunis dans un avion qui va atterrir à Poretta et qui utilisent une grande diversité de langues et langages : français corsisé, corse, SMS, italien !) - cette page fait parler une jeune femme qui vient de perdre son enfant,

J.P. Santini a lu les deux dernières pages de "Nimu", apocalyptiques,

et j'ai lu un poème d'Alanu di Meglio (dont j'ai parlé ici, celui évoquant la Corse "majeure").

Ah, bien sûr, bien des questions n'ont pas été abordées (le rapport politique-littérature, les difficultés de l'édition et de la diffusion, etc.) : ce sera pour une autre fois ? Avec plus de monde dans le public ?

Que dire maintenant ?

Il faut recommencer et continuer à réclamer une littérature corse ambitieuse, de qualité, variée ! Mettre en place une véritable institution littéraire, assurer l'existence d'une société bilingue (français - corse) afin que notre littérature s'exprime dans les deux langues (tout en conservant la possibilité de se nourrir des textes écrits en latin, italien, voire espagnols, etc.). Donner une grande place à la lecture, aux lecteurs, à tous les types de lectures.

Signalons à ce titre que je vais rater pour la deuxième année consécutive les Journées littéraires organisées par J.P. Santini, ce sera dans le deuxième quinzaine d'août, toujours dans le Cap Corse, mais à Luri, cette année ! Or, il me semble que c'est la seule manifestation qui associe aussi fortement un grand nombre d'auteurs, des lectures et des débats (mais peut-être me contredirez-vous ? car je ne connais pas tout !) Je vous engage à être attentifs aux dates précises qui arriveront (sur le site de Santini ?) et à vous y rendre !

D'ici là, portez-vous bien.

mercredi 11 mars 2009

Avant le départ

Très rapidement, ce soir.

Je passais cet après-midi dans une librairie aixoise (Vents du sud), riche en poésie, notamment.

Mon oeil tombe sur un petit livre intitulé "Migratures", titre écrit en rouge, avec le nom de l'auteur en caractères noirs : Alanu Di Meglio ! (Avec des encres de Julius Baltazar).

Quelle surprise, quel plaisir : de la poésie corse mise en évidence sur une table de livres de poésie dans une librairie continentale...

Nous reviendrons souvent sur cette question de la diffusion du livre corse ! Car il s'agit ici de la traduction en français des poèmes de Di Meglio (traduits par François-Michel Durazzo) et c'est publié par les éditions Al Manar (je vous laisse découvrir leur catalogue).

Alors je lis lentement ces poèmes ce soir (la version corse est présente dans la bibliothèque de l'Amicale d'Aix).

Et (avant de prendre l'avion demain matin, pour (re)venir en Corse, pour deux jours), ces deux poèmes-ci me touchent, je les relis, je leur souris. D'abord celui-ci :

Imperceptiblement
l'île grandit
majeure
se hausse pour l'étreinte
à mesure
que le bateau
engloutit la mer

et puis celui-ci :

Vielles terres
plates et insipides,
regardez avidement
l'île
dans le giron de la mer
jeune comme l'eau salée
qui la protège et la berce de son corail

J'aime dans le second poème le fait que c'est l'eau salée qui est jeune (et non l'eau douce, d'une source trop symbolique). C'est vrai que lorsqu'on boit la tasse au bord d'une plage (à Ajaccio ou ailleurs) le sel bu réveille, fait ouvrir grand la bouche et grimacer à la manière des bébés !

J'aime dans le premier l'erreur (?) de lecture que j'ai faite quand après avoir lu silencieusement les quatre premiers vers, je me suis dit qu'il parlait de ce que la Corse était en train de devenir dans les années 70 et 80 : adulte ("majeure"). Puis les trois derniers vers replaçant ce grandissement de l'île dans son aspect purement physique et visuel (plus on s'en approche en bateau). Mais bien sûr cette erreur n'en est pas une, j'en suis sûr. Di Meglio parle bien de cette émancipation symbolique et collective (replacée dans le regard d'un amoureux qui y revient, accroché au bastingage).

N'est-elle pas très originale cette écriture poétique du recueil "Migratures" ?

(Ce week-end, je donnerai quelques nouvelles du café littéraire de Furiani de demain !)

dimanche 8 mars 2009

A Cispra, le vieux fusil fonctionne-t-il toujours ?

Une question un peu provocante occupe le titre de ce billet.

Depuis un certain nombre d'années, grâce aux efforts conjugués de plusieurs acteurs du monde littéraire corse (CRDP, Université de Corse, La Marge, Alain Piazzola, Associu Mimoria Bisinca, Editions Cyrnos et Méditerranée, Albiana, et je dois en oublier, pardonnez-moi !...), plusieurs livres très importants pour notre imaginaire (des "textes fondateurs" ?) ont été réédités :

- "L'anthologie de la littérature corse" de Mattieu Ceccaldi
- "L'anthologie des écrivains corses" de Hyacinthe Yvia-Croce
- "Vir Nemoris" de Giuseppe-Ottaviano Nobili-Savelli
- "Pesciu Anguilla" de Sebastianu Dalzeto
- "Dionomachia" de Salvatore Viale
- etc. (Comment complèteriez-vous cette liste ?)

En mai 2008, quelle bénédiction de voir revenir vers nous l'unique numéro de ce qui devait normalement devenir une "anthologie annuelle" intitulée "A Cispra" aux éditions Alain Piazzola !

Ce numéro unique avait été publié en mars 1914 !

Je me souviens d'avoir lu (mais dans quelle revue et quand ?, ce devait être dans les années 80, dans un numéro de Kyrn) que Ghjuvan Ghjaseppu Franchi considérait ce numéro unique de "a Cispra" comme un ouvrage fondamental pour la Corse (ce ne sont pas ses mots, mais en tout cas, cela a imprimé durablement en moi l'idée qu'il fallait que je le lise, le connaisse, le médite...).

Et voici que non seulement le texte est republié, mais qu'en plus, tous les textes en langue corse (car l'ouvrage contient des poèmes et des proses en langues corse et française) sont accompagnés de leur traduction en français, qu'une introduction et un avertissement (in lingua corsa) de Dumenicantone Geronimi ainsi qu'une postface et une conclusion (en langue française) de François Paoli encadrent le tout !

Bref, une véritable "nouvelle édition critique" comme l'indique la couverture. Je pense que c'est à ce prix que nombre des "textes fondateurs" de notre imaginaire littéraire peuvent pleinement jouer leur rôle aujourd'hui (qu'en pensez-vous ?).

Je vous laisse découvrir l'importance de cet ouvrage : les ambitions, l'enthousiasme et le volontarisme des deux auteurs (Saveriu Paoli et Ghjacumu-Santu Versini) ; les éclairages de Geronimi et Paoli très utiles et pertinents pour des débats actuels. Quelle a été votre lecture de ce livre ?

Ce qui m'a personnellement frappé, c'est la richesse des textes collectés par les deux auteurs de cette anthologie : poésie en langue corse, poésie en langue française, poésie amoureuse, nostalgique, patriotique, satirique, quelques proses de réflexion politique, linguistique, littéraire, un extrait d 'un autre auteur corse, Santu Casanova (autre "père fondateur", nous n'en manquons certes pas !).

Une bonne surprise : ils usent des deux langues (la corse et la française) ! Je vois là un soutien pour l'idée que nous avons tout intérêt à ne pas opposer les langues, les langages mais qu'au contraire il est bon pour la vie de nos imaginaires que nous multipliions les occasions et les modalités d'expression.

Je pense par exemple aux dix derniers poèmes de l'anthologie, tous écrits en français, intitulés : "Solitudes", "Soir", "L'enclos", "Au Liamone", "A toi", "Ce que dit Mont d'Oru", "A toi" (de nouveau !), "Ce que dit Monte d'Oru" (de nouveau !), "Au Liamone" (de nouveau !), et "Les cigales de Campu Pianu".

Comment lire ces textes ? Sachant qu'ils sont maintenant complètement oubliés alors qu'ils se trouvent à côté de poèmes en langue corse qui sont considérés comme magnifiques dans les anthologies (Yvia-Croce, Ceccaldi, Talamoni) - comme "Neve" ("Neva, neva è neva fiori.") ou "M'innamoru" ("L'aria accarezza, si vede stelle / Ind'ì l'ochji di tutte e zitelle.", et que l'on connaît bien grâce à la version chantée par les Muvrini, dans leur album "I Muvrini 85") ?

C'est pourtant aussi vers ces poèmes en langue française que je vais, même s'ils représentent certainement une pratique d'écriture datée (en 1914 déjà), mimétique d'un romantisme baudelairien, donc peu originale, et d'une qualité médiocre (mais êtes-vous d'accord avec ce point de vue ?).

Je vais vers ces poèmes porté par l'intuition que là aussi se dit quelque chose, et que nous pouvons l'écouter, en toute connaissance de cause, sans y voir un chef d'oeuvre, sans y chercher autre chose qu'une voix essayant de dire avec les moyens du bord, un sentiment banal et profond (le temps qui passe, la nostalgie de l'enfance, les regrets et les amours ratées) associé à des réalités très précises, véritablement vécues, d'un village corse et de son environnement.

Par exemple, avec le poème intitulé "Soir" :

Déjà l'ombre déferle aux fonds de la vallée,
Un angélus lointain vibre à toute volée
Sous la voûte sonore et candide du ciel.
Comme les jarres d'or d'où s'épanche le miel,
L'air est plein de parfums et de mansuétude.
Tiédeur des murs, des vieux toits, lichens, béatitude
De tes soirs fastueux o ! mon village gris,
J'évoque votre extase et les noms désappris
Des lieux-dits bien aimés où mon enfance est toute,
Et je ferme les yeux. Et l'automne et la route
Et l'enclos qu'habitait une étrange douceur,
Et du torrent obscur la cantilène, soeur
De l'éternel sanglot de la mer monstrueuse,
Et les monts du levant, et la mousse, et l'yeuse,
Et les ravins fumants comme des encensoirs,
Surgissent, souvenirs. Ombres, peuple des soirs.

Voilà une des cartouches tirées par le vieux fusil qu'est cette anthologie nommée "Cispra". Mot déjà ancien et désuet du temps de Paoli et Versini, nous rappelle Geronimi, et qui désignait "issu vechju fucile à scaglia, cù una canna longa longa. Dice ch'elli u purtavanu i guarrieri di e milizie corse à i tempi di Paoli."

Je crois me rappeler que Clément Paoli (le fameux frère de Pascal) était un excellent tireur ; utilisait-il une "cispra" ? Et pensait-il qu'un jour, le nationalisme littéraire de Versini et Paoli, proposerait d'associer un tel objet à des poèmes lyriques inspirés du romantisme français ? Et que finalement, la fameuse revue à numéro unique de 1914 remplacerait totalement l'arme du XVIIIème siècle ?