lundi 28 décembre 2009

Prenons les choses à l'envers : Marie Ferranti et "Les femmes de San Stefano"

Donc voici comme annoncé, le "cummentu" que j'écrivais en 2002 à propos d'un passage des "Femmes de San Stefano" de Marie Ferranti.

J'ai trouvé sur le Net une critique d'Emmanuel Laugier (visiblement incomplète), parue dans le numéro 14 du "Matricule des Anges" : je le trouve assez dur ("écriture qui manque d'audace", roman qui ne modifie pas "les vues établies ou convenues de votre regard sur le monde", trame de l'histoire qui "se relâche et devient molle"), mais en même temps les aspects positifs (que je place en caractère gras) de sa critique sont très intéressants :

"L'écriture manque d'audace, alors qu'on attendrait d'elle qu'elle se torde, se plie et s'essouffle, s'accroche et se déchire dans les événements qui fondent le livre, comme la rixe en forêt, un pur moment qui restera en mémoire : "La semelle qui écrasait sa joue, bouchait tout. Francesco ne distinguait plus rien. Il ne sentait plus que l'oppression de ce poids immense qui lui écrasait le visage. A chaque battement de paupières, il entendait le bruit léger que faisait le frottement des cils contre le cuir épais". De même, Marie Ferranti évite et casse l'exotisme et l'imaginaire préfabriqués qu'aurait pu convoquer la situation insulaire de San Stefano. Mais cela ne suffit pas."

Voilà j'aime le fait de pointer un passage singulier du texte, comme élément qui entre dans la mémoire (je vais retrouver ce passage et le cite à la fin de ce billet) ; de même, je trouve juste le fait de signaler le travail sur le "préfabriqué" : c'était justement le sujet du "cummentu" de 2002. Que je vous laisse maintenant découvrir.

(Avant de commencer la lecture de ce commentaire, je signale aussi le "plaisir apéritif" que représente une critique négative ou une critique avec laquelle nous ne sommes pas totalement en accord : c'est un appel à partager les liqueurs de la discussion, des débats (des vrais débats, qui portent bien sûr un regard bienveillant et sincère sur les efforts des artistes et sur les façons singulières de recevoir leurs oeuvres. Ainsi, la critique d'Emmanuel Laugier me donne furieusement envie de relire "Les femmes de San Stefano" ! Car enfin, cette intrigue est-elle vraiment "molle", cette écriture est-elle vraiment trop timide, ce roman ne bouscule-t-il vraiment rien en nous ? Ce serait utile de pointer les pages qui illustrent ces défauts, et de voir si les romans ultérieurs de Marie Ferranti ont fait évoluer son écriture, ses intrigues et leurs visions du monde, non ?).

Allez, passons à mes modestes propos qui ne sont que des propositions discutables.

En 2002, le cummentu disait donc ceci :

Regard libre, regard contraint


Marie Ferranti a écrit trois romans, Les femmes de San Stefano, La chambre des défunts, et La fuite aux Agriates, dont deux se déroulent en Corse mais qui tous mettent en scène la mort, ce qui y conduit et ce qui peut en sortir.L’extrait que nous proposons ici est un passage du premier roman. Le héros, Francesco, poussé à la mort au terme d’une vie marquée par les drames, revient au village... :


Ce jour-là, la chaleur était si forte qu’elle s’était versé du vin dans l’eau de son verre pour se remonter un peu.

C’est alors qu’elle entendit un bruit sourd qui s’était confondu d’abord avec le fredon des insectes puis s’en était lentement détaché jusqu’à devenir un martèlement qui avait fait résonner la rue.

Magdalena avait entrouvert les volets et avait vu au bout de la rue une troupe d’hommes dont elle ne distinguait encore rien. Ils faisaient une masse obscure qui tremblait sous la lumière crue du soleil de midi.

Ils s’avançaient et Magdalena vit soudain qu’ils portaient un homme sur leurs épaules. Elle se précipita. D’autres femmes sortirent. On entendit des cris. Les hommes furent arrêtés par les femmes qui sortaient des maisons. Elles s’appelaient et elles accouraient toutes, les enfants derrière elles.

Magdalena approcha. Les hommes avaient ralenti leur marche. Ils avaient des visages sombres, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Elle ne pouvait détacher son regard de ces visages presque noirs, comme bleutés par l’ombre dure de midi.

Magdalena regardait le bas des pantalons qui frottait presque par terre, les mains noueuses, les boutons qui brillaient, les ongles cassés, noirs de terre, les chemises qui avaient sous les bras de grandes auréoles foncées. Elle ne regardait rien d’autre.

La tête du mort faisait une tache blanche dans la procession qui s’était formée. Magdalena se mit soudain devant les hommes, les obligeant à s’arrêter. Elle resta un moment immobile devant le mort.

Francesco, la tête renversée comme si plus rien ne la soutenait, que la nuque fût brisée, les paupières presque closes, avait les lèvres qui bâillaient sur une bouche noire.

Magdalena fit signe aux hommes de la suivre. Elle avait un torchon de cuisine. Elle en couvrit le visage du mort. Il se remirent en marche. C’est ainsi qu’ils avancèrent. Magdalena, veillant à ce que le tissu ne tombât pas, avait la main sur le visage de Francesco.


Cummentu :


Peu à peu, l’image se précise, la vision se fait plus claire. Tout l’art de Marie Ferranti, ici, est de jouer avec une scène qui pourrait vite basculer dans le cliché.

Une mort violente, un cadavre porté à bout de bras par les hommes dans les rues du village, le soleil insoutenable, les couleurs violentes et opposées, les cris des femmes : voilà les éléments d’une procession funéraire dramatique qui ne nous suprendrait pas. Or, l’auteur parvient à faire du nouveau grâce, tout d’abord, à un grand sens du rythme.

Chaque paragraphe apporte une information, une seule, sur le spectacle de cette procession. Les phrases elles-mêmes, souvent courtes, se contentent de peu : désignant ici un geste, une couleur, un son. Ainsi, le quatrième paragraphe rapporte les actes les plus violents de ce passage de manière à les ralentir et à transformer une scène en un tableau presque statique : « Elle se précipita. D’autres femmes sortirent. On entendit des cris. Les hommes furent arrêtés par les femmes qui sortaient des maisons. » Nous pourrions dire alors que c’est justement là le travail du « cliché » que de figer une image traditionnelle d’un pays à partir de la réutilisation permanente de certains éléments. C’est l’inverse qui se produit ici parce que justement le cliché réclamerait une accélération et surtout l’utilisation d’un certain regard surplombant, presque objectif tout en étant porteur d’une conscience à la fois attristée, résignée et raidie sur une certaine « sagesse » face à la violence, la mort et la Corse.

Rien de tout cela. Le rythme lent de l’écriture de cette scène est motivé par le regard du personnage de Magdalena. Un spectacle dramatique s’offre à ses yeux. La question est alors celle de son regard. Et Marie Ferranti choisit de lui donner un regard tout à fait décalé par rapport aux habitudes d’écriture d’une telle scène. Voilà Magdalena réduite à un regard coupé de toute voix intérieure qui viendrait justifier ses erreurs, ses égarements, ses fascinations. Le lecteur assiste donc, avec Magdalena, à la lente découverte du cadavre de Francesco. Et cette découverte progressive est d’autant plus significative qu’avant de voir vraiment « ce qu’il en est », Magdalena est attirée par des détails qui viennent déréaliser ce moment.

« Les hommes avaient ralenti leur marche. Ils avaient des visages sombres, la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Elle ne pouvait détacher son regard de ces visages presque noirs », et plus loin, « Elle ne regardait rien d’autre. » Le regard de Magdalena est donc à la fois libre, du cliché identitaire, et contraint, par la force des émotions, non dites, qui la traversent. C’est ce qu’a bien relevé Patrice Antona dans le Corsica de juillet 2000 à propos de l’écriture de Marie Ferranti. Il explique que le « discours de nostalgie » issu d’une société corse obsédée par la mort est « mis en pièces dans son univers (romanesque), parce qu’elle ouvre des portes sur des couloirs obscurs de notre être. » La question reste de savoir comment, précisément.

Notre auteur, comme un certain nombre d’autres, a compris qu’on ne pouvait écrire de littérature en Corse, ou de littérature corse, qu’en assumant la présence des clichés, souvent anciens et complexes, qui disent encore la Corse aujourd’hui. C’est pourquoi, contrairement cette fois-ci à ce que pense Patrice Antona, il ne nous semble pas que « la mise à mal du discours identitaire n’est qu’incidente au travail littéraire ». De manière profonde, l’écriture littéraire est un travail identitaire, individuel et collectif. Dans le cas des peuples aux histoires difficiles, dominées cet aspect est nécessairement plus développé qu’ailleurs. Le Québec est un bon exemple : longtemps axée sur la réflexion identitaire, entre un Canada anglais et une France lointaine, la littérature québécoise cherche maintenant d’autres voies... qui recoupent les questions de multiculturalisme.

Ainsi la procession funéraire de Francesco vue puis guidée par le regard neuf de Magdalena représente un de ces moments, littéraire ici, du lent et patient travail identitaire qui traverse le peuple corse depuis bien longtemps. Les romans de Marie Ferranti peuvent et doivent aussi être lus dans cette perspective, source d’un plaisir renouvelé.



dimanche 27 décembre 2009

Un plaisir : les échos infinis

Eh oui, le café littéraire organisé par l'association Musa Nostra portait le 15 décembre dernier sur la "littérature corse". Le 8 décembre, je signalais sur ce blog la richesse des lectures que l'on peut trouver sur le site de cette association. Et un échange de commentaires roula sur la question de ce qu'il était le plus approprié de commenter : les livres ou les commentaires sur les livres ?

Chacun se fera son opinion ; pour ma part, je pense que l'empire de la glose est absolument universel, c'est même un des plaisirs les plus grands que l'humanité ait inventé !

Je me souviens (c'était en 2002), j'écrivais ceci pour une présentation des "cummenti" qu'on trouve maintenant sur le site d'Interromania et que je reprends peu à peu sur ce blog (dans la série des "Prenons les choses à l'envers...") :

La littérature corse existe, est lue et appréciée mais il lui manque de s’inscrire dans un système d’échos infinis où elle trouverait à s’épanouir. Toute lecture porte en elle l’avatar futur du texte déchiffré, le commentaire donne naissance à cet avatar. Relisons donc les textes de notre littérature : ils ont emprunté pour dire le réel mille voix, mille tons, mille trajets qu’il importe de reconnaître, de distinguer, de réemprunter.

Voilà le paradis que je cherche : "un système d'échos infinis"...

Donc voici un écho à un des compte rendus de lecture présentés lors du café littéraire Musa Nostra du 15 décembre dernier :

- Pour l'instant, sont disponibles sur le site de Musa Nostra :
* "51 Pegasi", de Marcu Biancarelli, par Bénédicte Savelli (vidéo et texte ; d'ailleurs c'est une excellente idée de combiner la captation audiovisuelle des propos du lecteur ou de la lectrice - d'ailleurs, très souvent voire même exclusivement ce sont des lectrices - et le compte rendu en texte : les deux ne se recoupent pas forcément, se complètent ; côté vidéo, regards, gestes et grain de voix apportent beaucoup d'enseignement sur le façon de lire et de présenter ; côté texte, le propos se lit facilement, rapidement, agréablement et est parfois plus dense, synthétique).
* "L'apparition", d'Yves Goulm, par V. Ricci (vidéo)
* "Retour sur images", de Jacques Fusina, par Nathalie Malpelli (vidéo et texte) : avec une anecdote intéressante et amusante sur le fait qu'il était presque impossible de trouver un livre de Fusina en librairie, alors que son oeuvre est très importante pour la littérature corse
* "Le baroque religieux en Corse", de Nicolas Mattei, par Josepha G. (vidéo)
* "Nimu", de Jean-Pierre Santini, par Anne-Xavier Albertini (vidéo et texte)
* "Carnets de voyage en Italie d'un écrivain corse", de Salvatore Viale, par Marie Imongi-Marchetti (qui est aussi la traductrice) (vidéo)

Nous attendons avec plaisir :
* "A Barca di a Madonna", de Ghjacumu Thiers, par Patrizia Gattacecca
* "Les mille et une vies du roi Théodore", de Jean-Claude Rogliano, par Anne Malka-Puccini

Quelle richesse.

Ici je voulais simplement signaler à nouveau donc ces présentations, compte rendus, lectures rendus accessibles grâce à Musa Nostra et faire un écho à la présentation de Bénédicte Savelli. Non seulement parce que c'est le seul livre de la liste que j'ai lu intégralement (avec "A Barca di a Madonna"), mais surtout parce qu'une de ses remarques a fait tilt en moi. Je me permets de la reprendre ici :

Le style de Marcu Biancarelli est parfaitement maîtrisé, avec des digressions contrôlées, l’imbrication de plusieurs histoires et donc de plusieurs genres littéraires : la fable, l’autofiction, le mythe…

Oui, cela m'avait frappé à la lecture du roman, et puis je l'avais oublié, pour ne garder en mémoire que certaines scènes, une attitude face au monde et puis j'ai vu par deux fois l'adaptation théâtrale du roman (jouée par Christian Ruspini et mise en scène par Jean-Pierre Lanfranchi), adaptation qui fait un choix parmi les moments du livre. Ainsi, ces "digressions", cette "imbrication" de "plusieurs genres littéraires" sont effectivement remarquables, je suis d'accord : cela me donne envie de relire le livre en faisant attention (pour augmenter le plaisir de la relecture) aux métamorphoses des genres. J'ai toujours lu ce roman comme un événement majeur dans la littérature corse, comme "A funtana d'Altea" de Thiers (bien sûr je n'ai pas encore lu "Murtoriu", je sais !). Et je me souviens maintenant du récit historique et sociologique qui intervient au début du livre, je crois ; j'avais été frappé par la façon dense et lucide de raconter l'Histoire de la Corse en quelques pages cruelles.

Merci encore à Musa Nostra et Bénédicte Savelli (cela me fait penser que j'aimerais bien connaître la ou les pages que cette lectrice a préférées dans ce roman, celles qui l'ont captivée).

samedi 26 décembre 2009

"Révélation lumineuse" (en ces jours gris)

Et voici que, ce matin vers 8 heures, je relus, avec un singulier plaisir, la page que je transcris maintenant :

En pénétrant dans la maison, Lucie n'entendit que le bruit de ses pas résonnant sur le pavement, le murmure de l'eau de la fontaine, le bourdonnement des insectes. Elle me dit avoir contemplé avec un émerveillement encore jamais éprouvé la transparence irisée de la lumière qui tombait du plafond. Cela contrastait avec l'ombre où se trouvait le reste de la maison et révélait la pureté des choses inondées de lumière.
"Mon esprit ne fut plus occupé de rien d'autre, dit-elle. J'étais captivée par la beauté du silence et de la lumière et je me plaçai sous le puits de lumière. Ce silence fut rompu par un grand cri, suivi d'autres cris et d'un fracas semblable à celui que font des chevaux lancés au galop."


Voilà, je pense que j'ai été saisi dans ma lecture par la contiguïté de ces deux éléments : la pureté des choses inondées de lumière et le fracas des chevaux lancés au galop. Onirisme cinématographique. Ecriture mouvementée d'images et de sons. Bien sûr d'autres éléments font de ce passage quelque chose de fort : c'est le moment véritable de la conversion religieuse du personnage nommée Lucie ; c'est la première page que j'ai lue ce matin au réveil (j'avais laissé ma lecture en plan hier soir). La structure de l'intrigue et le hasard de ma lecture se sont conjugués pour que lumière et fracas s'impriment sur l'écran gris de mon esprit à peine sorti du sommeil.

Voilà la suite du texte (qui prolongea et renouvela mon plaisir) :

L'agitation était à son comble. Dans ce grand bouleversement, on remarqua à peine la présence de Lucie. Personne n'avait noté son absence. Silvia, sa nourrice, s'y était employée. Ce n'était pas difficile. La maison était plongée dans la torpeur de l'agonie de la maîtresse des lieux et dans l'attente de sa mort.

Silvia, comme elle dévalait l'escalier, vit Lucie. Elle ne la reconnut pas tout de suite car la lumière était si forte que, de loin, elle paraissait une ombre. Quand Lucie ôta le voile qui lui cachait le visage, la lumière sembla incendier ses cheveux. Silvia se précipita vers elle, n'osant croire à son retour, elle lui toucha le visage, l'étreignit. Lucie ne dit pas un mot. Elle dit avoir eu alors l'impression de s'éveiller d'un rêve. Une langueur l'avait saisie qui avait rendu toutes choses égales à ses yeux. Elle attribua cet état à la fatigue du voyage et au trouble causé par cette guérison espérée mais inouïe, car elle ne doutait pas que sa mère ne fût revenue à la vie.
Silvia s'étonna de cette indifférence : "On eût dit une étrangère dans sa propre maison" ; et sans doute Lucie était-elle devenue étrangère aux siens et à sa propre maison en moins d'une semaine plus sûrement qu'on peut le devenir en l'espace de toute une vie, passée sans revenir chez soi.
Pour cacher son embarras, Silvia parla à s'en assécher la gorge. Elle lui fit le récit de ce qui venait de se passer.
Livia semblait perdue. Une des servantes, qui la tenait dans ses bras, la voyant le visage bouffi, les yeux révulsés, sans connaissance, faisant un bruit effroyable qui lui sortait de la gorge, lui fit respirer du vinaigre. Cela ne donna aucun résultat. Ne renonçant pas, elle lui ouvrit la bouche, lui desserra les dents et lui fit boire de force du vin coupé d'eau et de miel. Livia avala de travers, manqua de s'étrangler et, dans un ultime sursaut, eut un spasme si violent qu'elle se dressa sur son séant et rendit quantité de sang et de matières. Elle était sauvée. Elle mit encore un peu de temps avant de revenir complètement à elle, mais elle respirait librement et pouvait parler. Ses premiers mots furent pour s'enquérir de sa fille.
De voir leur maîtresse revenir à elle stupéfia les servantes, qui balancèrent entre la peur et la joie. Voyant qu'il n'y avait là qu'une chose naturelle, elles poussèrent de grands cris et coururent annoncer la bonne nouvelle dans le voisinage, laissant Livia reposer car elle était dans un état de faiblesse extrême.
Ce que je tiens pour une coïncidence heureuse - Livia n'est pas le premier cas de cette espèce dont j'ai entendu parler - fut pour Lucie le signe d'une révélation divine, ce qu'elle nomma un "accomplissement".
Lucie employait souvent des mots mystérieux et, quand je lui demandais de m'en éclaircir le sens ou la portée, qui étaient obscurs pour moi, elle s'y refusait : "C'est dans le silence de ton coeur que tu trouveras la réponse, pas dans les balbutiements de la langue."
L'éloquence de Lucie, car elle n'en manquait pas, lui servait à se dérober. Je lui en fis le reproche.
"Les mots se dérobent, répondit-elle. L'éloquence n'est qu'un masque pour feindre que nous les possédons. Or, ils nous échappent, sauf quand nous sommes inspirés, mais alors il me semble que ce n'est pas moi qui parle, mais mon dieu qui parle par ma bouche. Comment veux-tu que je te livre l'explication d'un tel mystère ?"
Je renonçai à l'interroger plus longtemps sur ce que je n'entendais pas, car Lucie s'enfermait ensuite dans un silence d'où elle ne sortait plus et le temps nous était compté.


Vous avez peut-être déjà reconnu le livre dont j'ai extrait ce passage : "Lucie de Syracuse", de Marie Ferranti. Personnellement, je trouve ses livres merveilleux (je me souviens de plusieurs passages de "La fuite aux Agriates" - il faudra que je cite ce passage avec le canadair, que j'ai conservé en moi -, de la "Princesse de Mantoue" - dont je parlais sur ce blog voici quelques mois -, des "Femmes de San Stefano" - que j'évoque dans un ancien "cumentu" de 2002 et que je reprendrai ici -, de "La cadillac des Montadori" - où la mort du "sgiò" maire cristallise l'intrigue et dont paraît-il se prépare une version cinématographique, de "La chasse de nuit" aussi beaucoup, que je trouve être son livre le plus ambitieux et dont les dernières pages, tournées vers la mer, m'ont ravi - je l'évoquais dans un autre billet de ce blog. Il faudrait que je reprenne "La chambre des défunts", dont je ne me souviens guère, sinon l'idée d'un tableau invisible - idée qu'on retrouve d'ailleurs dans "Lucie de Syracuse").

Disons-le tout net : l'ensemble de ses romans (situés ou non en Corse) participe pleinement de la vitalité actuelle de la littérature corse. Très souvent au moyen du personnage de "l'amante" (convoitée, refusée, cachée, reléguée, manipulatrice, dominatrice, passionnée). Mais mon souvenir est certainement partiel. Très souvent aussi au moyen des arts et des artistes (peinture, littérature : tableaux renvoyant à d'autres tableaux, livres et correspondances inventées ; mais très peu de musique finalement, me semble-t-il). Amours, arts. Tous les artifices pour approcher le plus possible desdouceurs et des cruautés extrêmes et infiniment variées que porte en lui le sentiment amoureux (mêlé d'orgueil, de haine, d'espoir naïf, de troubles, de désir et de violence).

Pour revenir à "Lucie de Syracuse", je trouve l'"Avant-propos" passionnant. Un narrateur (féminin) y explique qu'il a été fasciné par l'histoire de Sainte Lucie et qu'ayant trouvé le récit de sa vie écrit en latin par Héliodore de Sicile (un historien qui a pu interroger Lucie avant qu'elle meure condamnée au bûcher par les autorités persécutrices de la secte chrétienne), il décida de traduire l'ouvrage en français. J'aime bien ces jeux entre le vrai et le faux, l'invention de faux livres qui auraient pu exister (jeu qui touche ici jusqu'au personnage, puisque Lucie, selon Héliodore, n'est certainement pas la sainte que l'on croit). Le recours au masque de cet auteur antique permet à Marie Ferranti de parler d'elle-même en tant qu'auteur ; Héliodore de Sicile devenant son miroir fantasque (puisque le style de l'écrivain latin est ainsi décrit par Pascal Quignard - qui fit publier Marie Ferranti chez Gallimard - : "Dans Les petits traités, il dit en aimer le sens de la brièveté : "une sorte de brusquerie".")

Ce qui m'a intrigué dans cet avant-propos, c'est un mélange entre obsession et oubli. Comment peut-on oublier ce dont on se dit obsédé ? Ou bien alors l'oubli n'est-il jamais qu'une bête fauve recroquevillée, dans l'ombre, et dont le feulement serait seulement inaudible pour les oreilles des êtres diurnes suroccupés que nous sommes ? Ce mélange est peut-être aussi une façon de décrire le travail de l'écrivain, travail ici profondément onirique, marqué par la logique du rêve.
En tout cas, voici le passage qui m'a plu (c'est le narrateur qui parle) :

Pour moi, l'intérêt que je portai à Lucie - qui tourna à la fascination et finit par tenir de l'obsession - fut suscité par l'annonce dans une revue d'une exposition du peinte espagnol Zurbaran.
Une photographie illustrait l'article : elle représentait un tableau de sainte Lucie en pied. Elle porte une longue jupe rouge et tient un plateau d'argent sur lequel sont disposés ses yeux qu'elle a arrachés.
Longue, brune, les yeux bandés, cette beauté mystérieuse à l'éclat étouffé paraît comme étrangère à elle-même. Cette sérénité glacée, ce détachement sont troublants. Lucie semble désincarnée. Aucune marque, même légère, de la souffrance n'altère l'expression de son visage ; aucune langueur ne vient briser la raideur du corps. Rien ne rappelle la barbarie de l'acte que Lucie vient de commettre contre elle-même. Il n'y a pas de sang sur ses vêtements ou sur le bandeau qui lui cache les yeux. Cette blancheur évoque plus sûrement la mort que si l'on nous avait montré un cadavre. Seule la jupe rouge témoigne de la violence de la scène.
Je me promis de me rendre à cette exposition, mais je laissai passer la date et oubliai Zurbaran.
Peu de temps après, feuilletant un livre sur Georges de la Tour, je fus frappée par la beauté de la longue robe de couleur rouge de la femme de Job. C'est un rouge franc dont l'ombre coupe l'éclat et l'assourdit sur les épaules et dans les plis du tissu. Ce rouge me fit songer au rouge de la jupe de la
Sainte Lucie de Zurbaran à laquelle je n'avais plus pensé.
La nuit même, je rêvais que je lisais un livre ancien. La couverture représentait un détail de la jupe rouge de Lucie ou de la robe de la femme de Job - les deux choses se confondaient dans mon esprit. La lecture de ce livre était difficile : je ne pouvais la poursuivre qu'à la condition de ne pas l'interrompre. Cela me demandait des efforts prodigieux. Quelle était cette histoire ? Je n'en ai gardé aucun souvenir. Je me rappelle seulement la couverture. Aussi ai-je toujours associé ce rêve à
Sainte-Lucie, peinte par Zurbaran, à La Femme de Job de Georges de La Tour et à la couleur rouge de leur vêtement.
Le temps passa et j'oubliai aussi le rêve de ce livre ancien.


Voilà, j'en suis à la page 65 de ma relecture (sur les 136 pages de ce roman). Je finirai aujourd'hui de lire la vie de l'orgueilleuse Lucie. Peut-être...

Vous avez peut-être une opinion sur ce personnage, ce livre, cet auteur ?

Voici d'autres regards, très intéressants :
- Angèle Paoli et la recherche des vrais tableaux dont parle Marie Ferranti (plus des commentaires de Nadine Manzagol et Yves) : ici
- Paul-François Paoli (pour le Figaro), évoquant le caractère profondément corse de cette Lucie de Syracuse et de Marie Ferranti elle-même (à trouver sur la page du site d'Angèle Paoli)
- François Gadeyne (sur le site Anagnosis) apportant un regard de littéraire latiniste, et signalant lui aussi les points communs entre cette Sicile du IIIème siècle et la Corse mais aussi, de façon fort juste, je trouve, l'absence de transcendance :

Lucie apparaît d'abord comme une victime, à la fois fragile et inflexible ; mais tout l'intérêt du roman est de nous montrer sa métamorphose. Sorte d'Antigone chrétienne, elle se heurte à l'incompréhension de sa famille, des autorités, de tous ceux qui l'entourent. Mais là où, dans le récit de Jacques de Voragine, Lucie tient sa force de Dieu, dans le roman, elle révèle une cruauté inhumaine. C'est toute la conception chrétienne du martyre qui s'en trouve bouleversée. Fascinant et cruel à la fois, le personnage de Lucie est, en même temps, brûlant et glacial ; il rejoint les grandes héroïnes de la littérature décadente — Salomé en particulier —, qui conjuguent la mort et le désir. Face à elle, Marcus apparaît comme bien faible ; en revanche, la détermination du père (Démétrius) fonctionne comme un miroir, face auquel l'obstination de Lucie apparaît comme d'autant plus terrible. Toute transcendance est évacuée du récit : dans un monde où l'honneur est tout, la foi devient obstination, calcul, inhumanité.

jeudi 24 décembre 2009

Quatre poèmes piochés, "au hasard"

Brusque envie ce matin, encore une fois, de replonger dans la bibliothèque corse (ensemble de livres) pour la transformer en littérature (ensemble des lectures réelles)...

Dans la chambre à l'étage, des livres corses sur une étagère, et beaucoup d'autres dans un grand carton, où je fouille quelques instants, en en laissant certains de côté (pour plus tard, peut-être : "Justice en Corse" de Rogliano, "Le retour de Don Giovanni" de Jean-Pierre Orsi, "Le syndrome de Pénélope" de Sanguinetti), et m'arrêtant pour ce matin à ce choix : "La halte blanche" de Ghjacumu Thiers.

Je me souviens que ce recueil de poèmes a d'abord été publié en traduction française (ce qui ne me pose pas de problèmes particuliers, personnellement, mais je comprends que cela ait pu paraîre étrange ; encore que ce phénomène ne soit pas unique dans la production littéraire mondiale). Traduction par F.M. Durazzo de poèmes écrits en langue corse.

Je me souviens de l'auteur me disant à ce propos, sous forme de boutade : " j'ai d'abord publié la traduction française parce qu'elle est tout simplement meilleure que la version originale !"

Je feuillette le livre (que j'avais lu il y a déjà plusieurs mois), je feuillette et je m'arrête sur un poème (qui me plaît particulièrement ce matin, notamment pour son lien avec le titre du précédent billet sur ce blog qui évoquait les "départs"), puis je me remmémore que le thème de l'immobilisation et de la paralysie est prégnant dans les romans de Thiers, je lis le poème qui précède (page de gauche), je le choisis lui aussi, je feuillette encore et je me dis, bien, voici deux autres poèmes qui feraient bien le pendant des deux premiers, deux autres poèmes où sourient le soleil et ce qui pourraient peut-être ressembler à une façon d'échapper à la paralysie.

Je transcris ici les quatre poèmes, dans l'ordre de ma lecture. Et puis voilà (vous avez peut-être envie de parler de votre propre lecture de ce recueil ? ou de réagir à ce billet ? n'hésitez pas).


ULYSSE

Combien sommes-nous d'Ulysse
amputés des départs
restés sur le rivage !
Nous n'avons dans la main
qu'un vilain bout de corde
qui pendouille
où ricanent des rêves
grands comme des mondes perdus.


ETREINTES

Vous fûtes des Circé
d'occasion,
avec des parfums bon marché
et un peu écoeurants,
mais peu importe
car vous m'avez consolé
et m'avez fait accroire
que si j'avais voulu,
j'aurais pu m'embarquer,
comme autrefois,
et toucher l'horizon
de mes envoûtements.


LE BON AMI

Sans doute y a-t-il moyen
de laisser quelque place
pour le doute
l'incertitude
la paralysie du savoir.
Et alors, j'en suis sûr,
je sentirai sur ma nuque
la tape lisse du soleil
venu
à l'improviste,
le bon ami.


NAPLES

Un matin à Naples,
j'ouvre ma fenêtre :
le Vésuve est là,
vertical, silencieux,
sans la moindre fumée.
J'ouvre le robinet
l'eau coule,
la vie
va bien.

mardi 22 décembre 2009

"Codex Corsicae" : éloge des départs

Le 4 avril 2009, je faisais état de ma non-lecture du "Codex Corsicae" de Xavier Casanova, tout honte bue. Et puis aujourd'hui, mardi 22 décembre 2009, je viens de finir la "lecture" de ce "livre". Je dis "lecture", parce que cet acte est bien divers, complexe et mystérieux...

"Ma" "lecture" de ce "livre" a donc été aujourd'hui la suivante : dans le salon, à Campile, entre 14 heures et 17 heures. Durant ces trois heures ? : du brouillard dans le village (classique), à ne plus voir le clocher, et la nuit qui envahit. Avant cela ? : les commerçants ambulants : la boulangère (qui est du village) ce matin, le boucher (qui est d'un autre) vers 13 h 30. Circonstances mentales ? : depuis plusieurs jours je sais que je vais bientôt rencontrer Xavier Casanova, l'auteur du livre ! Je me dois donc de "lire" enfin correctement son livre ! Donc, 14 h : je suis assis près de la cheminée (il n'y a pas de feu). Et je me lance.

Le "livre" est constitué de deux parties, différentes :

- 100 "socioglyphes", listés sur 40 pages, constituent la première partie. Comment en parler ? C'est très drôle (humour décalé, pince sans-rire, absurde), cela évoque la Corse contemporaine (Gendarmes et Clandestins, Corse-Matin et CTC, etc.), cela semble partir dans tous les sens et pourtant chaque introduction d'un nouvel élément (la mouche, la pelle à tarte naine, la médaille, l'ocarina, etc.), aussi incongru soit-il, donne lieu, quelques pages plus loin, à "reprise" et à "étincelle mentale".

Un exemple qui m'a bien plu ? L'analyse des discours en Corse, en trois catégories répertoriées par le socioglyphe 81 : le systalique, le diastalique et l'euchastique, décrits par les trois socioglyphes suivants :

82. LE SYSTALIQUE. - Ce genre réveille toutes les passions tendres et affectueuses susceptibles de resserrer le coeur jusqu'aux limites du supportable. Ô Cursichella !

83. LE DIASTALIQUE. - Ce genre provoque l'expansion démesurée des grands et nobles sentiments de la tragédie, depuis la joie exubérante jusqu'au courage intrépide. Libertà !

84. L'EUCHASTIQUE. - Ce genre, admirablement adopté et développé par les chroniqueurs de Corse-Matin (Béni soit son nom !), se tient exactement entre striction et expansion. Il s'emploie - avec une application pétrie de bienveillance à l'égard de tous - à ramener l'âme de chacun à la tranquillité sereine. Son outil est la louange des actes insignifiants. Son arme est l'euphémisation des gestes extrêmes. Sa réussite est, non pas de réconcilier l'agneau et le loup, mais de ne paraître l'ennemi d'aucun. Son appui le plus constant est le temps qui passe. Durer, c'est en effet voir mourir ou s'entretuer les autres, en savourant délicieusement sa pérennité. Lascia corre. Lascia more.

Toujours trouvé qu'il y avait une étude magistrale à faire du "Corse-Matin" : comment le quotidien unique recouvre la réalité de l'île d'un voile pudique, et comment il ne peut en être autrement...
Mais, nous dirons-nous, qu'est-ce donc qu'un "socioglyphe" ? Le livre de Casanova propose lui-même une description (c'est au début de la seconde partie) :

- Socioglyphe ? Le terme apparaît pour la première fois sur un manuscrit franciscain anonyme et non daté, très vraisemblablement écrit dans le début du XVIIème siècle si on en juge par l'évidente infiltration de thèmes hérités de la Renaissance florentine et vénitienne. Adoptés ou réfutés, ils tendent la trame qui s'entrecroise avec un fil mélangé - moitié formules naturelles quasi-triviales et moitié propositions synthétiques quasi-axiomatisées. Elles mettent le plus souvent en balance des conclusions aussi fortement équiprobables que contradictoires, tant et si bien que, sans l'unité de style, on croirait à une écriture à deux plumes. Transcrirait-elle un débat à deux têtes, auquel l'auteur aurait participé ou assisté ? Ou encore un dialogue entre deux instances de sa même personne engagées dans un exercice spirituel hardi et ardu ?

Lisant ce passage, j'eus de nouveau envie de lire les "socioglyphes" de la première partie, pour faire jouer entre elles les contradictions (car à la première lecture, j'avais plutôt l'impression d'un système de pensée, logique et cohérent, comme quoi ma lecture avait dû être trop rapide).

- Et puis la deuxième partie du livre, intitulée "Esquisse d'une théorie de l'interprétation des socioglyphes de Corse". Elle raconte les pérégrinations d'un frère franciscain (Fra Luca), qui après son séjour en Corse, écrira le fameux "Codex Corsicae". Avant d'arriver sur l'île, il aura rencontré divers personnages hauts en couleurs, ayant vécu des vies aventureuses, physiquement et spirituellement, et le tout sera propre à remettre en cause bien des dogmes et des pouvoirs établis (dans une veine qui rappelle Rabelais).

Il y a deux passages qui m'ont ravi (entre les deux, je dois au caractère scientifique de ce billet de dire que j'ai dormi une petite heure, le livre en mains, le doigt glissé à la page je ne sais plus combien ; et à mon réveil, qui se fit par paliers, le feu était allumé dans la cheminée à ma gauche ; est-ce que le doux sifflement des bûches, la chaleur des flammes, l'odeur du feu et les voyages euroméditerranéens des personnages de Casanova, entre Tunis, Rome, la Corse, Lyon et Paris m'avaient emmené au pays des rêves, ou bien, au contraire, mon sommeil, à sa manière butale, m'avait-il bien mieux plongé que mes yeux fatigués, dans le livre de Casanova ?), voici donc deux passages qui ont accroché ma mémoire (justement) :

Parlant ainsi de son arrivée en Corse, il dit avoir, avant de rejoindre la communauté conventuelle qui s'apprête à le recevoir, trois fois touché du doigt le monde des eaux : par la mer qu'il a franchie, par l'étang qu'il a contourné, par le fleuve qu'il a remonté. Si la mémoire est comme le monde des eaux, alors il doit être des mémoires lisses comme un miroir mais qu'un coup de Gregale ou de Libecciu peut transformer en enfer liquide. Il doit être aussi des mémoires calmes commes les étangs de Diana ou d'Urbinu, mais dont on ne peut s'approcher sans se trouver englué dans les vases qui le bordent. Il doit être aussi des mémoires farouches comme le fleuve qui rassemble toutes les sources de la vallée, n'en fait qu'une seule et même force, fend la montagne en deux falaises abruptes, mais, dès le piémont s'évase, divague et s'envase.

(...)

Parlant de son exercice de stylite, il dit avoir, dans sa station sur la colonne, trois fois touché du doigt le monde de la lumière, par la course du Soleil, de la Lune et des feux.
Si la mémoire est comme le monde de la lumière, alors il doit être des mémoires comme le Soleil qui illumine le monde d'un horizon à l'autre mais aveugle qui voudrait le regarder en face. Il doit être aussi des mémoires comme la Lune, qui s'enfle et se rétracte, mélangeant chaque fois à proportions subtiles et changeantes l'image et le souvenir du monde. Il doit être aussi des mémoires commes les feux, qui transforment au gré de l'homme la caverne et la cave en paysages ensoleillés, mais aussi la plaine et la montagne en paysages lunaires.

Voilà.

Je voulais citer aussi un passage de la fin du livre. Mais je ne le ferai pas, je préfère terminer ce billet sur l'évocation des six sortes de mémoires... Six pistes pour s'égarer et vagabonder dans les bois de la littérature corse.

Et refermant le livre, je me dis : ce que je viens de "lire", c'est un éloge des "départs" (partir en Corse, partir de Corse, etc.). Et de ce qu'ils obligent à emporter avec soi, dans ses mémoires ; et de ce qu'ils obligent à accueillir d'imprévisible ; et de ce qu'ils engagent finalement à produire (comme par exemple le recueil des cent notices biographiques des "captifs rachetés par la charité des chrétiens de Paris", recueil magnifiquement intitulé "Libérations"... C'est peut-être de ce livre absolument vrai puisqu'inventé dont j'ai rêvé pendant une heure ?).

Mais vous avez peut-être fait une lecture bien différente du même ouvrage ?

Exemple d'une autre lecture : la recension du livre par Okuba Kentaro, pour "Combats magazine".

lundi 21 décembre 2009

31 è 37

Avant de partir, lu ceci, feuilletant le livre, à la recherche d'un fin mot, d'un bon augure, avant que, dans quelques heures, nous ne naviguions gaiement sous la pluie, vers la Corse :

31

I libbra m'hani lettu


(...)


37

I fundazioni sò annant'à u tettu.



J'aime beaucoup ces aphorismes, ces paradoxes, où l'esprit se meut avec agilité, comme dit Baudelaire, affirmations qui conduisent à des interrogations : qu'est-ce que lire ? qu'est-ce que fonder ? (Ou encore : comment fonder une littérature - corse - via la lecture ?, etc. etc. : dite a vostra !)

Avec la littérature corse (ici deux extraits de "Pustiati, scritti paiani" de Ghjacumu Biancarelli), c'est tous les jours Noël, non ? (Offrez-vous ce livre - et tous les autres - chaque jour de l'année !)

Et parlons de nos lectures !

jeudi 17 décembre 2009

Du poème au disque au récit de lecture... : vie de la littérature corse

Et voici un récit de lecture par Emmanuelle Caminade :

- Anton Francescu Filippini a écrit un poème (mais quand ? et où ?) ;

- il est lu et cette lecture est enregistrée sur un CD à l'occasion du Printemps des poètes en 2007 et financé me semble-t-il par la CTC ;

- ce disque est écouté par Emmanuelle Caminade, elle s'arrête sur ce poème et nous propose maintenant - jeudi 17 décembre 2009 - des mots de Filippini ("A luna (...) dava vita") sa vision personnelle ("l'évidence lumineuse de la nuit").

Merci !

Et avis à tous les lecteurs qui voudraient discuter de ce poème !

Voici le récit de lecture :

À lu Paese suttanu,
Trà le sepe curiose,
Capitonu strane cose,
Una volta di veranu.

C'era una bella figliola,
A più bella di u cuntornu
Ch'ùn vulia più vede ghjornu
Nè l'amiche di a so scola.

U sole tantu ludatu
Li dava malincunia
Ma di notte si n'escia
Cù lu tempu spurgulatu.

Quandu sopr'à u dolce mare
Spechjulava a prima stella
Bianca come un anghjulella,
S'affacava à lu zigliare.

Tandu u grillu di la machja
A cantava in versu è rima
Sinu à perdesi la stima
Di la so fida grillachja.

U cuccu, per cumpetenza,
Li dava lu benvenutu,
U vechju topu pinnutu
Lu facia la riverenza.

A luna, chi ùn s'ingannava,
Dava vita à fronde è fiori;
U ventu carcu d'odori
Cun manera l'allisciava.

Qualchì volta anc'un zitellu
Di quelli più intraprendenti
Cù a ghjinebera trà i denti,
L'armava un serinatellu.

Ella, invece, si n'andava,
Poi saltava in un giardinu :
Ùn sapia chi pè vicinu
Una foglia la spiava.

Chì dicia : - Soffre la luna
Ma pensava un'altra cosa -
Chì pregava à l'arritrosa
Ch'ella avesse più fortuna

Ma ùn hè voglia di maritu
Chì a guidava à l'abrucata,
Perchì s'era innamurata
D'un persichellu fiuritu.


Extrait de Paisanella, de Anton Francescu Filippini (1908/1985)

Dans la sélection des quatorze poèmes corses présentés sur le CD du printemps des poètes 2007, j'ai beaucoup apprécié ce dernier.
Son thème me semble peu se rattacher à la « lettera amorosa » censée donner unité au recueil. Pour moi, ce poème exalte avant tout la liberté et insère l'homme dans l' univers en lui faisant dépasser le monde limité et étriqué des humains.
De plus, décidément j'ai l'esprit de contradiction, le commentaire introductif de Paisanella ne me paraît pas en phase avec l'extrait proposé : « Ses rimes sont marquées par l'exil, la nostalgie devient mélancolie. Le ton est celui de l'élégie et du lamento (...) »
Je ne ressens point de mélancolie dans ces strophes qui célèbrent la nuit, pas de ton élégiaque dans ces vers empreints, au contraire, d'une joyeuse vitalité!

J'ai aimé cette jolie paysanne qui dédaigne les plaisirs habituels de son âge, délaisse ses amies et se montre insensible aux sérénades de ses galants.
C'est une jeune fille qui s'émancipe des apparences du jour et du conformisme du soleil (U sole tantu ludatu / Li dava malincunia) pour découvrir l'évidence lumineuse de la nuit (A luna, chi ùn s'ingannava). Refusant de voir le jour (Ch'ùn vulia più vede ghjornu), elle s'échappe quand la lune brille (Ma di notte si n'escia / Cù lu tempu spurgulatu.), et fait resplendir les fleurs du pêcher de manière plus intense (Là, j'extrapole, mais ce poète, fin observateur de la nature, sait assurément combien l'ombre intensifie les couleurs claires et , sinon, pourquoi ne pas retrouver son pêcher de jour ? ).
Elle revendique sa liberté et refuse de tomber sous le joug d'un mari (Ma ùn hè voglia di maritu /
Chì a guidava à l'abrucata).
C'est une jeune paysanne heureuse, en osmose avec la nature, attentive à ses vrais amis, grillons, coucous ou rats, amoureuse des arbres et vibrant sous les caresses du vent (U ventu carcu d'odori
Cun manera l'allisciava) : un vent de liberté...
Initiation d'une jeune fille innocente s'éveillant à la lumière de la nuit, comme un agneau blanc se présentant sur le seuil, sachant saisir l'opportunité d'un temps clair pour percevoir un autre monde , quand la première étoile se reflète sur la mer :
Quandu sopr'à u dolce mare
Spechjulava a prima stella
Bianca come un anghjulella,
S'affacava à lu zigliare.

Promenade au clair de lune dans une nuit odorante, bruissante de vie (A luna (...) / Dava vita à fronde è fiori)...

NB :
C'est sans doute prétentieux de ma part de commenter un poème en langue corse ! Certes la structure narrative du poème rend plus facile sa compréhension mai j'ai peut-être fait des contre-sens sur certains mots, car je me suis souvent fiée à la proximité de la langue italienne et à mon intuition sans pouvoir vérifier, vu la pauvreté des dictionnaires accessibles en ligne...


mercredi 16 décembre 2009

Où trouver de la littérature corse sur le Continent ?

Bien sûr les sites Internet (voir dans notre rubrique à gauche) permettent de s'affranchir de ces questions matérielles : les livres corses peuvent être achetés n'importe où et n'importe quand, il suffit d'être connecté.

Toutefois, toutes les maisons d'édition corses n'offrent pas cette possibilité (je n'ai pas trouvé de site numérique pour les éditions Alain Piazzola, pour DCL, pour Sammarcelli édition). De plus, consulter l'offre d'un éditeur sur Internet réclame du temps, un temps souvent solitaire.

D'où l'avantage d'avoir un bon libraire près de chez soi qui offre en permanence un certain nombre d'ouvrages de votre littérature préférée (la corse, bien sûr), qui les met en évidence (rayonnage, table, vitrine) ou à l'honneur (café littéraire, club de lecture, rencontre avec des auteurs), qui peut vous en parler, répondre à vos questions, commander pour vous tous les ouvrages en prenant directement contact avec les éditeurs, etc. Bref, qui fait ce métier passionnant de libraire !

Alors, voici la grande nouvelle du jour : il existe un embryon d'un tel paradis littéraire corse sur le Continent : c'est la Librairie All Books and Co, rue Joseph Cabassol, à Aix-en-Provence.

C'est une des plus petites et des plus récentes librairies d'Aix, qui en compte de très importantes et vénérables, mais :
- c'est une librairie "du Monde", et il me semble que c'est un des meilleurs moyens de promouvoir la littérature corse que de la proposer au sein de toutes les littératures de notre planète, plutôt que comme un appendice "régional" d'une littérature française ou francophone dans lequel elle resterait noyée.
- c'est une librairie très active qui travaille avec nombre d'associations d'Aix et du Pays d'Aix pour proposer toutes les semaines, plusieurs fois par semaine, des clubs de lecture (avec ou sans auteurs invités), des clubs de conversation, des lectures de contes du monde entier, des conférences, et ce dans toutes les langues du monde (suédois, allemand, arabe, bulgare, corse, italien, espagnol, etc.)
- c'est une librairie très accueillante : ce matin, on pouvait y entendre chanter Nina Simone ("Give Me a Pigfoot and a Bottle of Beer"), boire au comptoir ou à une table un café ou un jus de fruits naturels préparé par la libraire elle-même, laisser ses enfants jouer dans le coin enfant, feuilleter la presse du monde entier, regarder les tableaux d'un peintre argentin...

Et c'est cette librairie qui abrite cet "embryon" de paradis littéraire corse, "embryon" car le nombre de livres disponible est encore très restreint, mais il augmentera au fur et à mesure des clubs de lecture et des sollicitations. De plus, vous pouvez passer vos commandes d'ouvrages corses, l'équipe de la librairie connaît bien maintenant les éditions Albiana et peut entrer en contact avec toutes les autres éditeurs corses.

Dernier élément, le responsable de la bibliothèque et des cafés littéraires de l'Amicale corse d'Aix et l'animateur du blog "Pour une littérature corse" (c'est moi dans les deux cas) est en lien permanent avec l'équipe d'All Books and Co. C'est pourquoi les manifestations littéraires corses à Aix auront lieu maintenant alternativement dans les locaux de la librairie (en plein centre ville) et dans ceux de l'amicale (légèrement excentrés mais disposant d'un grand parking gratuit). Les prochains "clubs de lecture" corses auront lieu à la librairie en janvier et février 2010 (bientôt les dates précises) : la première heure sera consacrée à la présentation par qui le désire du livre corse (écrit en quelque langue que ce soit) qu'il ou elle adore (possibilité de parler en corse ou en français, possibilité de lire des passages du livre), la dernière demi-heure sera consacrée à une rapide présentation des publications récentes, de la vie littéraire corse (sur Internet notamment), et le tout donnera lieu à un compte rendu sur le blog "Pour une littérature corse" relayé par la site de l'Amicale corse d'Aix. (Lors du prochain club de lecture, je pense que je parlerai de "Morte è Funarali di Spanettu", texte vraiment extraordinaire... (voir billet précédent).

Alors, quels sont les livres corses que vous pouvez déjà aller feuilleter et acheter là-bas ? :

Des ouvrages sur la langue corse :

- "L'usu còrsu", dictionnaire trilingue (corse-italien-français) de Pascal Marchetti, éditions Alain Piazzola
- "Le corse de poche", mini-méthode Assimil, par Pascal Marchetti
- "Parlons corse", par Jacques Fusina, chez l'Harmattan

Un livre pour la jeunesse :

- "Main blanche main noire / Manu bianca manu negra", de Jacqueline Favreau (illustrations de Reine Berthelot), conte bilingue avec une traduction corse de Michel Fassati

Des romans contemporains publiés par Albiana :

- "Aleph zéro", de Jérôme Ferrari (langue française)
- "51 Pegasi, astru virtuali", de Marcu Biancarelli (langue corse)
- "51 Pegasi, astre virtuel", de Marc Biancarelli (traduction française)
- "A Barca di a Madonna", de Ghjacumu Thiers (langue corse)
- "La Vierge à la Barque", de Jacques Thiers (traduction française)

Une dernière possibilité : vous pouvez venir feuilleter, emprunter, lire les 500 ouvrages corses que la bibliothèque de l'amicale corse d'Aix abrite dans ses armoires et puis... aller commander et acheter ceux que vous désirez conserver chez vous (pour relire à loisir) ou offrir à vos amis !

Bonne lecture !

Site de la librairie All Books and Co.
Site de l'Amicale corse d'Aix-en-Provence.

mardi 15 décembre 2009

Une page de "Isula blues", de Jean-Pierre Santini

Je suis en train de lire ce court roman noir : "Isula blues", de Jean-Pierre Santini.

Comme pour "Nimu" (toujours pas fini, il faut que je le reprenne), je trouve que la toute première phrase sonne bien, donne envie de lire la suite :

"Il y a, dans ce pays, des gens qui se promènent."

Je trouve qu'elle mêle avec une belle densité un propos général, des personnages particuliers, du sérieux et de l'humour, un ton presque détaché mais pas totalement ; on pourrait lire cette phrase de bien des façons.

Mais je vais citer maintenant une page que je trouve très belle parce qu'elle est un moment charnière du livre (de l'intrigue) mais aussi parce que le personnage principal (Julien Costa) semble y trouver un espace qui lui est propre (et qui ne soit pas que mortifère) et enfin parce qu'elle m'évoque une page d'Alexis Gloaguen dont j'avais parlé sur ce blog et qui avait donné lieu à une brève discussion avec Pascal Génot sur la présence dans la littérature corse d'une relation à la nature qui ne soit pas forcément inscrite dans un propos identitaire.

Voici la page (pages 60 à 61) :

"A Scala" est un lieu-dit situé à deux kilomètres de l'entrée du village. Ici, la route paraît surplomber la mer tant celle-ci est proche. Au-dessus, on aperçoit l'antenne du relais.
Julien Costa range sa voiture et entreprend de gravir un petit sentier à peine visible sous les cistes nains. Il accède rapidement à un promontoire rocheux parsemé de cupules creusées au vent et dont certaines, relativement profondes, retiennent les eaux de pluie. Cette année-là, l'automne a été sec. Les lichens tombent en poussière sous les pas.
Julien s'allonge sur un grand rocher. Il aime s'installer ainsi, dans la solitude des pierres, entre le ciel et l'eau. Il n'y a pas un souffle de vent. Au creux de l'hiver, les insectes se taisent et la faune rampante s'engourdit dans les failles, les trous des murailles et la légèreté des humus. De la montagne, tombe un silence extraordinaire qu'incise parfois le croassement d'un corbeau. À grands coups d'ailes battantes, l'oiseau lent cherche sa route dans l'azur.

Julien est parfaitement immobile, allongé sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, dans la position des gisants qui lèvent aux vitraux des cathédrales leurs regards de pierre. Il a l'impression étrange de se réduire. Le monde se fait rêve. Les sens qui captent les signaux habituels refluent et se concentrent sous la nuque. Un chenal bleu filtre à ses paupières. Le cerveau prend chair, le résume soudain à un organe unique, tellement sensible qu'il pourrait tout aussi bien se détacher du reste, abandonner aux temps acides les membres épuisés et les chimies profondes pour rouler comme un fruit mûr vers un destin prodigue.
Il est parvenu en quelques minutes à cette étrange sidération. Un papier froissé crépite délicatement à ses oreilles. Des intensités variables paraissent indiquer, tous azimuts, la recherche de fréquences lointaines. Récepteur hypersensible, Julien Costa capte les ondes du ciel, les bruyances de la terre, les froissements, les frôlements, les chuchotis et les plaintes dont le vent peuple les chênaies, les bouffées de rumeurs, les clapotis et les soupirs de la mer, le brouhaha, le chuintement ou l cri tapageur des bêtes égarées. Tous les muscles de son corps sont relâchés. Des îlots de pensées conscientes émergent encore. Il y est question de Patrick Bauchaud, du rendez-vous remis au lendemain, du dossier de l'oliveraie, du conflit avec Ferrandi, du commissaire qui veille sur l'ordre du monde... Viennent ensuite des nuages qu'un souffle décompose, un sourire de femme dans l'azur délivré, le crépitemen du soleil sur la mer qui froisse et puis, soudain, ce silence bienfaisant de cristal qui clarifie l'âme pour la rendre extraordinairement perméable aux moindres sonorités. Des brumes d'or filtrent sous son regard clos.


Avez-vous lu ce roman ? Parlons-en ! (Si vous le désirez !)

(AJOUT DE 14:50 : je viens de finir la lecture des 95 pages de ce libre : j'ai trouvé très prenant et émouvant le lent entremêlement des trajectoires des quatre personnages, avec ce subtil décalage dans le temps ; un vrai tour de force que de parvenir ainsi à faire se "rencontrer" quatre solitudes, à distance, sans aucun contact réel, mais consommant tout de même la tragédie. J'ai été surpris de me voir si captivé en avançant dans le texte : petit maquis où se perdent Julien, Florence, Dominique et son fils Arnold, et Roger ; chacun perdant la vision claire du monde, le monde s'abîmant dans un chaos de matières et de couleur, description plusieurs fois répétées, comme ici par exemple :

La main de Florence se glisse, machinale, sous les feuilles mortes qui jonchent le sol immédiat. Elle recherche la fraîcheur de l'humus que les doigts, soudain autonomes, remuent profondément et sous lequel ils demeurent ainsi, immobiles, ensevelis dans l'humidité patiente comme une petite faune curieuse de son propre deuil.
La jeune femme imagine qu'elle pourrait rester de longues heures, le corps plaqué à même la terre souple qui lui renvoie dans les reins, le dos, la nuque, de délicates vibrations. Personne ne l'attendait, elle n'attendait personne. Le jour pourrait passer et une nuit peut-être sans que nul ne s'inquiète.
D'étranges mosaïques aux motifs ocre sur fond bleuâtre ondulent dans son regard clos. Sous la houle des paupières, elle essaie en vain d'en capter les détails mobiles. Des formes géométriques connues ou inconnues, des scissures fluorescentes, des synapses arborisés, des bouquets de neurones noirs surgissent alternativement, ondoient, s'estompent, basculent et fluctuent comme sous l'effet d'une horlogerie aléatoire.
Lorsqu'elle rouvre les yeux, le ciel lui paraît presque blanc. Il y a une multitude de papiers déchirés dans l'entrelacs des branches.
Les bruyères alentour se mettent à frissonner. Elle se souvient des histoires que lui racontait le grand père. La bruyère a mauvaise réputation. Le moindre mouvement agite ses rameaux. Elle trahit les présences au coeur du maquis, signale le fugitif ou la course éperdue d'une bête traquée.
Florence reprend son chemin. Elle évalue la distance qui la sépare de l'extrémité de cette piste fantomatique. Elle en perçoit encore assez bien le tracé dans la trouée de verdure. On dirait un déambulatoire sombre encombré par endroits de ronces aux tentacules bleus et de lierres dont les feuilles vernissées captent la lumière. Elle ne rencontre pas d'obstacles majeurs bien qu'il soit nécessaire d'écarter souvent les branches, parfois même d'en chevaucher ou d'en briser pour forcer le passage.
Elle va dans la rumeur grandissante de son pas qui grésille, crisse, craque et crépite, dans le chuintement, le froissement, le frôlement de sa parka, dans le halètement léger qui lui vient aux lèvres, dans cette respiration lourde, presque suffocante, à l'orée de sa délivrance.
Plus aucune trace sur le sol désormais. La piste s'est perdue sous les amas de terre végétale mais les arbres s'espacent et montent plus haut dans la quête des lumières. Sous leurs frondaisons denses, les chênes verts ont clairsemé tous les autres végétaux.
En contrebas, Florence aperçoit distinctement la mer et la route de corniche au lieu-dit A Scala. Quelques dizaines de mètres encore dans les bruyères basses qui moutonnent à la lisière du bois et elle serait à découvert sur la roche nue.


Je ne cite pas, à dessein, les paragraphes qui suivent, à vous de jouer !
Parfois je trouve le style de Santini trop appuyé, qui cherche trop à finir la phrase, certaines de ces phrases me semble-t-il gagneraient à être plus courtes, plus denses, plus mystérieuses (il me semble qu'il y a une tendance dans les phrases de Santini à vouloir être très et trop explicite, à se parer en même temps d'une description et de son explication, laissant peu de liberté au lecteur). Mais qui suis-je pour me permettre de telles critiques ? (Oubliez-les, ou répondez-y, à votre convenance, mais elles correspondent à mon sentiment de lecteur, qui se trompe certainement).
Enfin, je suis particulièrement heureux de voir le territoire du Cap Corse devenir un des hauts lieux de l'imaginaire littéraire corse (grâce à Santini, mais aussi Angèle Paoli et Anne-Xavier Albertini, et il doit y en avoir d'autres que vous voudrez bien mentionner et citer, peut-être ?)


J'y pense maintenant : je trouve que la chanson "Babe I'm Gonna Leave You" est très bien à écouter tandis qu'on lit ce roman (qui pourrait donner lieu à un éventuel court-métrage cinématographique de toute beauté, aussi fort que du Cormac Mac Carthy) :
- soit dans la version originale superbe de Joan Baez : ici
- soit dans la reprise ultra célèbre et magnifique de Led Zeppelin : ici

dimanche 13 décembre 2009

À propos du désir dans la (et de) littérature corse

Qui lit quoi ?

Hier, j'ai lu, je vais dire comment, un texte considéré comme un des chefs-d'oeuvre de la littérature de divertissement (je veux dire de littérature corse, vous ne l'aviez pas oublié) : "MORTE È FUNARALI DI SPANETTU" (publié en 1892 à Bastia).

L'auteur est, bien sûr, Santu Casanova (né en 1850 à Azzana, en Corse, et mort en 1936 à Livourne, en Italie).

C'est un auteur dont je lis partout qu'il est extrêmement important pour bien des raisons :
- il a fait de la langue corse avec son journal "A Tramuntana" une véritable langue d'écriture, capable de traiter de tous les sujets ; il la détache symboliquement de l'italien - comme Paoli et Versini avec la revue anthologique "A Cispra" en 1914 (qui d'ailleurs citent, me semble-t-il, un large morceau de "Morte è Funarali di Spanettu").
- il a écrit de nombreux textes de poésie restés dans les mémoires.

Mais ce n'est pas pour ces raisons que j'ai finalement lu ce texte. C'est poussé par deux motivations principales que j'ai finalement passer le cap :
1. j'étais attiré par l'édition qu'a publiée l'association Falce en 2005, qui est très riche et permet d'accéder à l'oeuvre facilement (nous pouvons lire la version en italien de 1892, la version en corse de 1930 ainsi qu'une traduction française par Hélène Bonerandi ; une présentation passionnante de l'auteur par Eugène Gherardi, une comparaison éclairante des lamenti (oraux ou écrits) sur les morts d'animaux par Ghjermana de Zerbi et une réflexion sur les éventuelles significations actuelles de l'oeuvre par Paul Dalmas-Alfonsi).
2. je me demandais justement : une telle littérature est-elle simplement un patrimoine réduit au rôle de document (sur une société passée, sur une façon d'écrire par le passé) ou a-t-elle encore quelque chose à nous dire, aujourd'hui ?
Comment peut-on lire de nos jours un tel texte ?


Résumé de "l'histoire" ? A l'occasion de la mort et de l'enterrement de l'âne Spanettu, l'auteur décrit toute une société dans sa variété sociale (pleureuses, homme politique, jeunes gens élégants, bergers, artisans), en brocarde les défauts si humains et universels (jalousie, mesquinerie, orgueil, etc.), mais aussi utilise et parodie bien des genres littéraires. Paul Dalmas-Alfonsi en fait la liste dans sa réflexion introductive : "Vucerati ; strophes narratives (pour les événements, les voyages, les portraits) ; évocations de la nature ; listes vertigineuses si typiques des testamenti ; fragments de sogni ; sirinatu d'amour blessé, etc."

Eh bien, j'ai lu d'abord la traduction française, puis j'ai fait le voyage vers la version corse (je n'ai pas regardé encore la version italienne ; à quand une étude des trois par un étudiant de l'université ou d'ailleurs puisqu'il y a des différences entre les deux versions écrites par l'auteur et nécessairement dans la traduction française contemporaine ; et puis c'est magnifique de voir - comme pour le "Vir Nemoris" - un texte de littérature corse ainsi voyager dans le temps et les langues : l'italien de 1892, le corse de 1930 et le français de 2005, non ?)

J'ai lu, et j'ai vraiment aimé ce texte non comme document ou comme monument (pour reprendre les notions utilisées par Yves Citton) mais comme événement : comme une force toujours en acte, aujourd'hui. Car ce qui m'a frappé, c'est la prééminence du désir : Spanettu était un âne surexploité par son maître et notamment comme reproducteur !

Strophe 51 (1er chant) :

Appena ghjuntu da Sari
U mandàvate à Rusazia.
Antonini Petru Santu
Hè statu la so disgrazia :
A so ghjumintaccia bianca
Ùn ne era mai sazia.


Strophe 53 :

Quand'elli la sintaranu
I nostri amici in Niolu,
Credu ch'elli ghjugnaranu
À piegne lu nostru dolu,
Chì culà lu me Spanettu
Ci piantò più d'un figliolu.


Strophe 55 et 56

Farete un avertimentu
À Macone d'Ambiegna,
Ch'ellu mandi cinque franchi
Chì la so ghjumenta hè pregna ;
Inquantu à la so cundotta
S'hè mustrata pocu degna.

Pigliò lu nostru sumere,
Ci fece una brutta azzione ;
Fece copre le ghjumente
Di Sari è di Casaglione,
Po si ritirò li frutti
À nome di lu patrone.


Strophe 58 (Una d'Arburi intervene)

Emu da piegne à Spanettu
Senza fà carnavalate ;
Ùn si parli di ghjumente
Parchì sò cose sfrinate,
È tutte ste ghjuvanette
Sò belle scandalizate.


Eccu : sò isse "cose sfrinate" chì ind'è issu testu mi parenu e più forte ; a forza di a vita (di a puesia, di l'amore, di u veranu, di e voce) trapana u tempu, cambia a morta in vita :

Strofa 92

O Spanè lu me Spanettu,
Ùn stà più dentru la bara,
Hè fiurita la campagna
Da Niolu à Sulinzara ;
À fà longa passighjata,
Tutt'ognunu si pripara.


Voici la traduction française d'Hélène Bonerandi :

51
De Sari à peine arrivé
À Rusazia vous l'expédiiez.
Antonini Petru Santu
L'a véritablement ruiné ;
Sa vilaine jument blanche
N'en était jamais rassasiée.

53
Lorsqu'ils vont être informés,
Tous nos amis Niolins,
Je crois qu'ils vont arriver
Pour déplorer notre chagrin
Car là-bas mon âne ambré
Y a planté plus d'un grain !

55
Vous donnez un avertissement
À Maléfique d'Ambiegna,
Pour qu'il m'envoie ses cinq francs
Car sa jument est pleine ;
Quant à son comportement,
Il s'est montré bien peu séant.

56
Il nous lésa gravement
Ayant emprunté notre âne ;
Il lui fit couvrir les juments
De Sari et de Casaglione,
Mais il en retira pour lui,
Au nom du patron, les fruits.

58 (Une femme d'Arburi intervient)
Nous allons pleurer l'alezan
Sans nous ridiculiser ;
On ne va pas parler juments,
ce sont là faits grossiers,
Et ces jeunes filles vous entendant
En sont toutes scandalisées.

92
Spanettu, mon cher Spanettu,
Ne reste plus dans ce cercueil,
Vois comme la campagne est en fleur
De Niolu à Sulinzara ;
À faire de longues promenades
Tout le monde se prépare.

Il me semble que "cose sfrinate" pourrait être traduit autrement que par "faits grossiers", même si l'expression est bien celle de la dame scandalisée. "Sfrinate", que dit le dictionnaire de l'ADECEC sur Internet ? :

sfrenatu, sfrinatu

francese: sans frein, déchaîné, effrené, dérèglé
definizione: participiu passatu di u verbu sfrenà.- Chì ùn hà ritegnu, muderazione: un zitellu sfrenatu, un cumpurtamentu sfrenatu.
sinonimi: eccessivu, esageratu, smuderatu, scatinatu

Alors voilà, vraiment il me semble que tout le poème vibre de cette sève puissante des "cose sfrinate" : la lamentation joyeuse, la lamentation sérieuse, l'évocation du printemps, celle du banquet, la sérénade qui clôt le deuxième et dernier chant du poème, tout manifeste la puissance du désir, un désir qui se dit par la voix, la parole.

Ainsi des vers ultra célèbres (non ?) de la strophe 61 (1er chant) :

Vurria chì la me voce
Trapanassi ogni muntagna,
Ch'ella ghjugnissi in Niolu,
Risunà pà la Balagna ;
Ch'ella varcassi lu mare
È le fruntiere di Spagna !


Je voudrais bien que ma voix
Traversât toute montagne,
Qu'elle arrivât au Niolu,
Pour résonner en Balagne ;
Qu'elle franchît même la mer
Et les frontières de l'Espagne.

Ayant fini ma lecture, avec grand plaisir, j'ai lu les trois textes d'introduction et je veux bien sûr citer maintenant les propos de Paul Dalmas-Alfonsi, que je trouve très intéressants, propres à donner une valeur actuelle à ce magnifique poème de Casanova :

"Les dessous de l'anecdotique ne nous intéressent plus, à l'inverse d'infinies notations de type ethnographique - habillement, gestuelle, moments du rituel, etc. - extrêmement précieuses et si bien mises en mots et en sonorités. Ce qu'explore, et avec vigueur, Santu Casanova, c'est un rapport au territoire, aux principes d'une vie sociale, quelque chose de fondamental de l'ordre de l'identité. En un retour au coeur de soi qui, par cet acte même, atteint l'universel, bien plus qu'un "général" trop indifférencié."

(...)

"Après l'ouverture, le chant va se poursuivre sous toutes les apparences d'une chronique proche du réel et avec des accents quasi naturalistes (...). Mais l'imagination, la richesse expressive nous entraînent très vite, sans qu'on y prenne garde, dans l'ordre de la fable et de la parabole.
C'est qu'il est, avant tout, question d'une énergie, d'une continuité que l'on veut mettre en scène. L'auteur évoque le trépas et la vie qui s'en épouvante mais qui file son train et qui s'en accommode. (...)
On est là dans l'agitation, dans tout le tintamarre d'un monde au bord du gouffre, perçu dans une urgence, à l'extrême limite entre lumière et ombre. Il est question de mort. La partie est serrée et le moment charnière. Mais Santu Casanova, en joueur inspiré, en poète narquois, maître de ses effets, parodie les rituels, prend à revers les mots, et, le disant en corse, pencher vers la lumière."

Qu'en pensez-vous ?
(Vous n'êtes peut-être pas d'accord ? Ou alors si mais de la même façon ?)

L'association A Falce est présidée par Lisandru Bassani (et je crois qu'il vaut mieux les contacter pour savoir comment se procurer l'ouvrage) :

18, rue Bonaparte
20000 AJACCIO
Tél / fax: 04 95 21 55 35
e-mail: falce@netcourrier.com

Interview de G. Thiers dans le dernier numéro de "Corsica"

C'est Jean-Marie Arrighi qui tient la rubrique "Identité" dans le magazine mensuel "Corsica" (magazine qui est une mine d'informations, avec des pages littérature aussi, par Robert Colonna d'Istria).

Ce mois-ci (décembre 2009), on peut lire son entretien avec Ghjacumu Thiers, à propos :
- de son dernier roman "Septième ciel"
- des rapports langue / littérature
- de la recherche de la vraisemblance
- de la vitalité de la littérature romanesque en langue corse
- des rapports entre collectif et individu dans la production et la "consommation" des livres corses (on pourra même trouver ces propos quelque peu polémiques !... mais ils ont le mérite d'ouvrir une discussion)
- de la pauvreté de la vie littéraire corse (lectures, critique, échanges) (et là encore une discussion intéressante peut s'engager).

Pour lire l'interview, c'est ici.

A bientôt.

samedi 12 décembre 2009

J'aimerais lire le Journal de Ghjacumu Gregorj

Je me souviens avoir appris sur le site d'Angèle Paoli l'existence de ce journal toujours inédit : un vrai fantôme.

Je me souviens de mon émotion, lorsque, en 1990 ou plus sûrement 1991, à Bastia, j'achetai la cassette audio intitulée "Miroirs de la mort", au libraire Ernest Centofanti, lorsque sa librairie se trouvait en bas du boulevard Paoli je crois.

On y entend (j'entends encore) la voix de Ghjacumu Gregorj dire : "La critique est aisée, l'art est un labyrinthe."

Je chéris le volume de ses "Chroniques irrespectueuses sur l'Histoire des Corses" (edizione di L'Accademia di i Vagabondi).

Et dernièrement, on m'a offert sa "Nouvelle Histoire de la Corse" (Jérôme Martineau éditeur), achevé d'imprimer le 31 juillet 1967... Evidemment, l'historiographie corse a fait des progrès depuis quarante ans, mais la valeur du travail historique de Gregorj me paraît être à la fois celle d'un contradicteur qui assume sa subjectivité (et un travail stylistique d'écrivain, qui introduit des raccourcis, des bons mots, des métaphores, des dialogues et des anecdotes dans son récit historique) ainsi que d'un révolté, toujours du côté des opprimés (donc avec un point de vue social et pas seulement identitaire). Un exemple d'Histoire engagée et sensible.

Ainsi, c'est l'être singulier que fut Ghjacumu Gregorj qu'il me plairait de découvrir grâce à la lecture de son "journal" ; la singularité de son regard et de sa sensibilité ; ce que cette singularité fait avec l'imaginaire corse (comme il le fait en parlant d'amour, de désir, de mort, de littérature, et de l'odeur de la nepita, notamment, dans "Miroirs de la mort" : d'ailleurs, qui d'autre a cette cassette et l'a écoutée ou l'écoute encore ? Qu'en pensez-vous ? Est-ce que ce n'est pas une oeuvre unique dans la littérature corse ?).

Donc, sur le site d'Angèle Paoli ("Terres de femmes"), j'ai appris ceci :

"Je (= Angèle Paoli) profite de cet événement (un homage rendu à l'écrivain) pour annoncer officiellement aux amis de Ghjacumu Gregorj que je dispose d’un des manuscrits inédits de l’écrivain (dont j’ai mis en ligne ci-dessus un extrait). Un manuscrit que, peu avant sa mort, celui-ci avait remis en mains propres à l’un de ses amis éditeurs en vue d’une publication. Un manuscrit en attente d’une prochaine édition donc, quand aura été réglée la question des ayants droit."

Ceci fut écrit le 5 novembre 2006 !

Et depuis, pas de nouvelles d'une éventuelle publication : ni de son fils Orfeu Vittoriu, ni de l'association des amis de Ghjacumu Gregorj qu'il préside (quelqu'un sait-il comment les retrouver ?)

Si ce texte mérite publication, pourquoi attendre ?

Pour finir, voici un extrait de sa "Nouvelle Histoire de la Corse" (tiré du chapitre "La mort de Pascal Paoli") :

"Ah ! combien Paoli avait eu raison d'écrire jadis, à la lumière de cette histoire romaine dont il avait communiqué le culte au nouveau César (= Napoléon Bonaparte) :
"Les guerres civiles sont le suicide des peuples, le tombeau de la liberté et souvent l'école des grands caractères ; il est rare qu'elles n'aboutissent au despotisme du plus habile, et voilà par quels motifs elles sont des époques de deuil dans l'histoire."
Quelques jours après la mort du Babbu, sur le champ de bataille d'Eylau, devant les 25 000 cadavres russes et les 18 000 cadavres français, Napoléon pense, peut-être, à ce deuil dans l'histoire lorsqu'il dicte pour un bulletin de la Grande Armée :
"Ce spectacle est fait pour inspirer aux Princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre.""

La bataille d'Eylau comme champ de bataille de l'imaginaire corse, et de sa littérature... Voilà qui me fait aimer les libertés historiques de Gregorj !

(La bataille d'Eylau vue par Balzac, c'est dans "Le colonel Chabert" : "Le colonel Chabert ? Celui qui est mort à Eylau ? Lui-même monsieur !"... La littérature et les fantômes...)