samedi 30 janvier 2010

Anna Giaufret lisant Marie Ferranti

Reçu aujourd'hui avec grand plaisir, ce récit de lecture d'Anna Giaufret, bien connue sur ce blog, notamment. Il s'agit de "La chasse de nuit" de Marie Ferranti.

Bonne lecture !

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Il faut que le temps purifie lentement le souvenir de la lecture de ce roman, afin qu’on n’en retienne plus que l’essentiel et qu’on puisse en écrire. Ce qui reste, c’est, au fond (comme on le dirait d’un café turc), une force sauvage et amorale qui m’a renvoyée à des souvenirs d’autres lectures (quelque part entre Emily Brontë et Sylvie Germain, mais aussi sur le versant onirique de Schnitzler) et qui affleure par et malgré le narrateur, Matteo. Ce narrateur qui ne semble pas pouvoir s’expliquer ses propres attirances, ses propres actes et qui, dans une veille qui ressemble souvent à un cauchemar, s’attache seulement à des personnages eux aussi habités par cette force irrationnelle et détenteurs de pouvoirs sorciers. La saga familiale, le village, les rites ancestraux, l’héritage, la Corse elle-même, tout cela se dilue et disparaît pour ne laisser la place, dans la mémoire, qu’à ce désir primordial et implacable qui broie parfois les êtres humains sur son passage.
C’est ce que j’ai aimé. Moins certains passages où l’écriture se fait plus explicative, plus rationnelle et la conclusion, inattendue, qui m’a semblé ajouter trop délibérément une (fausse ?) note d’espoir.

Je fais passer le mot : on parle de littérature corse ici aussi

Un petit billet, simplement pour signaler :

- qu'Emmanuelle Caminade a indiqué ceci dans un de ses derniers commentaires :

@FXR
Il y a des blogs, de plus en plus nombreux, qui parlent de J. Ferrari et pas seulement de son dernier livre.
Un fil spécifique est même consacré à cet auteur sur un forum littéraire :
http://parfumdelivres.niceboard.com/litterature-francaise-par-auteur-ou-fils-specifique-f2/jerome-ferrari-t3901.htm
Pour les autres, c'est vrai ,il y a peu de choses , du moins à ma connaissance, sur la blogosphère non corse ...

- que je suis allé voir ce très attirant forum : Parfum de livres

- que j'ai lu les 18 messages écrits entre janvier 2009 et janvier 2010 à propos de Jérôme Ferrari

- que j'en ai rajouté un 19ème

- que je retournerai régulièrement vers ce forum extrêmement riche (bonne humeur, discussion sincère, propos critiques), parce que la façon dont lisent les lecteurs (et la façon dont les lecteurs parlent de cette façon de lire) m'intéresse au plus haut point (car on y voit la littérature nourrir l'imaginaire)

- que tous les espoirs sont permis (j'ai appris que 700 blogs littéraires étaient recensés en France, sur paraît-il 2 millions de blogs au total en France : "gigantesque, non ?" m'enthousiasmai-je face à Aurélie, la libraire de All Books and Co, qui me répondit par une franche expression de dépit : "ah non, pas tant que ça...")

J'espère franchement que le "champ littéraire corse" sera bientôt sur pied et donnera toutes leurs chances aux livres transpirés par les auteurs et fabriqués par les éditeurs ; mais, face à toutes les ambitions et angoisses de ces "producteurs", je persiste à penser que la littérature naît véritablement grâce à cet ensemble perpétuellement mouvant et contradictoire des lectures "réelles". Et les blogs jouent ici un rôle fondamental.

Bonne lecture et bonne participation ici et là ! (Attention, si vous participez au Forum Parfum de livres, il est dans les règles de ne pas mettre dans votre message des liens vers d'autres sites, afin de "préserver le côté "échange" : pourquoi pas ? Personnellement, il me semble qu'Internet repose notamment sur la possibilité des liens et pas uniquement sur la possibilité des commentaires sur des fils qui ne se croiseraient jamais ou qu'occasionnellement... Je connais d'autres forums qui suivent le même principe que Parfum de livres, et d'autres qui, au contraire, multiplient les liens... comme quoi, tout est possible - l'essentiel est que la littérature corse y gagne !)

jeudi 28 janvier 2010

Poésie corse de Thaïlande, de retour

J'ai plaisir à placer dans ce billet une lecture du recueil de poésie "A Siam" (1965, imprimé à Bangkok) de Marie-Jean Vinciguerra. Il s'agit de la lecture d'Emmanuelle Caminade - la seule blogueuse non Corse à lire et chroniquer de la littérature corse (à moins que vous ne me donniez de nouvelles et agréables informations !).
De plus, sa critique comporte quelques éléments négatifs, voilà qui est parfait. (Je rappelle que tous les points de vue argumentés et sincères sont les bienvenus et faits pour être discutés dans le même esprit - ce qui n'interdit pas les polémiques et l'humour ou l'indignation, etc.)
Bonne lecture.
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Etrangère, Siamoise

Etrangère, siamoise, toi si diverse
par le visage
où sourcent tes yeux sévères
par la peau
Gaine rêche, épais tambour où battent mes doigts
Opaque
tu m'assures de notre différence
Les femmes d'Europe sont trop intelligentes
et si pareilles à l'homme
Les femmes d'Europe ont notre peau où
s'insinue la poussière
Le soleil en insistant s'y multiplie en taches de
rousseur
Elles sont à nos côtés comme une ombre plus
légère, mais encore trop lourde
Elles apparaissent mutilées par leur sexe
faites pour les enfants
et pour exaspérer la virile intelligence.
 En allant à vous l'homme ne va qu'à lui
sur vos poitrines, c'est lui qu'il étreint.
Etrangères, vous Niui, Lei, Malawan
mes siamoises
filles de l'eau venues jusqu'à nous sur
vos pirogues de silence
Vous donnez
à la féminité son corps
à la nuit sa vérité fruitée
Vous êtes en vos corps de nuit l'aube décisive
Merveilleuses mangues pour la soif des tropiques
Servantes souples comme le jonc de vos fleuves
pour nos corps blancs où ne cessent
de sourdre les fleurs d'eau
Pardonnez-nous ces nez de conquistadors et de jésuites
Siamoises aux humbles narines qui s'effacent
dans un visage de savoureuse planète,
discret auvent pour le sourire.
Je regarde votre démarche engendrer des pas
si humbles, des pas sur l'eau
Cette fleur jaune en étoile qui vous pare
parfume le silence
et ce jasmin religieux
l'orne.
Nous ne parlons pas la même langue
mais nos regards sont une navigation jumelle
à travers Siam
vers la mer aux yeux de Méduse.
Vous n'êtes pas blessées en vos corps succulents
mais comme prunes d'or brun qui craquent
font perler à l'ourlet franc des deux lèvres
un Soleil Mûr.


A Siam, Marie-Jean Vinciguerra


"Etrangère, Siamoise" est un beau poème qui m'a fortement déplu.
C'est un poème très visuel qui, comme tous ceux qui l'accompagnent, frappe par son grand pouvoir d'évocation. Il s'inscrit parfaitement dans la fluidité de l'univers aquatique dans lequel baigne ce recueil (notamment grâce à l'abondance du vocabulaire appartenant à ce champ sémantique) et il est écrit dans une langue sensuelle et même subtilement érotique pour certains passages.

Son titre, au singulier, semble annoncer un poème célébrant une femme étrangère, ce qui n'est pas le cas.
Car ce dernier évoque plutôt ce que recherche le poète chez « la femme » ...
Pouvoir éluder le tragique de l'existence, ne pas se poser de questions et oublier sa peur de la mort : glisser silencieusement sur le fleuve souriant de la vie, s'y diluer, s'y fondre sans heurts.
D'où l' attrait de l'auteur, également, pour la courbe, la rondeur et la souplesse apaisantes, la comparaison à des fruits lisses et unis comme la mangue ou la prune, l'exaltation du silence et de la légèreté, de la discrétion et de l'humilité, de l'effacement, qui rassurent ...

Marie-Jean Vinciguerra y recourt à des expressions globalisantes réductrices et fortement discriminatoires.
Pour célébrer « les femmes siamoises », il les oppose aux « femmes européennes » de manière insistante et un peu provocatrice en reprenant avec plaisir - m'a-t-il semblé - quelques clichés des plus convenus. Et il renvoie ainsi dos à dos les deux catégories dans une indifférence aux individus qui les composent encore plus grande, à mon sens, pour ces étrangères réduites à l'état d'objets .
Si bien que le propos de ce poème me semblerait mieux résumé par un titre de magazine du genre : « Pourquoi les hommes préfèrent les Asiatiques ? »
Sans doute, certains me répondront-ils que je n'ai pas su saisir le second degré, mais même au second, l'ambiguïté subsiste et n'interdit pas de cautionner le premier ...

Je comprends maintenant pourquoi cet ouvrage – tiré à 30 exemplaires – a été édité de manière si confidentielle !

mardi 26 janvier 2010

Je viens de commander par Internet : la revue Fora !

Dernièrement j'évoquais le fait que j'avais acheté sur Internet un ouvrage poétique (+ photos) corse (de Hélène Sanguinetti : voir ici).

Eh bien, je viens de m'abonner aux deux prochains numéros de la revue Fora ! (celui qui vient de sortir - "Négritude, Corsitude : et après ?" - ainsi que le prochain qui paraîtra en juillet 2010 et qui s'interrogera sur les liens entre la Corse et l'Italie).

Quel plaisir de pouvoir ainsi prendre connaissance chez soi des productions culturelles corses, puis de pouvoir les acheter et les retrouver dans sa boîte aux lettres !

La revue Fora ! poursuit ainsi son patient et très riche travail de comparaison, d'appariement, de dépaysement. On peut consulter tous les sommaires et même certains articles en ligne. Dommage, pour l'instant pas d'articles du dernier numéro ! J'aurais aimé lire :

- "Ce que peut la littérature" de Jacques Fusina (le titre m'attire beaucoup, j'ai une furieuse envie de savoir ce que propose Fusina)

- "Le yani niko de la dernière île" de Ugo Pandolfi ("yani niko" et "dernière" étant les mots qui me font rêver ; cela me fait penser qu'il faut absolument que je me lance dans son "Du texte clos à la menace infinie")

- "De la corsitude en tigritude", parce que je connais un peu Pascal Génot et que j'aime beaucoup ses réflexions

- "La Vierge du Grand Retour" par Anna Giaufret : alors même que je sais à peu près ce qu'elle doit en dire puisqu'elle était venue à Aix pour parler du même sujet et que j'ai lu ses articles sur le sujet ! (voir ici sur ce blog)

- "Greta Rodriguez-Antoniotti, une Afrique ambiguë" par Vannina Bernard-Leoni (car je me souviens avoir croisé cette charmante personne, sur la place Saint Nicolas, et j'espère en apprendre plus sur son action culturelle en Afrique ; et ainsi renouveler le désir d'aller vers l'oeuvre de Sony Labou Tansi sur laquelle elle a travaillé...)

Si c'est pas malheureux ! Ce qui m'attire est ce qui me paraît convenir à mes goûts ! Encore heureux que la revue Fora ! recèle bon nombre d'autres articles qui conduisent à ouvrir d'autres horizons ! Vivement le facteur !

dimanche 24 janvier 2010

Une fin de nouvelle (en ce jour anniversaire)

Nous sommes le 24 janvier 2010, un dimanche matin.
Le premier billet de ce blog fut écrit un samedi matin, le 24 janvier 2009.
Poursuivons.

Voici la deuxième et dernière partie de la nouvelle, "L'oued", de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, évoquée dans un précédent billet (du samedi 16 janvier 2010 : où se trouve la première partie ; je me dis maintenant que ce serait une expérience intéressante de lire ainsi ce texte, d'abord la fin et ensuite le début... ou encore ne lire que la seconde partie...). Bonne lecture (et parlons-en ! Me frappe le motif de l'indistinct - comme dans la nouvelle "La confession du solstice" dans le même recueil "L'île intérieure" - l'indistinct, l'emmêlé, l'ensemble mou contre quoi il faut lutter pour être humain.)


Il était quatre heures de l'après-midi, ou bien seulement trois, peut-être. Le soleil, un soleil d'octobre, chaud, aveuglant, brutal, entrait jusqu'au lit. Accroupi par terre, Masino jouait avec sa petite soeur. Elle tirait les boucles brunes de son frère qui se laissait faire, il ne s'occupait qu'à éloigner les mouches obstinées à se poser sur ses paupières malades.
Depuis le départ du père sa mère était restée immobile. Voilà qu'elle reprenait soudain conscience, elle avait cessé sa plainte, elle rejetait d'un brusque mouvement des jambes l'amas de couvertures.
Un froid humide inondait Caterina, depuis son front où collaient les mèches jusqu'à ses reins ligotés par le drap. La fièvre lâchait sa victime. Elle émergeait de l'inconscience, le poids des couvertures s'était fait intolérable.
Péniblement elle regarda ; elle vit les deux enfants dans le poudroiement d'un rayon de soleil, la porte grande ouverte, le vert presque noir du caroubier et le rouge du sang sur l'oreiller.
Elle vit du sang sur l'oreiller et du sang sur ses mains, et elle sentit qu'elle en avait sur l'épaule et que le sang avait ruisselé entre ses seins... Elle porta les mains à ses narines et un nouveau jet rouge colora ses paumes.
Une peur panique la submergea et d'une voix terrifiée qu'elle n'avait jamais eue depuis son enfance elle se mit à appeler au secours, à appeler l'homme qui aurait dû être là et dont l'absence inexplicable était presque aussi angoissante que le spectacle de tout ce sang.
Interdits, les enfants avaient arrêté leur vague jeu. La petite se mit à pleurer. Masino regardait, inerte, lent, terrifié.
- "Papa est parti, finit-il par dire, il est allé chercher le toubib." Mais Caterina ne comprit pas. Elle ne voyait qu'une chose : elle saignait, elle allait mourir, et Piero n'était pas là, Piero l'avait abandonnée. Eperdue, elle continuait ses cris, ses appels, ses mains souillées levées à la hauteur des yeux.
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Masino se mit à courir dans les labours, le sol était encore humide, frais et élastique ; de grands chaumes qui restaient à la lisière des sillons lui griffaient les jambes et de temps à autre des vols de corbeaux tournoyaient au-dessus de la clôture d'aloès du domaine. Masino allait droit vers l'oued, entraîné par la pente. De temps en temps il se tordait un peu la cheville et ralentissait, mais bientôt la pente l'entraînait de nouveau. Il faisait très doux, un parfum sucré de lavande sauvage et une fumée de feu de bois arrivait jusqu'à lui. Il reconnaissait les bruits familiers et peu à peu se rassurait ; dans le domaine d'en face un laboureur arabe, Saïd sans doute, encourageait de la voix le chameau qui tirait sa charrue.
Au flanc de la colline qui borde l'oued il aperçut toute une plaque de pâquerettes et sortit du sentier pour aller les cueillir. C'étaient de ces grosses pâquerettes d'automne, comme on en trouve sur les flancs du Ressass et qui s'égarent en bordure des fertiles champs de la Mornaghia, des pâquerettes à haute tige et à pétales étroits, différentes des marguerites blanches et jaunes du printemps.
Masino en fit une hâtive provision dans son mouchoir, puis il tira une ficelle de sa poche et s'assit par terre pour se confectionner un collier. En rentrant il le donnerait à sa mère ou à sa soeur, ça leur ferait plaisir.
La ficelle était enfilée sur une grosse aiguille à matelas tout épointée, ce n'était pas facile de percer les fragiles calices et souvent Masino abîmait la fleur en l'enfilant. Il passa beaucoup de temps sans arriver à dépasser quatre ou cinq centimètres de collier, et encore, les pâquerettes étaient refermées, grisâtres... Il pensa de nouveau à sa mère, fourra pêle-mêle dans sa poche les fleurs et la ficelle et se remit à dévaler la pente.
Il arriva enfin à l'oued. Depuis midi le torrent s'était enflé, l'eau arrivait maintenant presque au niveau des terres labourées, on ne pouvait plus voir ou était le sentier du gué. Un sifflement continu montait de ce conglomérat visqueux d'où émergeaient, oscillant au caprice du vent, quelques branches tordues, quelques ceps de vigne, quelques blocs de pierre.
Toutes ces choses qui voguaient, se rapprochant ou s'éloignant les unes des autres, avaient une couleur et une forme étranges : on ne savait si c'était de simples choses ou bien des êtres vivants.
Masino regardait et ne comprenait pas. Sa mémoire de sept ans n'avait enregistré à cet endroit qu'un filet d'eau coulant maigrement entre des touffes d'alfa et de genêts. Soudain l'enfant ne reconnut plus rien de ce paysage familier, pas même les plantes, pas même le ciel. La colline derrière lui était immense, traîtreusement glissante. Elle palpitait comme une bête couchée, une vapeur montait, comme une respiration, de sa terre : rouge de chair, rouge de sang. Et l'oued était un flot gluant de menaces, couleur de caca, couleur de pipi, une chose infecte qui monterait peut-être jusqu'à lui, pour l'attraper, le manger, l'avaler... Et la ferme était loin, derrière ; et dans la ferme il y avait sa mère qui saignait, rouge comme la terre, coulant comme l'oued... Désespéré il se mit à crier Babbo ! Babbo ! Puis comme sa faible voix angoissée restait sans réponse il perdit tout à fait courage, il se jeta par terre et se mit à pleurer en appelant sa mère.
C'est alors qu'il aperçut la casquette de son père, accrochée à une haute touffe, au milieu de l'oued, et il la reconnut à ce qu'elle était rouge, avec une visière noire.
Alors Masino fut rassuré : Papa allait revenir, il serait bientôt là, il soignerait Maman et tout serait comme d'habitude. Le paysage cessait d'être menaçant ; il s'assit calmement, tira son mouchoir de sa poche et recommença à essayer de faire son collier de pâquerettes tout en attendant son père.

jeudi 21 janvier 2010

Club de lecture du 21 janvier 2010

Très belle soirée, très agréable : les neuf participants du club de lecture corse se sont retrouvés à la librairie All Books and Co, à Aix. Un grand merci à tous. Voici quelques mots signalant les livres présentés :

- Par Madame Kessler :
* "Les vents de l'oubli. Souvenirs d'une enfance corse", de Pierre Soavi (Albin Michel). Ecrit très simplement, relate une enfance corse qui est aussi celle de la lectrice, d'où le plaisir de l'identification et de la reconnaissance. Madame Kessler nous demande de lire un paragraphe de la page 35 consacré à la vertu de l'honnêteté.
* "Monuments de Corse", de Franck Leandri et Laurent Chabot (Edisud).
* "Almanach de la mémoire et des coutumes", Lucie Desideri et Claire Tiévant (Albin Michel). Y retrouver ici aussi les moments de la Corse passée est un grand plaisir. Madame Kessler utilise ce livre pour raconter la Corse à ses petites-filles : les berceuses, la "merendella" de Pâques, le "catenacciu" de Sartène par exemple. Souvenirs : le pénitent marche entre 20 h 30 et minuit accompagné par la mélopée "Perdono mio Dio", beaucoup d'émotion et de recueillement.

- Par Jéromine Rossi :
*"Lettre aux femmes corses", de Edmond Simeoni (DCL/Sammarcelli). Une critique : l'auteur indique que "la" femme corse était confinée au foyer, l'homme ramenant l'argent à la maison. Jéromine insiste pour signaler que les femmes en Corse ont au contraire beaucoup travaillé à l'extérieur de la maison, aux champs, ramenant de l'argent dans la famille ; argent utilisé pour financer les études des jeunes garçons. Ainsi pour Jéromine, en appeler à un métissage pour rénover les mentalités n'est pas la priorité ; ce qu'il faut c'est changer la mentalité qui a contraint beaucoup des femmes corses à limiter ses ambitions et à éprouver la "peur d'avancer".

- Par moi-même :
* "Gabriel Diana ou Le travail sur soi", de Marie-Jean Vinciguerra (inclus dans le magnifique coffret initulé "DIANA", consacré au travail du sculpteur et peintre Gabriel Diana). J'ai mis l'accent sur le fait que le texte de Marie-Jean Vinciguerra est un assemblage de textes très variés (poèmes, prose philosophique, récits), tous marqués par une vision spirituelle de l'érotisme et du plaisir sexuel : la Beauté comme voie vers la "véritable extase". Important aussi : la thématique sexuelle, érotique est assez rare dans la littérature corse ; il est bon qu'elle soit développée dans des styles très variés, notamment comme chez Marcu Biancarelli (voir ainsi dans le recueil "Stremu Miridianu"). Je lis la page 106, qui présente un dialogue réflexif sur le rapport entre érotisme et nature, érotisme et mort.

- Par Emmanuelle Caminade :
* "Un sel d'argent. Mimoria arghjintina", de Norbert Paganelli et Joseph Nicolaï (coédition A Fior di Carta et La Gare). Emmanuelle dit tout son plaisir devant un livre original qui combine le "regard intrigué" du photographe et le "regard oblique" du poète pour interroger le cliché (des photos des années 70 à 90 à Sartène). Emmanuelle évoque alors Janus, le dieu des portes, des passages et des seuils, qui regarde avant et après, l'intérieur et l'extérieur : fonctionnement qui se retrouve dans la mise en page de Xavier Casanova qui met en regard la photo entière et un de ses détails ainsi qu'un poème en corse et un autre en français. Un beau livre d'art de poche. Nous apprenons que ce livre se vend très bien en ce moment et qu'une réédition est envisageable : nous en profitons pour espérer que le livre connaîtra un format légèrement plus grand ! (A signaler, qu'Emmanuelle Caminade a aussi écrit un billet à propos de ce livre : à lire ici).

Encore un grand merci à l'équipe d'All Books and Co, obligée de nous expulser de la librairie à 19 h 10...

N'oublions pas que le petit rayon littéraire corse d'All Books and Co est un des rares lieux sur le Continent à proposer à la vente, en permanence, un ensemble de livres corses (en corse et en français) ; pour tous les autres livres, n'hésitez pas à passer commande, les libraires connaissent les éditions corses.

mercredi 20 janvier 2010

Les choses s'organisent, un peu partout !

Un billet pour se réjouir de la vitalité de la littérature corse :

- Voici un lien vers le blog de Xavier Casanova - Isularama - qui relaie l'information suivante : la poésie à l'honneur le
vendredi 22 janvier et le samedi 23 janvier 2010, à Furiani d'abord, à Sartène ensuite, sous l'égide de l'Association Entrelignes dans les deux cas ainsi que de l'Association du Prix du Livre Corse pour la rencontre de Furiani. Au programme : lectures, débats, rencontres, échanges, projections avec une flopée de poètes (Miggozi, Fusina, Paganelli, Cesari, Maoudj, Biancarelli, Agostini, Di Meglio) ! Un paradis ! Alors, où est le problème ? Le problème est le suivant : pour toux ceux qui ne pourront se rendre à ces soirées poétiques, y aura-t-il une trace ? Un compte rendu ? Des vidéos ? Des fichiers audio ? Ce serait un bonheur ; c'est une nécessité : afin que l'on puisse manifester un intérêt et peut-être des remarques, et des critiques, non ? (En tout cas, bien sûr, bravo, d'abord et avant tout !) Donc voir ici pour le programme (en plus, Xavier Casanova propose des liens pour chacun des poètes invités).

- Via un message de Sébastien Quenot, je découvre que la revue "A Nazione" a ouvert un site internet ("
Enciclopedia di a Corsica") qui recueillera l'ensemble des articles, classés par catégorie, écrits en langue corse, traduits pour certains en français, voire en anglais. Côté littérature, des articles sur : Marcel Conche, Roger Ristori, Jean-Claude Rogliano, Pampasgiolu, Dalzeto, etc... par diverses plumes (Talamoni, Quenot, Thiers, Vinciguerra, etc.). Signalons enfin, qu'un appel à contribution est lancé (pour envoyer articles et commentaires en corse, en français ou en anglais) : voilà un autre espace littéraire corse accueillant ! Profitons-en !

- Lu un billet sur le site de Corsicapolar nous informant de la création d'une nouvelle association - "Operata culturale" - dont l'objet est "la promotion des oeuvres littéraires et artistiques témoignant d'une sensibilité ou d'un rapport direct à la Corse, écrites et/ou éditées et réalisées dans l'île ou ailleurs." Cela est la suite du Manifeste de Luri proposé durant l'été 2009. Voir ici le compte rendu de la réunion du 17 janvier 2010. Nouvelles importantes : un appel à création (un "cadavre exquis") dans le cadre de la prochaine manifestation "Le printemps des poètes" (mars 2010) et l'organisation d'un Salon du Livre Corse,
en juillet 2010, à Francardo, au Centre Prumitei, avec des débats et une soirée culturelle (lectures, musiques).

Beaucoup de plaisir en perspective !

mardi 19 janvier 2010

KLONGS : puesia corsa, écrite en français, en Thaïlande...

Dans la postface, l'auteur écrit :

"L'eau est en Thaïlande un élément plus facile que l'air. Elle a appris aux Siamois l'art de la liberté et de la politique, non point conçues, mais vécues comme de prudentes navigations. Le Siamois doit en effet à l'élément liquide, non pas la conception, mais l'instinct d'une liberté qui s'obtient non par le refus mais par l'acceptation facile des limites, des règles, des fatalités.

Dès son plus jeune âge, il apprend à faire évoluer sur le fleuve une frêle embarcation, au fil de l'eau et à contre-courant, et lorsqu'aux heures de marché, la Mênam est couverte de mille esquifs dirigés par des enfants avisés ou de vieilles femmes hiératiques, on peut trouver dans ces navigations silencieuses, le meilleur symbole du pays. Pareille au Siamois qui, à à la poupe du sampan, maniant la gaffe d'une main ferme, le jarret tendu, le corps souple, dirige à contre-courant son embarcation, la Thaïlande, en subissant l'histoire, en évitant de l'affronter trop directement, et en jouant avec ses fatalités, l'a traversée, seul pays à sauvegarder, dans cette région du monde, son indépendance.

Et toute cette vie aura été de vivre dans et par et avec l'eau, et toute cette économie aura été de répandre et de faire circuler cette eau, et tout cet art n'aura été que jeu de lumière et d'ombre et reflets sur l'eau.

Cette eau n'est pas prétexte à jeu baroque ou à fontaines, elle ne jaillit pas, elle s'étale ; elle dort, la peau colorée de lotus et nénuphars, frémissant légèrement à d'imperceptibles brises. Elle n'est chargée d'aucune spiritualité, elle n'est pas porteuse de grâce, elle n'est l'occasion d'aucun baptême. Le fleuve bordé de filaos, de bambous royaux et d'arbres à ombre, va, paisible, jusqu'à la mer. Le pêcheur y jette son épervier, les enfants aux yeux de grenouille y plongent, et dans une eau sans transparence, les femmes, la poitrine coupée par le sarong noir, s'y lavent. Le Siamois se laisser parfois dériver comme "le Bateau Ivre" et lorsqu'il parvient à la mer, celle-ci, songe bleu et voile de nirvana, ne lui arrache pas le cri des Grecs "Talatta" !

Cette intimité avec l'eau est une apparence : association d'intérêt beaucoup plus que mariage. L'eau ne peut être saisie, elle est l'image même de la fuite du réel. Tels deux lutteurs bien huilés qui n'arrivent pas à se saisir, le Siamois et la mère des eaux, corps à corps, glissent l'un sur l'autre.

Dans le fleuve, le Thaï, corps luisant, est anguille, poisson ; délaissé par son élément, il prend des teintes bleues et noires et, en vieillissant, comme vidée de toute eau, sa peau se parchemine.

Toute sa volonté, c'est dans l'eau que le Siamois la puise. N'appelle-t-il pas la volonté "l'eau du coeur" ?

Aussi le paradoxe de l'eau est d'être en même temps qu'image d'une réalité fuyante, source de vie. Ce songe constellé de nénuphars recèle par myriades des poissons frétillants, et s'y reflète la tige vert tendre du riz."

Ce livre est absolument introuvable ; sur mon exemplaire, il est noté "1ère édition" et "Printed at the Assumption Press by Charles Barbier Publisher / 51 Oriental Avenue Bangkok, 1965/2508". À côté de la reproduction d'une carte du Royaume de Siam (datée de 1686 et due à un géographe "ordinaire" d'un "roy") - où l'on voit deux éléphants regarder vers la droite -, se lisent les mots suivants : "IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 30 EXEMPLAIRES NUMEROTES DE 1 à 30". Mon exemplaire ne porte pas de numéro (mais une dédicace de l'auteur, chez qui il se trouvait avant qu'il ne parvienne jusque chez moi, à Aix).

Je suis toujours ému par le voyage des imaginaires, des mots, leur impression - sur le papier d'abord, sur nos esprits ensuite -, le déplacement du livre, les mains successives qui s'en emparent, ouvrent les pages, voire "cassent" la tranche, déforment la chose, la "chose" qui survit à toutes ces pratiques, toutes ces lectures de "main journelle et nocturne"... Il faudrait suivre ainsi les voyages de la littérature corse et sentir comment son imaginaire se frotte à d'autres, ce qui se passe alors, quelles nouvelles friches s'offrent alors à nos regards, nous aident à respirer. Car la littérature corse a vocation comme toute autre à dire son lieu tout autant qu'à regarder le monde, aussi singulièrement qu'une autre, non ?

Ainsi de cette poésie (corse, française, thaïlandaise, siamoise, comme vous voudrez). De la poésie née de l'eau du fleuve, en Thaïlande, dans les années 60 du vingtième siècle chrétien, par les mots de Marie-Jean Vinciguerra exprimée, publiée sous le titre "A Siam". Voici les 11 poèmes de la section "Klongs" ("klong" signifie "canal"), 11 poèmes parmi les 58 du recueil - poèmes qui doivent bien "dire" autre chose que la postface qui ouvre ce billet... J'aime que l'eau ici s'insinue partout, eau du fleuve, eau de pluie, eau caressée, conservée, effleurée, mouvante ou immobile, et ce regard amusé érotisant légèrement le spectacle des laveuses (que j'entends comme un écho décalé des trois femmes pétrissant le pain chez Coti), et ce subtil rapport - comme de poupées russes - entre les eaux et les objets, dans le poème commençant par les mots "Les maisons flottent" ; voilà ce qui m'a plu.


Le klong somnole, verte peau
sous un dais de silence
le flamboyant exalte ses papillons
le soleil mange l'ombre frêle
Les filaos s'alignent en triste oraison
le bras d'un pêcheur se poursuit en roseau
sur son lit de vase
frémit le poisson noir
une procession de bulles
accroche au klong vert
de fugaces boucles.

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La pirogue glisse,
à peine posée
sur le klong immobile.
Sur tout ce plat
s'affirme
vertical,
le seul sceptre royal.

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Le Sampan,
buffle lourd,
traîne une cargaison
de casques et d'obus verts.

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Le frêle nocher,
au genou aigre,
disparaît dans la venelle d'eau
avec, au bout de la canne,
un lambeau de soleil
trempé d'eau.

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Les laveuses, pétrissant la pâte d'eau
actionnent leurs bras huilés
comme des leviers
autour de la roue des fesses.

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L'eau referme ses lèvres
de silence
sur les fruits de soleil.
Aux joues de lune mordorée
les chignons ajoutent
leurs noirs volumes.

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A l'avant du sampan,
les femmes ont croisé les jambes,
vouées à elles-mêmes
et leurs mains tristes
manient la rame.

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Un coq enchante l'ombre de sa crête
Les vessies de porc flottent à l'haleine du fleuve
le berceau oscille
les balustres ont des bases tremblées
et le lotus,
à l'heure qui tourne,
replie de ses doigts roses
son sourire.

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Les maisons flottent
et pour n'aller point à la dérive
les retiennent les jarres brunes
où dort,
avec le nénuphar, l'eau fade des pluies.

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La tôle du fleuve étincelle
Sous l'orchestre du flamboyant
l'ombre a des cadences de lumière.
Sous un auvent
les jeunes filles courbées,
le sarong lourd d'eau verte
font de pures libations.

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Les arcs croisés sont tendus.
Le filet respire amplement,
tel le pêcheur avant la plongée.



Littérature corse à Marseille : le rôle des amicales

Comme tous les ans, la "Fédération des groupements corses de Marseille et des Bouches-du-Rhône" organise les deux jours du livre corse. Il y a de quoi s'en réjouir, car pour la partie littéraire il y a :

- la possibilité pour tous les curieux de la production éditoriale corse de feuilleter un choix large de livres (récents ou plus anciens), de rencontrer des auteurs (plus d'une vingtaine), de faire dédicacer les ouvrages achetés

- la possibilité d'écouter des conférences (cette année à propos du "Règlement des conflits en Corse" par Sixte Ugolini et du "Masque de fer et les Corses" par Michel Vergé-Franceschi).

Signalons aussi que Gabriel-Xavier Culioli - le journaliste et écrivain, auteur d'un des best-sellers de la littérature corse, je crois, "La Terre des Seigneurs", chez DCL éditions - présentera le nouveau dictionnaire corse-français publié aux mêmes éditions, "U Maiò". J'essaierai d'être présent alors et il serait intéressant de passer de la question linguistique à la question littéraire ou mieux encore de faire que les conférences et présentations soient aussi des moments de discussion et de débat (mais est-ce nécessaire ?), en appelant les lecteurs à prendre la parole. Nous pourrions nous poser la question suivante : "Qui a peur de la littérature corse ?" (C'est-à-dire qui a le désir d'une littérature corse, de quelle littérature corse, pour quoi faire, comment, avec quels enjeux, quels horizons, quelles pratiques ?)

Bravo aux organisateurs évidemment : l'accès au livre corse est difficile sur le Continent : pouvoir feuilleter des dizaines d'ouvrages tranquillement, dans un lieu accueillant avec une équipe conviviale, c'est beaucoup !

Voici le lien pour connaître tous les détails : Maison de la Corse (cliquer sur "Agenda"). Cela aura lieu un samedi et un dimanche (30 et 31 janvier 2010), rue Sylvabelle à Marseille.

dimanche 17 janvier 2010

Rinatu Coti : Propos sur "A Stanza di u spichju"

Dans la bibliothèque de l'Amicale, je remets la main par hasard sur un ouvrage fabuleux, unique en son genre, qu'il faut avoir chez soi lorsque on aime la littérature corse (mais vous n'êtes peut-être pas d'accord, parlons-en) : "Trà Locu è Populu" (éditions L'Harmattan, 2001 : vous pouvez même lire ici quelques pages de l'ouvrage).

Pourquoi "fabuleux" ? Parce que ce livre donne un accès direct et simple à une des oeuvres littéraires corses les plus importantes, en quantité et en qualité : celle de Rinatu Coti. 23 livres publiés entre 1972 et 1999. Essai, théâtre, récit, poésie. En langue corse (sauf trois textes écrits en français : même Rinatu Coti - qui n'a pas fait traduire ses livres et ne semble pas le vouloir - est un écrivain en deux langues et pratique quelque peu la littérature corse en langue française ! Je sais qu'une telle expression heurte la conception de Rinatu Coti, ou de Paulu Desanti, pour qui la littérature corse est celle écrite exclusivement en langue corse). 300 pages d'entretien avec son ami Vincent Stagnara, très fin connaisseur de l'oeuvre de Coti, et dont le récent décès, brutal, est aussi une perte pour la littérature corse.

Pourquoi "unique" ? Parce qu'il me semble que c'est le seul ouvrage grand public consacré à la description et à l'analyse de l'oeuvre d'un auteur de littérature corse (mais vous avez peut-être d'autres livres en tête ?). Je me souviens de documentaires (des 52 minutes) consacrés à Ghjacumu Thiers ou Anton Francescu Filippini (il doit y en avoir d'autres ; il faudrait une bibliographie exhaustive...). Mais on aimerait que d'autres livres évoquent avec précision, en allant au coeur des textes, les travaux et démarches de tous les auteurs corses dont l'oeuvre nous paraît jouer un rôle dans l'imaginaire actuel.

Voici un extrait du dialogue entre Rinatu Coti et Vincent Stagnara. Ce sont des passages qui évoquent le très beau texte "A Stanza di u spichju" (Cismonte è Pumonti edizione, 1992). Il faut que je retrouve le texte que j'avais écrit à propos de ce livre (texte publié dans sa version corse dans la revue "Bonanova", je ne sais plus dans quel numéro). Il serait aussi souhaitable que l'oeuvre en langue corse de Rinatu Coti trouve de nouveaux lecteurs grâce à des traductions, non ? (Hier, j'ai décidé de me lancer dans la lecture de son roman "Una spasimata", de 1985, cela fait un moment que je dois m'y atteler ; je produirai quelques billets au cours de cette lecture ; j'en attends beaucoup : toujours "vu" ce texte comme un des sommets de la littérature corse ; nous en discuterons.)

Voici l'extrait :

Vincent Stagnara : Trois femmes, Bianca, Chjara, Rosa, accomplissent successivement au cours d'une même nuit une oeuvre similaire : faire lever la pâte, destinée à la fabrication du pain ou des gâteaux.
Un décor : une maie qui ressemble à un berceau ou à une bière.
Un temps : l'une pétrit et pense pendant que les deux autres dorment.
Tu développes dans cette pièce le thème de la symbolique de la pâte qui lève, que l'on retrouvera dans ta nouvelle "Un homme de paix" au cours d'une nuit qui cède progressivement le pas au jour jusqu'à l'aurore blanche, claire puis rose. Peux-tu nous révéler tes ambitions en écrivant sur ce thème ?

Rinatu Coti : La symbolique du pain est celle de la vie, de la nourriture. Le pain représentant l'élément de base d'une société rurale où chaque famille fabriquait, dans la nuit du vendredi au samedi, la quantité de pain pour la semaine.
On faisait cuire le pain le samedi matin.
Cette nuit servait aussi aux femmes à se raconter des histoires. Transmission en même temps des recettes, du savoir-faire, du tour de main... et puis veiller c'est aussi être attentif à ce qui va se produire dans l'attente du jour qui va se lever.
C'est la manifestation de l'espoir, envers et contre tout.

(...)

Vincent Stagnara : Â côté, une autre pièce, "a stanza di u spichju", endroit réel ou imaginaire, nous ne savons pas trop.
J'y ai personnellement vu l'antichambre de la mort, les limes de la mémoire, le terme du voyage au plus profond de soi-même. Sommes-nous encore confrontés à une interrogation conflictuelle sur l'identité ?

Rinatu Coti : Cette chambre est, d'une manière symbolique, la représentation de l'invisible qui est en nous et autour de nous. Le lieu est habité par une femme.
La femme de par son corps donne la naissance et est celle qui, peut-être, est la plus apte à comprendre cette liaison et à faciliter cette liaison entre le monde visible et le monde invisible.

(...)

Vincent Stagnara : Un autre personnage est projeté sur la scène par Bianca et Chjara : il s'agit d'Agata, figure du bonheur, de la beauté, de la pureté, qui se regarde dans le miroir en délaçant ses magnifiques cheveux. Agata qui est morte.
Chjara se rappelle le mariage d'Agata :
"Mi n'invengu di quand'edda t'avia in manu a rocca è u fusu. Era un ghjornu di festa magna. Erani i so nozzi... Splindia u soli. Un celi latinu duminava i sarreri. U ghjaddu si scuzzulava è cantava... l'aria imbalsamava. D'ogni fiori di a machja emanava un muscu putenti chì furmava un buleghju da imbriacà à qualunqua. Quiddu ghjornu, in quiddu locu, da quidda ghjenti, c'era una grazia d'aligria è d'amori, di sciali è di campazioni. Ancu i petri gudiani..."
À propos d'Agata, tu écris : "tutta a so persona era parcossa da l'embiu di vita". Mais tu tempères immédiatement : "era troppa filici quidda stonda da essa duratoria". Leçon permanente de ton oeuvre : le bonheur ne saurait être continu, il faut en jouir quand il se présente pour affronter, ensuite, les moments difficiles de l'existence et attendre qu'à nouveau l'horizon s'éclaircisse.
Cette attitude face à la vie est-elle courage, résignation ou mesure ?

Rinatu Coti : Tout simplement de la lucidité, la vie est ainsi faite, il faut en accepter les termes.

Vincent Stagnara : Dans le miroir, faut-il voir l'oeil de la conscience ou le reflet des apparences vraies ou fausses ?
Le regard de l'être humain est-il interne, externe ou les deux à la fois ?

Rinatu Coti : Dans le miroir, il n'y a rien.

Vincent Stagnara : Pourtant Agata regarde dans ce miroir sa belle chevelure...

Rinatu Coti : Mais Agata n'est plus là. De l'invisible aucun miroir ne nous permet de voir quoi que ce soit. Le miroir est la traduction théâtrale du symbolique. Par le symbolique nous pouvons avoir connaissance de l'invisible, nous ne le voyons pas.

Vincent Stagnara : Autrement dit, le miroir porte la symbolique de son contraire, ce que l'on ne voit pas !

Rinatu Coti : Si l'invisible était une chose simple on l'aurait déjà mise sous scellés. L'identité c'est compliqué.

Vincent Stagnara : Pourquoi alors le spichju qui, en principe, reflète alors qu'ici il n'y a rien à refléter ?

Rinatu Coti : Le spichju vient du mot speculum et porte le mot spéculation. Dans les litanies la Vierge est appelée speculum sapientae, miroir de sagesse.
La sagesse peut-elle se voir dans un miroir ?
L'invisible c'est pareil.
L'image symbolique on ne la voit pas, elle agit.
Si on pouvait appréhender matériellement l'identité on n'aurait pas manquer de l'emporter aujourd'hui dans une banque d'une grande ville européenne, mais l'identité est insaisissable, intransposable. Elle ne peut mourir ni être mise en esclavage. C'est cela qui embête tous ceux qui veulent normaliser et faire de la planète un unique village.

Vincent Stagnara : Donc il n'y a ni stanza ni spichju ! Difficile pour quelqu'un qui prend le titre de la pièce à la lettre !

Rinatu Coti : C'est son affaire.

samedi 16 janvier 2010

Rassemblement ! L'essentiel et le dérisoire

D'où me vient ce cri militaire ? Mon père le prononça-t-il, le prononçait-il ? Sur le mode ironique, forcément...

Je ne sais pas, mais voilà le mot qui me vient à l'esprit pour titrer ce billet. Cela fait un moment que j'ai acquis, et que je lis par petits bouts, un peu perdu, revenant sur mes pas, retrouvant parfois les mêmes pages, l'ouvrage de Constant Sbraggia, "Dictionnaire égoïste d'Ajaccio" (éditions Dumane, 2009).

Je crois que la forme du dictionnaire et sa logique irrationnelle (son ordre alphabétique) me conviennent parfaitement : le rassemblement de réflexions, d'anecdotes et de souvenirs qu'il opére ouvre bien des horizons dans nos imaginaires. De plus chaque article reproduit en lui-même cette logique d'association d'idées autour d'une thématique à la fois objet principal et prétexte à rêverie.

Je viens de rouvrir le livre.

J'ai relu l'article "L'hôtel impérial" (à la lettre I, page 127). J'aime cette façon de vouloir présenter l'essentiel d'une façon extrêmement subjective ; de vouloir saisir à la fois l'esprit d'un lieu et d'une époque tout en signalant modestement par quel petit bout de quelle lorgnette la chose est aperçue... L'émotion est permanente (parfois le regard se fait trop nostalgique pour moi, masquant l'authenticité sous un voile de formules convenues du genre : "C'était les Trente Glorieuses") et en même temps le présent de l'écrivain garde une certaine épaisseur.

Car Ajaccio vit encore, de bien d'autres façons encore... : pas seulement comme un lieu où s'exerce un certain art de vivre... non ? (Personnellement, à la lecture de l'ouvrage - très riche - je découvre bien des choses d'une ville que je n'ai finalement pas vraiment habité, en marge du centre, près du parc Berthault, sans trop se mêler des préoccupations collectives et de la vie quotidienne commune ; aller vers le centre pour moi c'était aller à l'école/collège/lycée et un peu plus loin encore aller la librairie La Marge).

Bref, voici l'article. (Je le choisis aussi parce que son titre me fait penser au poème de Philippe Stima, "Impériale", dans son recueil "Le monde a soif d'amour", que j'ai lu sur les ondes de Radio Grenouille, voir ici ; à noter que deux échos - non envoyés sur le blog - me sont parvenus : quelqu'un a beaucoup aimé et le poème et ma lecture ; quelqu'un d'autre a trouvé le poème presque choquant, non pertinent, utilisant trop facilement mots grossiers ou insultants, images ne correspondant pas à la réalité d'Ajaccio ni à la façon juste de dire les choses ; intéressant, non ? Je trouve qu'il y a un bel espace imaginaire entre le poème de Stima et l'article de Sbraggia - en plus leurs noms se ressemblent beaucoup... deux visions-sensations de l'été ajaccien, deux tonalités bien différentes et tout aussi légitimes, non ?).

Voici l'article : "L'hôtel Impérial"

François Léotard m'a raconté la plage de Trottel. Ces longs jours d'été qui faisaient les grandes vacances. Je crois que ça n'existe plus les grandes vacances. A cause des soeurs Goitschel et de Giscard, deux ex-championnes à skis et d'un Président de la République de quarante huit ans à qui l'on doit du reste tout un tas de bizarreries - rappelons qu'il a remplacé le bleu drapeau de l'étendard français par un bleu cobalt plus clair, qu'il a fait jouer la Marseillaise un ton moins fort et un rythme plus lent, qu'il a changé l'heure pendant les mois d'été et qu'il s'est mis subitement à donner des interviews en anglais ! - qui ont inventé les "vacances d'hiver". Tu parles d'une idée de génie ! Je ne suis pas loin de croire que ce faisant Christine et Marielle Goitschel - qui sont nées et ont grandi à Sainte-Maxime dans le Var, un comble ! - et le vingtième Président de la République française ont ensemble ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés, tout schuss, tous nos emmerdements de fin de siècle. Comme par hasard, voyez comme je suis injuste, c'est sous Giscard le réformateur que nous prendrons en pleine poire les deux chocs pétroliers qui mettront un terme aux Trente Glorieuses. Comme par hasard c'est avec Giscard à la barre - slogan inventé par les matelots du giscardisme - que nous connaîtrons le chômage de masse - voyez comme je puis demeurer injuste. C'est que je lui en veux à Giscard, d'avoir supprimé les grandes vacances. Ah ! les grandes vacances ! Les ciels bas, la pluie, le froid, les intérros écrites qui s'effacent dans la chaleur et l'indolence de l'été. Combien de temps ça dure les grandes vacances ? Toujours. Enfin, au bout de la plage, tu vois, il y a la rentrée, une sorte d'intermède si tu préfères. Mais sinon, ne t'inquiète pas, la vie, en ce qu'elle a d'essentiel, coule bleue et chaude. Tu sais quoi ? Il faudrait rétablir les grandes vacances sur les bords de la Méditerranée. Au nom de la culture. Car en Méditerranée, la saison des bains de mer constitue, au même titre que la saison théâtrale ou que la rentrée littéraire à Paris ou à Pétaouchnok, une étape fondamentale de cette entreprise tout aussi fondamentale qu'est la sculpture de soi. François Léotard - tiens ! il a été ministre de la Culture ! - m'a raconté la plage de Trottel, au bout de la rue Davin - il y avait un garage à l'angle de la rue Davin, juste après le bar Chez Marie, il était tenu par M. Roux -, pù, avec ses frères et soeurs, il aura vécu de belles heures sur le sable et dans les vagues. "Raconté" est un bien grand mot, je devrais plutôt dire qu'il m'a laissé deviner la plage de Trottel, le sable et les vagues. Probablement parce qu'il n'y a pas d'autres façon de faire comprendre la chaleur et l'indolence de l'été. Probablement parce qu'il n'y a pas d'autre manière de raconter un destin méditerranéen. Dans À mon frère qui n'est pas mort, formidable livre d'amour et grand livre tout court, (chez Grasset et en poche), François écrit : "La couleur de l'été était celle de la mer au matin. Je ne peux pas dissocier notre jeunesse de la mer. Notre sang devait être salé, nos dents d'écume, nos épaules de sable et de courants." Il écrit aussi : "À Fréjus, il y avait la plage sur laquelle, pendant longtemps, tu as régné. Dans ma mémoire, cette plage des années cinquante est encore à peu près déserte. C'est un espace de volupté. Notre peau était plus méditerranéenne que la mer. Elle brunissait au fil de l'été, le sable s'accrochait aux cheveux, nos sexes étaient salés et les filles s'allongeaient comme des royaumes." J'imagine qu'il aurait pu écrire la même chose à propos de la plage de Trottel. De la même manière elle a dû le ramener à "l'univers solaire et juste" de Camus. Au début des années soixante-dix j'ai fréquenté le bar d'été de l'hôtel Impérial, sur la plage de Trottel (il n'existait pas du temps où François Léotard venait s'y baigner). Le soir, à l'apéritif, les habitués jouaient au poker menteur ou à la belote menteuse. Tout le monde, à cette époque, jouait au poker menteur et à la belote menteuse. Etait-ce le signe que les Trente Glorieuses ne dureraient pas ? En attendant, c'était les Trente Glorieuses. Je dis ça parce que la première idée qui me vient à l'esprit à l'évocation du bar de l'hôtel Impérial c'est les Trente Glorieuses - je vous dirais tout aussi aisément que la première idée qui me vient à l'esprit à l'évocation des Trente Glorieuses c'est le bar d'été de l'hôtel Impérial. C'est loin les Trente Glorieuses. Tellement loin que tout ça, aujourd'hui, semble irréel. Quelle époque ! Après tant d'années je me demande si nous n'avons pas rêvé notre jeunesse. Une vague d'insouciance est passée, comme une vague de chaleur. La vague s'est retirée. Le monde ne s'est pas arrêté. Nous non plus. Tout est si loin maintenant. Pour m'en approcher au plus près je m'accoude au comptoir du bar d'été de l'hôtel Impérial (qui a changé de place depuis) où j'ai passé le plus clair de mon temps avec Jean-Louis Fieschi et Gilles Trovato. Je me tiens debout, j'ai un verre de Coca à la main. Au-delà du bar il y a le sable. Au-delà du sable il y a la mer. Et le soleil tape fort. Je revois Ambroise Fieschi, le père de Jean-Louis, c'est le propriétaire de l'hôtel Impérial, il porte une saharienne - c'est la mode des sahariennes -, il porte aussi des Ray-Ban modèle chasse - c'est aussi la mode des Ray-Ban modèle chasse mais Ambroise Fieschi, lui, a été pilote de chasse, aux Etats-Unis, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ambroise Fieschi sourit aux éclats. Oui, ça existe, sourire aux éclats. Et comme il sourit aux éclats, je me dis que la vie devrait être encore plus souriante que je ne l'ai vue dans le prisme de mon regard d'adolescent. Ambroise Fieschi est bel homme, je remarque après coup qu'il a des airs de Dean Martin - la stature, le visage -, quelque chose aussi de Jean-Caude Pascal. Enormément de charme en tout cas. Avec lui il y a Marceau Ceccaldi, Pierre Padovani et Hugues Trovato - je crois qu'ils boivent du champagne, Ambroise Fieschi, lui, boit des Chivas. Avec eux il me semble que la vie est aussi légère et récréative qu'une partie de poker menteur ou de belote menteuse. Tout le monde, à l'époque, joue au poker menteur ou à la belote menteuse. Sans doute était-ce le signe que les Trente Glorieuses n'étaient qu'une illusion. Drôle d'époque. Pour moi, elle a un parfum. C'est celui que porte Ambroise Fieschi dans mon souvenir : Eau sauvage de Christian Dior. Tout le reste, je veux dire les détails, tous les détails, s'est évaporé. C'est un peu comme si Ambroise Fieschi l'avait emporté avec lui, à bord de sa Citroën-Maserati vert pâle - la fameuse SM qui aura traversé l'époque tel un météorite. Plus tard, après la mort d'Ambroise Fieschi, je fréquenterai assidûment le bar d'hiver de l'hôtel Impérial, le Bivouac. Un bar de nuit. Je m'y sentais bien, comme hors du temps. Pas seulement à cause du style Empire. Il y avait un piano, des clients qui en jouaient parfois. On y jouait aussi au poker menteur et à la belote menteuse. C'était encore les années soixante dix. Nous étions, pour ainsi dire, emportés par notre élan. Mais les Trente Glorieuses étaient déjà loin derrière nous. Les souvenirs commençaient à s'évaporer. Les clients du bar aussi se sont évaporés. Peut-être n'ai-je jamais cherché à les revoir, ce qui revient à peu près au même me direz-vous. Jean-Louis Fieschi est toujours mon ami. Nous nous voyons moins souvent que dans les années soixante-dix mais quoiqu'il arrive nous aurons fait la traversée des Trente Glorieuses ensemble. Nous sommes à jamais des enfants des Trente Glorieuses. Et notre adolescence garde encore ceci de particulier qu'elle avait l'hôtel Impérial pour épicentre. Je revois aussi Gilles Trovato, lui aussi a vécu les belles heures du bar d'été de l'hôtel Impérial, il nous arrive de dîner ensemble mais il me semble que nous n'évoquons guère le passé. Le passé a fui. A dire vrai, en fouillant ma mémoire je pourrais réunir quelques fragments de ce temps-là. Cependant le paysage que je vois d'emblée et qui m'habite, tel qu'il pourrait apparaître dans la brume d'été, c'est-à-dire un peu flou et comme flottant, me rapporte les étés perdus avec une telle intensité que je me refuse à percer leur mystère. C'est comme Ambroise Fieschi : il me suffit de savoir qu'il a été ce personnage solaire au coeur d'un chapitre parmi les plus merveilleux du roman-vrai d'Ajaccio (l'expression est de Dominique Desanti, l'épouse de Jean-Toussaint). Il m'est arrivé de revoir à la télé , Pouic-Pouic délicieuse comédie de Jean Girault tournée en noir et blanc en 1963 (avec Louis de Funes, Jacqueline Maillan, Mireille Darc, Daniel Ceccaldi, Philippe Nicaut, Christian Marin, Roger Dumas, Rosa Maria Rodrigues...). Emouvante scène où Guy Tréjean, alias Antoine Brevin, s'adresse à l'opératrice : "Passez-moi le 62 à Ajaccio." Puis : "Allo, l'hôtel Impérial ?"

Marie-Gracieuse Martin-Gistucci : "L'oued" (relecture)

Dans ma mémoire, cette nouvelle, intitulée "L'oued".

C'est la sixième nouvelle du premier recueil de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, "L'île intérieure", qui en compte onze (recueil déjà évoqué sur ce blog). Je ne sais pas quand elle a été écrite ; le recueil a été publié en 1987, à Ajaccio, par La Marge édition. Sur la couverture blanche, la photographie d'une "rose mousse" (cliché de Jean Martin, fait à Bastelica), la rose coupée est dressée dans une bouteille bleue au verre translucide, posée sur un muret de maison dirait-on. Je regarde cette photo aujourd'hui car quelqu'un vient de ramener ce livre à la bibliothèque de l'amicale (corse d'Aix) et ce quelqu'un n'a pas apprécié ce livre : pas original, trop de stéréotypes, de clichés. Intéressant, mais la discussion n'est pas allez beaucoup plus loin, pour l'instant.

(Car, répétons-le ici, il est nécessaire que la vie de la littérature corse se manifeste par la discussion, le débat, le jeu entre les différences d'appréciation - pas forcément contradictoires d'ailleurs : les nuances sont aussi intéressantes que les désaccords radicaux).

Ainsi j'ai le souvenir de nouvelles qui racontent des vies ordinaires, des destins qui se croisent, en Corse et souvent hors de Corse (Algérie, Indochine, Marseille, Tunisie, Provence, Paris, Florence), des histoires qui réutilisent - de façon parfois décalée - des "figures" de l'identité corse (le mazzeru, la voceratrice, l'exilé), une écriture soignée, précise, attentive aux détails, aux fleurs, aux sensations et aux émotions, à leurs subtilités. C'est un souvenir ; peut-être que le fait d'avoir lu cet ouvrage dans mon adolescence m'a rendu moins sensible aux "stéréotypes" et "clichés" vus par le lecteur évoqué précédemment ; une certaine façon un peu lente, un peu attendue de préparer les "chutes" de ses récits (je pense à la deuxième nouvelle, "Délivrez-nous des morts", dans lequel le voceru cache une confession déguisée). Mais je retiens surtout cette attention au quotidien, à la réalité des relations humaines (familiales, sociales), à la prise en charge - tranquille - des réalités variées qui constituent la société corse.

Et je repense à "L'oued" qui met en scène le malheur d'une famille italienne en Tunisie en 1936. (Tiens, comme dans "Stremu Miridianu" de Marcu Biancarelli, cette nouvelle centrale dans le recueil évoque un petit enfant et un événement traumatisant). Pas de personnages corses dans cette nouvelle mais une matière méditerranéenne qui fabrique aussi notre imaginaire (la pauvreté, l'exil, la malaria).

Ce livre est-il encore disponible ? En reste-t-il quelques exemplaires dans les librairies en Corse ? Peut-être. Sur Internet, on peut acheter quelques exemplaires d'occasion (voir ici par exemple). La bibliothèque de l'Amicale corse d'Aix donne la possibilité de l'emprunter. Qu'il est difficile l'accès à la littérature corse !

Alors, voilà un large extrait de la nouvelle (la première moitié) :

Il pleuvait depuis la veille au soir, une de ces pluies africaines tièdes, lourdes, brutales ; un vrai déluge qui tombait tout droit d'en haut. Des ruisseaux dans toutes les ornières de la route ; pas de vent. Dans la chambre (qui servait aussi de salle à manger et de cuisine) se croisaient des courants d'air presque froids, et pourtant dehors il faisait si chaud qu'on transpirait sous la pluie.
Caterina grelottait, enfoncée dans le grand lit sous l'amas indistinct des couvertures et des vêtements ; son regard brillant s'accrochait à la lumière, une grisaille éblouissante qui filtrait à travers la moustiquaire métallique de la fenêtre.
La crise l'avait prise la veille à midi, avant la pluie ; une de ces attaques de malaria où alternent les visions paradisiaques et les atroces vertiges, où le passé vous saisit, où vos morts vous appellent, où vous voyez l'avenir, mais où vous ne savez plus ni où vous êtes ni ce qui se passe autour de vous.
La malaria... elle l'avait toujours connue, sa mère en était morte, dans cette Maremme d'où elle était venue. Où l'avait-elle prise ? Là-bas, dans la maisonnette rouge que ses parents partageaient avec les deux paires de grands boeufs blancs aux larges cornes noires, ou ici, dans ce coin de Tunisie, dans cette ferme au bord d'une sebkha ? Elle était venue là avec son mari pour s'occuper des terres d'un compatriote, un riche Italien de Catane qui préférait donner du travail à des Italiens plutôt que d'employer les gens du pays ("les indigènes" disait-il avec mépris). Mais le Monsieur de Catane habitait Tunis, il ne venait à la ferme que rarement, au printemps, quand les blés étaient levés et qu'il pouvait supputer la récolte à venir. Il discutait calmement, mais ses opinions étaient sans appel. Ses deux enfants s'égaillaient dans les champs pour cueillir les glaïeuls sauvages, et avant de partir, il laissait sur la table, de la part de son épouse, un paquet de vieux vêtements pour Caterina et pour les deux petits.
Des labours aux récoltes Caterina et son mari travaillaient comme travaillaient dans les autres fermes les Bédouins. La seule différence était que les Bédouins, eux, n'avaient pas de cochon dans leur petite étable. Pour le reste, c'était pareil : une dizaine de moutons, deux chiens, quatre boeufs. Et dans les champs, le blé, les fèves, les caroubiers.
Le médecin de colonisation ne pouvait pas grand-chose pour le paludisme, pourtant on était en 1936 et la médecine avait fait des progrès ; mais tout ce qu'il faisait pour Caterina, c'était de lui fournir de la quinine : de grandes boîtes de pastilles d'un vert jaunâtre.
Piero s'était assis sur le rebord du lit. Il venait de soigner les bêtes et il avait mis de l'eau sur le feu, il ferait un peu de polenta pour midi ; quant à aller dans les champs, il n'en était pas question.
Cette crise était si brutale et si longue que Piero commençait à se demander si sa femme n'allait pas mourir, soudain, sous ses yeux, sans qu'il ait rien pu pour la sauver. Caterina ne pouvait plus avaler, les derniers comprimés de quinine qu'il avait essayé de lui donner, elle les avait rejetés tout de suite. Ce qu'il aurait fallu, c'était la piqûre, comme dix mois avant. Le médecin de Bordj-Gourbeul serait venu, certainement, dans son auto. Mais le tout était de le prévenir. Il pleuvait toujours. Piero frissonna à l'idée de sortir, de sentir sur ses épaules le chox de la pluie, et la lourdeur de ses vêtements détrempés. Il fallait attendre que la pluie s'arrête. Les pluies cessent toujours brusquement, comme elles commencent. Il n'en avait que pour une heure à arriver à Bordj ; il reviendrait avec le médecin, dans son auto.
La pluie finit en effet par s'arrêter, vers midi, juste comme il venait de remplir les assiettes des enfants et d'avaler lui aussi deux cuillérées de polenta. Le ciel redevint d'un bleu intense et la terre sembla plus foncée. La verdure autour de la maisonnette était lavée, engraissée, rajeunie. Une sorte de joie physique s'empara de Piero : allons, tout allait s'arranger maintenant !
Du lit partait un gémissement douc, continu, tantôt aigu et tantôt grave : Caterina rêvait, un de ces délires où l'on revoit sa mère et le pays de son enfance et d'autres pays qu'on n'a jamais vus et qui existent peut-être, et de grosses bêtes qui vous lient les jambes et vous baîllonnent.
Puis Caterina se mit à saigner du nez, une tache rose sur l'oreiller, qui s'agrandit, puis devient plus foncée. Jamais Piero ne l'avait vue saigner. Il fut pris d'une peur soudaine : elle allait se vider de sa vie, sa vie allait couler, rouge, sur le sol... Il prit sa casquette, cria en direction du lit qu'il allait chercher le docteur, et sortit en laissant la porte grande ouverte sur le soleil revenu.
Il s'enfonça dans les terres labourées. Le sol avait déjà bu presque tout l'eau qu'il avait reçue, de grandes crevasses dessinaient des damiers irréguliers entre les sillons droits ; par endroits une grand flaque tremblait encore et on y voyait le bleu du ciel criblé de ces petits nuages ronds qu'on appelait dans son pays des agneaux.
Piero marchait vite. Passé le troisième champs de fèves, il arriva au bord de l'oued.
L'oued était d'habitude un ruisseau jaunâtre qu'on passait à gué, parfois même il était complètement à sec. Il avait grossi : large, il avait l'air d'une vraie rivière. Il s'étalait sur le fond plat de son lit et de larges plaques d'écume blanche venaient éclater en bulles à la surface.
Piero hésita un instant, du regard il mesura le niveau de l'eau en se repérant sur la rive : il en aurait jusqu'aux genoux, jusqu'aux cuisses peut-être... Il valait mieux se dépêcher, l'oued risquait de grossir encore, s'il avait plu au-delà du Ressass. Pour le retour il n'y avait pas trop de souci à se faire. Avec l'auto, le docteur ferait une détour par le pont.
Il descendit en glissant sur l'argile humide la berge en pente douce et entra avec précaution dans l'eau épaisse et hostile.
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jeudi 14 janvier 2010

Où donner de la tête ? Que faire de tous ces textes ?

Iè chì a literatura corsa hè ricca... Mi pare ancu chì sò troppu numerosi i testi corsi (scritti in corsi, o in francese, ecc.) : allora mi pare chì a suluzione è di parlà di i testi chì noi tutti lighjemu parechje volte. Dapoi duie o trè ghjorni mi ne vocu pè issi lochi numerichi chjamati "Terres de femmes",

è leghju, leghju, rileghju issu puema di Angèle Paoli (ùn socu micca perchè mi piace issu puema - è micca altri, aghju da riflette à issu bellu misteru : forse a rilazione trà a Corsica è l'altre "isule" :


Nouvelle Zemble

Barents

Nord (petit et grand)



forse u piacè di u sonniu, a meditazione, marchjendu, attippendu pè i chjassi :


tout en marchant (je) rêve
aux brouillards de Barents
à cette île noyée ― passage du Nord-Est ―
qui depuis des jours vacille
toujours son nom échappe
entre un [k] … et un [v]
le tréma et l'arrondi d'un [o]
placés dans le désordre



Ma ci vole leghje u puema interu chì u so ritimu hè assai impurtante, sin'à l'ultima maghjina di u cacatu di e capre ! Marvelous !

Chì ne pinsate voi di issu testu ?

Je profite de ce billet pour signaler deux autres textes rencontrés sur Internet et qui m'ont tapé dans l'oeil, auxquels je pense, j'y reviendrai dans un autre billet (à moins que ce ne soit vous ?) :

- un texte de Ghjilormu Capirossi que j'appellerai par ses premiers mots : "Je suis né à Bastia un jour de mai". Abrité sur le site de Nadine Manzagol, "Operata Bastia". Texte qui fait écho au "Pesciu Anguilla" de Sebastianu Dalzeto et que je rapproche d'un autre texte de naissance bastiaise : "Brumes réseaux miroirs" (évoqué ailleurs sur ce blog) de Max Caisson.

- une traduction par le même Ghjilormu Capirossi sur son blog "Cursichella" d'un superbe poème Peter Handke : "U puema di a zitellina". (Voir ici pour la version originale en allemand, chantonnée de façon si émouvante au tout début du film de Wim Wenders, "Les ailes du désir", et une version française) :

Quandu era ciucciu u ciucciu

Lorsque l'enfant était enfant

Als das Kind Kind war


(Merveilleux déplacement du verbe "être" entre les trois versions, non ?)

mardi 12 janvier 2010

Autopromotion sur les Ondes de la Grenouille (+ lecture d'un poème de Stima)

Rapidement, je signale que l'on peut maintenant écouter le dernier numéro de "Périscope", la petite émission littéraire que nous (des amis et moi) réalisons avec Radio Grenouille :

l'émission de novembre 2009 était en grande partie consacrée à la présentation par moi-même (et en dialogue avec Valou) du blog que vous lisez en ce moment ; très beau moment d'auto-promotion. Le but était aussi de parler de la littérature corse en général et j'en ai profité pour faire la lecture du poème intitulé "Impériale" de Philippe Stima (que l'on trouve dans le volume 1 de la collection "Centu Milla" d'Albiana, nommé "Le monde a soif d'amour").

J'y répète que :
- la littérature corse est multilingue
- vivace
- pleine de surprises, d'oeuvres de qualité
- médiocre en général
- et qu'il faut produire des critiques négatives sur les livres corses, c'est nécessaire pour avancer

Je sais que vous userez de votre libre arbitre de la façon la plus judicieuse : le silence est possible mais si par hasard vous aviez quelque chose sur le coeur, n'hésitez pas à le dire ! Vous pouvez tout à fait critiquer cette émission (la forme - on m'entend trop sourire ou rire, lecture trop "lyrique" - et le fond - formules vagues et à l'emporte-pièce) et faire des propositions, des remarques, etc. Cela sera tout à fait le bienvenu (si tant est que tout soit fait sincèrement et courtoisement).

Je poursuivrai autant que possible la présentation d'ouvrages littéraires corses via "Périscope".

Vous pourrez aussi écouter Valou évoquer en deuxième partie d'émission le "Dictionnaire critique des mots de l'identité nationale" (L'Harmattan).

Bonne écoute !

(Ici le billet qui précédemment parlait des autres émissions de "Périscope").

dimanche 10 janvier 2010

De la diffusion de la littérature corse : à discuter !

Je reçois avec beaucoup de plaisir le message suivant de François-Michel Durazzo (que l'on connaît bien sur ce blog ; il est en train de traduire "Pesciu Anguilla", le chef-d'oeuvre de Sebastianu Dalzeto, il nous faisait part de ses réflexions à ce sujet dans le billet que voici ; il est aussi le traducteur du "Vir Nemoris", cet incroyable et magnifique poème épique du XVIIIème siècle et dont nous avons longuement parlé ici - mais il encore mieux de lire ces deux livres d'importance pour la littérature corse !).

Donc, son message est une réaction à des propos de Marcu Biancarelli que vous pouvez lire dans leur intégralité sur le site du mensuel "Corsica" (voir ici).
Je reproduis ici les paroles qui se rapportent au sujet dont parle F.-M. Durazzo : la diffusion des ouvrages en langue corse.
Bonne lecture ! Et n'hésitez à dire la vôtre !

Voici les propos de Marcu Biancarelli :

Scriva in corsu, da chì ? I rumanzi sciuti in corsu, si vedi chì pà a maiò parti sò stati publicati in l'ultimi deci anni. Chì pinseti di u statu di u rumanzu corsu oghji ?
Pensu chì no t'avemu una bedda qualità di scrittura, è chì a literatura corsa oghji hè d'un niveddu di maturità da rimarcà. Ma ghjustappuntu ‘ssa maturità risica di pruvucà avali un effettu gattivu pà u libru di sprissioni corsa. U militantismu di i scrittori ùn basta più sicondu mè pà suddisfà u so bisognu di sparghjera è a so vulintà lighjittima d'integrà pienamenti i circuiti literarii più glubali. Pensu dinò chì u cambiamentu di sucità ch'e discrivu in Murtoriu hè ghjustappuntu ghjà in piazza, è a lingua corsa duventa di più in più un campu pà spicialisti o un ughjettu prontu pà u museu. È quissa malgradu tutti i risultati pusitivi chì a scola o i media circani d'ottena. Ci hè un chjirchju di littori chì leghjini l'opari in lingua corsa, ma ùn bastani micca, è unu scrittori chì pratendi d'avè calchì ambizioni ùn si pò suddisfà di a sola ricunniscenza di lettori ch'iddu pò guasgi à a fini idintificà cù i so nomi è casati.
Credu dunca chì u letturatu corsu, i mancanzi sempri in materia di traduzzioni è difusioni, o i mezi limitati di l'editori isulani, ùn bastessini più pà ghjustificà un impegnu di l'autori chì certi volti pò cunfinà à a tuntia o à u sacrifiziu. A me risposta parsunali hè chì dopu à sevi o setti libra scritti in corsu, m'aghju da metta à scriva in francesu, o ancu mi firmaraghju s'e ùn riescu micca à suddisfà u me disideriu di publicazioni è di difusioni più larga. Ma cunnoscu troppu avali i difficultà pà un libru in lingua corsa à esista simpliciamenti pà prughjittammi torra in un' avvintura longa chì arreca più frustrazioni chè gratificazioni. Sarani vinti anni ch'e scrivu in corsu, è sò deci anni chì i me libra sò publicati. A sò ch'aghju fattu u ghjiru di a quistioni è ch'ùn andaraghju mai più luntanu à a scala di l'isula. Dunca socu à u momentu chì calchì dicisioni a devu piddà. Aghju paura chì l'avveniri muscessi ch'ùn saraghju solu à mutà compulu, è mi dumandu sì a literatura di sprissioni corsa ùn hà micca vissutu ghjà i so più belli annati. Spergu ch'è nò, ma francamenti dopu à a generazioni attuali (pensu quì à Di Meglio, Desanti, Jureczek, Comiti, Thiers, ecc.) mi dumandu sì no buscaremu una rileva abbastanza tonta pà scriva dinò staccata da un publicu putinziali è da una middurera di vita chì u scrittu pò arricà à un autori. I rialità sò i rialità, ancu ecunomichi, ed hè impussibuli à u finali di passà accantu.

Et voici la réflexion de François-Michel Durazzo :

Je voudrais lancer un fil de discussion sur les propos de MB dans une interview de Corsica dans lequel il se demande s’il ne devrait pas cesser d’écrire en corse pour gagner un public plus large et passer au français.
Si écrire en corse représente un « sacrifice », la question se pose naturellement de l’abandon du corse. On ne peut durablement se forcer à faire quelque chose dont on ne retire pas le résultat escompté. Evidemment, on n’a aucun jugement à porter sur les choix linguistiques et littéraires des auteurs, dont on attend seulement des œuvres convaincantes. Si vraiment à ces vingt ans d’écriture en corse doit succéder une œuvre de Biancarelli en langue française pourquoi pas ?
En revanche, les arguments de l’exiguïté du lectorat ne me convainquent pas. J’ai traduit presque quarante cinq livres de différentes langues, collaboré à des dizaines de revues, et chaque fois que j’ai proposé un bon auteur corse, il a été accepté avec enthousiaste. Je n’ai même pas eu le besoin de le « vendre ». Je me souviendrai toujours de cette brève conversation avec Alain Gorius, le directeur des éditions Al Manar. Je me promenais dans les allées du marché de la poésie, mon anthologie de poésie A Filetta à la main et je me suis adressé à Alain Gorius que je connaissais à peine. J’ai ouvert mon livre sur un poème d’Alain Di Meglio, il a lu, tourné encore deux pages et m’a dit. « Bon, on le sort quand ? ». Même chose avec Pesciu Anguilla qui sort en mai 2010, dont je parlais un soir à un dîner qui réunissait traducteurs, auteurs et éditeurs. Un des éditeurs présents m’a dit. « Je le veux », et j’ai dû répondre : « Je regrette, j’en ai déjà parlé à quelqu’un », qui je le précise avait accepté sans lire autre chose que la remarquable préface de Marie-Jean Vinciguerra. Il y a donc une vraie demande de littérature d’ailleurs, une curiosité dans laquelle on n’aurait pas de mal à s’engouffrer si on voulait sans donner la peine.
Biancarelli a la chance d’avoir en Ferrari un bon traducteur. Il aurait pu faire le choix de publier ses textes corses en Corse, mais ses traductions sur le continent chez un éditeur qui jouisse d’une bonne diffusion. La stratégie du livre bilingue était une triple erreur : elle vaut pour de la poésie qui se prête au va-et-vient d’une page à l’autre, mais pas à la prose. Premièrement, c’est faire payer deux fois le même livre au lecteur, deuxièmement, bon nombre de lecteurs qui pourraient lire en corse sont tentés de lire en français par habitude, enfin il est bien plus rentable pour l’éditeur et pour l’auteur de publier un livre peu cher en corse, et de vendre les droits de traduction à un éditeur continental, qui peut ensuite susciter des désirs de traductions dans d’autres langues. A partir de là, cela peut aller tout seul pourvu qu’on ait un agent qui aille a Francfort une fois par an vendre dans le monde entier les droits et prenne els choses à coeur.
J’en ai souvent parlé avec Thiers, qui fidèle à Albiana, a publié les traductions de ses romans sur l’île. Certes, il fut un temps où la production trop maigre n’était pas de nature à susciter cet élan.
Peut-être le temps est-il venu qu’un agent littéraire spécialisé dans les auteurs de langue corse voie le jour et que les éditeurs corses renoncent à enfermer leurs auteurs et à les vendre entre deux morceaux de lonzu et de brocciu passu. Pour cela, il faut choisir un agent déjà influent qui ouvrirait une nouvelle voie et emploierait quelqu’un pour ses auteurs. Vous me direz, c’est en me promenant dans les allées du salon de l’agriculture que j’ai découvert la littérature corse. Certes, cela n’empêche pas d’avoir un stand au salon du livre, mais ce ne sont pas seulement les lecteurs qu’il faut rencontrer dans les allées, il faut aussi aller au devant des éditeurs et des médias. Pour cela, en plus d’un agent littéraire, il serait temps qu’un attaché de presse, résidant à Paris, se spécialise dans la défense des auteurs. Voici donc deux emplois au moins à pourvoir, que les éditeurs pourraient susciter en commun, et qui pourraient rapporter gros aux auteurs et aux éditeurs.
Reste à former des traducteurs, car Ferrari et moi n’avons pas vocation à tout traduire : un master de traduction littéraire à l’université ne pourrait-il pas susciter des compétences ?
Après cela la gloire viendra ou elle ne viendra pas. Isaac Bashevis Singer qui écrivait en Yiddish a eu le prix Nobel, parce ses œuvres étaient bien traduites en anglais. Je ne vais pas égrener ici la litanie des auteurs qui ne sont devenus mondialement connus que par la traduction, on les connaît.
Reste maintenant aux lecteurs et aux fans de MB à faire une pétition pour qu’il continue d’écrire en corse.

Une nouvelle lecture du fameux "Codex Corsicae"

Je signale par un simple billet très court qu'Emmanuelle Caminade - lisant sur ce blog le billet précédemment consacré au "Codex Corsicae" de Xavier Casanova (voir ici une de ses micro-vidéos pour la nouvelle année...) et développant alors le désir de lire ce livre - a fini par écrire un nouveau billet à propos de cet ouvrage qualifié de "bel exercice oulipien" sur son propre blog (où l'on trouve déjà, parmi bien d'autres auteurs, d'autres noms de la littérature corse comme Jérôme Ferrari, Marcu Biancarelli et Norbert Paganelli).

Bonne lecture et merci à Emmanuelle Caminade !
Voir ici pour lire son billet.

Un récit de lecture : "La grande exclusion", de Xavier Emmanuelli par O.E.

Mille fois merci à O.E. : voici une brève présentation d'un ouvrage de Xavier Emmanuelli : "La grande exclusion". Il se trouve que le créateur de Médecins sans frontières (1971) et du Samu social (1993) avait un père médecin à Zalana et qu'il a écrit un ouvrage sur lui, après sa disparition : "Ballade pour un père".

Dans un prochain billet, O.E. parlera de ce dernier ouvrage. (Cela fait deux occasions de prendre la parole, si vous en avez envie.)

Pour l'heure nous accueillons avec plaisir ces premiers propos (qui trouveront certainement un écho dans une île dont la culture est souvent présentée à travers des valeurs très positives comme la solidarité et le partage ou bien qui niera l'existence d'extrêmes souffrances et notamment le sentiment d'abandon ou de "grande exclusion" ; cela me fait penser au sublime documentaire de Marie-Jeanne Tomasi, "On l'appelle Aurore" qui donnait la parole à plusieurs Bastiais totalement désorientés, perdus dans la drogue et le désespoir, vous l'avez peut-être vu ?) :

Cofondateur de Médecins sans frontières et fondateur du Samu social, Xavier Emmanuelli a été secrétaire d’Etat, chargé de l’Action humanitaire d’urgence. Son dernier livre, intitulé « La Grande Exclusion », a été écrit en collaboration avec Mme Catherine Malabou, philosophe, enseignante à l’Université de Paris Ouest-Nanterre.

Xavier Emmanuelli développe notamment dans son livre la conviction qu’il s’est forgée selon laquelle « l’urgence est une méthode pour sortir de l’urgence ». L’urgence est pour lui une méthode d’approche et d’intervention immédiate, structurée autour de quatre exigences : aborder, diagnostiquer, donner les premiers soins, orienter. Il a utilisé cette méthode au sein de Médecins sans frontières, lorsqu’il subdivisait le terrain en zones d’intervention jusqu’à la plus petite unité opérationnelle possible. La même méthodologie a été appliquée au profit des grands exclus lors de la création du Samu social et Paris a été quadrillé en zones, secteurs, quartiers et rues. Une main a pu alors se tendre vers les victimes de la Grande exclusion, qui se caractérise par la rupture de tout lien, y compris du lien fondamental qui nous rattache à nous-même, ce lien que Rousseau appelle « l’amour de soi ».
Le médecin qui n’écoute que son cœur peut alors examiner les corps, une fois que la confiance s’est instaurée. Il découvre des ulcères gigantesques, des plaies d’une profondeur inimaginable, envahies par des vers, des chaussettes incrustées dans la peau, les effets d’une malnutrition dont on ne pensait pas qu’elle pouvait sévir dans notre pays.
Et, parfois, le succès est au rendez-vous. Plus souvent, ce succès est en demi-teinte. Cédons la parole à l’auteur :

« Quelques personnes, parmi tant d’autres, sont inscrites à jamais dans ma mémoire.

Yves, tombé dans la grande exclusion. Seul l’alcool peut provoquer untel décrochage. Je l’ai rencontré à Nanterre dans un état de délabrement total. Il y avait chez cet homme quelque chose de différent, peut-être lié au fait que le syndrome ne remontait pas à l’enfance. Après des années d’accompagnement, le déclic a eu lieu. De rechute en victoire, il a peu à peu abandonné l’alcool. Il est devenu autonome, s’est mis à nous aider en tant qu’auxiliaire au Samu social. Il a rencontré une femme, s’est stabilisé. Il est mort emporté par un cancer du poumon peu de temps après. C’est un paradoxe de la survie. Quant cet étau se relâche, vous devenez plus vulnérable. Yves gardait toujours sur lui un poème de René Daumal qui se termine par ces mots : « vivre, c’est vouloir devenir ».

Dominique, abimé dans son corps, drogué, battu, mutilé. Pendant cinq ans, il allait et venait. Je suis parti le rechercher porte d’Orléans, où il avait son territoire, un nombre incalculable de fois pour le ramener, toutes fenêtres ouvertes tant il puait, au Samu. Au bout de cinq ans, il est sorti de la Grande exclusion ».


Trouvé sur le site "Esprits nomades" (ici), le poème de René Daumal (dont j'aime beaucoup le "Mont Analogue") :

Je suis mort parce que je n'ai pas le désir ;
Je n'ai pas le désir parce que je crois posséder ;
Je crois posséder parce que je n'essaie pas de donner ;
Essayant de donner, je vois que je n'ai rien ;
Voyant que je n'ai rien, j'essaie de me donner ;
Essayant de me donner, je vois que je ne suis rien ;
Voyant que je ne suis rien, j'essaie de devenir ;
Essayant de devenir, je vis.

jeudi 7 janvier 2010

Comment lire de la littérature corse gratuitement ?

En allant sur le Web, bien sûr.

J'apprends aujourd'hui que le site des éditions Albiana a créé une nouvelle rubrique intitulée : "2010, année de la littérature corse". Fantastique !

L'objectif de la rubrique est ainsi présenté :

Chaque semaine de 2010 découvrez bonnes feuilles et morceaux choisis de 52 livres de notre catalogue "littérature"

Merveilleux ! 52 semaines, 52 extraits ; une nouvelle "anthologie" de littérature corse mise sous les yeux de tous. (Bien sûr, il était déjà possible de lire un extrait de presque chacun des ouvrages présentés sur le site en cliquant sur chaque ouvrage ; ce qu'il faut donc saluer ici c'est la volonté de mettre en valeur la "littérature" en elle-même, comme "ensemble d'ouvrages faisant littérature", en tout cas c'est comme cela que j'interprète cette initiative.)

Régulièrement sur ce blog (ou ailleurs), nous (vous et moi) pourrons réagir aux choix faits par les éditions Albiana, découvrant avec émotion, semaine après semaine, quels passages de quelles oeuvres de quels auteurs auront été lus et élus !

Cela commence avec les "Carnets de voyage en Italie" de Salvatore Viale (cela confirme bien que la littérature corse est bien constituée d'ouvrages écrits en italien et que nous lisons en français). Je n'ai pas encore lu ce livre, à peine feuilleté, je l'ai pourtant sous la main. Mais vous pouvez réagir au choix d'Albiana et en discuter ici (voudriez-vous citer d'autres passages, par exemple ?)

Je peux signaler ici concernant cet ouvrage :
- une critique de Marcu Biancarelli
- une présentation par la traductrice sur le site de Musa Nostra (en vidéo, en fin de page)

Littérature corse : littérature multilingue, littérature vivace, en prise avec le monde contemporain, diverse et ambitieuse... Cela se voit tous les jours sur un autre site dont nous avons déjà parlé ici : a Gazetta di Mirvella.

Déjà 19 numéros du Journal de cette Gazetta sont parus en ligne (en un mois seulement !). 19 numéros mêlant créations inédites et souvent très originales (en corse et en français), critiques, informations générales, dessins de charme (j'adore cette expression...), poèmes, dessins, le tout avec beaucoup d'humour ! Pourquoi se priver ?

Bonnes lectures (et bravo à tous ces "créateurs" de littérature corse, écrivains, éditeurs et lecteurs...)

ATTENTION, DERNIERE MINUTE :

la rubrique du site d'Albiana mentionnée ici VIENT de changer ! Quelle vitalité ! Quelle réactivité !

Rubrique enrichie et thématique !

Albiana ne commence plus sa série avec Salvatore Viale (et ses carnets de voyage) mais avec "Le théâtre d'ombres" d'Archange Morelli (pas lu pour ma part, et à peine feuilleté en librairie à Bastia, mais vous avez peut-être envie d'évoquer votre lecture de cet ouvrage ?), et ce comme premier exemple de "roman historique".
Nous pouvons lire : la 4ème de couverture, UN EXTRAIT (assez long pour le coup), un propos sur l'auteur et une interview du même.
Passionnant.

(Faut-il interroger ce "changement" ?... Un roman historique plutôt que des carnets de voyage...)