samedi 30 juillet 2011

"Bastion sous le vent", Marie-Jean Vinciguerra

Je reprends ce mince volume ("Bastion sous le vent"), qui m'impose ses relectures.

Et aujourd'hui, ce qui me frappe, c'est que le livre me paraît fonctionner comme un tourbillon, ou comme une vis sans fin.

1. D'abord, il y a bien un mouvement, une certaine direction linéaire qu'indique le fil chronologique "autobiographique" (une vie entière est contenue dans ces cent pages, depuis le village de l'enfance - Ghisoni - jusqu'à l'écrivain conscient d'être parvenu à l'automne de sa vie, paré d'un ordinateur). Ce fil qui mène du passé au présent raconte comment "Antoine" va chercher à se libérer d'un imaginaire maternel étouffant, où s'originent culpabilités, désirs insincères ou entravés, angoisses et cauchemars. Cette libération est aussi la quête d'une voix personnelle, pleine et entière, assumée sans honte, capable de donner corps et cohérence à un chaos d'anecdotes. Et cette voix est celle de la Poésie, entendue comme Esprit au langage souverain, gage d'éternité. Ce livre raconte la longue et difficile et toujours incertaine naissance du Poète.

La structure du livre suit ainsi le fil du temps : 9 parties, entrecoupées de courts poèmes (écrits en majuscules) qui semblent faire transition. Chaque partie est occupée à un thème particulier, tout autant qu'à un moment précis de la vie d'Antoine et se compose elle-même de plusieurs textes qui paraissent autonomes, ou fonctionnent comme des variations ou encore se répondent voire se contredisent.

a - la petite enfance (berceau, prénom) (et première évocation d'une psychanalyse suivie par Antoine à Paris en 1954, le psychanalyste est désigné comme "'l'Intrus")
b - les copains d'enfance
c - les fautes et humiliations (dans l'enfance toujours)
d - histoires de famille et de village, à Ghisoni, village de la mère
e - les épisodes de la vie de la mère, ses récits, ses façons d'être (en Corse, en Algérie, en Provence)
f - quatre stalvatoghji, anecdotes écrites par Antoine reprenant les souvenirs du village
g - souvenirs d'Olmo, village du père et de Bastia pendant la Seconde Guerre mondiale
h - évocation de deux professeurs (Michel Alexandre et Savin), rencontrés à Paris, au lycée Louis-le-Grand (dernière évocation de la psychanalyse avec "l'Intrus", finalement inutile et contre-productive, et abandonnée)
i - dans cette dernière partie, naissance du poète grâce à la rencontre (aux retrouvailles) avec l'Italie à travers Saint-François d'Assise, Dante, Piero della Francesca... et les Anges, figures importantes dans l'écriture de Marie-Jean Vinciguerra (voir à ce propos ce billet consacré à son drame en trois actes, "Don Petru").

Ainsi "Bastion sous le vent" se présente comme une sorte de "divine comédie", conduisant le protagoniste de l'enfer des hontes incomprises et des complaisances au paradis lumineux et lucide où la souffrance prend enfin un sens :

"Caractère providentiel de la souffrance qui nous dépouille de la royauté imaginaire sur le monde : Une vérité qui ne se trouve pas, mais se donne et se déploie dans un commencement sans fin. Dieu nous a d'abord jetés dans le malheur du Temps, pour que nous puissions, en retour, lui offrir librement notre passion. Une passion qui nous rend fraternels de toute la Création. La mort peut venir come une amie, une soeur. Il ne nous reste plus qu'à entonner Le Cantique des créatures et à retourner au silence, attribut de la perfection."

2. Mais cette "aventure spirituelle", selon une autre des expressions de l'auteur, ne fonctionne pas comme un traditionnel récit autobiographique. Tout n'est pas dit, le lecteur doit imaginer ce que les blancs du récit ne font que suggérer. Autour de cette cruciale année 1954 (année de l'arrêt de la psychanalyse et du voyage en Italie), les évocations de la vie d'Antoine sont des lueurs, parfois commentées, parfois non. Des éléments comme détachés les uns des autres. Norbert Paganelli a bien insisté sur la nécessaire participation du lecteur (billet du 2011-05-09).

Ainsi, en relisant l'ouvrage - au hasard, un peu comme Antoine ouvrant "au hasard" les "cachiers de la mère" au début du livre - je me surprends à redécouvrir histoires et réflexions que j'avais fini par oublier, obnubilé que j'étais par la volonté de suivre un fil rouge unique ! Xavier Casanova pointe justement que le livre ne s'abîme pas dans un "grand récit unique et simplificateur". De fait, chaque fragment est un monde, parfois lui-même très complexe, constitué de plusieurs voix, aux tonalités diverses, vitupérations ou murmures, emportements et douces ironies, récits neutres et odes à la prose rythmée. Chaque fragment a sa raison d'être, même lorsqu'elle semble énigmatique (je pense à l'irruption de l'Afrique noire, avec le texte intitulé "L'âme de la brousse"). La dernière page n'est pas une conclusion, et le dernier poème appelle à "rinasce / Più in là" ("renaître, Plus loin"). Chaque fragment fonctionnerait en même temps comme un des poèmes des "Fleurs du mal" (suivant une "architecture secrète") et comme un des poèmes en prose du "Spleen de Paris" ("tortueuse fantaisie" qui évite au lecteur "le fil interminable d'une intrigue superflue".)

De même, la quête spirituelle d'Antoine ne signifie pas l'abandon total des héritages passés, aussi lourds et étouffants soient-ils. Angèle Paoli y insiste en fin de son billet. Ainsi que l'auteur dans le dernier fragment narratif :

"Le plus difficile était de démêler de toutes ces voix entrecroisées, les paroles les plus justes pour exprimer, sans renier l'héritage, une authentique singularité, celle d'une âme (quel autre mot de plénitude pourrait convenir ?). Sevrage douloureux que de se détacher des paroles d'une mère dominatrice, mais qui vous a ouvert à la poésie du monde."

Car la mère du futur Poète est aussi quelqu'un qui écrit (cahiers, roman). Et qui tout en indiquant des chemins qui seront des impasses, représente une figure d'auteur maître de trois langues (français, toscan, corse du Fiurmorbu). Cela nous conduit à relire chacun des fragments comme ayant leur valeur propre, notamment pour mieux comprendre l'évolution de la Corse entre les XIXème et le XXème siècles, à travers les ancêtres singuliers d'Antoine.

Conclusion provisoire : je disais dans un précédent billet que j'étais fasciné par l'originalité de certains ouvrages récents, et parmi ceux-ci, "Bastion sous le vent". Ouvrages qui inventent des formes nouvelles pour mettre au jour des réalités insulaires souvent occultées (homosexualité et abandon d'enfants au sein d'un clan familial dans "Pietri Bey" de Sanguinetti ; société de consommation aliénante dans "Caotidianu" de Jureczek). "Bastion sous le vent" renouvelle avec force le récit autobiographique grâce à un esprit poétique qui fait brèche et ouvre des horizons (qui surpassent parfois la réalité comme le dit Ivana Polisini-Mattei). Peut-être que bien d'autres écrivains s'aventureront sur ces nouveaux chemins ?

Un dernier point, tout de même, ce qui me plaît le plus dans ce livre, c'est son caractère hirsute et contradictoire ; c'est pourquoi je trouve que, souvent, la voix de l'auteur qui commente ses propres fragments me gêne un peu, car elle me semble briser le charme étrange de l'ensemble.

Mais vous avez peut-être une autre vision de ce livre ?

Pour finir, une page (page 48) que j'aime bien, dont les ovales blancs sont un appel à une autre écriture :

L'Algérie, ici et là-bas

ALBUM D'UNE CORSE PIED-NOIRE

Il y a au grenier de Ghisoni un album Souvenirs d'Algérie. Les ovales sont vides. Les photos ont disparu. Qu'a-t-on voulu effacer ? Les années d'un bonheur volé, la modeste saga d'une famille corse sur une terre de conquête ? Et pourtant sans l'Algérie, il n'y aurait pas la maison de Ghisoni.
En s'exilant les Corses rêvaient d'un retour plus fortuné qui leur permettrait de construire au village une maison et un tombeau témoignant de leur réussite.
Antoine était renvoyé encore une fois au récit maternel des Cahiers, à quelques évocations éparses d'une enfance algérienne et des premières années d'enseignement de maman à Sétif.
Il s'oubliait pour revivre les histoires de sa mère. Mais il ne prenait pas l'accent.

vendredi 29 juillet 2011

Littérature corse et Canadair...

J'adore voir arriver les canadairs... dans les textes littéraires corses.

La prise en compte du canadair par un livre corse me remplit de joie, et selon que le texte en fait quelque chose de réussi ou non, je peux déterminer la qualité générale de l'ouvrage. Si si.

Ainsi de :
- "La fuite aux Agriates", de Marie Ferranti (Gallimard) : au moment de la fuite du couple en montagne (il faut que je retrouve la référence et que je cite la page). Arrivée très surprenante, angoissante, émouvante ; image qui s'imprime sur la rétine de notre oeil imaginaire (pour moi en tout cas).
- une chanson des Cantelli (premier album), je me souviens que le personnage se plaint d'être "pienu cum'un canadair !" (chanson sur l'éternel jeune macho revenant de bringue). Sourire devant le bon mot, bien vu, devant le mélange des langues aussi.

et maintenant :
- un poème de Jean-François Agostini, dans un de ses derniers recueils publiés cette année : "Quelques mots en l'air pour ne pas dire" (Colonna éditions).

Je cite ce poème, mais je ne peux respecter la mise en page particulière de ses mots (déjà utilisée dans le recueil "Tyrrhéniennes" (Editions Henry/Ecrits des Forges, 2009). Je place donc une barre oblique là où normalement se trouve un espace plus ou moins long :

Un canadair défait le calme du poème
et du dix / Son jaune éclaircit l'oeuf solaire en
fumé / Des bras tendus numérisent le por
teur d'eau comme d'autres croquaient des vieilles femmes
fagots en tête / et pieds dans une misère
encore supportable


/ Un dernier largage pulvérise les flammes
Le bruit prend de l'altitude / bat de l'aile et
se tait / Se métamorphose en pixel luisant

/ En cliquant / cet hiver
on verra déferler / les clichés de l'été
dans les yeux des vieilles filles / à écrans plats
et pieds dans le vide / de leur vie sans vertige

J'adore ce poème, je trouve qu'il parvient à saisir en une seule petite scène (deux fois répétée : filmer le spectacle d'un canadair en train de larguer de l'eau sur un feu l'été en Corse) ce que le travail du poème peut faire face au travail du cliché (justement nommé), tout en assumant que chacun participe des deux choses, grâce à ce "on", omniprésent dans ce recueil. (Il faudrait travailler à relire toute la littérature corse via les usages des pronoms, et l'énonciation mise en place dans chaque texte - par exemple, j'ai relu dernièrement une des nouvelles de "Variétés de la mort" de Jérôme Ferrari, j'avais complètement oublié que l'histoire tragiquement ridicule d'un groupe de clandestins du FLNC était racontée par morceaux contradictoires à un personnage simplement poussé par une curiosité idiote, alors que son couple se défait...).

Alors, connaissez-vous d'autres textes littéraires corses aussi magnifiques que les trois nommés dans ce billet et qui contiennent un CANADAIR ?

lundi 25 juillet 2011

"Eloge de la littérature corse" dans Corse-Matin (2)

Bis repetita... mais nous pourrions faire cela tous les dimanches, moi cela me convient très bien !

Donc, merci à Sébastien Pisani pour son article, clair et synthétique, dans le Corse-Matin du dimanche 24 juillet 2011, après sa venue lors de ma signature à la librairie La Marge à Ajaccio, le jeudi 21 juillet. Je cite une nouvelle fois "A funtana d'Altea" de G. Thiers comme un livre fondamental dans l'histoire littéraire corse (tout le monde est d'accord, n'est-ce pas ?).

J'en profite pour réclamer ardemment :
- une réédition de ce roman, paru aux éditions Albiana, en 1990. Car il est épuisé ! Et il faudrait que cette réédition soit faite dans un format de poche (avec un prix - maximum 4 euros ?) qui permette de le faire acheter à des classes de lycéens.
- une nouvelle traduction française. L'auteur fut son propre traducteur, ce qu'il n'a pas aimé faire, selon ses propres dires. (Et l'édition en poche de cette traduction serait aussi la bienvenue...).

Non ?

dimanche 17 juillet 2011

"Eloge de la littérature corse", dans Corse-Matin

Merci d'abord à Jean-Paul Cappuri pour l'article sur "Eloge de la littérature corse", paru dans le Corse-Matin d'aujourd'hui (dimanche 17 juillet 2011).

Comme indiqué dans un billet précédent, Corse-Matin, les représentants du pastis 51 et les éditions Albiana sont venus samedi à Campile dans le cadre de la tournée des "51 villages de Corse-Matin". Quatre articles pour mettre en évidence l'histoire, les gens, les atouts (notamment associatifs) et les difficultés de mon village.

Ce fut un plaisir de voir sur la place de l'Eglise une table avec les livres d'Albiana. De pouvoir feuilleter. Et discuter. J'ai acheté d'ailleurs le premier volume de la nouvelle collection "La Corse au siècle des Lumières", l'édition et la traduction française par Evelyne Luciani de deux textes écrits en italien en 1730, au sujet du sac de Bastia par les Corses (dont un "poème épique anonyme"... passionnant pour la littérature contemporaine...) : "1729, les Corses se rebellent".

Je reviens ici très rapidement sur l'article de Jean-Paul Cappuri qui me donne la parole et évoque le blog "Pour une littérature corse" ainsi que sa version papier "Eloge de la littérature corse".

Simplement, je ne pense pas, comme il est gentiment écrit, que cet ouvrage ("Eloge de la littérature corse") soit appelé à "faire autorité" sur le sujet de la littérature corse. Ce n'est pas par modestie que je dis cela, c'est un fait : ce livre avance des intuitions, des propositions, des points de vue dont l'objectif est d'être discutés, et non pris pour argent comptant. Ce sont des libres propos, à "sauts et à gambade" pour reprendre l'expression de Montaigne et non une vraie Histoire de la littérature corse ni même un Essai en bonne et due forme sur ce sujet.

Mon désir est donc plutôt que ce livre "participe" au débat sur la littérature corse. Avec les autres "participants" de la vie littéraire insulaire (lecteurs d'ici et d'ailleurs, associations, sites et blogs, médias, libraires, bibliothécaires, institutions politiques et culturelles, écrivains, éditeurs, diffuseurs, membres des jurys des prix littéraires, etc...).

Par moments, d'ailleurs, j'ai l'impression que le sujet "littérature corse" (et non "livre corse") suscite peu d'enthousiasme et que l'on se satisfait d'une situation paradoxale : une production littéraire très riche (ou du moins, très variée, mais de qualité très diverse, forcément) et absente de l'espace public (ou presque). Existe-t-il réellement un désir de littérature corse ? D'une littérature distincte de l'usage identitaire ou patrimonial, je veux dire...

La discussion est ouverte...

samedi 16 juillet 2011

Fantastique, non ?

Via un billet du blog Corsicapolar (merci), j'arrive vers le blog HISTOIRES CROQUEES.

Le village de Novella, une résidence d'artistes durant un mois, le travail avec les scolaires, le relais via un beau et riche blog, la recherche d'une "dimension nouvelle" (tout en travaillant une matière "patrimoniale"), je trouve ce projet fantastique.

Je parie que certains des élèves participants deviendront de grands artistes insulaires et produiront enfin les oeuvres majeures que nous attendons... (je plaisante, il en existe déjà, mais tout le monde n'est pas d'accord avec moi).

Voir ici le blog HISTOIRES CROQUEES.

(Bon, et impossible de trouver le temps pour me remettre à alimenter ce blog, n'hésitez pas si vous voulez profiter de cette faiblesse passagère pour envoyer vos propres élucubrations...)

samedi 2 juillet 2011

Discussions prévues autour de "Eloge de la littérature corse"


Une brève annonce, pour signaler à tous ceux qui n'auraient pas mieux à faire ces jours-là que je discuterais volontiers avec eux autour du livre "Eloge de la littérature corse", et à partir de deux questions apéritives :

1. A quoi sert le blog "Pour une littérature corse" ?

2. La littérature corse a-t-elle besoin (j'allais dire "mérite-t-elle") qu'on en fasse l'éloge ?


Où et quand ?

1. samedi 16 juillet, à Campile, mon village, d'où l'on peut voir le San Petrone, l'étang de Biguglia, les îles toscanes et l'Italie (je sais, votre village aussi est le plus beau). Ce devrait être en fin de matinée, sur la place de l'église. Ce sera dans le cadre de la tournée estivale de Corse-Matin et des éditions Albiana.

2. jeudi 21 juillet, à Ajaccio, la ville de ma scolarité, d'où l'on peut voir... le golfe d'Ajaccio. Ce sera à la librairie La Marge, de 17 h 30 à 19 h 30.

Evidemment, il ne s'agit pas pour moi de parler tout seul (dans tous les sens du terme...), donc venez nombreux avec vos questions, vos critiques, vos remarques. Au plaisir.

(l'image)