lundi 31 octobre 2011

L'extraordinaire vie de la littérature corse... sur Internet

Très rapidement :

- Tancrède Paoletti est mort. Une carrière météoritique, des interventions inoubliables ; on attend bien évidemment la publication (sur Internet) de ce que son ami médecin a retrouvé près de son corps inanimé, et notamment ce "livre d'un certain Renucci, abondamment annoté". (Un lecteur - et quel lecteur ! - enfin !). Je vous engage bien sûr, à lire, relire, commenter l'ensemble des billets de son blog, "Passions cyrnéennes" ; un des plus beaux canulars littéraires de la scène littéraire insulaire. (Je ne prononce pas de regrets éternels de peur que son cadavre ne se réveille sous l'effet d'une saine colère. Pour les lamenti, voir la page Facebook.)

- François Bon va discuter avec le Syndicat National de l'Edition d'une proposition extraordinaire : puisque la survie des auteurs de livres papier passe par leur visibilité sur Internet, il s'agit pour les animateurs de sites et blogs d'adopter un "auteur papier" pour lui offrir cette visibilité, jusqu'au jour où cet auteur créera son propre site. Cliquer ici pour lire l'ensemble de la proposition. Alors, quels auteurs corses nous faudrait-il adopter ? Je pense à l'oeuvre de Rinatu Coti, incroyablement inaccessible, celle de Ghjacumu Thiers dont on ne prend pas la mesure de la profondeur, de la cohérence et de la diversité (concernant Ghjacumu Fusina, il existe déjà un extraordinaire blog quadrilingue qui patiemment "publie" ses poèmes : "Una sì tù"), je pense aux oeuvres de Marie Ferranti, Marie-Jean Vinciguerra, Angelo Rinaldi, Jérôme Ferrari, etc... (Car il est bien question de mise en valeur d'auteurs et d'oeuvres qui n'ont pas de sites internet personnels ; les mentions sur les sites des éditeurs n'étant pas suffisantes).

- Parole libre, parole ludique, parole décalée, parole personnelle et collective : c'est à Vilnius (pardon Saint-Florent) que cela se passe. C'est grâce à l'écrivain Marie Ferranti. C'est sur Facebook. Voilà encore une innovation qui marie littérature, réflexion et souci du monde. Les ateliers numériques de l'écrivain sont aussi son oeuvre, d'une façon ou d'une autre.

- Les paroles d'un écrivain comme Marcu Biancarelli, à propos de son passage à l'université de Corse (c'est grâce à l'Université, qui pour ses 30 ans, a posé des questions à certains de ses anciens étudiants). Cliquer ici.

samedi 29 octobre 2011

"Autrefois Diana", Jean-Baptiste Predali. Lu et commenté ici.

J'ai eu bien du mal avant de pouvoir rentrer dans ce livre. Un roman, le deuxième, de Jean-Baptiste Predali (journaliste politique et écrivain ; pour une évocation sur ce blog de son premier roman, "Une affaire insulaire", voir ici).

Ce roman a donc été publié chez Actes Sud, en 2007. Et je viens de le lire (octobre 2011, depuis combien de temps dormait-il ainsi dans la bibliothèque de l'amicale corse d'Aix !...).

Pourquoi ai-je eu du mal à m'y plonger ? Peut-être à cause de l'image de couverture, peu avenante je trouve (l'intérieur d'une pièce abandonnée, un bouquet de vieilles plantes renversé au sol, à peine éclairées par la lumière du soleil filtrant d'une fenêtre visiblement condamnée). Peut-être à cause du titre : "Autrefois Diana". Ce vieux mot, "autrefois", ne m'attirait pas du tout, comme s'il devait me conduire dans un vieux bloc de passé mort, qui ne m'intéresse pas a priori : l'occupation de la Corse par l'armée italienne pendant la seconde Guerre Mondiale. Mais pourquoi cela ne m'intéresse-t-il pas a priori ? (A cause du blackout dans la transmission collective ? à cause de hontes qui sont attachées à cette époque ? à cause de violences ignobles et impardonnables ?)

Et puis peut-être à cause du style de Jean-Baptiste Predali. Les phrases se diluent en listes de groupes nominaux, égarant l'attention du lecteur, le perdant dans un chaos d'éléments en suspension, impossibles à relier entre eux. Plus ils s'accumulent (ces groupes nominaux), plus la recherche d'une expression précise se fait jour et plus l'histoire, l'intrigue, le temps, piétinent. Le sentiment d'immobilité. La paralysie. Les mots, les on-dit, des échos, évanescents.

Bon, j'ai fini par accepter ce style comme le moyen choisi explicitement par l'auteur pour donner un accès singulier à ce qu'il appelle plusieurs fois dans le roman le "ressouvenir". Non pas les faits passés, ni même le souvenir de ces faits et encore moins les articles de presse et autres documents gardant une trace de ces mêmes faits, non, mais le "ressouvenir", c'est-à-dire le "souvenir de ce qu'on avait oublié". Et qu'on retrouve donc.

Car le roman est écrit à la première personne, c'est un jeune homme de 22 ans qui parle, étudiant en droit, il vit chez sa mère à Ajaccio (nommé Borgu-Serenu dans le roman), son père est mort. Le père conseiller municipal d'un de ses amis lui a confié un travail d'été apparemment sans grand intérêt : classe une bibliothèque conservée par la ville dans une cave sous le grand musée abritant les peintures primitives italiennes (on aura reconnu le musée Fesch, mais peu importe). Cette bibliothèque est celle des De Petri, et notamment de la soeur, Diana (le frère s'appelle Don Charles Ulysse, sénateur, figure typique du sgiò que l'on craint et sollicite en même temps). Or, ces De Petri ont tout perdu, fortune, considération, pouvoir, terres du fait de leur collaboration active avec les fascistes italiens en 1943. Et c'est ce "fait" - et bien d'autres (je vous laisse découvrir) - que le jeune étudiant va peu à peu découvrir, en prenant soin à la fois de donner le change auprès de toutes les personnes subitement très intéressées par son travail tout en développant une obstination sans pareille pour essayer de mieux comprendre qui étaient les protagonistes de cette époque et quelles étaient leurs motivations.

Mais, comme je l'ai dit au début de ce billet, toute la valeur (beaucoup de la valeur pour moi) de ce livre tient dans son style : la voix du narrateur va mêler, même visuellement (pas de marque spécifique pour le début et la fin des paroles rapportées directement) toutes ses sensations, pensées, paroles ainsi que les paroles des autres. Et cela très souvent grâce à des phrases dont les verbes seront les parties faibles, car il n'y a pas d'action dans le ressouvenir, mais des évocations impalpables, incertaines. Les verbes se dilueront dans du participe présent, de l'infinitif, les passés composés diront que tout aura déjà eu lieu, avant même que nous déchiffrions la phrase, ou ils disparaîtront totalement pour voir les groupes nominaux proliférer sans être articulés. Un exemple :

"La pièce, la pelade de ses murs, son odeur aigre de passé, déjà cette ombre de catacombe, la voûte du silence sur les livres en tas. A même le sol, un massacre de reliures, dos écorchés et cuirs en copeaux. Autour, débordant de cageots et de cartons, les couvertures aux coins brunis par l'humidité. Dans une valise, comme des furoncles ou des coquilles d'insectes, les noeuds de la ficelle qui retient des papiers en lambeaux, et moi, le premier jour, au centre de cette pièce, secouant les serrures et la poignée de la valise, étourdi, me demandant par où commencer puis, saisi d'une panique sans gloire, décidant de remonter les escaliers, d'implorer du secours, et encore me ravisant, me raccrochant à des bruits espacés au plafond - les visites aux tableaux, là-haut, les saluts du matin à des Vierges cinq fois centenaires, aux Cènes primitives et aux anges qui emplissent les salles, ces peintures en pagaille elles aussi mais que des touristes viennent révérer, alors que de la bibliothèque de Diana Petri, de ma chambre de découvertes et d'effarement, personne ne se soucie." (page 13)

Vous voyez ? J'aime beaucoup ce style, finalement. Le lecteur ne sait plus ce qui se passe, vraiment. L'action a disparu. Et même lorsqu'il y aura de l'action, celle-ci sera comme ouatée, comme si ce n'était pas elle qui faisait avancer le roman, mais bien la musique du style, ou bien encore l'esprit confus du jeune homme attirant à lui tous les papillons de nuit du ressouvenir. Ces papillons ont des noms, sont des personnages : Laurent Vero (tiens, pourquoi avoir pris le vrai nom d'un vrai poète ajaccien du XIXème siècle, un autre jeune écrivain de talent mort trop tôt ? - voir Charles-Timoléon Pasqualini à peu près à la même époque), l'artiste raté, poli par le regard de Diana, porteur de nombreux secrets (les procès expéditifs menés contre les résistants corses, certains sacrifiés par leur propre parti), Niculina Tata, Kossyguine... et surtout Donpiedroni, le notaire, toujours aux commandes.

Il me semble que l'histoire se déroule dans les années 1970. Cela a son importance, car il n'est jamais fait mention d'un quelconque mouvement nationaliste (sauf dans le dernier chapitre qui se déroule plus tard).

Je reviens à Donpiedroni car je voudrais citer la page qui le voit arriver dans la pièce où officie le jeune homme, ce sera un bon dernier exemple du style de Jean-Baptiste Predali, qui grâce à ce style évite tout à fait le bébête roman historique, ou de quête de secret, trop platement réaliste, lent, lourd, prévisible. L'annulation des actions et le travail du ressouvenir étaient nécessaires pour donner à la fois la sensation véritable d'événements passés et le sentiment de leur totale disparition, qu'on le veuille ou non (ce qui est terrible à écrire et plus encore à penser et sentir dans son coeur).

Voici le passage (observons aussi la volonté satirique, toujours présente chez Predali). Peut-être voudrez-vous donner votre propre avis sur ce livre ? Ou pointer une autre page ?

"A peine annoncé par le martèlement d'une canne à l'étage, par sa descente claudicante vers moi, un visiteur m'a surpris en début d'après-midi tandis qu'un livre à la main je titubais, hésitant devant la tâche, incapable d'imaginer un classement - le C de Charmes, pour le titre, le V de Valéry, selon l'auteur, ou le A de Alain, à cause du commentaire en regard ? Sur quel rayonnage à venir, poésie ou philosophie ? Antoine Donpiedroni m'a toisé avant de déposer ses phrases sèches dans un recoin de la pièce : alors, tu t'en sors, ça te change un peu du droit, si tu étudies toujours le droit, au fait où en es-tu, tu as passé ta licence, tu envisages déjà ton avenir, le barreau, très bien, mais surtout ne reviens pas t'enterrer à Borgu-Serenu. Aix, à la rigueur, Paris si tu peux, mais explique-moi, qui t'a chargé de ce bric-à-brac ? Au notaire Donpiedroni, on doit tout avouer. Chaque famille lui a confié un héritage, des bouts de terrain, les plus chanceux des lingots à enfouir dans la discrétion de son coffre, avec les titres d'emprunts qu'il paraît seul à savoir lire chez nous. Malgré son âge, il conserve son étude, un appartement au rez-de-chaussée dans un immeuble du Cours central et entre deux transactions il trône au Cercle, le café qui borde la place du Diamant. Il se tenait donc devant moi, Donpiedroni, dans le combat sans fin de la prétention et de la prudence, depuis toujours l'homme le mieux habillé de la ville, depuis toujours les cheveux teints, immuablement vêtu d'un costume sur mesure. Il arborait sa tenue d'été, une flanelle de quasi-colonial, il s'éventait avec un panama d'administrateur descendu d'un pousse-pousse ou retour d'outre-tombe, tâtonnant à l'entrée d'un souterrain pour rallier l'Annam et la Cochinchine. Je le regardais, ébahi de le voir si proche, mon étonnement l'indifférait. Ses yeux en m'évitant survolaient les livres entassés, une moue d'ennui dispersait ses remarques, à sa façon il poursuivait son interrogatoire : quel courage de s'enfermer ici, on a dû te forcer, et bien sûr personne ne t'aide, au fait si tu veux j'en parle au maire, on te trouvera autre chose. Je me demande qui a eu la riche idée de garder tout ça, encore des frais pour les contribuables, du gaspillage, et on ne saura même pas où fourrer ce fourbi. Je me suis surpris à acquiescer en sourdine, oui, tout ce gaspillage, ces Petri qui ne disent trop rien à un gamin comme moi, oui ils ont conservé un certain prestige pendant longtemps, bien sûr leur nom vient d'Altacorti, dans la vallée de la Maragna, ils en sortaient, la famille Donpiedroni aussi, et au fait je connais Casasoprana, c'est là que se trouvait leur maison... Donpiedroni a paru accrocher son regard quelque part entre l'écoulement des années et la valise à peine entrouverte : ah, c'est toute une époque, que de souvenirs, que de souvenirs, allez, je file, j'ai du travail, passe me voir au bureau un de ces jours, si tu as besoin. Le vétéran des hypothèques, le maître des titres de propriété et des prêts à taux usuraires, l'oracle irréfutable du Cercle de Borgu-Serenu m'a abandonné. Son chauffeur et factotum devait l'attendre dans la Bentley qui obstruait la cour du musée. Depuis qu'il a assuré sa fortune, le notaire s'économise, il compte ses pas et ses déplacements en ville." (pages 16-17)

"Bleu Conrad", métamorphose d'un texte sur une scène théâtrale à Toulon

Grand plaisir à relayer ici la métamorphose théâtrale du texte si original de Maddalena Rodriguez-Antoniotti, "Bleu Conrad", publié en 2007 chez Albiana. Il s'agit visiblement d'une "lecture-spectacle", un acteur disant un certain nombre de passages du texte et le groupe Barbara Furtuna y ajoutant ses chants.

Ce spectacle a déjà été présenté en mars 2011 à Ajaccio dans le cadre des journées Conrad organisées par Maddalena et la ville d'Ajaccio, me semble-t-il.

Grand plaisir à relayer l'annonce de ce spectacle car il a va être donné sur les planches d'un tout nouveau théâtre, le Théâtre Liberté, dirigé par les frères Berling, à Toulon (place de la liberté).

Dans leur éditorial, les directeurs mettent en avant la volonté d'éclectisme de leur programmation, ouverte au théâtre le plus classique, ou antique, ainsi qu'aux arts numériques les plus contemporains. Ils insistent aussi sur la vocation méditerranéenne de ce théâtre : "Le Théâtre Liberté sera fait d’influences méditerranéennes : italiennes, espagnoles, catalanes, albanaises, croatiennes, françaises, montenegresques, turques, grecques, vénitiennes, crétoises, corses, sardes, siciliennes, chypriotes, maltaises, algériennes, marocaines, tunisiennes, libyennes, israéliennes, palestiniennes, libanaises, maghrébines... et maritimes au sens large." (On peut discuter de la forme de certains adjectifs ou de l'absence des Egyptiens, mais il me semble que l'essentiel n'est pas là.)

On ne peut que se réjouir de voir un théâtre situé hors de l'île manifester explicitement son attention à ce qui sera produit en Corse. De nouveaux publics seront ainsi familiarisés avec les oeuvres insulaires et on peut espérer que cela jouera un rôle, régulier et efficace, dans la mise en valeur et en discussion de ces oeuvres.

Quand peut-on voir "Bleu Conrad" ?

Les vendredi 25 et samedi 26 novembre 2011.

Cliquer ici pour arriver à la page adéquate sur le site du théâtre.

Ici pour le billet évoquant le livre de Maddalena Rodriguez-Antoniotti sur ce blog, sur le blog "L'or des livres", sur le site "Terres de femmes" et sur le site d'Albiana.

La vie continue.

vendredi 28 octobre 2011

Nouveau point de vue d'Anne-Xavier Albertini (sur la "littérature corse")

Voici le point de vue (bonne discussion) :

Ecritures


Un auteur écrit pour être lu. Il désire vendre ses livres. Suffisamment pour que l’éditeur entre dans ses frais et qu’éventuellement il en retire un bénéfice, souvent minime. En Corse, le lectorat est restreint. Pour vendre sur le continent, il faut être connu, avoir bénéficié de la publicité des journaux, donc, des journalistes : presse écrite, radio, TV. L’éditeur, s’il est riche, peut payer des espaces publicitaires dans la presse. Concernant les livres, en Corse, les journalistes locaux, n’en parlent pas, ou très peu. Reste le copinage. Ils n’osent pas avancer des critiques justes mais qui ne seront pas du goût de l’auteur, de crainte de se fâcher avec lui et toute sa famille. Si un auteur refuse les critiques, il ne doit pas écrire car cela fait partie du jeu. Cette non acceptation indique un degré d’immaturité certain de la personne.


Ne pourrait-on inviter chez nous, avec l’aide de la CTC, au moment où des livres sont édités, un journaliste du continent ? De la même façon, la personne qui s’occupe des achats de livres dans une librairie d’une grande ville ? Car ces gens ne nous connaissent pas et pour avoir parlé avec certains, ils ont une image floue et pas toujours positive de notre littérature et de nous-mêmes.


Nous savons accueillir, la Corse est belle, et ces contacts nous seraient très bénéfiques.


Quant à la littérature corse…. écrivons et nous verrons ensuite. Encore faut-il qu’elle soit connue. C’est un travail à mettre en chantier.

mardi 25 octobre 2011

Anne-Xavier Albertini : un point de vue sur les débats de Corte (17 octobre 2011)

Reçu récemment (et publié avec l'autorisation de l'auteur) ce point de vue sur les débats qui, dans le cadre des 30 ans de l'Université de Corse, ont amené les participants et le public à discuter de la "langue corse" et de la "littérature corse" (voir le billet annonçant ici ces débats).

Je rappelle que les débats ont été filmés et seront bientôt mis en ligne sur un site spécifique qui en accueille déjà quelques unes : http://libcast.univ-corse.fr/30anni/

Anne-Xavier Albertini est écrivain (voir ses publications chez deux éditeurs : A Fior di Carta et Materia Scritta, dont un passionnant roman, "Le bar à tisanes", évoqué sur ce blog, mais aussi sur Musanostra, et aussi par Claude Sérillon lors d'un dimanche télé avec Michel Drucker).

Je vous souhaite à tous une bonne discussion :

Rencontre du 17 Octobre à l’Université de Corti , organisée par le CCU.


Langue corse : où en est-on ? Que fait-on ? Que faut-il faire ?


Qui perd sa langue perd son pays. La langue nous distingue des autres peuples, nous identifie au monde pour nous projeter dans l’avenir. Elle est notre moi profond.


Tout doit commencer à l’école et je dirais à la maternelle car c’est dès l’âge de 3 ans que l’on apprend le mieux. J’avais l’intention de poser une ou deux questions à cette assemblée et de les informer de ce qu’ils ignorent peut-être : on ne parle plus corse dans les villages. Mais, incapable de le faire dans la langue de mes ancêtres, imposée dans cette assemblée, je me suis abstenue. Exclue, toute langue coupée. Un petit vent de ségrégation m’a refroidie. Je n’avais rien à faire dans cette salle et j’en suis partie le cœur gros.


Je suis née ailleurs sans l’avoir choisi, mais j’ai choisi de finir ma vie dans mon pays. Depuis plus de trente ans j’ai toujours vécu dans des hameaux éloignés de la ville où mon quotidien eût été plus confortable. Mais en 1980, il fallait disait-on « ouvrir des fenêtres dans les villages ». Ce que j’ai fait, en pédalant dans le brocciu longtemps, sans aide de quiconque. Prendre des cours de corse, bien sûr j’ai essayé. Travaillant beaucoup je n’ai pas toujours eu la disponibilité nécessaire, ni une voiture en bon état pour aller à la ville. Qui a mis en place une structure pour accueillir les adultes vivant dans les villages et désirant parler corse ? Qui s’est soucié de former, d’instruire les arrivants de France ? Qui s’est soucié de passer dans les villages de l’intérieur, de relever les noms de ceux qui désirent parler corse, de proposer une fois par semaine un cours où les frais du professeur, son déplacement, serait rémunéré ? Chacun peut sortir le petit billet de cinq euros ou davantage. C’est moins cher qu’un paquet de cigarettes.


Pour le quotidien qui m’employait à Marseille, je suis allée en Israël faire le tour des kibboutz. J’ai parlé avec des Juifs qui venaient de France, sans connaître un mot d’hébreu. Personne ne leur parlait français, pas un mot. Ils devaient s’adapter. Certains étaient découragés, mais tous mettaient moins de trois mois pour comprendre la langue du pays et commencer à la parler. Ils disaient : « c’est une grande chose d’avoir un pays et ça mérite un effort. »


Tous ceux qui pérorent et clament « dans les villages vous avez la qualité de la vie » n’y viennent que le week-end. Les villages se meurent et le disent en français. Je serai incapable de parler corse couramment à l’arrière-petite-fille qui va venir au monde bientôt. Mais elle, peut-être ? Dans l’avenir, oui, l’avenir.


Quant à la sempiternelle question posée ce jour-là : «qu’est ce que la littérature corse» elle tourne au rabâchage. Pour moi, la littérature est universelle. L’important est de bien écrire pour intéresser le lecteur et l’émouvoir selon sa sensibilité, corse ou autre. Cette « recherche » ne sert qu’à ceux qui veulent exister une heure ou deux. Le temps de poser la question et de ne pas y répondre.

mercredi 19 octobre 2011

La littérature corse se chante aussi : Pierre Gambini.

(Petit souci : veuillez cliquer sur le titre du billet pour pouvoir le lire en entier, je n'arrive pas encore à traiter le problème pour qu'il n'empiète pas visuellement sur le billet qui suit ; RECTIFICATIF : le billet peut maintenant se lire entier dès l'arrivée sur le blog, mais il y a beaucoup de blanc à la fin, je ne sais pourquoi).

Oui, il faudra revenir dans un nouveau billet sur les qualités d'écriture des chansons de Pierre Gambini. On sait que la poésie insulaire est très créative, ses chansons en sont une nouvelle preuve (peut-être plus par ce qui est proprement dit que par la forme). Avant de placer ici le texte de "Lavinia" et de sa traduction française (que l'on trouve sur le site de l'auteur-compositeur-interprète), je rappelle ici que nous avons le très grand plaisir d'accueillir Pierre Gambini pour un concert au forum de la FNAC d'Aix-en-Provence (samedi 22 octobre 2011, 17 h 30). Venez nombreux (si vous pouvez, et si vous êtes curieux de ce qui se fait de beau et d'original).


Quand je dis "nous" avons le plaisir, ce "nous" désigne l'Amicale corse d'Aix et la FNAC d'Aix. La soirée se poursuivra avec le chanteur au local de l'amicale.

Pour voir la présentation de ce concert de Pierre Gambini sur le site de la FNAC, cliquez ici.

Pour écouter les chansons de son dernier album, cliquez ici.

Pour lire le texte de "Lavinia" (Mais d'où vient cette "Lavinia" ?), voyez ici :

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LAVINIA

A mo barca sbattulava,

Mi purtava ogni volta,
In li lochi i più persi,
Laghi immensi è prufondi,
Duve battia lu freddu.

Curagiosu o incuscente,
Seguitava e pozzine,
Sculliscendu nant’à i scogli,
Crosciu intintu di turmentu.

A mo luce, u mo sole,
A mo petra lampendu a vitrina,
Di l’amore è a so idea,
Chì u cummunu ci hà vindutu.

Ripigliava lu fiume,
Saltendu cum’un cervu,
L’acqua sin’à lu mo pettu,
Senza inchità mi di a morte,
Chi mi faccia la spia.

Tandu m’abbandunava,
Scurdendu si d’esse degnu,
Animale più ch’umanu,
Minatu à sangue dà la mo vergogna.

A mo stella, a mo luna,
A mo piola tagliendu e radiche,
Di l’amore è a so idea,
Chì u cummunu ci hà vindutu.

In lu stagnu di u dubbiu,
A tempu ch’eu mi nigai,
Truvai una perla bionda,
È mi dissi ti tengu caru,
Tale à un Diu Rumanu.

A mo pella, u mo sangue,
A mo nave chì mi porta luntanu,
Duve l’amore hè a so natura,
U cummunu si n’hè scurdatu.

U mo ventu talentuosu,
Chì mi punta sempre pè u megliu,
Duve l’amore hè a so natura,
U cummunu si n’hè scurdatu.

(traduction en français)

Ma barque brimbalait,
Me portait chaque fois,
Dans des lieux plus reculés,
Lacs immenses et profonds,
Où le froid gouvernait.

Courageux ou inconscient,
Je suivais les détroits,
Trébuchant sur les roches,
Trempé de tourments.

Ma Lumière, mon soleil,
Ma pierre éclatant la vitrine,
De l’Amour et de son idée,
Que le commun nous a vendu.

Je reprenais la rivière,
Sautant comme un cerf,
Baignant jusqu’au cou,
Sans m’inquiéter de la mort,
Qui pourtant, faisait le guet.

Alors, je m’abandonnais,
Oubliant d’être digne,
Animal plus qu’humain,
Frappé aux sangs par mon impudeur.

Mon étoile, ma lune,
Ma hache coupant les racines,
De l’amour et de son idée,
Que le commun nous a vendu.

Dans l’étang du doute,
Au moment où je me noyais,
Je trouvai une perle blonde,
Et elle me dit : Je t’aime,
Comme à un dieu romain.

Ma peau, mon sang,
Mon navire qui me porte plus loin,
Où l’amour est son origine
Que le commun a oublié.

Mon vent talentueux,
Qui me pousse vers le mieux,
Où l’amour est son origine
Que le commun a oublié.






mardi 11 octobre 2011

ANNONCE : discussion publique : "Existe-t-il un désir de littérature corse ?"

Billet ultra-court pour annoncer deux manifestations culturelles auxquelles je prendrai part et qui concerne la littérature corse dont nous parlons sur ce blog (et ailleurs). (En fait, j'annoncerai la deuxième - un concert de Pierre Gambini le samedi 22 octobre à Aix-en-Provence, au Forum de la FNAC dans un prochain billet).

Evidemment, ces manifestations attendent un public nombreux, curieux, posant des questions, avançant des analyses et des remarques.

1 - Lundi 17 octobre 2011, à l'Université de Corse (Spaziu culturale Natale Luciani, Campus Mariani), une journée - dans le cadre de la célébration des 30 ans de cette université - consacrée aux choses culturelles et en particulier linguistiques et littéraires. Voici le programme (copié de l'affiche officielle de l'Université) :

Malgré les apparences, la question de la langue corse a connu de grandes évolutions au cours des trente dernières années. Le bilan ? Satisfaisant, encourageant, décevant ou alarmant selon les points de vue. L’Université de Corse, qui entend jouer son rôle dans la gestion du présent et la définition d’un avenir porteur, sera le théâtre d’un débat qui s’efforcera de montrer à l’opinion où se dessinent les vrais enjeux d’une question qui désormais semble faire consensus. Entre la vitalité d’une production littéraire abondante et l’absence des marqueurs de l’institution littéraire (circuit éditorial et critique par exemple) la question de la nature et des orientations de la littérature corse trouvera elle aussi sa juste place dans le programme de cette journée. Suivra une comédie «L’Università di Zia Peppa»!

14h00
Langue corse : Où en est-on ? Que fait-on ? Que faut-il faire ?
Autour d’une table animée par Alain Di Meglio, professeur et ecrivain, dans le rôle
du modérateur vont s’asseoir :
- les responsables du Service Langue Corse de la CTC,
- les membres du collectif « Parlemu Corsu »,
- les enseignants de l’Associu di l’Insignanti di Lingua Corsa,
- les animateurs du satirique A Piazzetta,
- les porteurs du projet « Lingua Viva » de A Fundazione di Corsica.
- les responsables de l’association Ghjuventù Vagabonda

16h00 Pause

16h30
Qu’est-ce que la littérature corse ?
François-Xavier Renucci, professeur et animateur du blog « pour une littérature corse » animera le débat autour des modes et instruments de production et de diffusion de ce qu’il est convenu de nommer « littérature corse », mais qui ne semble trouver ni
définition aisée ni consensus stable. Les éditeurs corses, présents sur le campus avec leurs stands et leurs livres durant cette demi-journée, auront-ils raison des pessimistes et des sceptiques ? Les libraires, les auteurs et les… lecteurs s’entendront-ils pour de nouveaux progrès ?

18 h 30
Théâtre «L’Università di Zia Peppa», comédie.

Quelques précisions :

- pour ceux qui ne pourraient pas venir mais voudraient prendre connaissance des débats, voir le vidéos sur le site de l'université dévolu à cette manifestation : cliquer ici.

- mon intention est de ne pas rester à la question "Qu'est-ce que la littérature corse ?" (qui a déjà donné lieu à discussion et a permis de voir émerger diverses définitions), mais de passer à une question comme "Existe-t-il un désir de littérature corse ?" (vous trouverez peut-être que je coupe les cheveux en quatre, ou que je pinaille, ce sera votre droit, et j'en discuterais volontiers).

- les éditeurs corses ont été invités (je n'ai pu joindre certains d'entre eux, d'autres n'ont peut-être pas reçu mon message, certains n'étaient pas disponibles, et d'autres enfin ne désiraient pas venir), il y en aura donc normalement presque une quinzaine ce jour-là, voici la dernière liste en date : Albiana, Clémentine, Edition du Centre Culturel Universitaire, Alain Piazzola, Acquansù, Materia Scritta, Fior di Carta, La Gare édition, Ancre Latine, Cismonte è Pumonti/Matina Latina, Teramo, Ubiquità-Revue Fora!, Editions du Cursinu, Corsica Comix Edition.

- les éditeurs essaieront de répondre aux deux questions présentée ci-dessus et dialogueront avec le public : j'espère vivement que nous pourrons entendre les points de vue, questions et analyse des étudiants, professeurs (de tous niveaux), libraires, bibliothécaires, écrivains, journalistes, critiques littéraires, membres de jurys des différents prix littéraires, associations culturelles, blogueurs et... simples lecteurs !

(- Evidemment, la discussion peut commencer ici même et tout de suite...)

lundi 3 octobre 2011

Un entretien passionnant... et un regret

Sta sera un articulu, prestu prestu chì u tempu... a sapete.

Dunque, leghjite issa intervista di Marcu Biancarelli è Olivier Jehasse fatta da Norbert Paganelli (nant'à u so situ : "Invistita") : ci parlanu di "Cusmugrafia/Cosmographie", accolta di croniche literarie esciute ind'è La Corse Votre Hebdo o nant'à Internet.

Ci parla l'autore di a passione pè i scrittori di u "sonniu è di a libertà", di a scrittura capita cumu "resistenza".

Ma solu vogliu sta sera mintuà isse parolle di MB (a questione di Paganelli era di sapè s'ellu era pussibule di fà una critica negativa nant'à un libru corsu) :

MB : C’est vrai que ces chroniques, qui paraissaient dans l’Hebdo du Corse-Matin jusqu’à l’été dernier, avaient aussi pour objectif de traiter la production corse avec le même filtre que j’aurais appliqué à d’autres œuvres. Il s’agissait bien pour moi, donc, de mettre tout le monde sur un même pied d’égalité. Mais pour autant je ne me prends pas réellement pour un « critique » littéraire. Même si j’avais plus ou moins carte blanche, personne ne m’a chargé d’encenser ni d’éreinter qui que ce soit. Et à vrai dire, proximité ou pas, je me demande bien quel est l’intérêt de flinguer un livre pour le flinguer. Même si on est humain et si quelques coups de griffes nous échappent parfois. D’ailleurs certaines de mes chroniques, présentes ou pas dans le recueil, m’ont tout de même valu des passes d’armes plus ou moins sévères. Elles restent de l’ordre du privé, mais ont bien existé, et infirment le fait que les « critiques » insulaires soient d’une absolue complaisance.

C'est moi qui souligne... Il me semble que le fait que ces "passes d'armes" soient restées privées nous privent justement de leur existence : pourquoi pas de discussion publique ?? De tels échanges ne contribueraient-ils pas à FAIRE AVANCER LE SCHMIBLICK ? (Pardon, pas de majuscules sur Internet, il ne faut pas crier, surtout avec la couleur rouge...).

Bon, il nous reste à relire les chroniques et à lancer d'éventuelles discussions publiques à leur propos...

samedi 1 octobre 2011

Lecture en cours et arrêt buffet ("Old is beautiful", François de Negroni)

Une double vérité pour commencer, parce que j'ai envie de la dire (je ne les dis pas toutes tout le temps, mes vérités...).

J'ai reçu "Old is beautiful" dans ma boîte aux lettres ; quel plaisir de recevoir des livres, encore plus des livres publiés par des éditeurs corses (car ils sont bien trop chers pour mon budget, moi qui voudrais les acheter tous ! Sujet de discussion : tant qu'il n'y aura pas une politique de publication en livre de poche, la littérature corse ne décollera pas ; comment faire acheter un bouquin entre 15 et 20 euros à une classe de 34 élèves de seconde ?).

Alors, que dois-je faire ? Dois-je lire le livre ? En parler dans un billet ? En dire du bien ? Il y a cinq cas de figure :
- le livre me plaît, j'ai envie d'en parler, j'ai le temps de le faire comme je l'entends, je le fais.
- le livre me plaît, j'aimerais bien en parler, je n'ai pas le temps de le faire comme je l'entends, je ne le fais pas.
- le livre ne me plaît pas, j'ai envie d'en parler, j'ai le temps, je le fais.
- le livre ne me plaît pas, j'ai envie de dire pourquoi, je n'ai pas le temps, je ne le fais pas.
- le livre ne me plaît pas, je n'ai pas envie d'en parler, je n'en parle pas.

Vous voyez deux éléments importants dans cette liste : le facteur temps est déterminant (une absence de parole ne préjuge donc pas de mon opinion sur tel livre reçu dans ma boîte aux lettres : très sérieusement, il y a des livres que j'adore et dont je n'ai pas encore parlé) ; les circonstances de ma rencontre avec tel livre n'entrent pas en ligne de compte (le fait de m'envoyer un livre ne m'oblige pas à en parler, et encore moins à en dire du bien, pour remercier poliment l'auteur ou l'éditeur ; car ce qui est préjudiciable, selon moi, c'est l'absence d'échange honnête de paroles sincères).

Bon, il reste une hypothèse que je n'ai pas encore réalisée : le livre me plaît, j'ai le temps d'en parler mais... je n'ai pas envie d'en parler... (Cette proposition me paraît même de la plus extrême barbarie, bien qu'elle constitue en fait la pratique générale !!...)

Ouf, quelle longue introduction pour simplement signifier que j'ai un peu de temps devant moi et que je désire l'occuper à le perdre devant mon ordinateur à :
- évoquer ma lecture en cours (j'en suis à la page 116) de l'essai-pamphlet-récit autobiographique "Old is beautiful" (Editions Materia scritta, 2011) de François de Negroni (dont je n'ai rien lu d'autre ; mais ce livre me donne la furieuse envie de retrouver mon exemplaire de son édition de "Lettre à Pascal Paoli" de Frédéric de Neuhoff (même éditeur, 2005).
- citer deux ou trois passages qui me semblent éclairants, et, pour l'un d'entre eux, magnifique (le genre de passage qui me donne envie d'interrompre ma lecture pour le taper sur mon clavier et le donner à lire à tous ; d'où ce billet).

Donc, d'abord évoquer ma lecture.

Ce n'est pas le genre de livre que j'ai de prime abord envie de lire : une description de la ville-bordel de Pattaya en Thaïlande servant de dénonciation de l'hypocrisie humanitaire. Les écrits qui tirent vers le pamphlet ne m'attirent pas du tout non plus. C'est pour moi une littérature de combat qui me semble s'autodétruire au fur et à mesure de ma lecture, au lieu de proposer un nouveau plan imaginaire, une respiration pour mieux retourner vers le monde. Voilà pour mes a priori. Et c'est vrai que par moments, je trouve la charge un peu redondante, le style parfois un peu lourd et les jeux de mots peu réussis ("Belle du senior", je souris, mais bon, ou encore "La réalité dépasse l'affliction", etc.).

Mais il y a une astuce dans ce livre : un entremêlement que je trouve très réussi entre un propos très informé, virulent, donc constamment vivant, tout de même, et un récit autobiographique dans lequel l'auteur/juge devient un personnage, objet de contradictions (entre désirs et auto-dépréciation). L'analyse pamphlétaire devient humaine (beaucoup d'humour, de petites scènes, de choses vues), le récit ne cherche pas l'émotion facile puisqu'il reste aussi un exemple parmi d'autres de ce que peuvent vivre les consommateurs de sexe dans cette bonne ville de Pattaya.
Je lis donc l'ensemble avec intérêt, je découvre le fonctionnement historique et actuel de la "plus grande ville-bordel du monde", et je me dis que la critique de l'humanitaire censé aider les prostituées à sortir de l'enfer de la prostitution est somme toute pertinente.
Evitons tout de suite de laisser penser aux lecteurs de ce billet que l'auteur viendrait justifier l'existence d'une telle activité (je cite un premier passage qui met les choses au clair) :

"L'humanité sera plus humaine le jour où aura disparu jusqu'au souvenir de ce que fut la prostitution - en cette société future dont le bagne ne prendra plus au peuple ses fils, ni le lupanar ses filles. Assurément. Mais bien davantage encore quand auront à jamais été oubliées, surmontées, dénoncées, jugées déshonorantes, les bassesses cauteleuses, la suffisance glacée, les trucages minables, de celles et de ceux qui s'en veulent les exterminateurs." (page 102)

La citation en italique est tirée du roman "Claude Gueux" (1834) de Victore Hugo (encore un texte, grand classique au collège aujourd'hui, qu'il faudrait que je lise). Les "exterminateurs" sont les humanitaires.

De même, le livre, s'il fait le procès de l'humanitaire (acte néocolonialiste, hypocrite, malhonnête, et surtout inefficace), n'en appelle pas pour autant à se désintéresser de la condition humaine particulière que l'on peut rencontrer en Thaïlande ou dans les autres lieux du monde où se développe le tourisme sexuel.

À preuve cette page (qui commence par évoquer l'engagement au Darfour de l'acteur américain George Clooney, notamment via certains épisodes de la série télévisée "Urgences") :

"Constatons enfin que les héros cathodiques des épopées urgentistes, sur lesquels s'investit le maximum de capital émotionnel, renvoient à une très ancienne tradition secouriste internationale. Cette tradition, qu'elle procède de conventions et de protocoles ratifiés par les nations (et généralement circonscrites aux conflits) ou qu'elle soit l'émanation de mouvements confessionnels, se confond, dans la réalité factuelle et sémantique, avec l'humanitaire moderne. Elle lui sert même de caution, d'oriflamme. Mais, au-delà de la division technique du travail, elle s'en différencie profondément, tant par ses enjeux que par son projet. Dans un cas, il s'agit de traiter un problème, puis de repartir. Dans l'autre, de s'installer autour d'un plan d'assistance à moyen ou long terme, avec pour objectif confusément identifié de gérer la faillite des politiques de développement et le démantèlement des services publics, de suppléer au désengagement des nantis de la terre, de pallier la paupérisation générée par les programmes d'ajustement structurel et autres cures de caches enragées imposées par la tutelle des organismes internationaux. Les humanitaires, crédules ou cyniques, restent au mieux otages, au pire complices, d'une logique socio-économique régressive, d'abord dure aux faibles. À force de masquer l'injustice derrière la détresse, ils en viennent à proposer des normes toujours minimales d'une vie qui n'est que survie." (Pages 114 et 115)

Voilà qui est clairement énoncé, et peut susciter le débat, puisque l'ouvrage est polémique.

Mais bien sûr, bien sûr, nous sommes ici sur un blog consacré à la littérature corse... Alors pourquoi évoquer ce livre ici ?

Eh bien pour deux raisons (et aussi peut-être une troisième), et ensuite je finirai ce billet en citant un long passage du livre (le passage qui m'a définitivement convaincu de prendre le temps de ce billet) :

1) Ce livre est publié par les éditions insulaires Materia scritta, dont le catalogue me passionne. Certes il n'y a que 9 titres pour l'instant et je n'en ai lu que 4 (bientôt 5). Mais les maquettes sont belles, le papier aussi, la mise en page (parfois quelques coquilles dans le texte, mais je n'en ai pas encore repéré dans "Old is beautiful"). Et les sujets abordés sont aussi variés que les genres qui les accueillent : pamphlets donc, édition critique de lettre historique, chroniques radiophoniques, roman, journal, articles d'intervention, traduction de poème allemand, etc... Bref une édition corse éclectique, soucieuse de qualité.

2) Ce livre est écrit par un Corse regardant le monde. Sans en faire trop sur ses origines et son identité ou sur ce que celles-ci auraient pu lui permettre de comprendre du monde, l'auteur ne s'en cache pas et les mentionne comme un fait parmi d'autres, utile à la compréhension de son regard personnel et de la situation collective qu'il décrit.

3) Mais ça me revient... Pattaya, Pattaya... j'ai déjà vu ce nom-là dans un poème corse... Incroyable, mais oui bien sûr, c'est dans le premier recueil de poèmes de Marie-Jean Vinciguerra, "A Siam" (1965) ! Et c'est ce poème que Xavier Casanova mit en valeur dans un des billets de son blog "Isularama" (voir ici) !! Pattaya, nouveau carrefour fondamental de l'imaginaire corse... eh oui.

Et donc j'en viens pour finir à la citation d'un passage que j'ai trouvé vraiment emballant par son écriture, un mélange de considérations générales, de regard distancé, de critique acerbe et amère avec le récit d'une errance personnelle, commencée il y a bien longtemps en fait, à la recherche de la gogo girl "Yatrung", à Pattaya. Passage qui m'a fait penser au travail d'écriture d'un Jérôme Ferrari, chez qui les personnages mêlent naturellement expérience insulaire et expérience du monde. Passage qui m'a transmis des émotions (j'ai eu l'impression d'y être), a enrichi mon imaginaire (de la figure du sociologue désabusé camouflé en triste touriste sexuel, ou l'inverse) :

"Mon grand-père, monté de Bastia à Paris, n'en avait pas pour autant jeté aux oubliettes les rigoureux principes éducatifs toujours en vigueur dans sa classe sociale. Il eut la sagesse d'emmener son fils unique, mon futur géniteur, se déniaiser au bordel le jour anniversaire de ses seize ans. Un établissement tenu par un membre hâbleur et marginalisé de la parentèle, d'ailleurs fort injustement biffé des généalogies officielles.
Je n'ai pas bénéficié d'une si prometteuse initiation. Les temps et le milieu corse étaient différents. Et surtout, les dettes de jeu et autres catastrophes financières orchestrées par ledit grand-père avaient, par ricochet et de manière conjuratoire, induit au sein de sa descendance une austérité et un rigorisme qui rompaient fâcheusement avec une tradition de ripailles, de ribaudes et de flambe, vieille de huit siècles. Ce furent donc les petites anglaises.

Je vais quand même découvrir très jeune la prostitution, en Afrique, où le néo-colonialisme m'a envoyé professer. Ces aventures exotiques, bien peu crapuleuses, ne suscitent alors guère d'émoi, si ce n'est le haut-le-coeur banal des éternels cagots, la commisération de chrétiens de gauche très émoustillés ou le sourd ressentiment des petits bourgeois français effarouchés et racistes de la bonne société coopérante. Tout cela se déroule dans un climat d'apesanteur historique, sans débats intérieurs ni masochistes repentances.

Symptôme de misère sexuelle, de carence affective ? Allons donc. Nos amantes restées au pays nous pleurent, nous écrivent, nous visitent parfois. Nos étudiantes, la fine fleur occidentalisée de la nomenklatura locale, nous draguent de manière éhontée : il n'y a qu'à choisir. Quant à l'inévitable femme blanche, mariée, délaissée et en mal d'aventure, elle cherche pathétiquement à éveiller en nous une fatuité à la conquérir.
Violence faite à la femme ? Irrespect envers sa dignité ? Oppression machiste ? Relation coloniale ? Ridicule. Nous sommes d'aimables fils de famille, qui ont choisi de préférer la justice à leurs mères. Et aussi des tiers-mondistes affûtés. Nous ne confondons pas les combats centraux et les luttes périphériques, les rapports d'exploitation - y compris, bien sûr, le proxénétisme - et ce commerce des corps, libre, informel, rarement sordide, plutôt ludique.
En vertu de quelles convenances, de quelle rigueur, de quelle supériorité, devrions-nous obérer nos attirances, discriminer nos affinités ?
J'insiste. Le discours moral et sociétal n'a pas pris le pas sur le politique. La sexualité n'est pas sacralisée, comme aujourd'hui, jusqu'à accabler de honte ceux qui - acheteurs, vendeurs - en monétisent ouvertement l'usage. Le fantasme du méchant-esclavagiste-qui-dévoile-et-pille-la-détresse-humaine ne tient pas encore lieu de pensée unique.

Cela se passait hier, et pendant longtemps, insoucieux de mon image, je ne m'étais pas couché de plus bonne heure qu'alors. Mais cette nuit à Pattaya, où, depuis une trentaine de jours, j'explorais ad nauseam le filon humanitaire de l'indignation, il ne m'insupportait pas outre mesure d'être devenu le malpropre de mon étude, un infect consommateur, un maniaque qui traquait vainement sa gogo girl envolée. Mieux, j'en tirais un soupçon de présomption. S'impliquer aussi indécemment confère, à n'en point douter, un sérieux avantage épistémologique. Il devait être environ deux heures du matin. Je regagnais mon hôtel. J'étais passablement torché, fatigué d'exister, en mode d'animation machinale. Vide et mou, je me faufilais entre des paquets de chairs préemptées, avinées, mais toujours conquérantes.

Après ma fastidieuse séquence de guet au Candyshop, j'avais un peu flâné dans le secteur, au beau milieu des fêtards. Partout clignotaient en boucle des néons rouge et or : Hot Girls, New Living Dolls, Heaven Above, etc., et je ne cessais d'être rameuté par les invites aiguës de filles à demi-nues qui pointaient devant leurs bars, d'être assailli aussi, en surimpression, par des flashes éphémères... Quand je pénètre au Blue Electric, je tombe aussitôt sur Yatrung : elle vient d'achever son tour de danse et me virgule un sourire à quatre-vingt baths, le prix du bon de sortie.

Mon éristique compatriote corse m'avait bien proposé - mais plutôt me pendre ! - de passer à son club de pétanque ; s'y réunissaient, autour de quelques bouteilles de champagne, les pires raclures de l'expatriation française, escortées de leurs régulières, d'anciennes putes locales assez tapées qui jouaient désormais les rombières et servaient de prête-noms... Je l'emmène chez un journaliste anglais dont la compagne thaïlandaise est cadre bancaire. Celle-ci la snobe méchamment. Sur la route du retour, Yatrung me livre résignée ce constat sociologique littéralement renversant : "She is a woman and I am a lady".

Un cornac se frayait difficilement un passage avec son éléphanteau, au grand bonheur des touristes. Moyennant quelques pièces, ils étaient invités à lui donner une friandise, qu'il cueillait délicatement de sa trompe. Le pachyderme et moi avions échangé un regard triste. Nous voyons un documentaire animalier... Le crocodile brise les jarrets arrière d'un zèbre d'un coup de queue fulgurant et dévore gloutonnement ses viscères. Elle pleure en silence.

Au sud de Walking Street, je m'étais arrêté pour dîner : le restaurant, italo-thaï, dégorgeait de couples mixtes, poids lourd contre poids plume, chacun pétrissant consciencieusement les cuisses de sa chacune, dans le plus pur style pattayais... Nous soupons, face à face ; elle se régale de calamars grillés et me parle de sa soeur aînée, Pon, une guenon en hiver, actuellement à Helsinki, chez son boy-friend. Elle-même a passé trois mois à Foix, l'an dernier, invitée par un riche et brave godelureau allumé ici. Le type pensait lui ouvrir les chemins de la liberté : elle conserve de ce séjour des souvenirs de goulag.

Et puis la rue, à nouveau, le choc des lumières et des stridences, les évocations volatiles. De guerre lasse, cédant aux incitations canailles d'un rabatteur, j'étais entré dans un gogo, afin d'entamer poétiquement ce premier janvier. Le Nui's Club, pourquoi pas ? Rideau : au centre de la piste trônait une baignoire dans laquelle deux putes poussives, ruisselantes de mousse savonneuse, simulaient de lesbiennes effusions... À la piscine de l'hôtel, la poignée de musculeux, fous de leurs corps, qui bronzent du matin au soir, ne prennent pas la peine de la mater quand elle sort de l'eau - la chasse ouvre au crépuscule.

Un Japonais explosé balançait par poignées des billets et riait à gorge déployée au spectacle des filles à quatre pattes criant et se disputant pour les ramasser... Quand elle gagne aux cartes, elle jubile de toutes ses dents, et range son butin avec une virtuosité de caissière, en constituant des petits paquets de montants homogènes, maintenus par un billet plié en deux.

Assis au fond de la salle, la mine renfrognée, vide, j'avais liquidé whisky sur whisky, en parcourant un livre de Jacques Rancière, décourageant ainsi imparablement les tentatives corruptrices et les languissants "darling" de ces demoiselles... Interdit d'utiliser, dans le cadre de nos rapports bilatéraux, l'espéranto rongé de la galanterie internationale ; je lui donne des : "Tirak", elle me répond du tac au tac : "Ti tengu caru".

Dès que l'occasion se présente, elle aime aussi placer : "On y va ?", unique trophée linguistique rapporté de son échappée ariégeoise... Oui, il était grand temps que je m'extirpe de ce grouillant fatras, qui se dérobait lentement à ma perception, où m'envahissait le caractère absolu de l'absurde. J'avais déguerpi comme un crabe à reculons.
Et maintenant donc, je remontais Walking Street à petits pas, coincé dans la foule compacte, avec le seul objectif de parvenir jusqu'à mon lit.
Il me tardait de continuer à lire Le philosophe et ses pauvres. Un moyen sévère mais avisé de surmonter ma présente contingence, cet engluement amorphe, en me heurtant au principe de réalité prolétarien - Antoine Roquentin, jadis, pour ne pas perdre pied, faisait d'Eugénie Grandet un usage parallèle. L'existence partout, à l'infini, de trop, toujours et partout ; l'existence - qui n'est jamais bornée que par l'existence." (pages 71-76)

Magnifique, non ? De la belle littérature corse, non ?

(Je vais reprendre ma lecture ce soir ; sur ma table, je trouve aussi d'autres livres que j'ai bien envie de lire et de "chroniquer" - oui, ne prenez pas ce billet comme un article en bonne et due forme ! Car sur ce blog, chacun écrit comme il veut, il ne s'agit pas de se conformer obligatoirement à tel ou tel canon d'écriture... -, parmi ces livres, je citerai : "Première pierre" d'Annie Drimaracci (éditions Colonna), "Automnes en miettes" d'Alain di Meglio (éditions Al Manar), "L'émotion identitaire en Corse" de Philippe Pesteil (éditions L'Harmattant), "A notti aspetta" de Norbert Paganelli (éditions Colonna), "1729, les Corses se rebellent" d'Evelyne Luciani (éditions Albiana), etc. etc.

Et vous ?)