dimanche 21 octobre 2012

Une citation d'Edouard Glissant

En guise de feuille de route pour une future histoire et anthologie de la littérature corse (mais écrite par qui, et publiée quand ?) : 

Nous pouvons aujourd'hui lire ou prononcer d'un même élan et en même temps les incantations sacrées des premiers âges des humanités et les poèmes qui ont marqué, dans les marais modernes et les mécaniques des villes et des paysages encombrés, et en marge des prétentions vers une Histoire universelle, les brisures successives des histoires des peuples et la recrue des éléments du Tout, l'avalanche et l'incendie, l'inondation et le cyclone, la terre et le feu, l'eau et l'air. Aucune anthropologie ne s'organise selon le système d'une règle de succession ni à la lumière d'une loi quelconque d'évolution. Le multiple est toujours d'ici-là et de maintenant, même quand il rallie le passé. C'est ce lot et ce hasard qui sont, à cette place-ci de poésie, assemblés.

Une anthologie de la poésie du Tout-monde, celle que voici, aussi bien ne s'accorde pas à un ordre, logique ni chronologique, mais elle brusque et signale des rapports d'énergie, des apaisements et des somnolences, des fulgurations de l'esprit et de lourdes et somptueuses cheminaisons de la pensée, qu'elle tâche de balancer, peut-être pour que le lecteur puisse imaginer là d'autres voies qu'il créera lui-même bientôt.

(...)

Quels désordres pourtant, césures choses prises par petits bouts et mises bout à bout : diriez-vous qu'un poème peut être coupé, interrompu, que nous pourrions en donner des extraits, morceaux choisis (comme dans les manuels les plus scolaires), et décidés par l'action de vents malins ? Oui, vous le pourriez : quand les morceaux ont la chance c'est-à-dire la grâce de tant de rencontres, quand ils s'accordent entre eux, une part d'un poème qui convient à un autre poème, à cette part nouvelle, et devient à son tour un poème entier dans le poème total, que l'on chante d'un coup. L'imaginaire est un champ de fleuves et de replis qui sans cesse bougent.

Pages 17, 18 et 15 de La terre le feu l'eau et les vents (2010), Edouard Glissant, Galaade éditions.

mercredi 17 octobre 2012

Une nouvelle lecture de "Murtoriu", par André Blanchemanche

Je remercie Monsieur Blanchemanche de me permettre de rendre publique sa lecture - intéressante et à discuter - du magnifique roman "Murtoriu" de Marc Biancarelli.

De nombreux propos du Lecteur, ainsi que des citations de ce roman, entrent forcément en résonance avec les récents assassinats qui viennent d'avoir lieu dans l'île. J'ai l'impression de n'avoir vécu (né en 1972), avec tout le monde, qu'avec cette liste interminable des assassinats (quelles que soient les raisons réelles ou proposées). Je crois que la littérature nous offre une possibilité de respirer, malgré cette litanie, en proposant des formes qui soient autre chose qu'une liste interminable.

-------------

« Murtoriu »
BIANCARELLI Marc
(Actes Sud)

Le Lecteur se souvient des quelques phrases qu’il apposa sur la page d’un blog qui se consacre de bien belle manière à faire connaître la littérature corse. Il y formulait sa demande autant que son attente de découvrir cette littérature par le truchement des traductions. Mal lui en avait pris : un contradicteur le renvoya dans les cordes en lui assénant que s’il avait tellement envie de découvrir la littérature corse, il n’avait après tout qu’à apprendre la langue corse. Logique. Imparable. Sauf que le Lecteur n’est que très moyennement doué pour le maniement des langues étrangères, fusse-t-elle la langue qui s’écrit et se parle sur la Terre où il considère qu’il a passé les jours les plus lumineux de son existence. Et que sur un plan plus général, il considère que c’est rendre service à toutes les littératures que de les traduire dans le plus grand nombre possible de langues.

Voici donc un roman corse, un bouleversant roman corse, un roman dont la force, dont l’intensité l’ont emporté, lui, le Lecteur, et dont il s’est extirpé dans une sorte d’état second. Non qu’il y ait trouvé les réponses que lui pose sa fréquentation assidue de la Balagne. Il n’a d’ailleurs pas ouvert le roman pour cela. Il l’a ouvert afin de se confronter à cette littérature dont on parle si peu sur le continent, une littérature marginalisée par le système dominant, lequel peine à tolérer les langues dites régionales. Qui sont pourtant des langues dont le Lecteur considère qu’elles n’ont pas à s’effacer devant d’autres langues, celles que des jacobins borgnes affirment qu’elles sont prédestinées à l’universalité.

Donc « Murtoriu ». Marc Biancarelli précise en exergue : « En langue corse, le mot murtoriu revêt le double sens de « glas » et « d’avis de décès ». Et c’est bel et bien de mort dont il s’agit dans cette œuvre singulière. Non point la mort que narrent les gazettes, dont elles se repaissent si souvent, même si elle ne s’absente pas du récit dont elle ne constitue cependant pas le point d’orgue. Mais bien la mort dans ce qui ressemble à un mouvement que rien n’est en mesure d’arrêter et qui conduit donc à l’anéantissement. Des tranchées de la « Grande Guerre », celle au cours de laquelle des millions d’hommes entremêlèrent leurs cadavres du côté de Verdun ou sur les rives de Somme jusqu’à cette terre niée autant dans ses richesses que dans ses spécificités.

Le retour sur la plus effarante des boucheries n’est pas anodin : il marque le début de l’ère dite moderne. « C’est de cela dont je vais parler. D’une guerre. Totale. Dans chaque recoin du pays. Je ne sais pas où ils ont appris à tuer. Mais il y a ces visages dans les journaux, presque toutes les semaines. Peut-être meurent-ils parce qu’ils sont les plus faibles ? Meurent-ils parce qu’ils ont, eux aussi, pris part à d’obscures tueries ? » Il est certes bel et bien question d’une certaine actualité corse. Mais ce qui s’y commet ne découle-t-il pas de ce que tant d’hommes de cette terre furent conduits à commettre sur d’autres terres ? A moins que leur histoire à eux ne fut la source primitive de leurs violences ? Marc Biancarelli, de toute évidence, indique des pistes. Il ne tranche pas, il hésite. « La seule chose que je sais je suis dans l’incapacité de l’expliquer, ce mal profond qui nous afflige est né de la sensibilité la plus extrême, de la plus franche estime que l’on peut porter à la personne humaine. Il est né de cette foi que nous avons dans l’humanité. Sauf qu’il y a une guerre, Trajan, sur tous ces territoires, sur les Terres, une longue guerre qui n’en finit plus, où l’on tue pour trouver du fric sous un matelas. »

Ce qui soulève l’enthousiasme du Lecteur, c’est cette exceptionnelle capacité de l’Ecrivain à user de la Corse comme décor à la mise en scène d’une tragédie universelle. Laquelle s’esquisse dès les toutes premières pages du roman. « Car si la révolte représente une dynamique de rupture, et implique dans sa prise de conscience une inévitable phase de résistance, soumission et domination ne sont qu’une seule et même chose, nourries par une même conception de l’ordre, les deux côtés d’une même médaille unis dans une même corruption, deux éléments indissociables qui s’équilibrent dans une même logique. La domination ne va pas sans soumission, mais elle peut se produire sans susciter de révolte. »

Voilà pour l’idée directrice, puisqu’il n’est pas inutile de savoir comment s’orienter dans ce roman si singulier qu’il rebutera les bien pensants chargés de régenter la société littéraire franchouillarde. Il suffit ensuite de se laisser happer par le récit, de composer avec chacun des personnages qui vivent dans un des recoins de la montagne corse. Marc-Antoine, libraire à ses heures perdues. Jean-Baptiste, le journaliste. Maroselli, le rêveur. Trajan, le paysan, féru d’histoire et d’archéologie. Et Mansuetu, le berger, ultime figure d’une culture destinée à sombrer dans l’oubli. Ceux-là qu’il faut prendre le temps d’observer et surtout d’écouter, puisqu’ils sont la substance. Et puis, il y a ceux qui furent mobilisés en août 1914 sans savoir pourquoi ils allaient traverser la Méditerranée et participer, malgré eux, à l’immense carnage (et pour l’immense majorité d’entre eux de n’en jamais revenir). Leurs vies qui s’amalgament par l’artifice de l’écriture, « écrire en guise de geste ultime pour triompher de la mort. » Leurs vies qui s’inscrivent dans une douloureuse tragédie. Tragédie désespérée, indiquant qu’il n’est plus d’avenir, que les rêves sont forclos ? Pas si évident que cela ! Celui qui fut un quasi libraire s’est, à la fin du récit, exilé à Barcelone. Il écrit à son ami Trajan : « Libre et désormais délié de tout ce qui m’empoisonnait, des vains espoirs, de ce qui m’étranglait et me clouait à ma propre infamie. Je suis là et je cherche cette possible paix que je sens approcher, peu à peu, elle est à ma portée du fait même que j’y crois. Cette paix que je me suis promis d’atteindre, mon ami. »

Le Lecteur ne parvient pas à se défaire de ce roman-là. Il le garde à portée de sa main. Il l’effleure. Il l’ouvre, relit un paragraphe ou deux ou trois pages. Comme convaincu que sa première exploration ne lui suffira pas. Acharné à ne rien laisser de côté, à ne rien négliger. Surpris parfois de rencontrer quelques phrases qu’il n’avait donc que survolées. « Un univers qui sombre ? Ce n’est rien du tout, face à l’immensité de ce qui fut. Rien du tout, rien que la dernière page d’un livre ancien qui vient de se referme. » Ceci n’est pas une conclusion. Juste le vœu que vous formule le Lecteur : vous immerger à votre tour dans ce stupéfiant et passionnant roman.

lundi 15 octobre 2012

Une occasion de parler littérature corse... dans le Béarn

Mais oui, dans le Béarn, à Oloron-Sainte-Marie, qui organise, avec la communauté de communes du pays oloronais, la 3ème édition du festival "Confluences de cultures".

Il s'agit de proposer des oeuvres d'artistes basques, béarnais et corses. A écouter, à voir, à lire... à discuter.

Je participe (évidemment avec un grand plaisir) à cette troisième édition et je vais tâcher à chacun des six moments au cours desquels je prendrai la parole de montrer que la production artistique corse est d'un grand intérêt, d'une vivacité et d'une force telles qu'elle mérite qu'on y jette un oeil curieux (puis enthousiaste) où que ce soit dans le monde. Ce sera aussi l'occasion, bien sûr, de découvrir le travail contemporain de ces deux autres régions du monde et de rencontrer d'autres artistes.

Voici le programme (que vous pouvez commenter sur ce blog, bien sûr ; je suis responsable de la partie corse - sauf concernant la conférence sur Pascal Paoli ; of course, cette programmation est partielle et partiale, donc discutable ; j'ai aussi fait parvenir une liste de vingt ouvrages qui me semblent incontournables pour prendre connaissance de la littérature corse et qui constitueront le début d'un fonds corse à la médiathèque d'Oloron, je la révèlerai dans un prochain billet, histoire de discuter, encore...) :

Mardi  23 octobre / Médiathèque intercommunale

•17 h Ouverture des journées de la « Confluence des cultures », vernissage et discussion autour des expositions de photos présentées dans le cadre de la confluence,  «Patrimoine et nature» photos du patrimoine baroque de Bastia et de la nature corse par le photographe corse Pascal Renucci.

•19h Apéro concert et buffet corse par « L’instant Corse-Stonda Corsa »

Mercredi 24 octobre / Médiathèque intercommunale
Du passé au futur : comment créer aujourd’hui à partir d’une culture traditionnelle ?
Rencontre avec des auteurs, corse, basque et béarnais :

•10 h : Echanges avec des lycéens ayant travaillé sur le roman « La chasse de nuit » de Marie Ferranti (je dialoguerai avec les élèves et les autres auteurs pour évoquer ce livre), Pierre Gastereguy (auteur Basque) « Doux comme un mouton » et Olivier Deck (auteur Béarnais) « Le chant des passereaux »

•14h30 Echanges avec tous publics autour des trois mêmes ouvrages et d'autres encore

Jeudi 25 Octobre
•18h / Hall Jéliote
Conférence : « Pascal Paoli,  un homme des lumières » par Pierre Louis Giannerini.
« Toute l’Europe est Corse ». Ainsi s’exclame Voltaire, fasciné par l’héroïsme de Pascal Paoli dont l’action passionne l’Europe des Lumières de George III d’Angleterre à Catherine de Russie et à Frédéric II de Prusse. Héros de l’indépendance de la Corse, Paoli fit de son peuple une Nation, de son île un état, avec une constitution pour laquelle JJ Rousseau proposa sa plume. Pascal Paoli le «père de la patrie corse» est une figure majeure de l’histoire universelle de la liberté.

•21h  / Cinéma le Luxor «X Making», Film de Gérard Guerrieri
Marco, un petit producteur de seconde zone a pour ambition de produire le premier film “pornographico - culturel ” en langue corse. Mais au pays de la luxure les trahisons vont bon train, Marco tente d’user de fines stratégies quitte à mettre en péril sa fière identité insulaire pour parvenir à ses fins.
A l’issue, débat animé par François-Xavier Renucci, Eric Lortie et Florent Paris.

Vendredi 26 octobre  / Gurmençon

•15h / salle des fêtes
Spectacle  Marie-Hélène Cauhapé  « Tres e ua », en français « Treize et une »
Spectacle bilingue (français/occitan).

•21h / Eglise
Concert polyphonique, organisé par la commune de Gurmençon.
Les Chanteurs d’Eysus + Chœur Basque

Samedi 27 octobre

•15h / Médiathèque intercommunale
« La littérature Corse s’invite en Béarn et Pays Basque», café littéraire animé par
François-Xavier Renucci et  Pierre Louis Giannerini.

vendredi 12 octobre 2012

Une lectrice croise ses lectures des romans de J. Ferrari et M. Biancarelli

C'est Annie Drimaracci (dont un ouvrage fut présenté ici) qui nous envoie (merci mille fois) un point de vue croisé sur "Le Sermon sur la chute de Rome" de Jérôme Ferrari et "Murtoriu" (dans sa traduction en français) de Marcu Biancarelli.

Bonne lecture et bonne discussion. (Je suis en train de relire "La chasse de nuit", roman de Marie Ferranti, publié en 2004, et je trouve qu'il faudrait l'associer à ces deux ouvrages : même retour vers la guerre de 14 comme début de la fin, même relations complexes entre les générations, présence des carnets du père, et même un mouflon... mais l'histoire se situe entre 1938 et les années 60 ; j'y reviendrai ; à moins que vous ne me devanciez...)

-----------------------


Voilà,  je viens de terminer la lecture de Murtoriu, qui a suivi de près celle du Sermon sur la chute de Rome, c’est sans doute pour cela que je ne vois finalement pas comment parler de l’un sans l’autre, et pour de multiples raisons encore…
Ces deux livres ont d’abord en commun de ne pas vous laisser indemnes, et c’est le moins que l’on puisse dire. Si j’ai résisté longtemps avant de me laisser embarquer par Murtoriu, cela n’a pas été le cas pour le Sermon. Le livre de Jérôme Ferrari vous emporte dès les premières pages, bouleversantes premières pages autour de cette photographie de l’absence et du temps suspendu. Il semble avoir été longuement mûri, conçu, puis écrit, comme enfanté  dans un flux, un souffle, un flot, celui de l’ample respiration du sermon qui vous prend, vous entraîne dès les premières lignes pour ne  vous lâcher qu’à la dernière page. Chez Marcu Biancarelli, c’est plus difficile, vous êtes sur un ring, il faut vous accrocher et vous attendre à être soumis à rude épreuve. La violence vous saute au visage dès le début, et j’ai personnellement éprouvé le besoin de m’en protéger, j’ai tenté de la mettre à distance, comme lorsque l’on ferme les yeux parfois devant certains passages d’un film qui vous bouscule et met votre sensibilité à vif. Je dois dire aussi que j’ai parfois détesté ce narrateur péremptoire, misanthrope et surtout, surtout, d’une misogynie à la limite du supportable. J’avais beau me dire qu’il s’agissait d’un personnage fabriqué, créature au service des idées ou des thèses de l’auteur,  ma féminité, non pas mon féminisme, me disait  que ce Marc-Antoine était un personnage bien peu fréquentable dont je n’avais pas du tout envie de subir les propos sexistes à chaque détour de chapitre. Mais j’ai continué et je ne l’ai pas regretté.
Dans Le Sermon et Murtoriu, les propos sont parfois si proches que l’on a l’impression que ces deux auteurs se connaissent, se ressemblent et s’opposent comme des frères, à l’image de ces personnages qui entretiennent des liens puissants d’amitié ou de réelle fraternité dans chacun de leurs livres : Matthieu et Libero, ou encore Virgile et Sauveur chez Ferrari, tout comme Trajan et Mansuetu, ou Marc-Antoine et les autres, Bastien, Jean-Baptiste et même Maroselli qui habitent l’univers de Murtoriu. Mais ces deux livres parlent aussi de la solitude, d’une solitude ontologique contre laquelle l’amitié, si forte soit-elle,  pas plus que l’amour, bien plus fragile, ténu, ne sont d’un grand secours. Le motif du conflit  de 14-18 traverse les deux romans comme un fil rouge, et l’on y sent le poids du destin, l’onde  de choc de cette guerre effrayante venue ébranler les fondements mêmes de l’île à l’aube du XXème siècle. Les ancêtres aussi sont là, glissent comme des fantômes, avec la tragédie qui leur colle à la peau et dont ni Marcel, dans Le Sermon, ni  l’aïeul Marc-Antoine ne pourront se débarrasser. Ils seront à jamais des exilés de la vie. Comment vivre avec l’héritage qui nous a été transmis ? Comment faire coexister  le  présent de la Corse, au rythme  hystérique  et schizophrène des saisons, de l’été trépidant à l’hiver reclus, avec le passé, les traditions, la nature grandiose ? Et quel sera l’avenir de cette île tant aimée, saura-t-elle encore préserver son âme et son identité face aux puissances de l’argent ? Autant de questions que chacun des romans aborde à sa façon.
Au jeu des points communs et des différences entre ces deux livres, il ne faudrait pas moins d’une thèse et de plusieurs années d’étude pour épuiser le sujet. Quelques observations encore, concernant cette fraternité d’écriture, qui est cependant loin d’être une gémellité. Ici le mot d’intertextualité prend tout son sens ; au point d’ailleurs que Jérôme Ferrari est l’un des traducteurs du texte corse de Marcu Biancarelli. L’humour constant, et l’ironie, en contrepoint à un désespoir tenace, sont aussi très présents chez les deux. Et tous les deux encore  nous offrent, sur des modes complètement différents, une magnifique mise en abyme de l’écriture : chez Ferrari, l’écriture romanesque se coule dans le sermon d’Augustin, le titre, les chapitres et le dénouement en témoignent, et l’auteur devient démiurge de cette apocalypse annoncée, se substituant finalement à Augustin lui-même pour prévenir les hommes de l’écroulement inéluctable et indifférent des mondes qu’ils construisent. Biancarelli le cynique, a trouvé un autre subterfuge pour parler d’écriture et de lecture, en donnant vie à ce personnage-narrateur à la fois libraire et auteur qui ne se prive pas de régler son compte à la littérature au moyen de quelques sarcasmes bien sentis et de sonner le glas lui aussi de la fin d’un monde. Dans les deux cas la catastrophe est palpable dès le début, il ne s’agit pas de savoir ce qui va arriver, le lecteur ne le sait que trop, mais comment cela va arriver. Rien n’est laissé au hasard. Chaque roman est construit, à sa façon, avec son architecture et son style. Tout est signe, et la scène homérique de l’émasculation des porcs par Virgile au début du roman prendra tout son sens à la fin du Sermon, de même que la « bagarre…ou presque » du chapitre 13 de Murtoriu donne implicitement, en demi-teintes, une clé du dénouement. Il y a chez  Biancarelli, un étrange mélange de retenue et d’indécence. La provocation cache soigneusement la pudeur, et prend le risque de laisser des lecteurs en cours de route. Mais il faut savoir rire de tout, même du pire, et apprendre à regarder la barbarie, la grossièreté ou la bestialité en face, pour que des moments de grâce surgissent ; la rencontre du mouflon avec le chasseur qui le tient en joue en est un, un diamant de deux pages au cœur du roman. Il y a chez Ferrari un équilibre, une jubilation du mot juste, à sa place, évident, naturel. Une unité insubmersible, au-delà des variations de registres, des rebondissements, de l’amplitude de la phrase dans laquelle pourtant jamais on ne se perd. La  tonalité du Sermon, volontiers lyrique, est celle d’une tristesse sans fond, assumée et dépassée, sereine, qui s’offre quand même parfois le luxe d’un rire franchement libérateur, comme dans certaines scènes du bar avec Annie, la serveuse haute en couleurs, ou avec l’irrésistible descente aux enfers du gérant  Bernard Gratas, contrepoint comique à la gravité toujours proche, à la décadence tragique de Marcel le grand-père, le grand absent de la photo inaugurale, absent à lui-même.  Les femmes ne sont pas ménagées non plus dans l’univers de Ferrari, mais quel que soit leur âge, leur statut, il pose sur elles un regard aimant, le regard d’un homme qui ne cesse de s’interroger sur leur mystère, à l’instar d’Augustin lui-même, qui relaie ce regard à la dernière page du roman.  La tonalité de Murtoriu serait plus épique, et  la tristesse plus souffrante,  plus révoltée. « Prose combat », l’écriture cogne, frappe et gifle souvent  pour s’adoucir parfois, s’apaiser, et dévoiler le chant, laisser parler le cœur, du réquisitoire sardonique sur la corruption insulaire qui dénoue une partie de l’action, aux accents émouvants de la dernière lettre du narrateur à son ami Trajan. Rendons tout de même à César…Deux personnages féminins échappent à la vindicte de  Marc-Antoine : Lena et Diane, qui accompagnent, chacune à sa façon, le narrateur sur le chemin de la rédemption.
Toujours est-il que si une couleur bien sombre plane sur les deux romans, si aucun des deux ne se hasarde à apporter au lecteur une réponse préfabriquée, univoque ou la moindre certitude, une lumière fait briller chacun des dénouements, si noir soit-il : dans le Sermon l’idée d’un éternel recommencement éclaire les dernières lignes, et dans Murtoriu, dont le titre funèbre pèse de tout son poids sur le livre, la lumière tient dans les deux dernières syllabes qui portent  toute l’œuvre à bout de bras.
Mais une chose me semble certaine, à présent : Claude Simon, géant de notre littérature, peut dormir paisiblement sans se soucier de sa filiation littéraire : elle est là, bien vivante, dans ce magnifique Sermon sur la chute de Rome. Et il en est de même pour Céline et quelques autres iconoclastes d’Amérique et d’Europe de son acabit : ce n’est certainement pas de la littérature que Murtoriu sonne le glas.
Nous n’avons pas fini de nous questionner sur ces romans qui ne nous lâcheront pas de sitôt après que nous les aurons refermés, et au-delà de ces récits, sur la Corse, l’écriture de l’insularité et l’insularité de l’écriture. Que ces deux auteurs poursuivent longtemps leurs polyphonies  et leur cheminement singulier, c’est tout ce que l’on peut souhaiter. Et l’espoir n’est-il pas précisément là, dans le fait que de telles voix, de tels mots puissent contribuer à changer le monde, à agir sur le réel, sur  les hommes, et peut-être les rendre  meilleurs…

mardi 9 octobre 2012

Un point de vue de Madame Arlette Santelli : Femmes et Littérature

Un grand merci à Madame Arlette Santelli pour l'expression de son point de vue sur ce blog et sur trois ouvrages : "Les Lettres de Toussainte" de Nadia Fischer, "La fuite aux Agriates" de Marie Ferranti et "Regards de Femmes" de Jérôme Camilly.

Bonne lecture et bonne discussion.
---------------------------------------------------

Comme aurait dit Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme »…


        Si la littérature corse reste encore confidentielle, ou quasiment, n’est-ce pas, parce que nous, Corses, nous la connaissons mal ? Notre mission est donc de lire et de faire découvrir, sans relâche, ceux de nos compatriotes qui écrivent, montrant ainsi notre volonté d’exister en littérature.
A commencer par la littérature féminine qui tient si peu de place sur ce blog. Vieil atavisme ? Misogynie ancestrale ?... ou seulement manque de connaissance, et par conséquent, de reconnaissance ?
J’ai donc délibérément choisi aujourd’hui de ne parler que de la femme corse, et autour de ce thème, de trois œuvres qui lui sont dédiées, d’auteurs insulaires, cela va sans dire, mais pas que…

La plus ancienne, Les lettres de Toussainte (Editions DCL, 1999), a même fait l’objet, il y a quelques années, d’un spectacle joué à l’Aria, ce miraculeux théâtre en plein maquis, inventé par Robin Renucci à Olmi Capella. Certains s’en souviennent peut-être…
C’est un témoignage sur ce que furent nos grands-mères ou nos mères, qui, nées au début du XXe siècle, et découvrant dans un grand écart vertigineux, la vie du continent, après celle, rétrécie de leur île, s’en écartèrent davantage en voyageant plus loin, aux « Colonies ».
L’héroïne part comme institutrice au Maroc dans les années 1920. Au fil des lettres qu’elle va écrire à un frère bien aimé – « Le seul baume que j’ai sur le cœur c’est toi mon frère » (Lettre du 1er juillet 1928)- nous voyageons dans le temps à travers les yeux d’une femme corse, émerveillée souvent par ses découvertes, mais inquiète aussi de l’avenir de son île, s’émancipant peu à peu, pour se libérer d’une société machiste, et s’éveillant, de même, aux problèmes de la colonisation, tout en restant l’exilée caressant « una petra bianca ch’aghju coltu in Piumbattu, nanzu di parte, ben dura e ben liscia » (Lettera di u 21 di settembre di u 1920). Car ce qui fait le charme de ces lettres, c’est qu’elles sont bilingues, et tiennent lieu d’atmosphère qui en est aussi parfumée. Elles sont, évidemment, bien plus que les aventures d’une institutrice corse aux colonies ; elle sont tout ce que nous savons, ressentons sur notre pays, tout ce qui nous a été tellement raconté dans notre enfance, et qu’il n’est pas inutile de « réviser » de temps à autre, nous qui sommes porteurs de la même folie : « Tout détruire plutôt que de perdre une appartenance, une histoire (…) ne pas vendre la terre », car « c’est vendre notre famille » (Lettre du 20 juillet 1970).
Je suis persuadée que ces confidences et cette clairvoyance : « Je vais te dire une chose terrible : revoir… la famille de Guyane fut plus une torture qu’un bonheur… Ils sont de notre famille, mais… et puis ils sont d’un tel racisme, … et d’une telle mauvaise foi… » (Lettre du 4 septembre 1963) trouveront un écho en chacun de ceux qui découvriront E lettere di Santa. L’histoire d’une vie banale, peut-être, mais unique aussi, qui par un lien mystérieux et indestructible rattache une femme corse à sa Corse, et cela quel que soit l’endroit où elle vit.

Si Marie Ferranti, elle aussi, nous plonge dans une société corse repliée sur elle-même, dans La fuite aux Agriates (Gallimard, 2000) elle réussit, par son écriture sobre et sensuelle à la fois, le tour de force de nous en faire ressentir physiquement la violence et la retenue.
Ses personnages sont campés comme des types, ceux de la tragédie. Et la Corse y joue son propre rôle, exacerbant les passions par l’exubérance de ses parfums -lorsque « l’odeur délicate de la mer et celle des pins se mêlaient » (p. 39)- et la beauté écrasante de ses paysages. « Il y avait aussi –et c’était cela que Julius avait trouvé extraordinaire- un autre trou situé à hauteur des yeux, et placé de telle sorte que, si on s’appuyait contre le rocher, on voyait la mer.
De l’extérieur, la mer n’était qu’un point bleu assez lointain enserré entre deux montagnes, mais par le trou de rocher, plus rien n’existait que cette tâche bleue » (p. 81).
L’intrigue pourrait sembler pauvre, il n’en est rien. Située en pleine nature corse, dans la lumière du désert des Agriates, elle s’étoffe et s’alourdit de ce que l’on nomme Le Destin, dans un pays où l’on dit encore « la messe de sortie de deuil » (p. 141), car les rituels y sont intacts : les vieilles femmes y prient encore « le chapelet à la main » (p. 47), et lorsque le quartier du Vieux Port de Bastia est en fête « des cierges et lumignons rouges brûlent sur les rebords des fenêtres » (p. 47).
Les hommes y vivent repliés sur eux-mêmes, mais sont si violents, quelquefois, dans leurs sentiments ou leurs engagements politiques ! « Il était obsédé par la cause qu’il défendait, le reste lui importait peu. Parfois, il sombrait dans de profondes rêveries : il se voyait à la tête d’une armée d’homme purs et dévoués, vivant dans la clandestinité, n’en sortant que pour faire des coups de main audacieux. » (p. 79)
La fuite aux Agriates est le roman d’une romancière corse qui sait rendre le relief de son île, accidenté, aussi sûrement que celui des héros tellement ordinaires qui y vivent, y aiment, y meurent, dans une tragédie moderne, simple, mais digne de l’antique. Là, on peut « tuer un homme, comme ça, de sang froid, pour la politique… » (p.18), mais là aussi, tous les sens sont sollicités en permanence : « Julius avait léché doucement son visage, les paupières, les ailes du nez, le cou. Il sentait le sel sous sa langue » (p.39). Il faut bien le dire, et y insister : la Corse, les Corses, ont une identité forte. Et Francesca, l’héroïne, fait partie de ces femmes, déterminées à aller jusqu’au bout, quoi qu’il leur en coûte.

        Ce sont ses semblables que Jérôme Camilly avec Regards de Femmes (La Marge, 2001) s’attache à peindre dans une galerie de portraits tous titrés d’un prénom féminin (sauf un !).
Voici un recueil de treize nouvelles qui ouvre nos horizons, balayant les clichés sur la femme corse, ou parfois les confortant ; c’est selon. Car, si leur dénominateur commun est l’Amour, toutes ne le vivent pas de la même façon (amour pour un homme ou pour un enfant), mais toutes vont faire en sorte d’assumer leur choix comme Angèle (6e nouvelle) fidèle à Manu, le caïd auquel elle se sent « liée par le sacrement de la fidélité » (p.76) –bien qu’il ne l’ait jamais épousée !-, et dans le cercueil duquel elle glissera « une photo avec les montagnes corses qui se succédaient à l’infini » (p. 81). Geste si naïf, lorsque l’on songe qu’il s’agit d’un voyou qu’à « Mathausen même les gradés allemands respectaient » ! (p. 79)
Même tempérament, même identité forte chez les héroïnes de Camilly mais, pour Vannina (11e nouvelle), toute en retenue, il faut passer par la lettre pour confier à son fils ses pensées intimes car « une pudeur, un peu raide (les) empêche de (se) livrer » (p. 141) et ils risqueraient de se rater, si la vie les séparait. Or, « pour un regard de toi » dit cette mère à son fils, « je crois que je quitterai tout » (p. 141).
Amour maternel inconditionnel qui a besoin de s’exprimer, maintenant que l’enfant est loin, devenu « désormais un étranger distant, pollué par les manières apprises à Paris » (p. 142). Cette mère touchante force toutes les femmes à s’interroger sur leur propre relation à leur mère, ou à leurs enfants.
Femme effacée, en apparence, Marie-Ange (9e nouvelle) l’est aussi : veuve, dans une Corse occupée, elle survit, seulement tenue debout, après un nouveau deuil la frappant, par son projet de vengeance car « seule une autre mort pourrait apaiser son deuil » (p. 117).
Puisque «  la rebelle dans la famille c’était elle » (p. 117), elle va le prouver, sobre en parole et dans l’action, comme le furent les héroïnes antiques, habitées, dont le destin est tracé par le devoir. Seule, de même, Grisanta (5e nouvelle) élevée sans père, dans un monde qui l’admet mal, par une mère possessive, « qui a sauté la case mariage » (p.61) !
En grandissant, c’est son ambition qui va porter Grisanta –« cela suffisait à occuper sa vie »- (p. 63) et l’étude « tracer sa vie » (p. 65). Elle qui ne sait rien de son père finira par en rencontrer le fantôme, loin de Corse, et apprendra le secret de sa naissance. Portant le prénom de l’homme que sa mère a le plus aimé, et « endurant ce qu’elle a souffert » (p. 70), elle parvient enfin à « se confesser » à une inconnue (p. 70) et à dire qu’elle « ne s’est jamais entendue avec sa mère » (p. 70). Se comprenant enfin elle-même, elle va ainsi pouvoir la comprendre.
Toutes ces femmes sont singulières et universelles. Marie, l’Ajacienne (4e nouvelle) qui assiste, impuissante, à l’agonie de son mari condamné par un cancer, ou Mamma Recco la Proprianaise (3e nouvelle) témoin de la déchéance de sa famille, dont l’existence est un long Chemin de Croix. «  Dans son raccourci, la procession du Vendredi Saint rassemble un faisceau de symboles expiatoires qui sont à l’image de la vie tourmentée » (p. 39) de cette mère de onze enfants au destin tragique.

Toutes ces Méditerranéennes, ont en commun de nous toucher, de nous attacher, parce que nous en faisons partie, comme Corses, évidemment, mais aussi comme êtres humains se colletant avec la Vie : différence assumée et universalité.
Quant au lectorat féminin de ce blog, qui sait s’il ne s’y trouvera pas en connivence, dans un féminisme… décomplexé !

Arlette Santelli

vendredi 5 octobre 2012

"Trois balles perdues", de Sylvana Perigot

Je relis, et relis (par petits bouts, picorant) ce court roman aux allures de polar (mais ce n'est pas ça du tout, si vous entendez par là, le récit qui propose une enquête et conduit à un coupable).

Il s'agit de "Trois balles perdues" de Sylvana Perigot (c'était déjà écrit dans le titre de ce billet, mais comme l'auteur aime beaucoup jouer de la répétition/variation, parfois poétique, onirique, comique, musicale... je m'y mets aussi.)

Qu'est-ce que je pourrais dire sur ce livre ?

Il a été chroniqué plusieurs fois sur le Net, et je ne suis pas d'accord avec les avis émis. J'y reviendrai.

Il a été recommandé très chaudement par une libraire de Bastia, Françoise Ducret, et c'est pourquoi je l'ai acheté et lu. Et c'est bien, parce que sans cela, je ne l'aurais pas fait (oui je sais c'est dommage mais les polars ou livres à allure de polar ne m'attirent pas d'emblée, quelle honte, quel dommage, ça changera un jour).

Il contient 58 chapitres (brefs dans l'ensemble, le 49ème fait 12 pages, c'est le plus long, il n'y a plus qu'à faire une bête division : restent 122 pages (sur les 134) divisées par 57 chapitres, = 2,1403 pages par chapitre en moyenne. C'est bref.

Chaque chapitre a un titre, souvent énigmatique, souvent un mot qu'on retrouvera dans le chapitre, pas toujours le mot le plus important, ça fait comme un petit jeu pour le lecteur qui se dit (outre, comment l'histoire va-t-elle avancer ?) comment va-t-elle inclure ce mot dans ce chapitre ? Ce n'est pas négligeable, il y a tellement de livres très sérieux qui ne vous laissent aucune latitude et vous étouffent.

Non dans le cas de ce roman, nous respirons. Enfin, si je puis dire. Car le fond de l'histoire est irrespirable : ce roman est un roman sur la répétition du drame (la mort accidentelle, gratuite, horrible) et sur le fantasme, le fantôme comme objet de toute écriture.

L'écriture travaille le Fantasme (le fantôme). Elle ne fait pas revivre, elle ne donne même pas l'illusion de la vie. Elle déploie le Fantasme (le fantôme). Et il y a Fantasme (fantôme) parce qu'il y a eu drame (la mort accidentelle, gratuite, horrible).

Donc nous avons un narrateur qui va réfugier son âme misanthrope et solitaire dans une "forêt blonde" (on se croirait aux USA ou au Canada). Au bout de quelques mois, arrive une femme étrange et fascinante (une artiste originale qui tire au fusil sur des miroirs accrochés dans les arbres avant d'être exposés dans des galeries, elle connaît un succès international, elle s'appelle Linda, etc.). Les deux personnages s'aiment, relation physique, foudroyante. Le narrateur est obsédé par la beauté et la vigueur de cette femme. Arrive un autre homme, un jour, accompagnant cette femme, peut-être un amant. Horreur, jalousie, désir de meurtre (non réalisé). Le narrateur devient fou de frustration. Puis la femme disparaît totalement. Et la découverte macabre est là (qui ouvre le roman, comme une séquence introductive énigmatique), sous le ponton qui donne sur le lac dans la "forêt blonde", il y a un cadavre boursouflé...

Qui a tué cet homme ? Je ne dévoile rien, et cela n'a pas d'intérêt.

Car pour moi, tout est dans le fait que cet homme vit pour la deuxième fois dans sa vie l'arrivée brutale d'un cadavre, mort mystérieuse, mort gratuite, horrible, certainement accidentelle). Je vous laisse découvrir la première fois (justement c'est dans le chapitre 49, intitulé "tout remonte"). Et ces deux fois sont elles mêmes la répétition d'une fois précédente, bien plus ancienne.

Ne négligeons tout de même pas l'humour dans ce livre, que j'apprécie beaucoup.

(Entre parenthèses, je bénis l'édition corse, ici les éditions Eolienne, sises à Bastia, quel catalogue ! mais quel catalogue !! vous avez vu ?) de nous proposer ce genre d'ouvrages : originaux, bien édités, profonds, complexes ; en plus c'est un premier roman, et maintenant j'attends avec grand plaisir les prochaines publications de Sylvana Perigot !)

Revenons à l'humour : le langage du narrateur (tout le récit est à la première personne) est souvent pince sans rire, subtilement désespéré, décrivant très précisément émotions et désirs, et en même temps prenant beaucoup de distances avec eux, avec un mélange de tournures poétiques et d'expressions familières, ou d'oralité. Un exemple (début du chapitre 19 intitulé "le moisi") :

Tout aurait pu continuer comme ça indéfiniment, et on aurait peut-être fini par s'ennuyer un peu mais un jour Linda apporta un type dans la forêt blonde. Au coup de frein du break succédant à un long ronflement du moteur, je sus qu'elle arrivait et bondis à sa rencontre. Je les trouvai sortant tous deux de la voiture, lui du côté chauffeur.
- Salut, moi c'est Victor, dit le type dans ma direction, mais en même temps quelque chose de retroussé dans sa figure disait plutôt, encore plus dans ma direction et sans aucune délicatesse : et-je-me-fais-Linda. Son pantalon et sa veste kaki formaient une tache de moisi dans la forêt blonde. Ecoeurant. Je lui ai dédicacé un oeil entendu, style n'en-fais-pas-trop-ducon-j'ai-saisi-l'idée-générale, et je l'ai haï tout de suite.
- Bon, c'est bien joli tout ça (quoi, bien joli ? quoi, tout ça ?), mais on a du boulot.

Je me demande si cette citation est bien pertinente pour illustrer mon propos... Mais enfin, lisez le livre et vous verrez que j'ai raison (je ne vais tout de même pas faire toujours des billets qui mâchent le travail du lecteur que vous êtes !... Comment ça mes billets ils sont pas clairs ? Et alors ? C'est pas le style de la maison.)

De l'humour, oui. Avec beaucoup de drames.

Et c'est là (roulement de tambours) qu'arrive la Révélation : tout est dans le chapitre 4 intitulé "loin derrière". Je voudrais le citer en entier, tant je le trouve magnifique (le mélange d'émotion et de distance y est très fort). Il nous révèle que notre narrateur avait un oncle (un grand-oncle) et que cet oncle possédait cette petite maison dans la "forêt blonde".

Citation :

Oncle Zah envisageait une retraite dans la nature après des années de travaux variés et forcés, mais il n'a pas eu le temps de concrétiser ce projet vu qu'il est mort juste avant, à bord d'un vieux tracteur qui perdait les pédales. En réalité, oncle Zah était mort depuis longtemps déjà, en Pologne dans un camp d'extermination. Tout juste marié, il avait été déporté au camp de Treblinka, où sa femme fut assassinée moins d'une heure après leur arrivée. Zahav étant à l'époque un homme jeune et vigoureux, il avait tout de suite été affecté à l'équipe des prisonniers chargés de nettoyer les chambres à gaz et d'enterrer les cadavres. C'est ainsi que la gorge pleine de larmes, de fumée, et d'horreur, il transporta le corps gazé de la jeune fille qu'il aimait et le perdit à jamais dans la fosse où s'entassaient d'autres corps. Quand oncle Zah revint de Treblinka que les nazis avaient déguisé en ferme de pacotille, il n'était plus un homme jeune et vigoureux mais un homme aux yeux brûlés, aux gestes brûlés qui savait que l'enfer existe en dehors des livres et même en dehors de soi et que cet enfer peut du dehors entrer dans l'âme et la broyer jusqu'à ce que le vide devienne la seule réalité possible, une réalité froide comme le métal qui déchiquetterait chacun des cauchemars que serait chacun de ses rêves dorénavant, il savait que le métal et le gaz fouilleraient aussi les rêves inimaginables de printemps et aussi que chaque fois qu'il regarderait ou toucherait son corps il regarderait ou toucherait ses os et les os des femmes des enfants et des hommes qu'il continuerait chaque nuit à porter et chaque jour parce que le temps était devenu très différent maintenant, que chaque nuit et chaque matin ne constituaient plus une fin ni un commencement mais tous une agonie et ses yeux regardaient loin derrière.

Vous avez vu le retour du petit jeu du mot du titre à retrouver dans le texte juste à la fin de la longue phrase d'horreur ?

Il est question d'une photo quelques pages plus loin : une photo sur laquelle on voit Oncle Zah et le fantôme d'Esther (sa femme assassinée). Cette photo fait un beau brelan avec celles qui ouvrent les romans "Murtoriu" et "Le sermon sur la chute de Rome". Les fantômes hantent la rentrée littéraire corse. Méditons.

Je termine ce billet : je trouve qu'Angèle Paoli (voir ici son avis), Lionel-Edouard Martin (voir ici son avis), F. Franchini (voir ici son avis) sont intéressants et mettent en évidence bien des aspects du livre, mais ratent l'essentiel (selon moi)

Ce roman n'est pas qu'un exercice de style, il est profondément grave et beau, non pas sous mais avec ses oripeaux stylistiques et narratifs, comme une grimace au doux sourire effrayant. Parce que toute l'intrigue foutraque liant narrateur solitaire/Linda fascinante/cadavre sous le ponton apparaît comme une énième apparition de fantômes.

Vous allez me dire, mais pourquoi la forêt "blonde" ? Parce qu'elle est constituée de bouleaux.

Dans le très beau livre de Georges Didi-Huberman, "Ecorces" (Editions de Minuit, 2011), on lit ceci

"Bouleaux de Birkenau : ce sont les arbres eux-mêmes - "bouleaux" se dit Birken, "bois de bouleaux" Birkenwald - qui ont donné leur nom au lieu que les dirigeants du camp d'Auschwitz voulurent, on le sait, consacrer tout particulièrement à l'extermination des populations juives d'Europe. Dans le mot Birkenau, la terminaison au désigne exactement la prairie où poussent les bouleaux, c'est donc un mot pour le lieu en tant que tel. Mais ce serait aussi - déjà - un mot pour la douleur elle-même, comme me l'a fait remarquer un ami avec lequel je parlais de ces chose : l'exclamation au !, en allemand, correspond au marquage le plus spontané de la souffrance, comme aïe ! en français ou ¡ ay ! en espagnol. Musique profonde et souvent terrible des mots lourdement investis par nos hantises. On dit en polonais, Brzezinka.
Les bouleaux sont les arbres typiques des terres pauvres, désolées ou siliceuses. On les nomme des "plantes pionnières" parce qu'elles constituent souvent la première formation arborée par laquelle une forêt commence de gagner sur la lande sauvage. Ce sont des arbres très romantiques, à l'ombre desquels se déroulent, dans la littérature russe, par exemple, d'innombrables histoires d'amour, d'innombrables élégies poétiques. À l'ombre des bouleaux de Birkenau - ceux-là mêmes que j'ai photographiés, puisque le bouleau, qui ne vit pas plus de trente ans dans les pays tempérés, résiste ici, sur la terre polonaise, jusqu'à cent ans et plus - s'est déroulé le fracas de milliers de drames dont témoignent seulement quelques manuscrits à moitié effacés, enfouis dans la cendre par les membres du Sonderkommando, ces prisonniers juifs chargés de la manutention des cadavres et eux-mêmes destinés à la mort.


mercredi 3 octobre 2012

Une lecture lumineuse de Monsieur Bronsky

Dans un précédent billet, j'avais indiqué que l'essence même de la littérature corse se trouvait peut-être dans d'hypothétiques graffitis qui, etc etc... Cela avait suscité quelque débat.

Aujourd'hui je publie un billet de Monsieur Bronsky, plus connu sous le nom de Bronsky le Rat. Pour lire ses textes, il faut aller sur sa page Facebook.

Il s'agit d'une présentation critique de ses propres textes.

Je vous laisse au plaisir de découvrir ce point de vue.

Merci à Monsieur Bronsky pour l'envoi de ce texte.

----------------------


Comme y faut pas attendre après la critique locale pour reconnaître le talent à Bronsky le Poète, comme les milieux de la littérature corse ils sont pleins que d’enculés corrompus qui se sucent la joue – et le reste, dont les couilles aussi – dans des cocktails qui virent quasi à chaque fois à la partouze entre intellos, nous avons décidé de monter au créneau pour défendre et faire connaître le plus grand des créateurs que notre terre de péquenots et d’anciens militaires crevés a toujours ignoré : c'est-à-dire MOI, le rat Bronsky, dit Bronsky le Loyal, ou des fois Bronsky le Juste, et même quand je suis particulièrement en verve Bronsky la Salope.

Je sais, Monsieur Ranucci, ce que vous allez me dire. Vous allez me dire assez d’anathèmes Bronsky ! faites-nous plutôt part de vos lectures, dites-nous ce que vous aimez dans les textes à Bronsky le Rat, et pourquoi et quel passage vous avez lu et tout et tout. Eh ben c’est pas difficile, Monsieur Ranucci, j’aime tout chez cet auteur, absolument tout ce qu’il fait, ce génie, cet enculé, tellement que presque j’en serais jaloux de lui.

Lui, c’est moi, donc. Et j’ai commencé à écrire un jour où j’ai eu une révélation. En fait j’avais la haine, la littérature tournait en rond, les imposteurs battaient le pavé, et je trouvais qu’on se faisait chier sec sur tous les blogs, parce qu’il faut que je vous dise, Monsieur Ranucci, que Bronsky y lit que sur les blogs. Les vrais bouquins, avec des pages et des mots en pagaille, les trucs qui pèsent comme mes deux burnes, avec des histoires longues et de la psychologie, faut reconnaître que ça fait mal à la tête. Alors moi ce que j’ai aimé tout de suite, par instinct animal devrais-je dire, c’est la poésie. C’est mon truc. Mais la poésie la vraie, pas celle qui pue avec des roucoulades à la Dolivico-Simonelli, pas les machins qui sentent les ragnagnas des gonzesses, voyez, comme y a sur Glaires de Femelles ou chez Gattivi Ovi, voir même chez ces pédés de Passions Cyrnéennes, non, je veux parler de la poésie qu’y a des couilles, avec des histoires qu’elles sont vraies, dans le sens où c’est crédible et que c’est la vie quoi, où on t’expédie pas le truc en balançant un haïku à la noix, que personne comprendra ce que ça veut dire.

Je sais ce que les commentaires y vont dire après que vous aurez publié la critique à Bronsky sur Bronsky, y vont dire que les phrases à Bronsky elles sont tordues, et bancales et tout, et même que c’est à chier, mais j’ai pas été à l’école Monsieur Ranucci, j’écris comme je respire, comme je sens voyez, ça aussi c’est du vrai, et même c’est pour ça que mon style il est pas compris. Prenez Rocchesani, cette grosse merde qui se dit fin connaisseur, tout ça parce qu’il a branlé Joyce quand il était petit, eh ben Rocchesani il dit comme ça de Bronsky : « votre œuvre c’est de la merde Bronsky ! Sortez de mon cul génial et tout ! » C’est pas très gentil pas vrai ? Quant à Paoletti, mon ennemi, le vioc enculé de ses fesses, il va dire lui aussi : « Bronsky ! Je vous pisse à la raie et je vous conchie ! » Et voilà tout ce que je lis sur mes textes géniaux, et moi je trouve que c’est pas juste. Mais j’arrête là la digression Monsieur Ranucci, je vais essayer de répondre à la question que vous posez toujours, rapport à ce que j’ai lu de mes textes et ce qui m’a plu et comment ça m’a plu.

Voilà, en fait mes textes j’en ai neuf. C’est déjà pas mal, même que ça commence à peser. Faudrait voir à en faire un livre, et si vous connaissez des éditeurs Monsieur Ranucci, style Monsieur Assoulyne que j’admire beaucoup, ou même un autre mais si c’est un youpin je préfère, rapport au fait qu’y vous font gagner plus facilement du pèze, ben ce serait bien que vous leur glissiez un petit mot gentil sur mon œuvre à moi. Bon bref, j’ai dit je dois parler de mes textes. C’est donc toute la liste qui suit : en premier y a Pucelles, un truc sur une idée géniale que j’ai eu de faire un poème avec des couleurs, et après y a Le Glandeur du Pal, poème pacifiste contre la Guerre du Golfe en Afghanistan, d’inspiration vaguement soufie, mais c’est un peu long à expliquer. Ensuite, Monsieur Ranucci, j’ai écrit Faustin l’enflure, parce qu’il fallait que je me paye la gueule à ce vieil enculé, mais je peux pas tout dire ici ce serait trop long, alors donc je suis passé à MILF Marine, un chef d’œuvre, pour dire que les bougnoules c’est aussi des êtres humains et qu’on a le droit de baiser avec, un texte un peu engagé quoi si vous captez le sens de ce que ça veut dire, et dans la même veine j’avais écrit Je n’étais qu’un enfant, texte trop souvent mal interprété pour exalter le combat de ceux qui criaient dans les souffrances. Je conviens que certaines formules étaient quelque peu maladroites, et pouvaient prêter à de légères erreurs d’interprétation, comme par exemple

De suite il crie « Achtung ! » et envoie ses soldats
Pour brûler la bicoque où logeaient mes voisins
Le lance-flamme des boches tel un vrai grille-pain
Crame les Zilberstein comme si c’était des rats.

Mais moi faut bien comprendre que j’étais pas avec les Zilberstein, dans le texte, et c’est pas parce que je suis un rat qu’y faut me faire porter tous les chapeaux de toutes les confusions. Enfin quand même c’était rude, c’est vrai, le monde n’était peut-être pas encore prêt à recevoir l’œuvre de Bronsky le nouveau Goethe. J’ai donc continué à travailler.

J’ai écrit aussi un truc vraiment très bon, que vous connaissez sûrement et qui s’appelle Ranucci la Rousse. C’était histoire de vous rendre hommage Monsieur Ranucci, et même rappelez-vous ça commençait comme ça :

Tu pues du cul la Rousse et c’est pas du Verlaine
Que n’ai-je hésité plus quand au Parc Jourdan
Je te levais hier fier comme Artaban
Mais vois-tu je déchante et comprends ma déveine !

Si vous me demandez pourquoi que j’aime particulièrement ce texte, à part que c’est parce que vous l’avez inspiré, je dirais que j’aime, tout simplement, et quand j’aime j’écris d’ailleurs « j’aime » sur la page de mon facebook.

Enfin mon chef d’œuvre, et c’est parce que je devais y faire la peau à Tancrède, c’est Mais qu’importe l’ivresse, où je mettais en scène la relation honteuse et perverse entre le vieux schnock et la pédale luso-brésilienne de Luis Branlando, que je peux pas saquer celui-là.

Voilà Monsieur Ranucci, j’ai fait le tour à peu près complet de mon œuvre en entier. Que des trucs géniaux faut reconnaître, et je suis modeste quand je dis ça. Mon rêve maintenant, c’est que vous le mettiez en ligne sur Pour une Littérature et autres Arts Corses, comme ça tout le monde il verra combien Bronsky a compris Bronsky, et combien ces textes sont bons. Même avec un peu de chance y aura des commentaires, des trucs dans le genre à Musanostre ou Grominade, chiadés et intelligents et tout. Je les imagine déjà : « Que dit-il Bronsky ? Il dit que le monde est pourri mais que le monde est mort, il renaîtra le monde, comme tous les mondes, et blablabla et blablabla. Bronsky est un poète courageux, qui met ses couilles à l’avant-garde, etc. etc. »

Bon, je compte sur vous Ranucci, me faites pas faux bond sur ce coup là, je sais que vous êtes juste et impartial, et que comme moi vous gerbez les minus style Paoletti et Faustin la gouape, quant à Rocchesani, je l’encule et ne crains rien de sa prose de faux irlandais de sa mère en chaleur.