vendredi 28 décembre 2012

Manere di fà / Diversité poétique en Corse

Norbert Paganelli vient de publier un entretien très intéressant sur son site Invistita. Il évoque ses différentes lectures du recueil poétique de Ghjuvan Micheli Weber, "A meza via" et il interroge l'auteur sur sa manière d'écrire de la poésie. GM Weber, tout en acceptant les innovations formelles chez les autres poètes, est un tenant de la tradition poétique insulaire.

Sur Facebook, je "partage" son "statut" mentionnant cet entretien avec une petite présentation et une brève discussion s'engage ; je reporte ici l'ensemble (car tout ce qui s'inscrit sur Facebook est promis à disparaître, puisqu'il n'y a pas de fonction "recherche", me semble-t-il) :


François-Xavier Renucci a partagé la photo de Norbert Paganelli.
mercredi
dernier news: Entretien avec Ghjuvan Micheli Weber...http://invistita.fr/news-invistita/
7J’aime ·  · Promouvoir · 
  • Norbert Paganelli Oui François c'est aussi cet aspect des choses qui m'a touché dans les écrits de Ghj.M. Weber...En Corse on est souvent de plusieurs lieux à la fois et notre manière de parler n'a rien de chimiquement pure...cela devrait plaire à Jean Chiorboli...
  • François-Xavier Renucci Et ce qui me plaît c'est que ces mélanges et variétés sont aussi bien linguistiques que littéraires, esthétiques. La culture vit de ces options différentes, parfois contradictoires, et des espaces que cela crée entre elles, espaces dans lesquels certains s'infiltrent pour créer les mélanges. J'ai moi aussi des préférences (comme toi ou GM Weber) mais j'aime surtout que nous n'ayons pas tous les mêmes, ni les mêmes façons d'en parler.
  • Norbert Paganelli Je t'approuve à 200% mon cher ami, cela nous met à l'abri des certitudes cancérigènes et mutilantes ! Amitié...



Alors, ce matin devant l'ordinateur, à Campile, afin de célébrer le plaisir de cette diversité dans l'écriture poétique corse, je regarde les livres rangés sur ma droite, et je finis par choisir le recueil poétique "La halte blanche" de Ghjacumu Thiers (Albiana, 2004), traduit du corse par François-Michel Durazzo. Je feuillette à nouveau l'ouvrage, rapidement, je voudrais citer un poème, peut-être "Ceux qui sont vivants", peut-être "Fontaines"... (Ùn aghju micca u libru in corsu, seremu dunque ubligati à leghje Thiers in francese, ma ghjè ancu un piacè tamantu, no ?)

Bon, scrivu quì i dui puemi ; u primu mi pare une versione umoristica è critica di a chjama di i morti (è di u passatu), u sicondu ci dà l'occasione di ramintà issu capu d'opera, u rumanzu "A funtana d'Altea" è tutti i persunagi di a zitellina, dolci quant'è crudeli :

CEUX QUI SONT VIVANTS

Ce soir il vaudrait mieux fermer les fenêtres,
avec ce sirocco les siècles s'amoncellent
et les ardoises suent
de souvenirs errants.
Peut-être fais-je erreur,
mais tous ces craquements
sont ceux d'âmes en peine
qui reviennent :
- une minute, l'ami, après je m'en irai !

Comment devons-nous faire
pour contenir le flot
de ceux qui ne sont plus, et restent insatisfaits ?

J'allume la télévision,
je regarde mon match.
Et, s'ils sonnent, tant pis...
je n'entendrai rien,
ce soir je n'entends pas,
demain je suis absent,
et ensuite on verra.
Mais à leur place,

j'accepterais
de me taire
et de laisser parler
- s'ils le veulent bien ! -
les vivants.

------------------------------------

FONTAINES

Un enfant qui jouait au cerceau
avec une pièce de cinq francs trouée de soleil,
dans les rues sèches du passé,
s'est arrêté
à l'ombre d'un portail crasseux,
nu, éraflé par la blessure des briques,
baisers âpres
comme les visages de vieilles honteuses en fin de mois.

Et les îles de mai sont autant de bancs de sable gorgés d'eau,
entre les roches humides
ces soirs d'inondation,
l'eau se joue à railler
les vieux seaux qui attendent la Semaine sainte,
quelle catastrophe de châteaux de carton,
les coups de libeccio
jettent à terre les vendanges de nos glycines
on voit surgir des treilles, seulement entrevues,
de vieilles filles si noires et de jeunes filles blanches si peu
derrière les hauts volets.

Notre bande bourdonne à l'assaut
de Montepiano où sont les cafards,
nous chauffons les vitres de la boutique profonde
comme ses bocaux à épices verdâtres,
oh vos yeux, filles qui couriez !
nous attendons les Feux de Saint-Jean, on fait cercle
sous les poutres moisies de la Maison bombardée
et des courses aux pierrettes
César passe en traînant un air d'opéra
et la voix de Victor sonne dans ses tonneaux,
Irma se retire sous sa voûte
Quelques bambins en sucre fondent
dans le rire fumeux de la grand-mère infirme.

Un soir on a entendu un dauphin pétrifié
qui s'est mis à ricaner,
la foudre s'est abattue.

Ce n'est ni mémoire sèche
ni le temps retrouvé
dans un dialogue
entre la Fontaine Neuve
et l'autre
La vieille fontaine
au bout d'une petite route
qui sent la menthe sauvage.



jeudi 27 décembre 2012

Où l'on évoque la littérature corse à la télévision (Musanostra à "Sera Inseme")

Le 21 décembre 2012, sur Via Stella, dans l'émission culturelle "Sera Inseme" de Philippe Martinetti, Marie-France Bereni-Canazzi, présidente de l'association littéraire Musanostra a été interrogée sur l'activité de cette association qui multiplie les actions, à Bastia et en Haute-Corse ou sur le net, en faveur de la littérature, via des échanges entre lecteurs à propos de tous types de littératures, des rencontres avec des auteurs, des cafés et goûters littéraires, des concours d'écriture de nouvelles, la publication sur le net ou dans des journaux de points de vue sur tel et tel ouvrage, etc.

Il va sans dire qu'une telle activité est absolument essentielle et réjouissante. Je fréquente assidûment le site internet de Musanostra, et j'ai pris beaucoup de plaisir à assister à un café littéraire à Ponte Leccia l'été dernier.

Je vous engage donc à faire de même et à regarder cette émission.

Au début de l'entretien, Philippe Martinetti interroge Marie-France Bereni-Canazzi à propos de la différence entre l'optique choisie par Musanostra et celle que j'ai proposée sur le blog "Pour une littérature corse". Je transcris ce passage intéressant de la discussion :

Philippe Martinetti : 
"Vous évoquiez la littérature corse, nous en parlons souvent dans cette émission, notamment nous avons fait une émission il y a quelque temps maintenant avec François-Xavier Renucci sur l'existence d'une littérature corse, qui a lui aussi un site internet, une plateforme numérique comme vous, nous allons y revenir. Vous n'évoquez pas seulement la littérature corse, vous l'avez dit, il y a des thèmes anglo-saxons... Il n'y a pas de frontières en littérature, c'est ça ?"

Marie-France Bereni-Canazzi : 
"Pour promouvoir la littérature corse, parce qu'elle existe véritablement, il faut absolument montrer que nous sommes des lecteurs capables de nous affronter à tous types de littérature. La littérature corse gagne sa place parmi les autres littératures. Elle n'a pas à être mise dans un ghetto. Pour moi ce sont de bons livres ou de mauvais livres. Et c'est à ce titre que je peux m'intéresser aussi bien à la littérature suédoise, japonaise que corse, si elle est de qualité. Le tout est que nous ayons de bons livres et de grands auteurs et je pense qu'en Corse ils gagnent à être connus et que par le fait que nous touchions à toutes les littératures, nous les faisons découvrir par un public beaucoup plus large, à mon avis. C'est du moins ce que j'essaye de faire.

Le site internet Musanostra.fr a cependant une forte identité. Parce qu'on nous écrit de loin en nous disant : si nous venons sur Musanostra.fr - même des Bretons ou d'autres personnes ou des gens de Sao Paulo - c'est parce que justement nous sentons que c'est différent, ce n'est pas formaté, il y a quand même une identité corse qui est très (présente) pour qui sait la voir et je pense qu'elle est assez évidente."

Que répondre ? Sinon que je suis toujours et encore plus pour la diversité des approches, qui me paraissent complémentaires, plus qu'opposées. Et tant mieux si de très nombreux lecteurs découvrent la littérature corse via les activités et le site de Musanostra, ce n'est pas moi qui m'en plaindrait. Je suis même sûr que si ces lecteurs désirent ensuite discuter sur le net à propos de leurs lectures, ils trouveront sur "Pour une littérature corse" un lieu fait pour cela.

Ensuite, il y a de nombreux auteurs non corses qui sont évoqués sur "Pour une littérature corse", certes non pas seulement pour les évoquer en eux-mêmes mais plutôt pour y trouver des occasions de rêver à une littérature corse qui ferait aussi bien qu'eux. Car effectivement, j'ai fait le choix sur ce blog de regarder la vie actuelle de la littérature corse.

Enfin, il n'est pas du tout dans mon intention de mettre la littérature corse dans un "ghetto". Je ne vois d'ailleurs pas très bien ce que cela veut dire. Si je tombe sur un blog consacré à la littérature hongroise ou espagnole ou basque, voire suédoise ou japonaise, est-ce que je vais avoir le sentiment d'entrer dans un ghetto ? C'est pourquoi je pense que nous avons tous intérêt à considérer les avantages et les limites de chaque site internet qui laissent une place à la littérature corse, plus qu'à les opposer.

Pour le coup, je cite ici de nouveau les sites que je fréquente régulièrement : Terres de femmes, Musanostra, Isularama, Corsicapolar, Invistita, Interromania, The Old Pievan Chronicle, Tarrori è Fantasia, Marcu Biancarelli, L'or des livres, Avali, Foru Corsu, L'invitu, Isula,Transcript, Una sì tù et les sites des éditeurs (insulaires ou non).

Allez, l'aventure continue !

jeudi 20 décembre 2012

Ci vulerebbe à fà un sforzu... (une nouvelle devinette)

Il faudrait faire un effort (dans mes souvenirs scolaires, pour le dire en corse, on écrit : ci vulerebbe à fà un sforzu, j'espère ne pas m'être trompé, n'hésitez pas à me le dire gentiment...)...

En ce moment, beaucoup de critiques se font jour - ce sont plutôt des mouvements d'humeur - car le monde serait pris d'une folie hystérique, d'un amour inconsidéré et peut-être snob, à propos du dernier roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome" (qui a obtenu - mais qui ne le sait pas maintenant - le fameux prix Goncourt). Je ne rappelle pas dans ce billet mon point de vue, développé ailleurs.

J'en reviens plutôt à l'idée qu'il faudrait donc faire un effort pour... regarder autre chose que ce roman ! En discutant sur Facebook, souvent je répète à mes interlocuteurs mécontents de cette situation d'en profiter pour parler des livres qu'ils aiment... et dont la presse ne parle pas, parce qu'ils n'ont pas eu la chance d'obtenir le prix (ce qui d'ailleurs aurait pu arriver à Ferrari lui-même). C'est le très grand avantage d'Internet que de permettre à chacun de prendre la parole et de la diffuser ! Profitons-en !

Je renouvelle donc ici la question, sous cette forme particulière aujourd'hui : quels ouvrages parus dans l'année 2012 pensez-vous qu'il faudrait mettre en lumière, presque autant, ou autant, voire plus que le prix Goncourt de l'année ??

Je commence, sous forme de devinette : qui a écrit ce texte ?

Ùn hè micca scrittu in corsu issu testu ma forse esiste digià una versione in corsu ; hè statu publicatu in 2012 ; l'autore ùn hè micca cunnisciutu (eiu u cunnoscu appena) ; spergu veramente ch'hà da scrive testi belli è zeppi chì u so primu libru mi pare una prumessa bellissima. Eccu issu strattu :

Moi donc, Jean-Baptiste, ce jour-là, j'étais sur ce rocher en bas du village aux alentours de Vinciò, à quelques pas de l'endroit où un rocher est une mouche géante pétrifiée, je sais c'est une légende mais moi j'y crois. Le soleil était haut dans le ciel, aux alentours de midi. Sur ma gauche entre l'horizon et la côte apparurent une grande voile, deux puis trois, elles glissaient les unes après les autres à gauche de mon champ de vision, quatre, cinq, je n'en avais jamais vu autant six, sept, douze, des bateaux identiques à ceux que j'avais vus dans mon enfance, des Turcs !

Les Turcs, ils accostent, rentrent dans les terres, grimpent dans le piémont, pillent les villages, dévastent et volent tout ce qu'ils peuvent. En partant ils incendient les cabanes et les maisons et détruisent ce qu'ils ne peuvent emporter. Nous durant ces attaques on reste cachés dans les grottes, sous les rochers de granit quelques jours, en attendant qu'ils fassent leur besogne, et, une fois qu'ils sont partis, on reconstruit comme on peut et on part à la recherche des troupeaux qui ont pu leur échapper. La dernière fois, je devais avoir dix ans, ils ont embarqué trois hommes, surpris en plaine quand ils fauchaient les blés, on disait que c'était pour les vendre comme esclaves sur des marchés. Qu'ils vendaient les hommes. Alors quand j'ai vu apparaître cette flotte, j'aurais dû courir vers le village en criant "les Turcs, les Turcs !", mais non. Je suis resté là et j'ai continué à compter. Je voyais bien qu'aucun navire ne s'apprêtait à accoster, qu'ils continuaient à longer la côte plein Sud, trente, j'étais captivé, des navires j'en avais déjà vu mais jamais autant, là ils dépassaient les cinquante, ils s'étiraient sur tout l'horizon et une brise régulière de Nord-Est les accompagnait. J'ai pensé un moment qu'ils allaient mouiller dans la baie de Purtivechju, mais non, ils ont continué leur route, ils étaient désormais une soixantaine, une très longue file, a priori ils n'allaient pas nous attaquer en montagne, peut-être une razzia dans la plaine d'Afretu ou plus loin ?

La journée s'écoulait comme ça et je ne bougeais pas de mon chaos rocheux. J'avais laissé courir les chèvres qui de toutes manières allaient revenir devant la maison à la fin du jour, c'était un troupeau ancien mené par de vieilles chèvres qui avaient imité d'autres chèvres, elles avaient un parcours de pacage éternel. Les navires disparaissaient peu à peu derrière le cap de la Chjappa, j'avais l'impression qu'un rêve s'effaçait, l'impression de rater quelque chose, une vague immense s'évaporait. Jusqu'où iront-ils, je veux le savoir ! J'ai pris le chemin de la plaine, celui du retour, de la fin de l'estive qui nous ramenait chaque automne à Arca, tant pis pour la famille, ils comprendront, j'ai marché jusqu'à la nuit et encore un peu plus pour arriver à la maison, là dans la chaleur de l'été je me suis couché dans le noir. Le village était désert, tout le monde était en montagne, le silence. Au milieu de la nuit je suis allé finir ma nuit dehors, tourmenté que j'étais par une attaque possible des Turcs. Aussi je suis parti bien avant le jour en direction du Sud, comme les bateaux. Je savais que je me mettais en danger, mais en danger de quoi ? Il faut dire qu'à cette époque je n'avais peur de rien. Je n'étais pas soldat, presque un enfant, j'avais pour seule arme ma serpe. S'ils m'attaquent je ne chercherai pas à résister. Pour le reste ce ne sera pas pire que cette vie sans relief, le travail, le quotidien tellement épais que chaque jour est identique, des gestes réglés, puis viendra un mariage avec une fille du village d'à côté, des enfants, la terre, un destin, les animaux, les épidémies, la montée en montagne, la descente en plaine, les fêtes les deuils... tout cela. Ce n'était pas tant cette vie qui me pesait, mais l'âge adulte arrivant le sentiment de révolte m'étreignait, la colère m'épuisait, la soumission à cet ordre me devenait insupportable.

Je suis arrivé dans l'après-midi, tout au long du chemin j'ai croisé des soldats qui marchaient vite et disaient "Ils sont là, ils ont débarqué avec des Français, ils sont des milliers" et ces mots plutôt que de me terrifier ne faisaient qu'accélérer mon pas. Dans la baie de Santa Amanza j'ai vu une nuée de navires collés les uns aux autres, j'avais de la chance, leur route s'était arrêtée là, c'étaient eux que je suivais depuis deux jours.

Les grands navires étaient entourés de barques qui déchargeaient les hommes et le matériel, des animaux aussi, des bêtes de somme et des chevaux. Il y avait sur la plage une myriade d'hommes plus ou moins en armes qui s'affairaient à débarquer tout ça, il y en avait aussi de complètement nus qui debout dans l'eau portaient des charges sur leurs têtes ou menaient des bêtes. Je me suis approché sans crainte. Un soldat m'a saisi et m'a dit dans une langue qui m'était alors inconnue quelque chose que je ne compris pas en me jetant dans les bras une caisse, puis me fit le geste de charger un tombereau. Il y avait dans les portefaix des Corses, je reconnus quelques connaissances "on a été capturés et emmenés ici pour leur servir de main d'oeuvre, fais ce qu'on t'indique et ça ira". Une fourmilière humaine.

Les soldats étaient remarquables, pleins de couleurs comme les oiseaux d'Afrique, bleu, jaune, rouge, vert ; les Turcs avaient la tête enturbannée, les Français portaient des bonnets ou des casques, certaines avaient des rayures blanches et noires sur leurs manches. Les officiers à cheval étaient grandioses, des statues de Saint Georges animées ! L'un d'entre eux me frôla, c'était Giacomo Santo da Mare un seigneur du Cap corse qui avait choisi de combattre Gênes, il était gigantesque, aux bras et aux jambes longues et, le paraissait encore plus dressé sur son cheval, un cavalier altier qui donnait envie de le suivre dans n'importe quel combat. Ça parlait toutes les langues et ça communiquait "comme on pouvait", mais ça fonctionnait, je reconnaissais des bouts de phrases des mots, ou rien, selon que mes compagnons fussent corses, gascons, français ou turcs. Les Turcs me faisaient rire avec leur langue incompréhensible et leur allure, ils ressemblaient à des personnages de carnaval, certains connaissaient un peu le latin ou d'autres langues. D'aucuns bien que vêtus à la mode orientale étaient corse, provençaux, sardes, catalans, siciliens, crétois... "Bonfiacio, attaquer Bonifacio ! attaquer Bonifacio !", un grand bonhomme au crâne lisse et à la peau brune me criait ça en riant, il était juché sur la mule de tête d'un attelage de six, il me fit signe de le rejoindre en tapant sur la croupe de la bête voisine, il criait quelque chose que je ne comprenais pas. Me voici donc sur le dos d'une mule immense, fier, ma serpe à la taille, à la tête d'un attelage tel que je n'en avais jamais vu qui traînait un canon et pour compagnon un vieux Turc aux dents et au costume colorés. Mustafa il s'appelait, il devait avoir l'âge de mon père, il parlait sans arrêt tantôt à moi, tantôt aux mules, aux roues, il parlait même au canon, sur la piste il criait sur les soldats à pied pour les faire s'écarter devant sa majesté ou pour leur demander de l'aide pour pousser le chariot dans les passages scabreux, quand il ne parlait pas il chantait des airs de chez lui, il me tapait sur l'épaule pour me demander de l'accompagner en rythme du pas des bêtes et riait, comme il riait, on a ri tout au long de la route qui nous menait en vue des murs de Bonifacio.

Voilà, je suis prêt à trouver des défauts à ce texte, mais ce qui me convainc, c'est un certain souffle, un plaisir de la narration, du merveilleux dont on s'attend à ce qu'il tourne au terrible et au sanglant (toujours à proximité de ce très fameux Muscone d'Avretu !...). J'aime - positivement - les processus de métamorphose : et la figure de Jean-Baptiste, solitaire enfant soumis, devenant cet être hybride, presque un centaure à la fois comique et formidable, avec les mules et Mustafa, les couleurs et le rire incessant, l'aventure de la guerre, canon et serpe !

Qui trouvera le nom de l'auteur et le titre du livre ?


samedi 15 décembre 2012

Ma lecture d'un roman qui ne fait pas l'unanimité : "Le sermon sur la chute de Rome"

J'ai lu cet été le roman qui obtint le prix Goncourt début novembre 2012.

Je ne rappelle pas ici l'attente angoissée, et la géniale surprise de l'obtention de ce prix par Jérôme Ferrari ! Quelle joie ! Quel bonheur ! (Puisqu'un tel prix littéraire assure une très grande visibilité au livre, mais aussi à tous les livres de l'auteur, et par la même occasion à la Corse comme territoire littéraire et pourquoi pas à la "littérature corse" !)

Je reviens au livre :

1.
Ma première lecture m'a déçu. J'y ai trouvé une variation alors que j'attendais une nouveauté. Il y a visiblement une volonté de proposer un roman qui travaille en écho avec les précédents  : "Dans le secret" (le retour raté dans l'île, la structure mettant en parallèle différentes époques historiques), "Balco Atlantico" (le personnage de Hayet, le bar), "Un dieu un animal" (l'impossibilité d'interrompre la violence), "Où j'ai laissé mon âme" (le personnage de Degorce, le développement du personnage de Marcel Antonetti). Il y a visiblement la volonté aussi de créer un univers imaginaire, où l'auteur utiliserait tour à tour les personnages et les mettrait plus ou moins en évidence. Cela recoupe la question que l'auteur se pose sur la nature et la vie des "mondes".

Déception donc, peut-être attendais-je trop quelque chose de précis (ou de vague) et le livre réel ne répondant jamais à nos attentes, il faut ensuite faire l'effort de regarder l'oeuvre en elle-même (mais est-ce jamais possible ?).

2.
Donc j'ai relu le roman, avec plus de plaisir que la première fois, j'ai trouvé que la machine fonctionnait bien - elle ne suscite toujours pas mon enthousiasme délirant, ni une très forte émotion (comme pour "Dans le secret" par exemple, ou "Un dieu un animal", ou des nouvelles de "Variétés de la mort") mais tout de même, j'ai trouvé que le livre - malgré une voix qui me paraît parfois trop tyranniquement lyrique - parvenait à faire émerger quelques lieux énigmatiques, que j'appellerais les "limbes" (mot utilisé par l'auteur).
Plus que l'idée reprise à Saint-Augustin ("un monde est comme un homme, il naît, il grandit, il meurt"), c'est cette question de l'absence de monde, entre la disparation de l'ancien et l'attente du nouveau, qui m'a intéressé. Les personnages essaient de vivre leur vie dans ce qui n'est pas un monde.
Voilà ce qui m'a frappé : et les premières pages le disent de façon très belle, avec cette description d'une photographie prise en 1918 (ou plutôt du regard de la mère qui semble regarder en-dehors de la photographie, peut-être vers son mari toujours prisonnier de guerre, ou vers son futur enfant, peut-être confusément désiré).

3.
Voilà, c'est ça que je voulais dire très rapidement dans ce petit billet (pas le temps de développer, ni peut-être l'envie ou la capacité) : toute l'oeuvre de Jérôme Ferrari m'apparaît rétrospectivement (puisque ce livre nous y engage) comme une mise en scène des "limbes" (suscitant notre compassion ou notre rire). La Corse comme territoire littéraire y est présentée comme une absence de monde. Au sens propre, elle n'existe pas (plus et pas encore). J'aime cette oeuvre pour cela. Et c'est le personnage de Marcel Antonetti qui me touche le plus et qui me semble devenir une des figures importantes de l'imaginaire littéraire insulaire.

Puisque Leibniz est cité dans le roman, je me plais à imaginer Marcel Antonetti comme une version déglinguée du personnage de Candide, conduisant diaboliquement - après avoir raté sa vie sur tous les continents - son petit-fils à cultiver la "terre ingrate" de son village, simplement pour le plaisir de le voir échouer ("terre ingrate" est une expression extraite de "Où j'ai laissé mon âme").

Et puis je me souviens aussi que les premières pages évoquent de façon métaphorique la grippe espagnole, et que la métaphore relie ce roman aux chroniques historiques de Giovanni della Grossa, puisqu'avec cette métaphore nous voyons revenir cette très fameuse mouche... u musconu d'Avretu... Continuité et évolution d'un imaginaire... pour évoquer cette non-vie qui est laissée aux survivants. Echapper au monstre ne garantit pas une vraie vie...

Je me souviens des pages sur un corps couvert d'insectes, un corps comme un vaste désert, c'est dans "Aleph zéro", le premier roman de l'auteur), et je lis avec plaisir (même si je trouve l'utilisation du vocabulaire médical un peu trop lourde) la description des corps rongés de maladies dans "Le sermon sur la chute de Rome". Voilà ce qui me frappe : ces livres ne sont pas que nourris d'idées philosophiques, il y a des corps, et les corps en imposent (ou on peut les martyriser)...

Enfin, je dois dire que j'ai été positivement étonné, surpris, et très agréablement, par la dernière scène : puisque nous nous retrouvons avec le vrai Saint-Augustin, à Hippone, en 410 puis en 430... Je trouve cela audacieux et réussi, de faire vivre un personnage historique, en toute fin d'ouvrage, et de lui donner, en quelques pages, une présence aussi palpable que celle des autres personnages. Et à la fin (attention je révèle la fin..), Saint-Augustin lui-même est soumis à son corps, et le doute le ronge. (Conséquence : que faire de ses paroles... et de ses sermons ?...)

Des limbes, où des corps s'agitent et tentent d'exister, entre trop-plein de chair et fantomatique apparition.

Bonne lecture !!!

(Je reviendrai sur les critiques très négatives qui portent sur ce livre, parfois vraiment peu amènes, mais bon, cela fait partie du jeu !)

Je place ici le petit texte que j'ai écrit pour le magazine culturel Zibeline (très riche publication mensuelle sur les activités et politiques culturelles à Marseille et aux alentours) :

4.

La Corse comme terre de fiction et de méditation sur le monde

Ce court et excellent roman a connu un succès critique et public extraordinaire dès sa sortie au mois d’août avant d’être consacré par le prix Goncourt début novembre. L’histoire est celle d’un grand-père, Marcel Antonetti, qui a raté sa vie : issu d’une société brisée par la 1ère guerre mondiale, il échouera à devenir un officier glorieux durant la Seconde et finira fonctionnaire d’un morceau perdu de l’empire colonial français en déliquescence. Fort de ces échecs, il soutiendra le projet délirant et voué à la catastrophe de son petit-fils, Matthieu, et d’un de ses amis, Libero : quitter des études brillantes de philosophie pour ouvrir un bar dans le village corse de leur enfance. Jérôme Ferrari a écrit un roman au lyrisme tantôt cru tantôt compassionnel qui est aussi une méditation métaphysique sur la nature des « mondes » que les hommes créent et croient pouvoir pérenniser. D’où les allusions de plus en plus développées au sermon que Saint Augustin prononça pour tenter de consoler les chrétiens effrayés par la chute du grand empire romain en l’an 410. Jusqu’à une scène finale aussi audacieuse qu’énigmatique. Deux autres bonnes raisons de lire cet ouvrage magnifique : il est une entrée rêvée à l’œuvre entière de cet auteur (six romans et un recueil de nouvelles chez Actes Sud et Albiana) ; il permet à la Corse d’émerger vraiment comme un territoire littéraire aux yeux du plus grand nombre (Lisez Murtoriu de Marc Biancarelli, le chef d’œuvre de la nouvelle littérature corse, traduit notamment par Jérôme Ferrari !)

Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2012 (19 €)

François-Xavier Renucci

* Murtoriu, Marc Biancarelli (traduit du corse par Marc-Olivier Ferrari, Jérôme Ferrari et Jean-François Rosecchi), Actes Sud, 2012.
* Pour prolonger la discussion autour de ces ouvrages et de la littérature corse, voir les sites internet suivants : L’or des livres, Pour une littérature corse, InterRomania, Musanostra, Terres de femmes, Invistita, Isularama, Corsicapolar.
* Le 1er décembre 2012, à 18 h, à la librairie Goulard à Aix-en-Provence, débat et signature : « Le Goncourt 2012 à Jérôme Ferrari et ses conséquences sur la littérature corse » ; Eloge de la littérature corse, François-Xavier Renucci, Albiana, 2010. (Ici un petit compte rendu dans le magazine Zibeline).








samedi 8 décembre 2012

Encore un billet incompréhensible (à propos d'une lecture en cours : "Urlà" de Francescu Viangalli)

Je ne connais pas Delmore Schwartz.

Je lis ces deux vers de Delmore Schwartz :


Time is the school in which we learn,

time is the fire in which we burn.


On me dit qu'il est né en 1913 (je sais que ce fut l'année de publication de Du côté de chez Swann et d'Alcools) et mort en 1966 (j'avoue ne pas attacher cette année à quelque chose d'important..., non je n'irai pas regarder sur Wikipédia).

Je n'irai pas sur Wikipédia ? Je mens, je l'ai déjà fait, avant de commencer à écrire ce billet, et c'était bien évidemment pour voir qui est Delmore Schwartz.

Je suis heureux de découvrir ce poète, grâce à cette citation d'un de ses poèmes (lequel ? je ne sais pas), citation qui nous propose une double métaphore pour cette notion si problématique du "temps".

L'école / Le feu

Jadis, je rêvai à un jardin en feu. Le jardin d'Akadémos. Parcouru de flammes vagabondes. Je vous laisse rêvasser sur les étymologies.

Alors, c'est avec ce souvenir du jardin en flammes que je découvre ces deux vers :


Time is the school in which we learn,
time is the fire in which we burn.


Que ces deux vers soient l'exergue d'un recueil de poèmes écrits en langue corse me ravit bien sûr.

L'auteur est Francescu Viangalli, c'est son deuxième recueil. Son premier (je ne l'ai pas lu), "Densité brève" avait été chroniqué positivement par Marcu Biancarelli.

J'ai aussi écouté l'auteur dans l'émission Sera Inseme de Philippe Martinetti sur Via Stella (je retrouverai le lien plus tard).

Bref.

Je tourne la page et je lis ceci :


Scrivu à l'inguerciu, in una lingua ch'ùn hè meia.
Ùn dicu nulla, ùn pensu micca,
ùn cercu à fà. Ùn possu agisce cum'è fà si dè.
Ùn esistu quì, ùn sò eo chì socu. Sò elli, e voci, e parolle, i ricordi,
i sepolti chì si mischjanu è tremanu cum'un passatu amazzatu
chì si tramanda torna è puru si mantene in u spaziu immateriale
trà i muri di e case.

U nostru spiritu ùn hè. È puru si move à u prisente.
U tempu chì percorre i nostri corpi
addunisce l'avvene è u tandu,
lascienducci urfani è poveri.
Semu l'anghjuli in u disertu à fiori,
mandati da trasmette e sustanze di un futuru,
è i prufeti chì tiranu via i soi,
scaccanati è fieri, ma dinò persi à e stonde nere. Traviemu cusì,
un'è pochi che semu, a capillitura di i nostri, da entreli in mente
è discitalli l'esse piattu chì a crudeltà di l'ingannu
hà seppellitu eri.

Scrivu à l'inguerciu da ritruvà un tempu ch'ùn hè meiu,
una casa chì ùn era meia,
e parolle chì funu u sale di a scapiscitura è chì, pertantu, 
sò a me lascita.
È ùn aghju bisognu di permessu pè parturisce l'avvene
è lu nostru speru
chì torna si face attu.


C'est le premier poème (justifié à droite, d'où le premier vers) du recueil intitulé Urlà, publié aux éditions Colonna (en 2012, belle année littéraire effectivement !). Où l'on retrouve le thème du temps, où l'on bâtit et détruit en même temps, évoqué dans les vers de Delmore Schwartz.

La première fois que j'ai lu ce poème, j'ai pensé, quel courage de dire ainsi à la fois la dépossession et l'engagement, la perte et le projet, le je et le nous, la parole et l'action. Je me suis dis aussi, la langue corse (et la littérature corse en général) a de l'avenir puisqu'elle est ainsi assumée, traversée d'autres langues, pratiquée, essayée. J'ai pensé aussi à Rinatu Coti, certains de ses mots qui disent la transmission (tramandà) et la tromperie (l'ingannu) se retrouvant ici, mais avec un autre rythme (vers libre et longues phrases) et une autre tonalité (solitude et néant, mais génésiaques).

Tiens je lis que Delmore Schwartz avait déçu par l'accueil critique de son recueil Genesis. Il faut que j'aille voir.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise maintenant ? De quoi parle ce recueil ? Une autre fois.
Allez-y voir, aiguisons nos curiosités sur des textes qui ne bénéficient pas encore de la pleine lumière des prix littéraires !

Au plaisir !