mercredi 18 janvier 2012

"Première pierre", Annie Drimaracci

Un rapide billet pour évoquer une lecture récente.

(Je rappelle que ce blog est un lieu de liberté, et que tous les avis - clairs, obscurs, brefs, longs, informés, hésitants, partiels, partiaux, modérés, radicaux - y sont les bienvenus, exprimés sincèrement et courtoisement.)

La réalité, la voici : j'ai lu "Première pierre" (éditions Colonna) d'Annie Drimaracci du fait d'une sollicitation (c'est souvent le cas dans les lectures que nous faisons tous régulièrement). Peut-être n'aurais-je jamais lu cet ouvrage sans cette sollicitation. Par manque de temps et du fait d'un a priori négatif devant les ouvrages qui explorent une mémoire familiale (puisque "Première pierre" est le récit d'une enquête menée lentement, lors de séjours en Corse, par l'auteur, à la recherche d'un aïeul presque inconnu et dont le tombeau tombe en ruine, à Cargèse).

J'ai lu l'ouvrage, donc ; et j'ai même pris contact avec l'auteur, avec qui j'aurai plaisir à dialoguer lors d'un Salon de la Corse à Aix-en-Provence (le week-end après celui de Marseille et avant celui d'Aubagne !). Ce sera le samedi 4 février, je fournirai des détails et précisions bientôt.

Donc, coup de téléphone, et échange de mail. Et encore une fois, la confirmation qu'une discussion enrichit la connaissance d'une oeuvre, fait évoluer nos opinions, affine nos goûts.

C'est pourquoi, avec l'accord de l'auteur, je publie ici une partie de nos échanges ; peut-être aurez-vous envie de vous joindre à la conversation ? Bonne lecture :

Madame Drimaracci,

Je viens de finir "Première pierre". J'ai eu du mal à entrer dans cet ouvrage, m'y reprenant à plusieurs fois pour dépasser les premières pages. Je vous avouerais qu'il y a deux types d'histoire qui m'intéressent peu : les sagas familiales (avec secret de famille) et les enquêtes qui démarrent autour d'un cadavre atrocement et rituellement mutilé. J'étais donc prévenu contre votre enquête généalogique. J'ai dû passer outre ma pente, bien m'en a pris. J'ai beaucoup plus apprécié le livre à partir du moment où les deux testaments sont découverts, enfin une parole concrète, très émouvante je trouve, et avec des résonances, qui outrepassent le cas singulier de votre aïeul : ce désir fou, dans tous les sens, et paradoxal, de s'autofonder tout en réclamant la reconnaissance collective. En même temps, j'ai été passionné (et pas étonné) de
voir ce désir être annulé par la dérision villageoise (le "Je lègue à moi-même"). Et j'y vois deux impasses possibles pour une expression littéraire insulaire : l'autarcie folle voire hautaine de Drimaraki-Servò et ce que trame la mémoire orale collective souvent marquée par la dérision. Au bout du compte, cela aboutit à des poèmes mineurs (à la mode de, vous repérez les influences ou les modèles de Lamartine, Hugo, Baudelaire) ou des bons mots transmis de génération en génération. Rien, à mon avis, qui puisse nourrir, "ici et maintenant" (comme vous l'écrivez à la fin) un imaginaire littéraire insulaire...
Par contre, votre enquête, je trouve (avis personnel discutable), prend une épaisseur certaine lorsque vous revenez vers "l'homme de guet", celui qui vous avait tout dit en une fois au début du livre ; j'adore la transcription du non dialogue, très drôle, puis encore plus votre analyse de ce personnage allégorique, avatar de l'aïeul : je trouve là une description très précise (apte à hanter l'imaginaire) de cette figure attirante (et irritante, voire insupportable) de l'homme qui sait et qui ne fait (plus) rien ; figure très présente dans notre imaginaire et dans notre réalité (regard lucide et stérile).
Vous finissez par lui trouver une justification (vous renvoyant à votre liberté), pourquoi pas. Le recours à la troisième personne à la fin du livre justifie toute l'enquête, je trouve.
Bref toujours pour vous parler franchement (ce sont mes premières impressions),
je regarde cet ouvrage comme un livre qui a bien des attraits, dont bien des aspects ne m'attirent pas mais qui à mes yeux est sauvé par la volonté de la narratrice de "faire" quelque chose plus encore que de trouver la vérité : produire une forme qui dise quelque chose du réel corse d'hier et d'aujourd'hui (ou qui traverse les époques), et non pas seulement témoigner d'une histoire familiale dans laquelle chacun pourrait retrouver sa propre histoire (autre lecture possible).
J'y reviens : cette figure de "l'homme de guet" permet de nouer tous les fils et
d'ouvrir des perspectives.
Merci.

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Monsieur Renucci,

Voici donc quelques éléments en réponse à votre mail, et tout d'abord, encore merci pour votre lecture précise et votre sincérité. J'ai trouvé très drôle votre commentaire préliminaire sur vos préventions en matière de littérature, et j'espère que mon histoire entrait seulement à vos yeux dans la 1ère catégorie !
Je comprends bien que vous n'ayez pas été convaincu par les poèmes de mon ancêtre, que l'on peut, à bien des égards, estimer médiocres. Toutefois, outre le fait que je sois affectivement liée à ce recueil qui a constitué un jalon important de mon itinéraire, on peut peut-être accorder à César (!) qu'il savait versifier, mais surtout qu'il fait entendre à travers quelques uns de ses poèmes une petite musique nostalgique que je crois authentique, et qu'il sait, en peu de mots et de vers, faire surgir des images, petits tableaux ou instantanés tout simples, comme des fragments, des traces sensibles d'une vie insulaire d'autrefois. En effet, il n'y a sûrement pas là de quoi entretenir un imaginaire insulaire "ici et maintenant", mais pour le lecteur d'aujourd'hui, cela peut ressembler à une "photographie", certes jaunie, un témoignage (au même titre qu'un autre), entre sociologie et poésie.
Il me faut maintenant tenter de justifier cet "ici et maintenant" qui peut sembler démesuré et hors de propos. Si j'ai essayé de faire revivre cette histoire, de la reconstruire (de façon très lacunaire, avec les moyens du bord), c'est pour restaurer cette mémoire effacée. César Drimaraki-Servo a sans doute été quelqu'un d'assez compliqué et irascible, il s'est sans doute sabordé en voulant au contraire s'assurer une forme de pérennité, mais ce naufrage m'a touchée, et peu importe à mes yeux qu'il soit un poète mineur, mon livre est un peu symboliquement (et très modestement) son tombeau, le geste en tout cas que je voulais faire pour "réparer" cet anéantissement. "Ici et maintenant" qualifiait donc peut-être davantage Première Pierre que le recueil Algues et Fleurs...
Je me pose une question sur ce que vous m'avez écrit à propos des "deux impasses possibles pour une expression littéraire insulaire" : vous voulez dire en général, ou simplement pour ce qui concerne mon ancêtre ?
Quelques mots enfin au sujet de l'homme de guet. J'aime aussi beaucoup ce
"personnage". En tout cas, il a involontairement nourri mon imaginaire et les
quelques rares échanges avec lui m'ont beaucoup aidée dans l'écriture.
Ce que j'ai aussi essayé de faire, au-delà de la question corse, et là encore en toute humilité, c'est de produire une forme littéraire un peu "à la marge", qui épouse le tracé de mon vagabondage généalogique.

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