dimanche 31 mai 2009

Encore sur la lecture : Stevenson

Poursuivons.

Après les "fantômes imprécis" de Pierre Bayard, voici une autre façon d'évoquer la lecture, ses modalités, ses effets. Il s'agit d'un texte magnifique de Robert Louis Stevenson ; c'est le premier et long paragraphe d'un article intitulé "A bâtons rompus sur le roman" (que vous trouverez dans le recueil "Essais sur l'art de la fiction" (Payot, 1992), édition établie par Michel Le Bris ; l'article ayant été écrit par Stevenson en 1882, année de "L'île au trésor").
Je note combien la lecture est ici encore désignée comme un acte qui laisse des souvenirs ; et combien la lecture d'enfance est une source inépuisable d'imaginaire.

La littérature corse peut-elle créer des souvenirs d'enfance, ou d'adolescence ?

(Personnellement, j'ai souvenir, à l'école primaire, d'avoir appris "Marc'Andria è Petru Simone" de Poletti, et "Una volta c'era un rè" et au collège "Vi ne vurria parlà, di issu paisolu, appesu à e cime" des Muvrini ; mais pas de livres... j'ai peut-être oublié des choses, car j'ai suivi les cours de corse au collège et au lycée au Fesch à Ajaccio ; finalement mon plus ancien souvenir de lecture corse - lecture "absorbante et voluptueuse" -, ce doit être "La confession du solstice", cette nouvelle de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci, premier texte du recueil "L'île intérieure" (La Marge éditions, 1987 : j'avais quinze ans, ce n'est plus l'enfance).

Et voici les souvenirs de Stevenson (cela me fait penser que je connais un texte de Saint-Exupéry absolument passionnant sur cette question des toutes premières lectures ou des tous premiers mots écrits qui ont fait impression sur l'imaginaire enfantin, j'en parlerai plus tard) :

Toute lecture digne de ce nom se doit d'être absorbante et voluptueuse. Nous devons dévorer le livre que nous lisons, être captivé par lui, arraché à nous-mêmes, et puis sortir de là l'esprit en feu, incapable de dormir ou de rassembler ses idées, emporté dans un tourbillon d'images animées, comme brassées dans un kaléidoscope. Les mots, si le livre nous parle, doivent continuer de résonner à nos oreilles comme le tumulte des vagues sur les récifs, et l'histoire - s'il s'agit d'une histoire - repasser sous nos yeux en milliers d'images colorées. C'est pour ce plaisir-là que, dans la période éclatante et troublée de l'enfance, nous lisons avec tant d'attention, et adorons si tendrement nos livres. Le style et les idées, les personnages et les dialogues n'étaient que des obstacles à écarter, tandis que nous creusions joyeusement notre récit, en quête d'un certain type d'événements, un peu comme des cochons cherchent des truffes. Pour ma part, j'aimais qu'une histoire commençât dans une vieille auberge en bord de route, où "vers la fin de l'an 17..", plusieurs gentilhommes coiffés de tricornes jouaient aux boules. Un de mes amis préférait la côte de Malabar battue par la tempête, avec un bateau luttant contre le vent et un gaillard patibulaire taillé comme un hercule marchant à grands pas sur la plage - celui-là, à coup sûr, était un pirate. C'était plus loin que ma fantaisie un peu casanière n'aimait vagabonder, et supposait des développements plus vastes que les récits que j'affectionnais. Que l'on me donnât un bandit de grand chemin, et ma coupe débordait - un Jacobite faisait aussi l'affaire, mais le brigand restait mon plat de prédilection. J'entends encore aujourd'hui le claquement joyeux des sabots des chevaux sur le chemin au clair de lune, la nuit et la venue du jour, pour moi, sont encore associés aux exploits de John Rann ou de Jerry Abershaw. Et les mots "chaises de poste", "la grand-route du Nord", "palefrenier", "haridelle" sonnent encore à mes oreilles comme la plus haute poésie. Nous avons tous - chacun avec son imagination particulière - lu au moins quelques livres d'histoires dans notre enfance, non pour le style ou les personnages ou la pensée, mais pour une certaine qualité d'"événements à l'état brut". Cette qualité ne tenait pas au sang versé, ou à la surprise. Tout cela était le bienvenu, à la place qui convenait, mais le charme pour lequel nous lisions tenait à tout autre chose. Mes aînés avaient l'habitude de lire à haute voix ; et je me souviens enocre, avec le même plaisir vif et durable, de quatre passages différents que j'ai entendus avant d'avoir dix ans. J'ai découvert, longtemps après, que l'un était l'admirable début de What will he do with it, il n'est donc pas surprenant que cela m'ait plu. Les trois autres n'ont pu être identifiés. L'un d'eux est un peu vague : il y était question d'une haute et sombre demeure, la nuit, et de gens montant à tâtons un escalier seulement éclairé par une lumière venant de la porte ouverte d'une chambre de malade. Dans un autre, un amant quittait un bal pour se promener dans la fraîcheur d'un parc humide de rosée, d'où il pouvait observer les fenêtres illuminées et les évolutions des danseurs. C'était la l'impression la plus sentimentale, je crois, qui m'ait alors marqué, car l'enfant est quelque peu sourd au sentimental. Dans le dernier, un poète, après une dispute tragique avec sa femme, s'aventurait sur une plage, par une nuit de tempête, où il devenait le témoin d'une scène horrible de naufrage. Tout différents qu'ils fussent, ces premiers passages favoris avaient un point commun : ils avaient tous une touche de romanesque.

Le début de ce texte, dans l'anglais de Stevenson :

In anything fit to be called by the name of reading, the process itself should be absorbing and voluptuous; we should gloat over a book, be rapt clean out of ourselves, and rise from the perusal, our mind filled with the busiest, kaleidoscopic dance of images, incapable of sleep or of continuous thought. The words, if the book be eloquent, should run thence-forward in our ears like the noise of breakers, and the story, if it be a story, repeat itself in a thousand coloured pictures to the eye. It was for this last pleasure that we read so closely, and loved our books so dearly, in the bright, troubled period of boyhood. (For the following words, see here).

Je remarque tout de même que les souvenirs de lecture (ou d'écoute de lectures à haute voix) de Stevenson mettent en scène des spectateurs de scènes nocturnes et éclairées... ressemblant furieusement au "lecteur" emporté dans une "kaleidoscopic dance of images".

Il me semble que "tourbillon" et "brassées" (traduction de Michel Le Bris et France-Marie Watkins) ne rendent pas la richesse du mot "dance".

U ballu di e magine : eccu u scopu veru di a literatura corsa.

(Un esempiu ? Una donna è un omu correnu indè a muntagna ; fughjenu (l'omu hà tombu qualcunu) ; dormenu ; a donna si sveglia à u fà di u ghjornu ; un aviò passa ghjustu sopra à a so testa ; t'hà a paura : ma ùn era chì un "canadair" chì cercava un incendiu... : l'avete ricunnisciuta issa scena ?)

vendredi 29 mai 2009

Du soutien

On glane ainsi des phrases.

L'auteur aura beau faire, polir et repolir son oeuvre, elle sera mise en morceaux par nos regards, jamais fabriqués pour l'oeuvre en question, même les mieux intentionnés.

Vous vous rendez bien compte que ce blog est (ou peut devenir) aussi un lieu de pratique et de réflexion dans ce domaine si vaste qu'est la "lecture".

Nous en avons déjà parlé dans un autre billet, consacré à cette "société littérarisée" qu'Yves Citton appelle de ses voeux ou bien dans un autre encore, de ce que fait un lecteur, selon Virginia Woolf.

Mais c'est surtout un autre billet qui me semble entrer en résonance avec le livre que je vais citer maintenant.

Dans le billet "Un "récit de lecture", deux !", j'avançais inconsidérément qu'il est proprement impossible de lire un livre...

Et voici ce qu'écrit Pierre Bayard dans "Comment parler des livres que l'on a pas lus ?" (Editions de Minuit, 2007), après avoir proposé une petite liste de notations des livres qu'on n'a pas vraiment lus mais dont on parle (LI : livres inconnus ; LP : livres parcourus ; LE : livres évoqués, dont on a entendu parler ; LO : livres oubliés) :

Ce nouveau système de notations - dont j'espère qu'il sera un jour adopté largement - vise à rappeler en permanence que notre relation aux livres n'est pas ce processus continu et homogène dont certains critiques nous donnent l'illusion, ni le lieu d'une connaissance transparente de nous-même, mais un espace obscur hanté de bribes de souvenirs, et dont la valeur, y compris créatrice, tient aux fantômes imprécis qui y circulent.

Je vois dans ce propos un encouragement par anticipation (le même auteur a aussi écrit un vivifiant "Plagiat par anticipation").

Je pense que notre littérature - c'est la réalité crue - n'est pas lue (au sens de Pierre Bayard) et qu'il est temps que nous partagions nos expériences de non-lecture, que nous nous racontions quels "fantômes imprécis" circulent en nous et quelles valeurs nous leur accordons.

Un exemple ?
Je ferme les yeux, et je vois : un jeune enfant (ou déjà presque un petit adulte) sgaiuffu va se noyer, devant sa ville natale, et c'est son père qui meurt (il est seul à survivre à cette tempête qui frappe la barque de pêcheur, juste en face de sa ville natale).
(Avez-vous trouvé de quel personnage je veux parler ? Ce souvenir est-il exact ? Vous en souveniez-vous comme cela ? Est-ce que cette figure (ou ce "fantôme imprécis") peut hanter encore longtemps mon (notre) imaginaire ? Quelles valeurs lui accordons-nous ?)

Et maintenant je vais me plonger dans la lecture du livre de Pierre Bayard, car vous l'avez compris, je ne l'ai pas lu !

lundi 25 mai 2009

"Ou bien explose-t-il ?" (Langston Hugues)

Tout d'abord un extrait de poème :

What happens to a dream deferred?
Does it dry up
like a raisin in the sun?
Or fester like a sore--
And then run?
Does it stink like rotten meat?
Or crust and sugar over--
like a syrupy sweet?

Maybe it just sags
like a heavy load.

Or does it explode?


Et maintenant, une liste :

Howard Zinn
Daniel Boorstin
James Mc Pherson
Ghjacumu Gregorj
Wu Ming
Marceddu Jureczek
Marie-Pierre Valli

Cherchez l'intrus...
Il n'y en a pas ! Deux commentaires au billet "U sguardu d'Howard Zinn", sur le blog de Marcu Biancarelli réunissent ces auteurs autour d'une obsession commune (américaine ou corse peu importe) : faire oeuvre narrative d'historien à partir de ce que l'historiographie dominante occulte (les exclus, ceux qui n'ont pas la parole, la rue, les peuples, etc.)

Pour y voir plus clair dans mon propos, lisez donc d'abord le billet en question et les deux commentaires : ici.

Vous voici de retour.

Ce sera pour lire ceci : y a-t-il en ce moment quelqu'un qui écrive une Histoire des livres intitulés "Histoire de la Corse" (ou "des Corses" ou "du peuple Corse" ou "de la Corse et des Corses" ou "de Corse ; déjà, cette multiplicité de titre est à interroger...) ?

Ecrire l'histoire d'un peuple, d'une région, d'un ensemble de personnes... quelle ambition !

La toute dernière "Histoire de la Corse" en date est celle d'Olivier Jehasse et Jean-Marie Arrighi, qui me paraît extrêmement intéressante, novatrice (oui mais en quoi ? vous avez une opinion ? peut-être différente ?)

Mais voici une formulation différente de ma première question : pourquoi n'y a-t-il pas de débats organisés entre les Historiens de la Corse qui, visiblement, usent de projets, de méthodes et d'écritures très différentes ? Quelle commune mesure (et quelles différences) entre les travaux d'un Robert Colonna d'Istria, d'un Antoine-Marie Graziani, d'un Jehasse/Arrighi, d'un Michel Vergé-Franceschi, d'un Ghjacumu Gregorj, d'un Andria Fazi, d'un Fernand Ettori, d'un Ange Rovere, d'un Francis Pomponi, d'un Pierre Antonetti, etc. ? Sans parler des écrits de Jureczek ou de Valli, et de bien d'autres, que je ne connais pas.

A quand cette "oeuvre colossale" d'histoire sociale et populaire de la Corse à la manière d'Howard Zinn, réclamé par Marcu Biancarelli ?
A quand une thèse sur l'évolution de l'historiographie corse contemporaine ? (Il me semble qu'Eugène Gherardi a travaillé sur celle du XIXème siècle). Y a-t-il un doctorant dans l'avion ?

Car l'on sent bien (mais vous n'êtes peut-être pas d'accord) que l'Histoire corse de Jehasse/Arrighi se rapproche d'une visée "nationale" et "populaire" (je ne dis pas "nationaliste", ni "populiste"). Est-ce un signe des temps ?
Cela ne mérite-t-il pas des études, des débats ?


Pour finir, en feuilletant le grand livre d'Howard Zinn, "Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours" (éditions Agone, à Marseille ; 2003), je retrouve ce passage qui m'avait "sauté" au yeux, certainement du fait des extraits de poèmes cités par Zinn, qui brisent la continuité de son récit et constituent une petite anthologie de littérature noire américaine (ce qui est peut-être une autre façon de donner à lire de la littérature corse ! et surtout ne me dites pas que j'identifie abusivement deux situations qui n'ont rien à voir ou que je compare ce qui n'est pas comparable... car ce n'est pas mon intention !). Il s'agit du chapitre XVII.

La révolte noire qui frappa le Sud comme le Nord dans les années 1950 et 1960 prit tout le monde de court. Il ne s'agissait pourtant pas d'une réelle suprise. La mémoire des opprimés ne s'efface jamais, et le souvenir des événements qui la composent ne cesse de nourrir la révolte. La mémoire des Noirs américains était d'abord celle de l'esclavage, puis celle de la ségrégation, des lynchages et des humiliations subies. En fait, ce n'était pas seulement une question de mémoire, mais aussi de vécu présent bien réel - partie intégrante de la vie quotidienne des Noirs, génération après génération.
Dans les années 1930, Langston Hugues écrivit un poème intitulé Fresque sur Lenox Avenue :

Qu'advient-il d'un rêve suspendu ?
Se déssèche-t-il
Comme un raisin au soleil ?
Ou suinte-t-il comme une plaie
Avant de disparaître ?
Est-ce qu'il pue comme la viande pourrie ?
Ou se couvre-t-il d'une croûte sucrée
Comme un bonbon acidulé ?

Il tombe peut-être comme un fardeau trop lourd.

Ou bien explose-t-il ?

Dans une société aux modes de contrôle complexes, aussi brutaux que sophistiqués, les courants souterrains s'expriment souvent à travers les oeuvres d'art. Le blues, si nostalgique, cachait la colère. Le jazz, pourtant si gai, bouillonnait de révolte. La poésie, enfin, révélait les sentiments. Dans les années 1920, Claude McKay, l'une des figures importantes de ce qui allait devenir la "Harlem Renaissance", écrivit un poème que Henry Cabot Lodge intégra aux Congressionnal Records comme une illustration des dangereux courants qui agitaient la jeunesse noire :

Si nous devons mourir, que ce ne soit pas comme des pourceaux
Chassés et parqués dans un recoin sordide.
En hommes, nous ferons face à la meute meurtrière et lâche,
Le dos au mur, agonisant mais nous battant.

Un poème de Countee Cullen, Incident, est une évocation (toujours différente mais pourtant toujours identique) de l'enfance noire en Amérique :

Un jour à Baltimore,
Le coeur et l'esprit joyeux,
Je remarquai un gars du coin
Qui me regardait fixement.

J'avais alors huit ans et n'étais pas bien grand,
Lui n'était pas plus grand que moi,
Alors je lui ai souri, mais il a tiré
La langue et m'a appelé "Négro".

J'ai tout vu de Baltimore
Entre mai et décembre ;
Mais de tout ce qu'il m'y est arrivé
C'est tout ce dont je me souviens.

A l'époque de l'affaire des jeunes de Scottsboro, Cullen écrivit un poème plus dur, dans lequel il remarquait que les poètes blancs qui se servaient parfois de leur plume pour protester contre certaines injustices flagrantes restaient pour la plupart silencieux lorsqu'il s'agissait des Noirs :

Maintenant c'est sûr, disais-je,
Les poètes vont chanter.
Mais ils n'ont rien dit.
Pourquoi ?


(Pour un exemple de la musique noire américaine des années 1960 dont parle Zinn, voyez ici - montez le son -, cette vidéo est parfaite puisqu'en plus de nous permettre de voir et d'entendre le sextet de Charles Mingus, elle s'interrompt au bout de 8 minutes (avec les solos de Johnny Coles et Jaki Byard) et que nous n'avons pas droit aux solos de Mingus lui-même, de Dannie Richmond, de Clifford Jordan et d'Eric Dolphy !! La frustration est un moteur !)

dimanche 24 mai 2009

Emmanuelle Caminade : un récit de lecture

Suite à plusieurs échanges via blogs et mails respectifs, je suis content de placer dans ce billet, le "récit de lecture" (c'est moi qui dit cela, bien sûr, voyant des citations importantes du texte commenté) d'Emmanuelle Caminade, blogueuse émérite dans le domaine de la critique littéraire ; son site : L'or des livres.


(Suite au dernier billet -et commentaires- au sujet du dernier livre de Jérôme Ferrari )

A François-Xavier Renucci

La blogosphère littéraire est très diverse. J'y distingue essentiellement trois tendances qui, parfois, se recoupent plus ou moins :
- simple partage d'impressions, de coups de coeur, plus rarement de coups de gueule, donnant souvent une vision très partielle et superficielle des livres,
- critiques littéraires étayant leurs impressions sur des analyses plus ou moins fouillées du texte, à mon sens moins nombrilistes et plus respectueuses des auteurs ( je me situerais plutôt dans cette ligne),
- publication d'extraits de livres, suivie ou non d' analyses et de discussions, démarche rendant justice aux auteurs , approfondie mais parfois partielle, sauf à proposer de nombreux extraits...
Les deux dernières façons d'aborder et de promouvoir les livres me semblent complémentaires et je réponds donc volontiers à votre invite en copiant deux magnifiques extraits (p.31/32 et p.33/34) illustrant un moment fort du roman, ainsi que la parfaite maîtrise du style de Jérôme Ferrari.
Magali y prend conscience d'être étrangère à elle-même, dépossédée. Elle pose pour la première fois un regard lucide sur sa vie et tente de se raccrocher à la lettre du héros qui parle de «choses qui sont en même temps leur propre négation et qui s'affirment et se perdent dans une indicible unité» (La Nostalgie du présent), et évoque, au moment où le dégoût d'elle-même l'emplit, le souvenir de ce premier amour innocent oublié...
Outre la belle métaphore maritime décrivant le naufrage qui a fait émerger cet éclair de lucidité chez l'héroïne, ces passages illustrent la fluidité des phrases, parfois longues, la façon dont les dialogues disparaissent en s'intégrant au récit, et (deuxième extrait) le glissement imperceptible d'un lieu à l'autre, d'un personnage à l'autre, d'un simple changement de pronom, du «elle» de Magali au «tu» du héros, toutes choses qui concourent à tisser ce texte "d'une seule pièce" désiré par l'auteur.
Du grand art !

«(...) il lui passe tendrement la main dans les cheveux et l'embrasse. Sa langue a un goût de champagne et de vodka. Magali la sent s'agiter dans sa bouche et elle pense soudainement à une tumeur, à un fruit de mer ou à un parasite vorace et elle essaie désespérément de canaliser ses pensées mais c'est trop tard : son désir reflue le long de ses bras et de ses jambes et se condense un instant dans son ventre et, en quelques secondes, il ne reste plus rien. Elle se laisse manipuler tristement, l'esprit vide, elle se retourne docilement quand il lui demande de se retourner, sa joue frotte l'oreiller, elle sent les coups contre ses fesses et elle s'abandonne au ressac monotone, son corps tangue pesamment, c'est un grand vaisseau mélancolique abandonné aux caprices des djinns de la mer, couvert de lourds coraux, d'algues et de coquillages qui le font se pencher vers des abysses, elle est fatiguée et elle sent le goût fade du Baileys dans sa bouche qui s'emplit soudainement de salive. Nicolas donne un violent coup de reins et quelque chose se disloque dans le craquement des haubans arrachés, et elle vomit sur l'oreiller. Nicolas se retire d'elle, elle se redresse péniblement et, avant même qu'elle ait eu le temps de penser clairement, non, non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas moi, pas moi, une vague déferle et un second spasme la projette en avant, et elle vomit encore. Elle a si mal à la tête qu'elle ne peut pas bouger, une odeur sucrée d'alcool lui brûle les narines, elle ferme les yeux de toutes ses forces, la voix de Nicolas la fait souffrir, ne t'en fais pas, ce n'est rien, ce n'est rien, et les djinns la prennent en pitié, les abîmes marins s'ouvrent en leurs cavernes secrètes et l'engloutissent enfin avec son humiliation.
Elle se réveille à l'aube.

(...)Car toutes les nuits du monde sont propices à l'oubli. Mais son coeur bat toujours trop fort, sa bouche a le goût du sang, elle se sent coupable d'un crime abominable qu'elle devra expier et elle ne peut pas s'enfuir. Cet homme l'a ouverte en deux comme une carcasse d'animal, une carcasse impudique exhibée sur un étal sanglant sous ses propres yeux horrifiés, et elle n'arrive pas à se défaire de la certitude que jamais auparavant elle n'a posé sur sa vie un regard aussi lucide. Si fort qu'elle se débatte, tous les chemins la conduisent finalement ici ou dans une chambre semblable. Elle se retourne sur le dos et se force à écarter les bras et les jambes et à respirer lentement en gardant les yeux ouverts sous l'oreiller. Elle renonce à se défendre contre les soubresauts de son esprit jusqu'à ce qu'il soit l'heure de prendre le train, d'appuyer sa joue sur la vitre froide et d'échapper à la laideur poignante des campagnes mouillées en cherchant ta lettre au fond du sac. Elle regarde à nouveau ton écriture ronde et maladroite d'enfant illettré, les phrases surchargées et incohérentes où se bousculent des oiseaux morts et des maisons qui sont comme des tombeaux, une chose étrange qu'on ne peut pas perdre mais qu'on finit par perdre quand même, des guerres perdues depuis mille ans, des jambes fragiles, brisées par l'impitoyable intégrité de l'amour, et la fraîcheur d'une fontaine dans la lumière de l'été qui ne finit pas. Elle relit tout avec attention et elle pense qu'elle devra relire encore, autant qu'il le faudra, jusqu'à ce qu'apparaisse la vérité de ce que tu as voulu lui dire et qu'elle finisse par se rappeler ton visage comme tu te rappelles maintenant le sien en regardant le feuillage sombre des oliviers onduler dans la dernière clarté du ciel. Le chien a posé sa tête sur ta cuisse. Tu n'as pas retrouvé son propriétaire (...) »

Et la beauté de ses récits apaisait les anciens soldats

En (re)lisant "La chasse de nuit" de Marie Ferranti...

Car si nous espérons que "Un dieu un animal" de Jérôme Ferrari sera mis en valeur par au moins un des deux prix littéraires du mois de juin (Prix Landerneau, Prix Orange du livre), nous nous souvenons aussi qu'un de nos auteurs actuels l'a été à plusieurs reprises : Marie Ferranti.

(Je ne fais pas la liste de ces prix, vous la trouverez partout, et finalement, l'important me semble être l'attention et l'amour que vous portez à ses ouvrages, comment vous les avez lus, etc. etc.)

J'ai lu il y a déjà quelque temps "La chasse de nuit" (Gallimard, 2004). Je me souviens très bien de l'impression très étrange ressentie à la lecture des toutes dernières pages (à partir du paragraphe qui commence par "Après la guerre, je m'installai à Torra nera." - il s'agit là de la Seconde guerre mondiale et non de la Première).

(Tiens, cette toponymie "symbolique" - Torra nera - me rappelle le "Mal'Concilio" de Jean-Claude Rogliano qui comprend nombre de noms de lieux clairement significatifs. Toutefois, je préfère de loin le roman de Marie Ferranti, son écriture, son art du rythme narratif, ce mélange de distance et d'empathie. Mais vous avez certainement une opinion différente ?)

Pour revenir à mon souvenir de lecture, les dernières pages du roman semblent une espèce d'épilogue en parfait décalage avec l'intrigue qui a occupé tout le roman. Arrivent soudainement (ne lisez pas la suite, si vous comptez lire ce roman) la mer, un couple amoureux se détachant du passé, Ajaccio, un ailleurs enfin ouvert, une promesse de vie... J'ai été frappé par cette fin ; elle m'était agréable. Elle me faisait dire : "enfin..." Les relisant, j'y trouvai le fracas des vagues, les rêves mythologiques, les dialogues bienveillants, affectueux, le vin de l'amour.

(Vous pouvez reprendre votre lecture, cher non-encore-lecteur/lectrice de ce roman...)
Mais ce billet sera finalement occupé par un autre passage.

Car j'ai refeuilleté le livre et je suis tombé sur le chapitre 2, très court, quatre pages, dont je vais citer les trois premières ici. Pour deux raisons plus ou moins circonstancielles. Je sais que bientôt sortira le nouveau roman de Marcu Biancarelli, "Murtoriu" (la traduction française - dans un an ? - sera donc "Avis de décès" ?). Il y sera notamment question de la guerre de 14 et des Corses partis en nombre au combat. Il se trouve que le chapitre 2 de "La chasse de nuit" associe, me semble-t-il de façon très originale (c'est la deuxième raison de mon choix), une "figure" et une "fable" majeures de l'imaginaire corse : le mazzeru et la guerre de 14... J'aime dans ces pages comment sont liés les temps (passé immémorial, présent brûlant et futur barré) et les lieux (villages et montagnes corses et campagnes du centre de l'Europe).

Bonne lecture (avez-vous lu ce livre ? comment ?) :

Mazzeru, à l'heure où j'écris, plus personne ne sait ce que cela veut dire. Agnès disait que j'étais le dernier mazzeru, mais Agnès n'est jamais sortie de Zigliaro. Se bornant à parcourir les bois, à battre la campagne alentour, elle se vantait d'être allée à Ajaccio une seule fois de sa vie. Pour elle, le monde avait des frontières étroites et familières et elle ne désirait pas qu'il en fût autrement. Ainsi que vaut le jugement d'Agnès ?

Après la guerre de 14, alors que je n'étais qu'un jeune garçon d'une quinzaine d'années, j'ai connu un mazzeru.


Marcu Silvarelli était un homme respecté, le plus grand chasseur du pays ; ses récits de chasse étaient célèbres, mais après la guerre, on ne croyait plus guère en ses prédictions. Il ne restait à Zigliaro que des vieillards, des femmes, des enfants, des hommes au regard perdu.


Tous avaient été touchés par le malheur. La guerre finie, les hommes revenus du front passaient leur temps à chasser. Le gibier était abondant ; les sangliers pullulaient. Ils en ramenaient tellement que l'on ne pouvait tout consommer et la viande pourrissait. Certains jours, il flottait dans l'air une odeur de viande corrompue que les anciens soldats ne détestaient pas. Ils se réunissaient au café et parlaient de la guerre des heures entières. Ils ne racontaient pas des batailles ou des hauts faits. Ce n'était que des histoires de faim, de crasse, de froid qui rongeait les os, de rats crevés, de boue, de cadavres pourrissants dont ils n'arrivaient pas à oublier les yeux vides.


Agnès disait qu'ils n'étaient plus des chasseurs mais des guerriers et leurs chasses étaient des chasses sanglantes. Ils tiraient l'animal comme s'il se fût agi d'un homme ; ils se terraient des heures pour le débusquer, ne le lâchaient pas et parfois s'acharnaient sur la bête au point de n'en laisser qu'une bouillie de chairs écrasées et de poils. Après des chasses comme celles-là, ils rentraient chez eux, ne sortaient pas pendant un jour ou deux, et puis tout recommençait.

Marcu Silvarelli, le mazzeru, les ramena à la raison. Il leur raconta ses rêves. Il raconta les chasses telles qu'elles devaient être et la beauté de ses récits apaisa les anciens soldats. Tout le monde l'écoutait car sa parole remontait à la nuit des temps. Elle avait traversé les siècles, résisté aux invasions arabes, espagnoles, italiennes et françaises, au christianisme et à tout le reste. C'était la parole des hommes chasseurs qui traversaient le monde des vivants et rejoignaient parfois le monde des morts, c'est pourquoi l'on écoutait Marcu Sivarelli et sa voix charmait les anciens soldats comme une musique étrange et familière à la fois.

Eux aussi se mirent à raconter.


Ils ne parlèrent plus de rats ni d'ordures, mais montrèrent aux femmes et aux enfants le déroulement des batailles sur une carte ; ils parlèrent des journées passées à attendre l'attaque qui ne venait pas, des camarades perdus, du vin qui console. Ils indiquaient le nom de la ville, du village, de la rivière ou de la plaine où un ami, un frère, un fils ou un mari était tombé, et ils pleuraient en silence.


Les larmes les guérirent du malheur. Peu à peu, hormis la paresse de certains hommes, qui semblaient hébétés, ou le désir de certains autres de quitter Zigliaro pour chercher fortune dans les colonies, la vie reprit son cours ordinaire.

Mon père fut élu maire ; il ne le resta pas longtemps, mais c'est une autre histoire. On ne parlait plus de la guerre. On disait que Marcu Sivarelli avait perdu ses dons de mazzeru. Il disait que sa parole s'était tarie comme la source de l'
ochju autrefois. Le fait est qu'il n'annonça plus la mort de personne et on le voyait rarement à la chasse ou au café avec les autres.

Du style laconique

Voici l'un des textes les plus connus de la littérature corse :

COLONS FORA - COLONS TUTTI FORA - A TERRA CORSA A I CORSI - COLONS ESCROCS FORA

Ces mots ont été peints le 24 août 1975 sur les murs de la cave Depeille à Aleria, lieu des fameux "événements". Les inclure ici, sur ce blog, pourrait paraître déplacé, je m'en rends compte.

Mais c'est le travail de Pierre Bertoncini sur les graffiti en Corse qui me conduit à évoquer ici ces inscriptions. Le livre de Bertoncini s'appelle : "L'art du graffiti en Corse. Contribution aux méthodes d'analyse du phénomène graffitaire en Corse", éditions La Marge, en 2001. Issu d'un travail de recherche universitaire commencé en 1996, le livre m'a immédiatement attiré (malgré ses trop nombreuses coquilles !) parce qu'il dirige son regard sur un objet à la fois sensible (la plupart des graffiti sont nationalistes) et difficile à définir (où commence et où s'arrête un graffiti ?). De même, ce travail est à la fois sujet à dénigrement et à moquerie (à quoi bon s'attarder sur des expressions utilitaires aussi pauvres et dérisoires, voire détestables pour certaines ?).

Mais tout de même, écrire (peindre des lettres) sur le "grand corps primitif" qu'est la Corse selon José Gil, c'est un peu du tatouage et c'est dire l'importance que l'on accorde à la qualité expressive des mots !

Voici comment Pierre Bertoncini évoque les graffitis de la cave à Aleria :

Le "drame" d'Aleria est une césure importante de l'histoire contemporaine corse. Paradoxalement, durant la commémoration des 20 ans de ces événements, nous n'avons recensé aucun graffiti les évoquant. Pourtant, nous verrons comment cette "tragédie" a été un événement graffitique de premier ordre.

Dans les jours qui ont précédé l'occupation de la cave Depeille, un graffiti peint à l'aérosol près du local de l'ARC a attiré l'attention des chroniqueurs. Cette inscription, "la canne à pêche ou le fusil", est passé du statut d'inscription interne au mouvement nationaliste (il s'agissait d'une interpellation s'adressant au leader de l'ARC) à celui de pièce historique. Pourquoi ?
Le style laconique des graffiti qui n'a de correspondant que les titres à la "une" des journaux explique la séduction qu'ils peuvent exercer sur des narrateurs, surtout s'ils sont journalistes de profession. De plus, ce qui est écrit, même s'il s'agit d'un graffiti (étant vérifiable suivant les méthodes de critique interne et externe des documents chers aux historiens) avait plus de chance d'être évoqué que nombre de conversations traitant alors du même sujet : "Les paroles s'envolent, les écrits restent".
Le 21 août 1975, un commando de l'ARC engage un bras de fer avec le pouvoir. Des graffiti sont peints sur les murs des bâtiments occupés :
"COLONS FORA - COLONS TUTTI FORA - A TERRA CORSA A I CORSI - COLONS ESCROCS FORA".

Ces graffiti figurent aujourd'hui comme les plus célèbres de l'histoire corse. C'est par différentes ondes chronologiquement espacées que ces inscriptions vont émerger en tant de lieux de mémoire de l'île.
Nous tenterons d'analyser comment ces inscriptions ont peu à peu occupé la position de la partie visible de l'iceberg de l'affaire d'Aleria. Ils n'étaient à l'origine que des éléments parmi d'autres de l'arsenal de propagande de l'ARC que les chroniqueurs et les photographes de ce temps ont remarqué et signalé. En effet, d'autres graffiti avaient déjà été bombés. Des têtes de Maures étaient diffusées sur des bandeaux frontaux, les drapeaux corses tapissaient les lieux où se tenaient les meetings autonomistes. Des tee-shirts, frappés du sigle de l'ARC comme celui que portait E. Simeoni à Aleria participaient à une stratégie de "communication".

Dès le 24 août 1975, la rédaction du quotidien régional "Nice Matin" montre des graffiti dans ses colonnes. Ceux-ci résument synthétiquement le contenu des revendications nationalistes. Un élément dramatique est rajouté dans les photos où une partie de la cave est en feu.
Les chroniqueurs d'alors évoquent ces graffiti dans leurs articles. Ils ne disposent pas, dans le cadre où ils s'expriment, de possibilité d'illustrer leurs discours par des photographies. Evoquer les graffiti permet une écriture descriptive très efficace. Les lettres imprimées rendent très bien la réalité des lettres bombées. Avec très peu de moyens, une ambiance est ainsi rendue."

Ainsi, les lettres bombées deviennent des lettres photographiées (voire filmées) et imprimées. La propagande partisane devient document historique et monument collectif. Le style laconique (il semble que les habitants de la Laconie parlaient brièvement) fait son travail dans notre imaginaire. A preuve : le mot le plus réutilisé - Fora - a connu au moins deux détournements :

- "Arabi forZa" (que l'on peut voir dans le petit reportage qu'André Mariaggi et moi-même avons consacré à Chaouki Ben Saada - voir mon commentaire de 22:13 au billet "Du football corse")

- "Fora ! La Corse vers le monde", titre de la revue menée par Vanina Bernard-Leoni

Je sais que Pierre Bertoncini a terminé et soutenu une thèse sur le même sujet ; à quand sa publication (après une relecture très attentive) ?

Et puisque vous voudrez certainement voir les lettres bombées : voici un document audiovisuel disponible sur le site de l'INA (document qui semble brut, sans montage réel car laissant beaucoup de silences généralement coupés dans une version finale et où l'on voit d'abord un journaliste ouvrir le document par les mots "Une ! Première !" avant d'interviewer Edmond Simeoni le 22 août 1975 puis plusieurs minutes d'images muettes comprenant notamment les lettres bombées sur les murs et aussi - plans incroyables - des centaines de feuilles et de dossiers qui jonchent le sol : image d'une littérature corse allant voir dehors si elle y est...) (AJOUT DU 24 octobre 2009 : désolé, le lien vers le document de l'INA ne fonctionne plus ! Cette vidéo n'existe-t-elle plus que dans quelques mémoires et dans les quelques mots qui la décrivent ici ? Eternelle disparition des formes... Vous pouvez toujours trouver d'autres documents audiovisuels sur ce sujet sur le site de l'INA, mais beaucoup plus formatés, peaufinés, avec une charge poétique moindre.)

Que pensez-vous de tout cela ?

samedi 23 mai 2009

La glèbe saignante

Il s'agit d'un roman - "Le Bar à Tisanes", d'Anne-Xavier Albertini - publié en juin 2008, par les éditions Materia Scritta. 132 pages où des défauts m'ont arrêté dans ma lecture, notamment l'absence de respiration dans le texte tout d'un bloc, l'impression que tout va trop vite, qu'on ne prend pas le temps de laisser respirer les scènes et le lecteur avec. L'avez-vous lu, ce roman ?

(Je me demande si ce n'est pas un travers commun à beaucoup des livres corses, d'aller vite au but, par crainte d'ennuyer ? alors que j'attendrais au contraire des textes longs, digressifs, quelque chose d'épais mais sans superflu ; ce doit être chez moi une survivance de ce qui a fondé mon amour de la littérature - revenant de la Librairie La Marge, à Ajaccio : les grands romans européens comme "La Recherche du temps perdu" de Proust - j'en suis au "Côté de Guermantes" - ou "Ulysse" de Joyce - jamais lu que les trois premiers chapitres et les dernières pages, sublimes - ou "L'Homme sans qualités" de Musil - quelles belles pages, si originales, que les premières pages, les seules que j'aie jamais lues - etc. etc. ; je parle là de ce qui fonde un désir de lecteur, je suis moi-même désolé de n'avoir jamais été plus loin dans ces lectures ! J'y arriverai un jour...)

Et, pourtant, revenant au "Bar à Tisanes" malgré ses défauts (à mes yeux), il m'a frappé comme un livre vraiment singulier à tous points de vue : un sujet romanesque, sentimental, aventureux autour de trois Corses de retour dans l'île ; un style simple et direct émaillé d'images, de choses vues, de dialogues particulièrement étonnants, décalés ; un point de vue qui semble revenir sans cesse à l'hôpital psychiatrique de Luri ; l'ambition de nouer des destins extrêmement variés ; des aperçus très vivants, vrais, sur la vie actuelle en Corse, dans les villages de montagne, les foires, les bois, sur les routes, dans les cafés, les discussions, les hommes et les femmes ; un fond historique à la fois discret et prégnant avec les années 1990 et les meurtres entre Nationalistes. (Ce livre me fait penser un peu à un autre, qu'il faut que je reprenne, qui m'avait étonné : "Ecce Leo" de Flavia Accorsi, éditions Centofanti).

J'ai été emballé. Je me souviens notamment de ces deux passages. Bonne lecture.

Pages 26, 27 et 28 :

Lundi, jour de réunion hebdomadaire où le personnel médical en arc de cercle écoute les certitudes de l'éminent psychiatre à la longue chevelure pauvre. Il invite quelques malades à parler de leurs tourments. Chacun son tour. C'est celui de Cesare, toujours cravaté, le chapeau éternellement vissé sur la tête. Cesare a son visage des mauvais jours. Il n'est pas d'humeur à bavarder. Il défait sa cravate, commence à se déshabiller pièce par pièce. Le voilà entièrement nu mais toujours chapeauté. Il s'assoit, les jambes posées sur la chaise d'en face, les testicules frôlant le barreau, décontracté, mondain, enfin satisfait. Il sourit en s'adressant au psychiatre :
- Aujourd'hui c'est moi qui m'occupe de votre cas. Déshabillez-vous, je vais vous enculer.
Personne ne bouge, silence lourd. Une mouche passe.
- J'attends.
Le psy s'énerve enfin, le brouillard quitte ses yeux :
- Monsieur Cesare, la plaisanterie est terminée. Je vous conseille vivement de vous rhabiller et de quitter cette pièce. Je vous verrai dans votre chambre. Dépêchez-vous.
Cesare se rhabille lentement en maugréant un peu :
- Vous me faites perdre mon temps.
Avant de sortir il se tourne vers les femmes :
- Mes hommages mesdames (coup de chapeau) bien que je pense que certaines d'entre vous soient un peu putes... et même assez salopes.
Cesare vient de distancer sérieusement la réalité. La sienne est ailleurs. Tout le monde rit sauf le médecin en désaccord total avec la proposition :
- Qu'en pensez-vous ? demande-t-il à Nina.
- C'est une proposition à étudier, dit-elle en riant.
Hélas cet homme n'a aucun sens de l'humour. Nina sent bien que son permis est amputé de trois points.
Vient le tour de Marie-Louise qui sautille comme un oiseau :
- Non et non, marchez normalement s'il vous plaît.
- Vous savez bien que je ne peux pas : la terre va craquer. Les loups annoncent le sang qui va gicler du ciel. Vous savez bien que je ne peux pas marcher à cause de ce qu'il y a dessous.
- Personne n'est enterré sous la clinique, aucun cadavre, alors je vous en prie, un peu de tenue. Vous refusez toujours que l'on fasse votre lit et vos draps restent sur le bord de la fenêtre toute la journée. C'est interdit. Vous épuisez le personnel, Marie-Louise.
- Dans mes draps il y a ma fatigue, les cauchemars de la nuit qui restent collés, je dois les secouer, les laisser au soleil pour les assainir puisqu'on ne veut pas me les changer tous les jours.
- Les infirmières veilleront à ce que l'on fasse votre lit chaque matin avec autorité.
- Je pisserai au lit, je ferai la grève de la faim.
- Je vous mets sortante, Marie-Louise.
- Non par pitié, je ne peux pas mettre mes pieds n'importe où. C'est plein de cadavres. Il faut interdire les guerres. Vous êtes complice. Le monde est en état de décomposition. Le monde est composé de cellules, nous sommes aussi composés de cellules, de cellules malades, nous sommes malades parce que le monde est malade, parce que les hommes ne respectent plus rien, ni la vie, ni la nature. Et vous laissez faire ! Assassin ! Assassin !
Comme chaque fois, la séance s'est terminée par une grande crise nerveuse. Quatre infirmières ont dû porter Marie-Louise dans sa chambre, deux par les épaules, deux pour les jambes : soixante kilos de chair hurlante. Après une injection de calmants, Nina est allée la voir, s'est assise au bord du lit :
- Alors Marie-Louise, ça va mieux ? Vous auriez dû faire de la politique.
- Mais j'ai fondé un parti ma chère, la glèbe saignante. Autrement dit la L.G.S. Chaque fois que je suis en campagne on m'interne. Comment voulez-vous que je sois élue ? C'est de la jalousie bien sûr. Je dis la vérité, je dérange. Mais je continuerai.
- D'accord, sans vous énerver, avec plus de nuances, plus de diplomatie. Il faut essayer de convaincre les gens. Vous êtes suffisamment intelligente Marie-Louise.
- Trop. Quand vous montez trop haut, on ne vous comprend plus, vous faites peur, vous n'avez plus personne pour échanger des idées. Je suis très seule. Il me semble que vous me comprenez, je dis bien, il me semble. Nous parlerons encore toutes les deux ?
- Je suis à votre disposition Marie-Louise.

Finalement, je ne citerai pas le deuxième passage du livre. Maintenant je pense que ces discussions entre médecins et patients sont à rapprocher - même par contraste, mais peut-être pas seulement - avec les discussions que met sans cesse en scène Rinatu Coti, comme dans l'extrait exposé dans ce précédent billet. Qu'est-ce qui se joue de la Corse entre ces deux discussions ?

Et puisqu'une anthologie est toujours partielle et partiale, pourquoi ne pas imaginer offrir l'essence de la littérature corse en proposant un ouvrage intitulé "Anthologie raisonnée de littérature corse" et ne contenant que les deux extraits d'Albertini et de Coti ? En indiquant toutefois au lecteur peut-être désorienté que la littérature corse est entièrement contenue dans l'entre-deux ! Histoire de rire en peu tout en instruisant (ce n'est pas l'idéal classique, ça ?)

Prix littéraires ou Récits de lecture ?

Non, ce blog n'est pas devenu une des antichambres de la promotion d'un livre ! Il est bien toujours consacré aux "récits de lecture" concernant la littérature corse.

Rien de plus simple qu'un "récit de lecture" : au minimum, la citation d'une page aimée dans un livre aimé ; au maximum, le commentaire ligne à ligne d'un livre adoré. Entre les deux toutes les nuances, toutes les variations, toutes les formes possibles de récit, de point de vue, d'opinion préférablement honnête et argumentée. N'hésitez pas à nous faire part de vos essais, vous trouverez un regard attentif et accueillant.

Or voici que - grâce à cette agitation qui nous prend en ce moment autour de la possibilité de voir primé "Un dieu un animal" de Jérôme Ferrari - je tombe sur un "récit de lecture" consacré à cette oeuvre.

Je dis "récit de lecture", parce que le commentaire de la blogueuse dont je vais parler contient deux extraits du livre de Ferrari, dont un assez long. Je lis avec gratitude un tel article, parce que justement il nous conduit à regarder avec attention un morceau du texte, à nous interroger sur le découpage effectué par la lectrice, à trouver ce que cet extrait propose comme "fable, forme, figure" propres - ou non - à remettre en mouvement nos imaginaires.

Voici, ici, un extrait de cet article avec la page citée :

Et pourtant en rentrant dans son village où tout lui semble désormais étranger, désincarné, le jeune homme tente de retrouver le seul souvenir qui lui semble rescapé de cette déshérence. Un souvenir doux, un souvenir enfantin, une enfant devenue jeune fille, une jeune femme très certainement à présent, elle s’appelle Magali. Il décide de lui écrire, ultime message comme lancé à la mer.
La lettre arrive ou n’arrive pas, mais il la suit désormais dans son parcours tandis qu’il replonge au cœur de ses souffrances, de ses visions cauchemardesques, lui le pâle fantôme de son passé.
Magali, la Magali rêvée ou réelle, sa sœur en souffrances, une autre mercenaire au service corps et âme de son entreprise. L’Entreprise, cet « être supérieur », dont elle n’est qu’un organe condamné à n’être plus qu’un déchet le jour où elle tenterait de lui échapper.
Mais il y a la lettre et ce qu’elle évoque, un instant peut-être d’éternité, une étreinte au bord d’une fontaine, un instant où la vérité de leurs êtres se tapit pour toujours. La rédemption ?
« Elle reprend la lettre. Le papier de mauvaise qualité commence à se déchirer là où il a été plié. Magali voudrait arrêter de la relire pour rien, sa patience s’épuise, elle voudrait pouvoir finalement décider de ce qu’est cette lettre, le signe d’une nostalgie puérile qui ne la concerne en rien ou une brèche miraculeusement ouverte dans les murs de sa vie. Elle la relit encore et ce soir, vois-tu, tes mots gonflent et se craquellent comme la terre féconde d’un jardin, ils débordent de toute la vérité que tu aurais voulu y mettre, qui t’a échappé et qui les fait maintenant éclater et elle lit, elle lit d’abord son prénom, Magali, Magali, et elle pourrait presque entendre ta voix qui l’appelle depuis les ruelles nocturnes du village de sa mère, il y fait si froid et tu n’as pour te réchauffer que l’amitié muette d’un chien et le souvenir d’une toute jeune fille dans laquelle elle se reconnaît avec émotion, car il existe maintenant une image d’elle-même dans laquelle elle peut se reconnaître avec émotion, une image bénie qui t’attendait pour apparaître, et elle lit que les mondes meurent aussi comme votre monde commun est en train de mourir, tu en es certain, car tu as senti les soubresauts obscènes de son agonie voluptueuse, et elle te croit, même si elle ne comprend pas comment vous pourriez avoir un monde en commun, et elle lit que votre village annonce cette mort depuis si longtemps que plus personne ne se rappelle à quel moment vos maisons sont devenues des tombeaux, dressés dans le silence de leur beauté austère et maléfique, et Magali revoit les maisons du village dans la transparence de l’été, pleines de rires éphémères, tous les hivers qu’elle n’a pas connus lui livrent leur secret humide et froid et elle sait que tu ne lui mens pas, elle mesure combien il est difficile de s’acquitter du prix exorbitant de la beauté et elle sent passer dans son cœur le frisson d’une aurore de brume glaciale. Mais au beau milieu des cimetières, lit-elle encore, certaines choses demeurent vivantes à jamais et continuent à exister quand meurent les hommes et les mondes qui les ont fait naître, elles continuent à exister, obscures et indestructibles, blotties dans les tremblements fragiles de l’air, comme des parcelles infimes de réalité dispersées dans l’immensité d’un songe. »

Qui a écrit que ce livre était intégralement noir, sombre, désespérant ? Lily indique ici un passage magnifique : nous avons besoin d'images dans lesquelles nous reconnaître, "Un dieu un animal" est donc émaillé de ces images qui sauvent nos âmes (à relire avec cela en tête, souligner toutes ces images, voir la chaîne qu'elles forment, l'évolution qu'elles dessinent) :

"le souvenir d'une toute jeune fille dans laquelle elle se reconnaît avec émotion"

"car il existe maintenant une image d'elle-même dans laquelle elle peut se reconnaître avec émotion"

"un image bénie qui t'attendait pour apparaître"

Et Lily citera à la fin de son article, un autre extrait du livre dans lequel le héros a recours à une image cinématographique afin de se regarder soi-même. Décidément, c'est bien ce qui a attiré cette lectrice. Et ainsi son billet apparie deux figures féminines : la toute jeune fille et Aurore Clément qui tend une pipe d'opium et dont les seins apparaissent "à travers les voiles transparents"...

Voilà comment un "récit de lecture" me semble en mesure de faire jouer notre imaginaire : le travail de la citation est gigantesque, explicite et souterrain, éclairant et mystérieux ; vivant.

Allons-y, le voici en entier : l'article de Lily sur "Un dieu un animal" sur son blog "Lily et ses livres".

Tout cela pour signaler en fin de billet que "Un dieu un animal" concourt aussi pour le Prix Landerneau ; pour des précisions voir ici (c'est le blog "Journal d'une lectrice", qui m'a conduit vers celui de Lily, etc. etc. grâces soient rendues aux écrivants numériques !).

mercredi 20 mai 2009

Votons avant le 7 juin !

J'apprends aujourd'hui via le blog de Marcu Biancarelli que Jérôme Ferrari est à deux doigts de remporter un prix littéraire national !

Je me rends sur le site du Prix Orange du livre, je m'inscris, je vote pour "Un dieu un animal", bien sûr : car la caractéristique de ce prix est que ce sont les lecteurs internautes qui choisiront le prix parmi cinq ouvrages sélectionnés par un jury (composé d'écrivains connus - Erik Orsenna, président, Marie Nimier, Serge Bramly notamment - et d'internautes là encore).

Je lis les commentaires laissés sur ce site à propos du roman de Jérôme Ferrari, ce qui me conduit sur deux blogs de lectrices qui évoquent eux-mêmes l'ouvrage en question :
- L'or des livres
- Le blog de Léthée Hurtebise

Je laisse un commentaire sur chacun de ces trois sites. Notamment celui-ci :

Je suis d'accord sur de nombreux points avec les commentateurs :
- un livre haletant, virtuose
- la justesse de la mise en regard du monde de l'entreprise et du monde de la guerre
- un "tu" très ambigu (qui parle ? le personnage principal, l'auteur, une divinité ?)

Je voudrais donc ici insister sur un élément non relevé : le monde réel est pris en charge dans ce court roman : l'Irak en guerre après le 11 septembre ; le monde de l'entreprise dans le monde occidental (en France). Une autre réalité, non nommée (comme l'Irak) mais clairement identifiable est la Corse. Le "village natal" de l'ex-mercenaire est un village corse et le regard porté sur l'état de la société dans l'île est extrêmement actuel et pertinent en même temps qu'il travaille une figure importante de l'imaginaire corse, celle de l'aventurier-mercenaire-soldat. C'est pourquoi je trouve que prendre conscience de cette part du livre l'enrichit : ce livre met aussi en scène l'île méditerranéenne qu'est la Corse. Il faut aller lire non seulement les deux autres romans de Ferrari chez Actes Sud ("Balco Atlantico" évoquant notamment les nationalistes corses ; "Dans le secret" où l'on retrouve le village corse comme lieu mortifère) mais ses deux premiers livres aux éditions Albiana ("Aleph Zéro", proche d'un Michel Houellebecq, où vous pourrez trouver une première utilisation de ce "tu" ; "Variétés de la mort", au titre nietzschéen, extrêmement drôle et violent, mettant en coupe réglée la société corse et la prenant comme laboratoire d'humanité).

J'irai voir le blog d'Emmanuelle (l'or des livres) et j'en profite pour donner à ceux qui, comme moi, aiment cet auteur, l'adresse du blog que j'anime sur la littérature corse : http://pourunelitteraturecorse.blogspot.com
(Cliquez sur le nom de Jérôme Ferrari, dans les "libellés").

Alors, si vous êtes lecteur des oeuvres de Ferrari et que vous les appréciez, votez.

Il sera aussi intéressant de profiter de cette occasion pour parler de littérature corse avec un public élargi et aussi pour se demander si le succès ne repose pas toujours sur un malentendu ! Pourquoi, selon vous, ce livre a-t-il autant de succès au niveau national alors que les précédents ouvrages de Ferrari étaient passés inaperçus ?

mardi 19 mai 2009

Ce que peut/doit être un blog : discutons-en

Le fond (ou la surface, c'est la même chose) de ma pensée est le suivant : je suis persuadé que la "situation corse contemporaine" nous pousse à participer à des enjeux culturels, identitaires, politiques et littéraires d'importance générale :
- le rapport entre oral et écrit
- une société bilingue
- identité entre fin apocalyptique et transmutation
- littérature et multilinguisme
- etc.

Il y a un autre enjeu qu'il me semble que nous sommes obligés de creuser avec bien d'autres, c'est la question de l'usage du Web (surtout des blogs, et pourquoi pas des wikis) et plus précisément de l'écriture et de la lecture numériques.

Un blog, journal personnel ouvert à tous, est-il un lieu de perdition ? Le pire peut-il s'y produire ? Le pire : c'est-à-dire, la dégradation du sujet que l'on veut justement mettre à l'honneur et faire vivre.

Suite au billet consacré au texte "A pagina bianca", Ghjacumu Fusina porte à ma connaissance la critique suivante (après m'avoir dit des choses gentilles sur ce blog). Avec son accord, je la communique ici, afin que nous puissions la discuter. (Je rappelle que Ghjuvan Felice a été le premier à faire une critique - formelle - de ce blog dans un commentaire à un autre billet et que, même si je n'en ai pas tenu compte pour le moment, ce sont toutes les critiques qui nous permettront de faire évoluer ce travail collectif, donc merci à tous).

"Il me semble, peut-être à tort, que cette sorte de littérature spontanée (création, critiques ou échanges...), même avec des avantages incontestables et bien des qualités, pose le risque de possibles confusions ou déviances, de mélange des genres (pour le dire rapidement) par rapport à une idée plus exigeante de la littérature qui repose pour moi sur l'oeuvre mûrie dans le silence et le face à face avec la page blanche (y compris celle de l'écran d'ordinateur, ce qui est le plus souvent ma pratique d'aujourd'hui)... (...)
Bref, tout cela pour te dire que je préfère aujourd'hui la communication directe avec toi, cher François-Xavier, qu'avec un groupe informé partiellement ou partialement de ces questions. (...)
Quelques réflexions annexes sur cette dernière idée : comme un directeur de revue, le responsable d'un blog est le maître du jeu et le demeure par la prise et la conservation de la parole, quelles que soient les interventions extérieures, et laisse volens nolens ces dernières toujours quelque peu en position d'infériorité argumentaire (réelle ou supposée) au bout du compte; aussi le maître du jeu doit-il faire preuve de la plus stricte impartialité pour parler des oeuvres qu'il aime et qu'il choisit de lire/élire, et c'est là une qualité difficile à acquérir (je m'en sentirais moi-même bien incapable, à vrai dire) parce qu'elle requiert non seulement une parfaite connaissance du dossier (de son passé, de son évolution et de son présent) mais une indispensable distance objective. Je constate en visitant un peu plus souvent ce domaine que de véritables progrès ont été accomplis, mais il reste à faire sans doute..."

Voici mes éléments de réponse :

- "littérature spontanée" : je pense au contraire que ce qui s'écrit sur le Web n'est pas toujours spontané quant au fond mais l'intérêt est justement qu'une certaine spontanéité dans l'écriture permette la discussion.

- "risque de possibles confusions ou déviances, mélange des genres" : les mêmes risques sont possibles dans la lecture et le commentaire imprimé des livres imprimés ; il est vrai qu'Internet démultiplie ce risque du fait de l'absence des filtres éditoriaux des revues imprimées. Mais à tout prendre il m'importe peu qu'une discussion soit entamée ou traversée par des "confusions ou déviances" puisque c'est toujours une occasion de faire vivre la discussion autour de la littérature, une occasion de corriger, de nuancer, de réfuter ces "confusions" et ce, à partir, des lectures réelles faites par des lecteurs réels (qui ont le droit de se tromper comme les autres).

- "une idée plus exigeante de la littérature" : tu crains que les blogs et la spontanéité qui s'exprime là balayent avec des formules à l'emporte pièce des oeuvres fabriquées avec patience, mais là encore des analyses et des lectures attentives et réfléchies sur les oeuvres littéraires sont possibles aussi sur le Web ; certes, le blog "Pour une littérature corse" a plutôt vocation à recueillir des "récits de lecture" de la part de tout lecteur (du moins au plus informé quant à la chose littéraire) et donc, on pourra trouver des usages qui ne correspondent pas forcément à une lecture littéraire (je pense par exemple aux récits de lecture de Madame Kessler qui a l'habitude de rapporter ce qu'elle lit à sa vie personnelle et ne fera pas de lien entre les livres).

- "groupe informé partiellement ou partialement de ces questions" : je t'avouerai que je prends beaucoup de plaisir et d'intérêt à discuter des livres corses avec des gens qui n'ont pas forcément fait d'études littéraires ou qui ont un point de vue très partial sur la chose ; le principal pour moi est de savoir s'il y a un désir sincère de parler de ce qu'on a lu ; ensuite, nous pouvons avancer ensemble, parfois en nous opposant, vers la compréhension et l'approfondissement de nos lectures respectives. Comment augmenter le lectorat si on ne désire pas s'entretenir avec les personnes qui sont en dehors pour telle ou telle raison ? Et puis d'une certaine façon, est-ce que le point de vue du meilleur connaisseur de littérature corse n'est pas obligatoirement "partiel ou partial" ?

- "le responsable d'un blog" : tu estimes qu'il doit être pourvu de tellement de "qualités" (la plus stricte impartialité, maître du jeu dominant les commentateurs, parfaite connaissance du dossier, indispensable distance objective) que je ne sais pas s'il est possible qu'un tel être existe bien. Et je ne sais même pas si cela serait souhaitable. Puisque ce que ce qui m'intéresse c'est bien plutôt que chacun exprime un désir (et non d'abord une compétence). Bien sûr, je suis d'accord avec le fait que tu dessines là un horizon intéressant : il s'agit de ne pas dire n'importe quoi. Mais encore une fois, je pense que cela passe par la fabrication d'un espace commun de discussion entre "égaux", égaux en désir et en volonté sincère d'en faire part pour en discuter, en assumant que chacun ait une connaissance plus ou moins imparfaite du "dossier".

Et vous, que pensez-vous que peut et doit être l'outil "blog" lorsqu'on parle de littérature corse ? Comment améliorer celui-ci ?

dimanche 17 mai 2009

Une page de littérature corse

Cette nouvelle est de Paulu Desanti, écrite le 17 août 2000, publiée en 2002 dans son recueil "L'ultimi mumenta d'Alzheimer" (éditions Albiana-CCU).


L'ANNATA DI A TO MORTI

L'annata di a to morti, o Vincè, nimu a sà esattamenti. A me zia Saveria pratindia ch'edda ti saria successa in u 1914. Tinia l'infurmazioni di a vechja Ghjuditta, chì era l'amica cara di a so propia zia. Più tardi, sintii eiu ch'è tù t'eri tirata l'anchetta in u 1908, acciaccatu da ùn si sà chì influenza pulmunaria, chjappa à u Panamà. Quissu u fattu, u tiniu in ligna dritta da u to bisfigliolu (chì disgraziosamenti, ùn cunniscisti mai), Don Enrique Leon, quand'e l'infattai à u Costa Rica. U frateddu Jorge parò, eddu, mintuava a data di u 1907. Annantu à stu particulari, i dui si liticoni un beddu pezzu.
In quant'è à mè, quand'e pruvai à veda a to tomba, da assicurammini, fù un fiascu sulennu. Ùn ci fùu mezu ch'è quiddu carru sudamericanu, scancaratu è bè, si cansessi più di un minutu in Orotina - paesi stessu induva ti sarii stallatu, induva tù muristi, è chì forsa cunniscisti ed amasti. Ma in fatti, ùn era tantu degnu d'intaressu : a nora di Don Enrique, Monica, mi spanticò più tardi ch'è, di a to fossa, ùn firmava più nudda ; l'affittu enfiteoticu ùn valia più di cinquant'anni.
Via, l'annata di a to morti, o Vincè, a ti se' tinuta com'è un misteru. Fà chì, in stu mondu, u vedi, ancu i tombi sparisciani. Ma da un omu chì parti, o Vincè, chì ferma mai ?
À babbu, ogni volta ch'e l'aviu chertu di tè, u so arciziu, a riposta era stata a paghjesa : chì a t'eri francata in America, in cerca di ùn si sà chì petruseddu, è chì ci avii fundatu una famiglia. Erami tandu, più o menu, in u 1870, neh ? Ma à mè, mi frastorna soprattuttu di sapè chì forza ti facia pò mova cusì. Chì era pò issu trifulu scimaticu ? Chì era pò issa franasia ? A socu chì ; in Corsica tandu, era l'usu di parta, spessu da fughja a miseria. Quantu ci n'era dinò à circà l'avvintura ! Or tù, o Vincè, ti dispiacia cusì tantu, a noscia isula ? Mancu l'abbongu. D'altrondi, Don Enrique, eddu, avia intesu dì ch'eddu era par via di prublema di famiglia; almenu d'avia spiigatu cusì rené, u cucinu di terzu di me babbu. Ma sottu boci, si sussurava dinò, in famiglia, ch'è eri scappatu par causa di vindetta, calchì tempu dopu chì to babbu, Pancraziu, fussi statu appaghjatu in quidda piaghja di Roccapina.
Ùn ci credu tantu, ch'è tù fussi statu vigliaccu ; ùn vani i vigliacchi à batta u mondu sanu com'è tè. È pò ùn cunvenani i dati : eri partitu innanzi.
Avà, s'è provu à fà a cronica di a to vita, sò dunqua millai di pezzi da ricustituiscia, da almanaccà, da accuncià. A dilla franca, mi pari certi volti ch'è altru ùn se' ch'è un omu tissutu di parolli, a parolla di l'altri, tanti è tanti altri...
In stu particulari, u più misteru maiò ferma pà un dittu ciò ch'è cristu pò circacciava, o Vincè, zaccagliendu è bistrasciendu in quiddi loca persi ? Ciò ch'è ci buscasti, in quiddi furesti trupicali, puzzicosi è mignattaghji ? Chì era u to mistieru ? Babbu ti tinia da aputicariu. Ma aghjustava chì, dopu, ti sarii fattu cultivadori di caffè. Inveci, quand'è dumandai à a vechja Ghjuditta, mi fusti prasintatu in modu sicuru da duttori. Pocu criditoghja mi pari l'ipotesa ; prima chì erami tutti pastori, in famiglia ; dui chì, duttori, ti sarii pussutu stallà ind'è no, è sciuratila quà, stimatu quant'è tranquillu. Ma zia Ghjuditta mittia di corra in a ghjerba, pratindindu ch'è tù t'eri addutturatu in Pisa, calchì tempu dopu à a to scappata (ci vò à dì ch'edda t'avia a malatia di i duttori, spiziali ed altri chjirusichi...). D'altrondi, sti diversi infurmazioni casconi anch'eddi in pulvina ; Monica mi feci capiscia ch'è in fatti, u più chì pari vera hè ch'è tù fussi sbarcatu à u Panamà, com'è simplici ghjurnataghju, da travagliacci ad a custruzzioni di quiddu famosu canali. È dopu, ùn si sà comu, scalesti à u Costa Rica, mutatu in spicialistu di tupugrafia.
Fù una vita strana, a toia, o Vincè, da veru.
In fatti, a sola sicurezza ferma u to matrimoniu, puri s'eddu mi parsi, à u principiu, rumanescu assà. In u 1890, avarii dunqua spusatu una certa Rafaella Bargas Retana, figliola di Primo Bargas Valverde, ricchissimu prupriitariu di u valdu cintrali. Cusì riccu ch'eddu pagava i so zappaghjoli incù solda chì purtavani a propia stemma. Si tinia tutti i tarrena da San José ad u Pacificu. Puri stenduci un minutu è basta - l'aghju ditta dighjà - in Orotina, u so paesi nativu, aghju vistu incù i me ochja u parcu, a scola ed a buttega chì portani u nomu di u to sociaru. Andà à spusà a figliola di un sgiò ! Tamanta rivincita, o Vincè, tamanta ! Sò sicuru ch'è tù ni ridi anc'avali, mortu è bè... Puri s'edda hè vera chì Carmen, un'antra bisfigliulina toia, dicia ch'è tù avii divurziatu prestu. Pocu imprema : cusì nacqui u to figliolu Carlos, babbu di Don Enrique, Jorge ed Ernesto.
A cosa strana hè forsa ch'e cunnoscu cosi chì tù mancu suspittai. Cusì di sta dumanda fatta à l'imbasciata francesa, chiriendu da a Corsica nutizii di toiu. Nutizii ? mancu. Solu da sapè s'è tù eri mortu o vivu. Ed a risposta fù quista, corta assà : "Podemos certificar qué el señor Vincente D., francès, era siempre vivo hasta el año 1906. Embajada francésa, San José, Costa Rica." Quasi quasi, a sola pezza ufficiali palisendu ch'è, in sta vita, ai asistutu, o Vincè !
Altri cosi dinò chì mancu ci cridarè. Sappii pà un dittu ch'è un busfigliulinu toiu oghji si prisenta com'è presidente di a Republica custaricana... A pinsalla, n'hè vè ?
Inveci, ùn hè statu pussibuli di ritruvà una minima lettara di toiu. Solu socu ch'è a zia di me babbu, Vincintina (si chjama cusì par via di tè, o Vincè !) ni tinia una, mandata da l'America. Ci sarà statu una vechja franchizia sudamericana incullata da tè. A credani à Vincintina, altru ùn ci facia ch'è di certificà ch'è tù eri in saluta. Di i to successi, nudda. Issa lettara, René, u so figliolu, l'hà forsa tinuta ; ma René si ni stà in Kiev.
Intantu, mancu ci credu ch'è tù ti n'impippava, di i toi lacati daretu à tè. A prova ni hè tutti sti nomi ch'è tù lacasti in reddita ; nomi di a famiglia chì, un seculu dopu ; socu statu cusì suspresu di ritruvà, tali è quali, in America. Un seculu dopu, o Vincè, un seculu dopu... Aiò, ci tinii à sta terra, aghjà cusì luntana...
U vedi, sò parechji i ricerchi ch'aghju fattu da ritruvà vistighji toii. È di più mi paria d'avvicinammi, di capisciati, di più ti ni svanii. Pisticciuli, carabuddi, pezzi spargugliati, eccu forsa tuttu ciò ch'e mi sò buscu. Solu mi n'invengu di stu puema di Cendrars ch'e lighjiu di pettu à u Pacificu, pinsendu à tè :

Des livres
Il y a des livres qui parlent du Canal de Panama
Terre terre eaux Océans Ciels
j'ai le mal du pays

Tù dinò, o Vincè ?

Je lis ce texte comme une sorte de brève synthèse de ce que l'imaginaire corse actuel peut faire, avec des moyens littéraires, avec l'acte du départ, l'aventure. Mais surtout c'est le personnage du narrateur qui m'intrigue : que cherche-t-il lui aussi ? Il finit par rassembler un ensemble de faits, de documents dérisoires, de témoignages contradictoires qui ne parviennent pas à percer le mystère de cet ancêtre parti en Amérique du Sud... Et puis ? Que lui reste-t-il en tête, au bout de cette enquête familiale ? Quatre vers de Blaise Cendrars, lus de façon assez banalement romantique et littéraire, face à l'océan Pacifique... quatre vers qui, eux aussi, ratent l'essentiel. Je lis cette nouvelle comme la mise en scène d'une distance infranchissable entre ce qu'était la Corse d'avant la guerre de 14 (et les comportements de ses enfants) et celle d'aujourd'hui. Cette distance ne peut être comblée mais c'est le propre de la littérature de pouvoir faire tenir des formes vivables sur ce fond de gouffre géographique et temporel.

Vous avez peut-être une autre lecture ?

samedi 16 mai 2009

Du football corse

Quelques éléments de compte rendu du café littéraire d'hier, à l'amicale corse d'Aix-en-Provence :

Présents : une quinzaine de personnes, des membres de l'amicale, et nos invités :
- Victor Sinet
- Pascal Génot
et André de Rocca (le journaliste sportif, à France Bleu Provence, vieil ami de Victor Sinet) qui nous a fait la bonne surprise de venir ce soir-là. Voir ici son blog.

Nous avons regardé le documentaire de Jacques Tati et Sophie Tatischeff, "Forza Bastia". Vous pouvez voir ces étonnantes et très vivantes 25 minutes 42 secondes sur Internet, ici par exemple.

Puis Victor Sinet, André de Rocca, Bastien (jeune supporter passionné du SCB), Pascal Génot, Pierre-Paul Calendini (vieux supporter passionné du SCB), Madame Kessler, Claude Tomasini, Antoinette Rossi, Pierre-Paul Muzy, Pierre Moretti ont pris la parole pour évoquer leurs souvenirs (trois d'entre eux, devinez lesquels, étaient présents au stade de Furiani ce soir d'avril 1978), leur vision du football et de la Corse, l'histoire du dernier film de Tati et leur réactions à celui-ci, etc.

Ah oui, une dernière chose : nous n'avons pas regardé le 6 minutes sur Chaouki Ben Saada (je n'avais pas remis la main dessus, ce sera pour une autre fois) et je n'ai pas évoqué les liens improbables et pourtant flagrants selon moi entre le film de Tati et l'épopée latine de Nobili-Savelli (cela je l'ajouterai à la fin de ce billet

Donc voici, en vrac (dans l'ordre chronologique), dans cette discussion à bâtons rompus, vous trouverez peut-être des éléments intéressants ? :

V. Sinet : "Les lions de Furiani" était sorti en janvier 1978, avec un éditeur marseillais. Pour la finale d'avril, on avait sorti le livre avec une nouvelle jacquette (bleue) mais du fait des conditions climatiques, on en a vendu que 100 ! Mais en tout, l'ouvrage s'est vendu à presque 18 000 exemplaires, ce qui est exceptionnel.
Le match s'est déroulé dans des conditions titanesques. Jamais on n'avait vu ça.

Le plus grand match de cette épopée européenne : Torino, match retour : 3 à 2 pour Bastia ; avemu vintu.

Mais après chaque match à Furiani, on disait "avà basta", c'est fini, mais ensuite il y avait une victoire à l'extérieur. 7 victoires d'affilée en coupe d'Europe, c'est un record (partagé avec la Juventus de Turin, le Real Madrid, l'Ajax), seulement battu par le Mönchengladbach avec 9 victoires d'affilée).

La victoire contre le Torino, à Turin, 3 à 2 au Stadio Comunale, grâce à Krimau venant de nulle part qui marque deux buts. Plein de mecs se sont perdus sur la route du retour vers la Corse. Il neigeait.

André de Rocca : le film de Tati montre bien l'ambiance de liesse chez les gens. A l'OM aussi c'était comme ça, mais l'époque à changé. Par exemple, les contacts avec les joueurs étaient beaucoup plus faciles, les discussions étaient possibles, durant de longues heures. Donc les journalistes pouvaient commenter le match puis après les discussions avec les joueurs, qui expliquaient leur tactique, les articles pouvaient revenir sur ces questions de techniques, de tactiques et expliquer plus précisément la déroulement d'un match, les comportements d'un joueur.

Tous : les tribunes du stade de Furiani filmées en 1978 n'ont pas beaucoup changé.

Bastien : je regrette de n'avoir pas vécu ces moments. Le film rend bien la vie des Bastiais.

André de Rocca : les joueurs de Bastia eux-mêmes étaient étonnés par leur parcours en coupe d'Europe. L'inattendu est que cette année-là, trois joueurs - Papi, Larios et Lacuesta - ont éclaté, se sont révélés ; cela associé à une qualité insulaire, identitaire (tacles rudes) a donné cette aventure de 1978.
C'était l'époque où les joueurs ne gagnaient pas les sommes folles d'aujourd'hui.

Victor Sinet : l'engouement était général en Corse. 2 à 3000 Ajacciens montaient régulièrement à Bastia pour le Sporting.

Madame Kessler : je veux parler du "Sceubeu" - je le dis toujours comme ça aujourd'hui - de 1947 -1948. Cela représentait quelque chose pour nous. Les filles étaient amoureuses de certains joueurs, prenaient des photos.

Pascal Génot : et les supporters, y avait-il des figures particulières ?
Victor Sinet : ça allait loin, c'était extraodinaire, rien de constructif, mais alors ! Bah, bon.
Claude Tomasini : la tribune Est était la plus virulente, c'est là qu'étaient les Bastiais (du Marché, de la Citadelle).
Victor Sinet : une anecdote ; en 1934 ou 36, au stade Miniconi, finale entre l'équipe du FCA (Le Bistrot) et le SCB (avec François Natali) : Natali dribble même le goal et envoie doucement le ballon vers les cages vides ; un supporter ajaccien a sorti un calibre, a tiré et le ballon est venu mourir sur la ligne !

Pierre-Paul Muzy : il me semble que les drapeaux corses (blanc à tête de Maure) ont peu à peu été supplantés par les drapeaux bleus et blancs du Sporting, non ?
Victor Sinet : oui, c'est vrai. Le football, cette épopée bastiaise, ont représenté un "éveil", à tous les points de vue. Le football était un développement de l'âme corse.

Antoinette Rossi : Jacques Tati filme très bien les mouvements des gens. Dans un autre de ses films, il montre des touristes qui ont des geste maladroits, saccadés, car ils sont hors de leur milieu. Dans "Forza Bastia", il montre bien les gens dans la rue, aux fenêtres qui sont dans leur rythme propre, à l'unisson, et ça monte comme des vagues qui grandissent.

Pascal Génot : l'histoire du film est complexe. Jacques Tati était un passionné de football, il rêvait de faire un documentaire sur le football. Gilbert Trigano (Club Méditerranée), sponsor du SCB, demande à Tati de filmer la finale du Sporting. Il vient avec trois cadreurs et trois chefs opérateurs, dont Yves Agostini (qui est dans l'équipe présente sur la place Saint-Nicolas tandis que Tati doit être au stade, sans doute). Mais comme Bastia perd, que Jacques Tati est pris dans des difficultés financières, les presque 5 heures de rushes tombent dans l'oubli pendant plus de 20 ans. Yves Agostini et l'équipe de la Cinémathèque de Corse évoquent alors l'existence de ces bobines et décident d'en faire quelque chose. La fille de Jacques Tati, Sophie Tatischeff, finit par retrouver ces bobines et en fait un montage de 25 minutes (en 1999, le film sort en 2000, et est diffusé pour la première mondiale en Corse ; la Corse a donc participé à rajouter un film à la filmographie d'un des plus grands cinéastes). Les bobines appartiennent maintenant à Jérôme Deschamps, neveu du cinéaste. Il a d'ailleurs monté une version très légèrement différente de "Forza Bastia". Il faudrait pouvoir voir ces bobines et voir s'il n'y aurait pas matière à d'autres films !

André de Rocca : Un commentateur radio de football qui était extraordinaire c'était Didier Beaune, sur RMC : un passionné, très bon connaisseur, totalement libre. Certains regardaient le match à la télé, coupaient le son et écoutaient en même temps les commentaires de Didier Beaune à la radio. C'était du temps où les médias n'étaient pas tenus par l'argent de la publicité et des annonceurs. Aujourd'hui, les commentateurs sont tenus et font des commentaires positifs parce qu'il faut un retour sur investissement pour les annonceurs. Cela a des conséquences sur la profession de journaliste.

Pascal Génot : il existe des films amateurs concernant le football en Corse mais pas à ma connaissance pour les grands matchs. On ne connaît pas de film amateur des matchs du Sporting en 1978.
Claude Tomasini : notre instituteur nous filmait en super 8 quand nous faisions des matchs, et projetait ensuite le film sur une toile blanche, pour nous faire plaisir.
Victor Sinet : non, ce n'était pas dans les moeurs !

Victor Sinet : j'ai organisé l'équipe de la sélection corse pour le match contre l'équipe de France en 1967 (voir ici ce reportage d'époque plus quelques propos de Victor Sinet). L'idée de cette confrontation venait de Just Fontaine et Dumè Colonna. Par une série d'articles dans "L'Équipe", j'ai insisté pour que l'équipe corse soit constituée de joueurs avec du sang corse. Le match fut extraordinaire, à la fin, le public scandait : "Laissez-les marquer ! Laissez-les marquer !"

FXR : les dernières images du film de Tati montrent les gradins par en-dessous, on ne peut que penser à la catastrophe de Furiani à ce moment-là.
Tous : oui, ça a été quelque chose d'abominable.

Je voulais faire un parallèle entre "Forza Bastia" (1978-2000) de Jacques Tati et Sophie Tatischeff et "Vir Nemoris" (1771-2008) de Nobili-Savelli (déjà évoqué sur ce blog, voir ce nom dans les libellés).

Deux oeuvres originales (documentaire sportif, épopée en latin),

inachevées par leurs auteurs, laissées de côté de nombreuses années, ressorties grâce à une volonté collective,

travaillant de façon artistique des événements historiques réels,

mettant en scène des combats dans un contexte de future "défaite" (mais l'épopée, selon Édouard Glissant se fonde sur une défaite ou au moins sur une victoire ambigüe),

propres à nourrir l'imaginaire collectif en travaillant un enthousiasme populaire "guerrier" (des révoltés de Circinellu aux Lions de Furiani : il y a d'ailleurs un plan (le 40ème, au bout de 5 minutes 4 secondes), comique, sur un chien en laisse qui aboie, un caniche habillé aux couleurs du Sporting qui prend la suite de l'évocation des chiens de Circinellu et de ses amis (voir le texte page 112 :

Pendant ce temps, comme de coutume, un sifflement a rameuté les chiens. Vite, ils arrivent tous, agitant leur queue nerveuse, souple et mobile, et se frottent pêle-mêle les flancs, les uns contre les autres. Alors, le plus vieux d'entre nous, qui, au fil de nombreuses années, a appris à interpréter leurs réactions d'après leurs yeux, leurs dents et leur pelage, en désigne quatre parmi la meute poilue : Paganu, le chien berger, Filicone aux aboiements terribles, Orsone, pour sa truffe vigoureuse, Dracone pour ses crocs. Dès qu'un collier leur serre le cou et qu'ils sont attachés par des chaînes, en bons gardiens et vigiles de la grotte, ils surveillent nos Pénates, deux par deux, de chaque côté de l'entrée.

Et dans la langue de Nobili-Savelli :

Sibilus interea arcessit de more molossos.
Hi cito conueniunt alacres tremulamque uolutant
multiuago caudam flexu et latera undique miscent.
Tunc nostrum senior, multis expertus in annis,
ingenium nouisse canum uariosque peritus
perlegere ex oculis rictuque et uellere mores,
quatuor e turba uilloso corpore legat :
Paganum uigilem, Filiconem dira latrantem,
naribus Vrsonem ualidis et dente Draconem.
Et circum stricto nexis collare catenis,
tanquam custodes antri uigilisque penates,
uestibuli binos utraque ex parte seruant.)

Globalement, je trouve donc que Tati a capté, avec sa sensibilité, alors qu'il n'était pas forcément venu pour ça, une épopée "politique" mais en mineur (avec de l'humour, du burlesque, presque du dérisoire) par rapport à l'épopée du XVIIIème siècle. L'expression de soi, d'une vitalité, d'un combat se fait via le match de football (mais n'oublions pas que les événements d'Aleria ont eu lieu en 1975 et que le FLNC est né en 1976) avec tous les éléments et indices épars d'une expression politique.

Comme dit la voix-off au début du documentaire de Tati, il s'agit de filmer un "événement qui va bien au-delà d'une simple partie de football." Qu'en pensez-vous ?

vendredi 15 mai 2009

"U Crucivia", Rinatu Coti

Je transcris donc ici le "récit de lecture" de Madame Kessler, à propos de "U Crucivia" (1989) de Rinatu Coti.

Les trois premières pages ont failli me décourager ! Mais à la 4ème page, le dialogue sur Dieu et la chaîne de montagne a attiré mon attention ! Ce dialogue entre un jeune voyageur et une vieille femme qui n'a jamais quitté "u so locu" est surprenant : questions après questions, réponses après réponses, toute la philosophie depuis la nuit des temps est évoquée : l'être humain, sa nature, la vie, la mort, l'univers, la nuit, le jour, le soleil, le pourquoi de l'existence, Dieu,... Ces questions, sans réponses précises, évidemment, en entraînent d'autres, qui cherchent au fin fond de "la mémoire" des "appuis" pour tenir debout, continuer et guider sa vie dans cette incertitude ; et là, quelle n'est pas ma surprise de découvrir deux proverbes que ma grand-mère me citait souvent et qu'elle tenait de son père, mon arrière-grand-père Ziu Petru !! Ces deux proverbes guidaient sa vie pauvre et difficile et guident la mienne :
- "A regula stà bè ancu n'a casa di u Rè"
- "Circà sempri d'accuncià a somma par strada"
Je les ai transmis à mes petits-enfants qui les ont trouvés pleins de bon sens.

Ce recueil de 8 nouvelles
- U crucivia (le carrefour)
- Unu di i Salvatichi (Un des Salvatichi)
- A Marucchina (La Marocaine)
- A cuverta (La couverture)
- À l'incerta (Au hasard)
- I dui sureddi (Les deux soeurs)
- Notti serena (Nuit sereine)
- Anghjulina
écrites entre 1984 et 1986, édité par Cismonte è Pumonti edizione, est préfacé par Marie-Jean Vinciguerra. Il y dit notamment ceci :
"Il y a trois mondes dans l'univers de Rinatu Coti : un monde païen dont l'esprit fait de rusticité et souvent de cruauté s'est perpétué jusqu'à nos jours, il est le socle antique de la Corse. Une tradition chrétienne le recouvre. Elle fait souvent penser au Moyen-Âge, à ses lueurs d'Enfer, mais aussi à sa puissance d'amour.
Enfin, l'esprit des Lumières, référence fondamentale pour l'écrivain, inspire, à travers certains de ses personnages, sa démarche vers le progrès et la beauté morale."

Et voici un extrait (j'aime bien l'humour qui transparait dans les réponses toujours légèrement décalées de C. aux questions de R.) :

R.-- Mi n'invinaraghju d'issu crucivia. Criditila puri. Mi n'invinaraghju.
C.-- Ùn sarà l'unicu vostru crucivia.
R.-- Innò. Sicuramenti.
C.-- Comu voglia fussi, veni un'epica chì ùn ci hè più nisciun crucivia. Chì ogni strada viaghja in drizzura.
R.-- A morti...
C.-- A morti, isiè, a morti. Sempri cù noscu. Da chè no nascimu, principiemu à mora. A vita hè un avviamentu à a morti. Eppuri, a cirtezza di a morti impressa in a so vita, a parsona trova cumpiitudina è amori in i pochi stondi cuncessuli.
R.-- Ci hè da dumandassi tanti è tanti cosi. È ogni dumanda empii u mondu.
C.-- Ùn cissesimi no mai di dumandacci. Avemu una brama maiò chì vulemu sapè. Ma l'incertezza ferma a nostra cirtezza. À ogni dumanda nostra, ci rispondi un silenziu eternu. Un silenziu fondu, beddu. Ma un silenziu chì ùn ci arreca nienti. L'umanità soca sarà un nienti innabissatu in u silenziu.
R.-- Trimenti è sulenni paroli quiddi di vostru. Vi possu assicurà ch'eddi mi firmarani impressi parfinch'e campu.
C.-- Vi firmarani impressi, forsa sì. Ma ùn vi ghjuvarani da nudda.

Je vous laisse découvrir pourquoi les paroles de celle qui sait ne serviront à rien à celui qui voudrait savoir... Peut-être avez-vous lu ce texte, ou un autre du même auteur, dans la même veine ?

mercredi 13 mai 2009

Madame Kessler et André Mariaggi !

Un petit billet, pour signaler que les lecteurs sont fantastiques.

Aujourd'hui, j'ai entendu Madame Kessler, lectrice de littérature corse déjà connue de ce blog, me lire au téléphone le petit "récit de lecture" qu'elle vient d'écrire après avoir lu (en 2009) "U Crucivia" (1989) de Rinatu Coti ! Je réceptionne normalement son petit papier ce vendredi et ce week-end il sera en ligne sur le blog.

Il y a quelques jours, j'avais promis au lecteur qui trouverait le nom de l'auteur du "texte caché" qu'il gagnerait le droit de voir son nom mis à l'honneur dans un titre de billet sur ce blog. C'est donc chose faite : André Mariaggi (avec un lien surprise ici). Bravo ! Alors bien sûr, les mauvaises langues diront qu'il n'avait aucun mérite puisque c'est un ami et que c'est moi qui lui avait fait lire le texte de Max Caisson !

Comme dit le poète : "tout tourne en rond dans le cyclamen" !

Dernière chose, je placerai aussi prochainement sur ce blog, le compte rendu du dernier café littéraire de la saison à l'amicale corse d'Aix-en-Provence. En voici la présentation :

Vendredi 15 mai, à partir de 18 heures, au local de l'Amicale des Corses d'Aix-en-Provence, se tiendra le dernier café littéraire de la saison.
Venez nombreux pour un moment cinématographique, footballistique et convivial.
Nous regarderons ensemble le fameux et dernier court-métrage du célèbre cinéaste Jacques Tati, tourné à Bastia et Furiani en 1978 et intitulé "Forza Bastia". 26 minutes très singulières et très amusantes consacrées à la finale aller de la coupe de l'UEFA opposant le Sporting Club de Bastia et le PSV Eindhoven.
Pour évoquer avec nous ce film, cette épopée de football, la Corse et tout sujet qui y serait lié deux invités :
- l'exceptionnel Victor Sinet, ancien journaliste de l'Equipe, spécialiste du football italien et auteur de nombreux ouvrages dont "Corse au football de feu" (1971), "Les Lions de Furiani" (1978) et "La fabuleuse histoire du football corse" (2000).
- le très prometteur doctorant en cinéma, Pascal Génot, bien connu à l'amicale.
Avec un peu de chance, nous pourrons voir aussi une vidéo de 6 minutes d'André Mariaggi et de François Renucci consacrée au bastiais Chaouki ben Saada, ancien joueur du SCB et maintenant à l'OGC Nice.

Coordonnées : Espace Frédéric Mistral, 18 avenue Laurent Vibert, Aix ; pour toute question : 06 12 22 63 85

Je tenterai de relier le court-métrage de Tati avec l'épopée de Nobili-Savelli (dont nous avons déjà parlé ici et ici)... Un film quasi muet (mais sonore) et de la poésie épique en latin... Je vous donne un indice : le point commun est un animal (très important dans l'imaginaire collectif corse).

Et si vous voulez que nous relayions vos questions à Victor Sinet ou à qui que ce soit d'autre, n'hésitez pas à m'en faire part sur ma messagerie personnelle (f.renucci@free.fr).

Et une dernière annonce-promesse, histoire de se fixer des objectifs : je placerai sur ce blog la version écrite d'un entretien que Robin Renucci (nous ne sommes pas apparentés) m'avait accordé à Marseille, il y a plus d'un an, avant le visionnage de son film "Sempre vivu !" Peut-être l'avez-vous déjà vu et voulez-vous donner votre point de vue ?
J'associerai ce film à "La cadillac des Montadori" de Marie Ferranti et à "Don Petru" de Marie-Jean Vinciguerra, puisque ces trois oeuvres mettent en scène la mort d'un maire...