dimanche 30 septembre 2012

Incredibile ! ou De la réécriture ("L'Enfer" de René Beletto)

Cet été, à Campile, je lus enfin "L'Enfer" de René Belletto, je veux dire l'ouvrage original publié en 1986. J'ai évoqué très brièvement cette lecture dans un précédent billet.

Combien de fois, entre 1986 et 2012, ai-je lu la première page sans aller plus avant !? Des dizaines de fois. Et toujours avec un plaisir extrême qui tenait non seulement au propos du personnage qui raconte son histoire étrange de façon directe et mystérieuse mais aussi grâce au langage utilisé, mélange de longue phrase avec chute étonnante, d'un humour décalé, avec une syntaxe tout d'un coup très orale, une rupture de ton très bienvenue qui fait contraste avec l'aspect dramatique des faits racontés. On sent tout de suite que le personnage n'est pas tranquille et que ce qu'il va vivre sera extrêmement troublant (durant ce mois d'août caniculaire à Lyon).

Voici la première phrase (version 1986) :

Chapitre I

J'entrepris d'écrire, à l'intention de ma mère adoptive, une lettre de suicide, que j'enverrais peu avant de me donner la mort, dans trois jours, une semaine, un mois, je ne savais, mais enfin ce serait chose faite, je veux dire écrire cette lettre.

De retour à Aix, il est question de faire lire le livre à des élèves, nous cherchons à savoir si le livre est disponible en édition de poche, c'est le cas, c'est le Folio 4489, depuis 2007. J'ouvre la première page, et que lisons-nous ? :

Chapitre I

J'entrepris d'écrire, à l'intention de ma mère adoptive, une lettre de suicide, que j'enverrais peu avant de me donner la mort, dans trois jours, une semaine, un mois, je ne savais, mais enfin ce serait chose faite, écrire cette lettre.

Exit le "je veux dire"... car cette édition de 2007 est une édition "revue par l'auteur". Quelle idée ! René Belletto a enlevé une expression qui pour moi faisait une partie du charme du livre, cette insistance orale qui permet à la fois de lever des malentendus, de faire rire le lecteur dans une complicité moqueuse avec le personnage et en même temps de bien montrer que c'est à cet endroit que se situe le problème, le mystère, l'angoisse (je veux dire le fait qu'on ne sache pas très bien ce qu'on veut dire ni si on le dit exactement comme il faut : vous me suivez ?).

Ah...

Allons à la dernière page (que ceux qui n'ont pas lu le livre s'arrêtent là, nous allons révéler des choses qu'il importe tout de même un peu de ne pas connaître si l'on veut que le livre manifeste toute sa force à la première lecture) :

Version 1986 :

(...)

Je ne mourrais pas, je l'avais su la fameuse nuit de ma mort. Mais, le 31 août au soir, le livre achevé et rangé dans le tiroir du bas de la commode noircie au brou de noix par la personne qui avait été ma compagne, ne l'était plus et ne le serait jamais plus, le 31 août au soir, debout et suant sur mon semblant de balcon, l'index gauche encore douloureux, et loin d'être guéri, je me trouvai seul dans Lyon désert.

(... Il reste encore 5 petits paragraphes après celui-ci).

Version 2007 :

Je ne mourrais pas, je l'avais su la fameuse nuit de ma mort. Mais, le 31 août au soir, le livre achevé et rangé dans le tiroir du bas de la commode noircie au brou de noix par la personne qui avait été ma compagne, le 31 août au soir, debout et suant sur mon semblant de balcon, l'index gauche encore douloureux, et loin d'être guéri, je me découvris seul dans Lyon désert.

Vous avez vu ? L'expression insistante "ne l'était plus et ne le serait jamais plus" a disparu (et qui justifiait un peu plus la reprise du "31 août") et le verbe "trouvai" a été remplacé par le plus soutenu et symbolique "découvris". Le lecteur que je suis ressent un étrange sentiment, comme si je me trouvais exclu d'un livre que j'adore, le texte est poli et repoli à mon insu et semble finalement me laisser moins de place, il n'a plus cette force hirsute que je cherche dans les livres. (Bon, pas de psychodrame non plus, je n'écrirai pas à l'auteur pour lui faire part de ma déception et je suis sûr que les lecteurs de la version 2007 auront beaucoup ri et frémi à la lecture de ce roman extraordinaire.)

Ah, oui, qu'est-ce que je voulais dire ?...

Oui ce petit billet pour dire combien une oeuvre littéraire est un mixte inséparable de propos croisés, noués dans une forme unique et que l'action du lecteur est vraiment la condition sine qua non pour que le texte vive (je n'invente rien, bien sûr). D'où la justification de ce blog (et de quelques autres, bien sûr, je ne vous oublie pas !).

Une dernière chose : ce petit billet est un préambule avant un prochain qui sera consacré aux "Trois balles perdues" de Sylvana Périgot (puisqu'un des lecteurs de ce roman a évoqué aussi Belletto).

Vous avez maintenant le droit d'intervenir à la suite de mes propos, sè vo site sempre d'accunsentu ! (Qui se souvient du nom du journaliste qui finissait toujours son émission avec cette expression ?)

mercredi 26 septembre 2012

Un poème de Jacques Fusina / Une chanson de A Filetta

J'ai écouté, très souvent, avec une cassette audio, puis maintenant sur Internet, grâce au site "Una sì tù" tenu magnifiquement par Gerda-Marie Kühn et Marilena Verheus, une chanson d'A Filetta qui est aussi un poème de Jacques Fusina :

c'est "Ma dì ciò ch'è tu voli".

J'ai aimé ce texte et cette chanson depuis la première écoute, et encore plus aujourd'hui. Pourquoi ? Alors qu'on pourrait trouver le texte trop "gentil" de prime abord. "Tu peux dire ce que tu veux, mais elle est belle la Corse, non ?"... je caricature le propos du poème.

En fait l'union de la voix de Jean-Claude Acquaviva, de la mélodie et du texte de Fusina crée pour moi une harmonie et une douceur telles que le texte peut révéler sa puissance, et la violence qu'il contient. C'est un poème d'après la violence. (C'est étrange, je cite ce texte le jour du grand pardon, la fête de Yom Kippour.)

Oui c'est ce qui me frappe et me charme lorsque j'écoute le chant et le sens de ce texte : une façon d'exprimer une émotion individuelle (quelqu'un parle à quelqu'un d'autre) qui semble pouvoir s'épanouir en un choeur collectif (les derniers vers de chaque strophe sont aussi chantés par les autres voix du groupe, les basses). Une façon de dire que nous savons tous bien combien nous nous sommes entre déchirés, à quel point nous avons détruit, et gâché mais que désormais (ou alors que plus tard, ou que déjà depuis longtemps) nous pouvons assumer tout cela et imaginer de vivre autrement.

Ce poème évoque ce que nous pourrions faire juste après la guerre, la solitude, les peines et la haine, mais comme dans un murmure et dans des images dont la simplicité et la bonté - pour moi - ne tournent jamais à la naïveté (parce que justement, elles émergent d'un fond de néant et de mort ; elles sont gagnées sur la mort, qui n'est ni niée, ni minimisée, ni oubliée). De même, ce texte est une adresse à quelqu'un qui visiblement répète sans cesse (voir le titre et le premier vers de chaque strophe) son désespoir, les cinq vers suivants venant le contredire.

Je me permets de placer ici le texte corse et la traduction française produite par Jacques Fusina lui-même (intéressant de voir les changements d'image d'une langue à l'autre, je vous laisse voir cela, nous pourrons en discuter), mais pour écouter la chanson et lire le poème en allemand et en néerlandais, c'est sur le site "Una sì tù" !

MA DÌ CIÒ CH'È TÙ VOLI (1983)

Ma dì ciò ch'è tù voli
hè bella a nostra terra
da e so cime à i moli
in centu riturnelli
ci cantanu l'acelli
hè finita la guerra (bis)

Ma di ciò chè tù voli
chì si stà bè in paese
quand'ellu ùn s'hè più soli (bis)
è ch'omu s'addunisce
in amicizie lisce
à bandere palese
à bandere palese.
Ma di ciò chè tù voli
li farà pro' l'avvene
à i lochi muntagnoli (bis)
si quellu chì ci spera
face girà la sfiera
di e so inghjuste pene
di e so inghjuste pene.

Ma di ciò chè tù voli
chì d'oddiu ùn si capace
un ghjornu ti cunsoli (bis)
è ti vene à u core
un surrisu d'amore
dolce quanti a pace,
dolce quanti a pace.

TU PEUX DIRE CE QUE TU VEUX

Tu peux dire ce que tu veux
notre terre est bien belle
de ses sommets jusqu’aux moles marins
les oiseaux y chantent
leurs refrains
la guerre est terminée (bis)

Tu peux dire ce que tu veux
on vit bien au village
lorsque l’on n’est plus seul
que les hommes se lient
de franche amitié
en parfaite sincérité (bis)

Tu peux dire ce que tu veux
l’avenir sera bénéfique
aux villages de montagne
si celui qui l’espère
tourne la page
de ses injustes peines (bis)

Tu peux dire ce que tu veux
tu n’es pas homme de haine :
un jour tu te consoles
et coule alors en ton cœur
la liqueur d’un sourire
aussi doux que la paix (bis)

----------JF----------

samedi 22 septembre 2012

Une lecture singulière de "Murtoriu", par Ruclì

Voici (merci à lui) une nouvelle lecture de ce (très grand) roman - enfin, en tout cas beaucoup de lecteurs aiment ou adorent ce livre et le disent - qu'est "Murtoriu" de Marcu Biancarelli (rappelons qu'écrit en langue corse, publié en 2009 chez Albiana, il est maintenant traduit en français et publié chez Actes Sud, 2012 et que nous souhaitons ardemment qu'il gagne de très nombreux lecteurs dans et hors de l'île ! Simplement pour voir comment ce qui se fait de meilleur en littérature corse est reçu, ici et là, voire partout dans le monde... ah, l'attente d'une traduction en anglais, en espagnol, en arabe, en chinois, etc etc...).

Bref, voici les propos de Ruclì (que vous pouvez aussi trouver sur le site The Old Pievan Chronicle ; ce qui explique un vocabulaire parfois un peu leste, n'en prenez pas ombrage) en espérant qu'ils susciteront réactions, discussions, bavardages innocents ou polémiques passionnantes, etc etc...
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Murtoriu ? Pfff !
Difficile, mission impossible même, de faire la critique d’une œuvre d’un écrivain que l’on connait ; d’abord parce qu’on n’est pas objectif, et ensuite parce que même si on arrive quand même à un minimum d’objectivité, il y a le risque de se faire traiter de lèche-burne si on est trop complaisant, ou, si au contraire, on est un peu sévère, de se faire ensuite insulter par l’auteur en question.
Quelle importance après tout ? De toute manière, il n’existe pas de critique parfaite comme il n’existe pas d’œuvre parfaite quelle qu’elle soit, et tout le monde s’en branle de toute manière.

La première fois que j’ai entendu parler d’un certain Marcu Biancarelli, c’était il y a dix ans. C’était à propos de la parution d’un livre écrit en corse dont le titre – sibyllin – était alors « Prighjuneri ». Mais à l’époque, je n’étais qu’un sale gamin immature, peu intéressé par la lecture, et ma mauvaise compréhension de la langue corse m’en aurait, de toute manière, interdit la lecture.
Quelques années plus tard, j’ai entendu parler de « 51 Pegasi », ouvrage au nom invraisemblable, surtout pour qui n’est pas féru d’explanétologie, et dont le contenu l’était plus encore. Que pensais-je alors ? Je n’en sais plus trop rien, mais de toute manière, ça n’a pas une grande importance, car j’étais alors une belle petite enflure imbue d’elle-même et pétrie de certitudes à la con sur la vie et son sens. En cela, j’ignore si j’ai beaucoup changé, mais au moins ai-je pris conscience de ma nature profonde de salopard dans l’âme, et c’est déjà pas si mal, car avant d’espérer changer le monde, pour bâtir un soi-disant « monde meilleur » (un cornu, sì !), il faut d’abord se changer soi-même, car si le monde est aussi pourri qu’il l’est, c’est bien parce que nous le sommes tous, y compris vous-même qui me lisez en cet instant précis de votre existence sans intérêt, et qui pourtant pensez en être préservés. Pauvres naïfs !
Que dire de Marcu Biancarelli ? Que pourrais-je en dire d’objectif qui ne fasse pas appel à mon vécu personnel totalement dérisoire ? En fin de compte, rien du tout, car à partir du moment où on connait quelqu’un, aussi peu soit-il, on cesse d’être objectif en ce qui le concerne. Je dirais simplement que c’est un auteur prolixe, il est vrai, et ses ouvrages ne plaisent pas uniquement qu’à ses connaissances et intimes, preuve s’il en est, d’un certain talent. Je peux difficilement m’exprimer sur son style, sur sa manière d’écrire, sur la forme de son œuvre, que je trouve pourtant quant à moi bonne, car je ne suis pas un assez bon juge en la matière au vu de la pauvreté de ma culture littéraire. De toute façon, dans un roman, le style ce n’est pas le plus important à mon sens, car l’âme du livre, ce n’est pas sa forme, mais bien le fond.
Et là, en la matière, nous sommes servis.
Le sujet de Marcu Biancarelli est invariablement grave, parfois sinistre, parfois cynique, souvent dramatique, quelques fois tragiques, et avec cette omniprésence d’un humour très sombre pour illustrer des personnages pathétiques, des personnalités minables, des lieux sans aucun intérêt, un monde nul à chier que l’on voudrait voir disparaître tant il ne vaut rien, et ses stupides habitants avec. Et pourtant, ce monde, c’est le nôtre, et ses stupides habitants indignes de vivre, c’est nous, nous tous.
Car c’est là la plus extraordinaire qualité de l’écriture du fakir d’Agnaronu, c’est qu’elle décrit avec un très grand réalisme ce monde qui est le nôtre, cette terre qui est la nôtre ; un réalisme si parfait qu’il en est effrayant, voire rebutant, comme peut l’être un miroir qui nous renvoie de nous une image si hideuse que l’on accuse alors le miroir, qui pourtant n’y est pour rien, si nous nous voyons dans notre esprit bien plus beaux que ce que nous sommes dans la réalité. Le miroir n’est là que pour nous dire la vérité sur nous même, à nous qui sommes tous au fond de nous-mêmes des êtres méprisables, des merdes qui se prennent pour des diamants.

Et Murtoriu me diriez-vous ? Murtoriu, c’est un peu tout cela : un ouvrage dans la plus pure lignée de la tradition biancarellienne, un livre que je considère de mon point de vue forcément non-objectif comme bon, voire plus encore, qui peut en déranger certains, surtout les êtres les plus obtus et les plus pétris de certitudes, ces imbéciles heureux qui croient que la vie est en noir et blanc, persuadés de la haute justesse de leurs idées ou idéologies ridicules. Cela dit, je considère cela comme une bonne chose que l’œuvre puisse déplaire, car il n’y a rien de pire pour une œuvre que de plaire à tout le monde, à toute cette foule grouillante et bruyante, d’êtres humains égoïstes et décérébrés, dont nous sommes nous-mêmes également, des représentants ordinaires.

Oui, Murtoriu, c’est un peu tout cela, et beaucoup plus encore.
Le livre commence de façon très abrupte, par la description du personnage principal, Marc’Antone, qui, à mon humble avis, n’est rien de plus qu’une sorte d’allégorie de l’auteur, avec qui il présente quelques similitudes troublantes, tant dans leur façon de voir la vie, que dans leur dégoût partagé du temps présent et de ses miasmes, sans pour autant se complaire dans un passéisme ridicule, hypocrite, opportuniste, et parfois taché de relents de fascisme. Pourtant, bien des choses les séparent, ne serait-ce que les brillants succès littéraires de Biancarelli, en prose, comparés aux ridicules – du moins est-ce la vision qui s’en dégage – élucubrations poétiques de Marc’Antone. Sans compter que Marc’Antone donne clairement l’impression d’être un raté, ce qui ne me semble pas être le cas de Marcu Biancarelli (sujet sur lequel il est le seul à pouvoir statuer).

D’emblée, le narrateur (et l’auteur ?) exalte son dégoût du monde. Dégoût de l’être humain, dégoût de la minable société actuelle, des convenances, des schémas logiques d’une logique parfois – trop souvent – imposée. Dégout de tout, apparemment. Tel se présente le premier chapitre.
Le second chapitre est dédié à deux malfrats encore plus médiocres que le reste de l’Humanité, chez qui il n’y a pas la moindre trace de positif. Deux sous-merdes bien nustrale, caricature de ce que la Corse d’aujourd’hui peut engendrer de pire, au-delà des mythes kyrnoangéliques de la « perfection » d’une pseudo « race corse » parée de toutes les vertus.
Mais cessons-là la description du roman chapitre par chapitre. D’une part parce que ça casse le rythme de ma critique, ensuite parce que ça casse le suspens, et enfin, parce que ça casse les couilles.
Le narrateur, immergé tout entier dans un monde qu’il n’aime pas, dans lequel il ne peut rien faire, et pour lequel il ne peut rien, vit en ermite dans un coin paumé, loin de tout, loin de la ville, de la crasse, physique et spirituelle, loin de ce qu’il hait le plus, dans un microcosme qu’il espère différent, mais où tout est reproduit à plus petite échelle, qu’il espère un havre de paix, mais où le tragique se trouve pourtant présent, aux aguets.
Heureusement, il y a aussi des instants de bonheur, notamment avec ses amis plus ou moins proches, Trajan, et son frère un peu limité, qui est pourtant peut-être le personnage le plus pur – mentalement parlant – et le plus attachant du roman, et quelques autres. On retrouve la description de ses escapades dans la « nature » où cet homme tourmenté parvient à accéder à un semblant de paix dans l’âme, rares moments de sérénité placés sous le signe d’un « Nature writing » dont l’auteur est lui-même si friand.
Et puis, il y aussi, entremêlé, le souvenir du passé, du grand-père qui a fait la grande guerre et son cortège de souffrance, qui dans un premier temps pourtant, sous la plume de Marcu Biancarelli paraîtraient presque devenir jouissive par rapport au reste de l’histoire. Dans un premier temps seulement, car au fil des chapitres et des narrations, on finit légitimement par basculer au-delà même de la notion d’horreur.
Et puis il y a ces débats philosophiques, dialogues ou narration, majoritairement tournés vers le thème de l’absurdité du monde – thème que n’aurait certainement pas renié Camus – et qui à mon sens, malgré leur valeur littéraire supérieure, assombrissent beaucoup les passages plus légers. Mais c’est là une constante du roman : on saute allégrement de la légèreté à l’obscurité, de la joie à la morosité, presque sans transition.
On repasse ainsi, par d’étranges sautes stylistiques à la grande guerre où l’homme semble arriver au bout de l’enfer, de la nuit, de sa condition, et puis ensuite aux pérégrinations nulles des deux minables, pour ensuite revenir à une certaine écriture critique et dénonciation de la réalité, du présent, mais qu’est-ce que le présent, sinon la continuation du passé ? Le plus étrange reste la critique de la notion même de critique. On a l’impression de se noyer.
Mais ce qui fait précisément que Murtoriu est un bon livre, c’est que malgré son pessimisme presque chronique comme dans tous les ouvrages de Marcu Biancarelli, il est néanmoins profondément humain. À coté de ça, le roman en lui-même est sinistre, il est glauque, et c’est bien ça qu’on adore !!!
Cependant, s’il y a un point sur lequel je ne partage pas, mais alors pas du tout le point de vue exprimé, c’est bien en ce qui concerne les femmes et les relations sentimentales, point de vue que je n’ai pu m’empêcher de trouver blessant à l’égard de la gent féminine, quoique ayant le mérite d’être totalement dépourvu d’hypocrisie. Cependant, peut-être suis-je encore trop naïf pour croire à la force de l’amour entre les êtres (ceci dit, ce n’est pas tellement étonnant dans la mesure où je suis quand même assez candide et naïf pour croire en Dieu ; oui oui !) pour que le point de vue longuement exprimé par le narrateur fût le mien. Sans compter, également, que ce n’est pas parce que le point de vue du narrateur est tel qu’il est forcément, malgré les ressemblances entre les deux hommes, celui de l’auteur (quoique ce ne soit pas la première fois que ce sujet est abordé dans l’œuvre de Marcu Biancarelli).
Ce point, dont vous n’avez très certainement rien à foutre, me paraissait très important à mon sens, à préciser, car c’est, de mon point de vue, quasiment le seul point de divergence que je puisse avoir avec la manière de penser du narrateur qui en cela me ressemble beaucoup, et c’est en cela que le livre m’a plu, pour les même raisons que « Prighjuneri », dans lequel, déjà, je m’identifiais presque totalement au protagoniste principal.
Cela dit, vous n’en avez rien à secouer de mes états d’âmes et je vous comprends.

Sinon, que dire d’autre que je n’aie pas déjà dit concernant l’œuvre ? Que je me suis interrogé sur la raison qui pouvait bien pousser ce doux dingue de Mansuetu à appeler le narrateur « Majesté » tout comme on peut se demander la raison qui pousse ce petit con insupportable de Maroselli à l’appeler « Maître », cette véritable tête à claque haïssable qu’on a envie de tabasser jusqu’à ce qu’il soit à terre, ensanglanté, édenté et évanoui tant il m’est pénible. Ce connard qui m’évoque assez ce que je fus à une certaine époque, il y a quelques années, et que j’espère bien ne plus être (dans le cas contraire, tuez-moi tout de suite, car je ne mériterais pas de continuer à vivre).
Oui, pour en revenir à « Maître » et à « Majesté », je trouve ces deux surnoms, ces deux titres, devrais-je dire, comme tranchant net avec la modestie avérée du narrateur. Mais peut être est-ce là l’expression d’un désir refoulé et secret de l’auteur.
Envie également de parler des citations ; le texte en est émaillé ; tout un tas de citations de tout un tas d’auteurs plus ou moins connus, à tel point que l’on se demande si l’auteur lui-même ne les a pas placées là uniquement pour faire honte à ses lecteurs de leur inculture. En tout cas, ça marche !
Mais passons…

Oui, ce livre peut véritablement aussi se concevoir comme une chronique sociétale d’une société lamentable et ratée, en l’occurrence, de la société corse actuelle, qui n’est pourtant ni pire ni meilleure qu’une autre si ce n’est que nous en sommes les dignes représentants, aussi corrompus que tout le reste. Le narrateur est véritablement révolté contre tout cela, au même titre que peut l’être l’auteur qui réclamait, il y a quelque temps de cela dans la presse, la venue d’un printemps corse. Mais sur ce point, je crois que le narrateur a raison et que l’auteur a tort et que la seule chose qui puisse sauver la Corse, c’est un largage de quelques bombes tsars sur tous les points stratégiques de l’île pour un beau nettoyage tout en douceur.
Mais n’approfondissons pas trop dans ce sens, faudrait quand même pas que je passe pour un facho dépressif (ce que je suis peut être au fond de moi-même, mais cela ne vous regarde pas !) et revenons-en au livre…

La scène de confession avec la cousine du narrateur est bonne (!) parce qu’en dépit de son aspect quelque peu embarrassant – pour le lecteur en tout cas – elle adoucit pour un temps la rudesse de l’histoire, et nous rappelle alors que même dans ce monde, on a des havres de calme et d’harmonie. Trompeuse et vénéneuse apparence des choses…

Car en effet, tout cela n’était hélas là que pour mieux préparer le drame, le drame final, la tragédie, la rencontre entre la pureté et le mal absolu. Ce qui se passe alors précisément, je n’en dirais rien pour ne pas couper le suspens à ceux qui liraient ma critique sans avoir au préalable lu le livre (les couillons !), mais la scène est à la fois très dure et très banale, pénible et pourtant, ce n’est là que la triste incarnation d’une violence ordinaire.

Dès lors, tout s’effondre, tout ce qui a précédé n’a plus aucun sens, ou plutôt, prend enfin tout son sens. On sent exploser les sentiments, se libérer du carcan glauque qui les avait retenus prisonniers durant tout le roman, mais cependant dans la sobriété. Le dénouement n’est plus très loin.

Et quel dénouement !
Dans l’inconscient du lecteur ordinaire que je fus, on voit enfin le parallèle avec l’histoire du grand-père. Deux situations pourtant très différentes, mais qui se rejoignent enfin toutes deux sur un nouveau départ, sur une nouvelle vie, dans un monde déchu ou tout est à reconstruire pour peu que quelqu’un s’en trouve la force et la volonté. Les énergies sont enfin libérées de leur carcan glauque et moite, comme un orage qui éclate enfin après avoir menacé pendant longtemps, et alors que le livre crie, on a l’impression que notre âme se vide.

Et ainsi le livre s’achève.

vendredi 21 septembre 2012

"Le sermon sur la chute de Rome" : une lecture d'André Blanchemanche

Avec l'accord de l'auteur bien sûr (merci à lui !), voici un point de vue sur le roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome" par André Blanchemanche (qui se dégine toujours dans ses notes de lecture par l'expression "le Lecteur", une manière amusante et intéressante de mettre son opinion à distance, et de l'offrir à la discussion commune). Bonne lecture !

(Lu avec plaisir dans l'hebdomadaire chrétien "La Vie" (n° 3499) un entretien croisé avec Jérôme Ferrari et Marco Biancarelli, par la journaliste Marie Chaudey ; 7 questions, 11 réponses ; avec des points de vue très élogieux sur ces deux romans, désignés comme "emblématiques de la rentrée" littéraire.)


« Le sermon sur la chute de Rome »
FERRARI Jérôme
(Actes Sud)

« Ce qui naît dans la chair meurt dans la chair. Les mondes passent des ténèbres aux ténèbres, l’un après l’autre… » Ainsi parla Augustin. Dont le sermon sur la chute de Rome a donc inspiré Jérôme Ferrari. Lequel délivre ce superbe roman. Un roman dont le Lecteur peine à se défaire. Un roman vers lequel il revient, dont il s’imprègne. Non point tant parce que la Corse lui est familière et qu’il y est question de la Corse, cette terre singulière dont l’âpre beauté le fascine. Si le cadre choisi par Jérôme Ferrari est bien celui de cette terre-là, son propos vise à quelque chose qui atteint à l’universel. Un village se meurt. Deux jeunes hommes de là-bas font l’acquisition du vieux café. Ils le gèrent selon les modèles  dominants et l’établissement acquiert très vite ce qu’il est convenu d’appeler la notoriété. Touristes et autochtones s’y croisent. Dans cet environnement de l’intérieur, parmi ces montagnes où il est essentiellement question de survie. Au cœur du « village (où) les morts marchent seuls vers la tombe… ». Les évènements s’y déroulent de telle façon que le récit prend très vite les apparences d’une tragédie antique. Tragédie d’autant plus violente, d’autant plus sanglante qu’interfèrent les souvenirs des guerres coloniales auxquelles nombre de corses furent « associés » (le Lecteur reste impressionné lorsqu’il s’arrête devant les monuments aux morts des villages de Balagne et qu’il y lit la liste des noms de ceux qui périrent au Viêt Nam et en Algérie).
Alors oui, les mondes passent des ténèbres aux ténèbres, l’un après l’autre. Sans qu’il leur soit de rémission possible. Il n’est pas utile, pour Jérôme Ferrari, de rédiger une thèse sur saint Augustin. Il lui suffit de laisser entrevoir le fait qu’aucune civilisation n’a droit à l’éternité. Pas même celle qui s’est construite autour du bar d’un village de la montagne corse. Vision pessimiste ? Le Lecteur pense plutôt à la lucidité courageuse de l’écrivain. Un écrivain qui construit pierre à pierre une œuvre singulière, d’une force et d’une pertinence qui le réjouissent.


jeudi 13 septembre 2012

Quelques remarques à propos de "Murtoriu" de Marc Biancarelli

Bon, ce qui est bien avec les billets d'Emmanuelle Caminade (tout le monde ne sera pas d'accord, certes), disons avec la plupart des billets d'Emmanuelle Caminade, c'est qu'ils décrivent très bien à la fois l'intrigue, la forme et le style d'un livre ainsi que sa portée, son enjeu voire ses liens avec l'époque ou avec d'autres ouvrages.

Cela évite à d'autres de faire ce travail.

Alors, si vous voulez savoir de quoi il retourne dans "Murtoriu", c'est par ici, sur le blog "L'or des livres".

Je me contenterai donc ici de quelques remarques subjectives et d'un bref résumé de ce livre, "Murtoriu" de Marc Biancarelli (ici version originale en corse publiée en 2009 chez Albiana et ici en version traduite en français - par Jérôme Ferrari, Marc-Olivier Ferrari mais surtout par Jean-François Rosecchi publiée en septembre 2012 chez Actes Sud) : 

c'est l'histoire d'un Nom propre qui vit deux époques différentes (la guerre de 14-18, les années 90-2000). Le Nom c'est Marc-Antoine Cianfarani ("Je m'appelle Marc-Antoine Cianfarani, libraire de mon état, et poète raté, etc..." / "... et puis le portrait de l'autre Marc-Antoine, mon grand-père. Il est en uniforme, je peux lire le numéro du régiment sur son col : 173", page 8, la deuxième du livre).

Les deux Marc-Antoine vont vivre la mort de leur monde respectif, dans la violence et la dégradation.

On rit aussi beaucoup dans ce livre, si si (les scènes avec les touristes par exemple, ou les soirées minables du libraire, ses textos, son dialogue avec un Bouddha de comptoir, etc.).

On frémit. On espère. Voir l'article sur "L'or des livres" à propos de cet art de l'alternance et de l'entremêlement de scènes aux climats si différents. 

J'en viens à mes marottes (ce qui me reste en mémoire, ce vers quoi je fais retour, et que je lis à haute voix à d'autres que moi, histoire de faire apprécier la chose, et peut-être d'en discuter).

Par exemple :

Le chapitre 17
On me dit, non ce n'est pas du niveau de Cormac Mc Carthy, le chapitre 17... Comment ? Mais enfin, vous plaisantez ? Alors, je vais plus loin, je crois que tout le livre n'est écrit que pour aboutir à, ou plutôt tourner autour de, ou bien encore venir se ressourcer sans cesse dans... ce chapitre 17 (un peu comme la chambre 237 ou 217 dans "Shining") qui est un hommage magnifique à Cormac Mc Carthy. Evidemment je ne dis pas ce qui se passe dans le chapitre 17 et ce n'est pas la peine de lire les titres de chapitre pour essayer de deviner, les mots choisis par l'auteur sont délibérément neutres. Il suffit de savoir que pour que ce chapitre prenne toute sa force, il faut lire les chapitres 1 à 16, le chapitre 17 puis les chapitres 18 à 20 (jusque là tout le monde suit), puis fermer les yeux, respirer en silence, et relire le chapitre 17. (Si vous avez déjà lu "Murtoriu", désolé, mais il faut recommencer.)

Pourquoi ce ton badin pour exprimer mon émotion ? La fatigue sans doute.

Je cite un passage, c'est un dialogue et comme Cormac Mc Carthy, Marc Biancarelli a décidé (dans ce chapitre) de ne pas utiliser de tiret :

Vous êtes bien ici, dit-il, personne pour venir vous déranger.
On se connaît ?
Pas un péquin à moins d'une demi-heure de route.
Vous êtes venus pour chasser ?
Chasser ?
D'où vous êtes ?
D'où on est ?
Moi j'ai du travail.
On dit que vous vendez du fromage. On peut acheter un fromage ?
Je n'ai pas grand-chose en ce moment, et puis je les garde pour mes amis.
Oui, sûrement, et tes amis, ils t'achètent tous du fromage.

Les fantômes
Ils sont là depuis les premiers livres de Marcu Biancarelli. I fandonii. Tous ses personnages se vident de leur substance, et malgré tout survivent, puis vivent dans une autre dimension. Ce qui est frappant avec "Murtoriu" c'est l'hymne à la vie - malgré tout - entonné de façon récurrente. Les personnages - par moments - parviennent à se réanimer, au milieu des ruines du Moyen-Âge ou de la préhistoire, dans l'eau d'une rivière où ils auraient tout aussi bien pu disparaître, entourés par des groupes (de chasseurs, de politiques, d'oiseaux de nuit - truands et autres nuisibles) qui ne promettent que violence et médiocrité, etc.
La vie malgré tout. Le choix volontaire de la vie. (En ce sens, le premier roman, "51 Pegasi, astre virtuel" était plus noir encore, si c'est possible.)

Agaçant
Oui cela risque d'agacer, cette posture du narrateur, Marc-Antoine, le libraire d'aujourd'hui. Cette façon de saisir le lecteur par le col, et de secouer sans ménagement. Cette véhémence. On pourrait la regarder comme une posture, un peu artificielle. Et pourtant, si on l'enlève du livre (j'ai essayé, mentalement), eh bien il manque quelque chose, le livre devient une histoire tragique qui se déroule tragiquement, tandis que cette voix enragée, à la fois tristement creuse, impuissante et si pleine de sentiments, de réflexions sur ce qui tiraille et déchire, cette voix transforme l'histoire en une musique qu'on reconnaît, et c'est agréable, elle nous parle à nous, aujourd'hui, nous nous sentons concernés :

page 180 et suite :

Cela dit, je ne me plains pas, et d'une certaine manière je vais conforter mes détracteurs dans leur jugement : si j'ai écrit des livres ce n'est pas par amour des belles-lettres, c'est simplement que je me faisais chier, que je m'ennuyais ferme. C'est l'ennui qui m'a poussé à écrire et à ouvrir une librairie, uniquement pour me rendre conforme à cette image d'inutilité que me renvoie le regard des gens d'ici. Il n'y a pas de fables dans mes livres, bien au contraire : j'y décris comment j'ai pu pourrir dans un lieu lui aussi pourrissant dans son absurdité perpétuelle.

(La fin de ce chapitre - le 13ème - est très très drôle, je vous laisse découvrir ; ah, à quand une adaptation cinéma de ce livre ?!!)

Ambitieux, mine de rien
Oui, c'est la réflexion que j'ai faite en refermant le livre : je passe sur le côté Universel du livre (du Local au Global, etc. ; vous le savez, je pense avec bien d'autres qu'il n'y a de littérature universelle que la bonne littérature - combien de livres prévus pour s'adresser au monde entier et qui ne disent rien, dans des vieilles formes ?), je veux parler de l'ambition de prendre en charge toute l'histoire d'un pays (la Corse ici). Par petites touches (pas de chapitre historico-ethnologique avec notes de bas de page pour situer l'intrigue et donner à comprendre les choses), les personnages vivent leur vie en traversant des épaisseurs de temps et d'époques du passé qui ont laissé des traces (murs, champs, sentiers, rêves, mots) : la préhistoire, le Moyen-Âge, Gênes, l'Italie, Pasquale Paoli, Napoléon Bonaparte, l'Empire, la République française, la guerre de 14-18, le nationalisme corse, les tueries. Et, force du roman, beauté de l'art, tout cela ne fait pas une Histoire. Tout comme il n'y a pas de "fables" dans les livres de Cianfarani, il y a surtout une voix, qui parle, encore, et qui essaie de comprendre (d'où la force comique et émouvante des dialogues avec Lucifer Maroselli, je vous laisse découvrir.)

Fabuleux passages
Les chapitres consacrés au parcours de Marc-Antoine Cianfarani (le grand-père) à la guerre de 14 sont fabuleux. Le début du chapitre 15 par exemple et la façon de raconter - comme avec une douce résignation - les horreurs commises pendant et après les combats. Et puis le discours de Don Trajan Chirgoni (déserteur en 16, pour la bonne cause, et qui a pris le maquis) à Marc-Antoine à peine revenu du Continent. Belle réussite que de donner à ce personnage secondaire autant de présence, de donner autant de force à son propos (son récit, puis sa mise en garde, puis son appel à la fidélité entre leurs deux familles). Je ne cite pas là non plus, il faut lire les deux pages en entier (pages 254 et 255).

Bon, j'arrête là. (Je sais, j'ai dit que j'écrirai un billet sur "Trois balles perdues" et un autre sur "Ma dì" de Ghjacumu Fusina, ma sapete chì u tempu ùn l'aghju micca, allora... aspitterete.)

Vous pouvez ne pas être d'accord avec ce que je dis ici, la discussion (courtoise) est ouverte ; vous voulez parler d'autres passages du livre ; è po sè vo vulete parlà ne in corsu o in chinese, fate puru !




lundi 3 septembre 2012

Une lecture de "Une enfance corse" (recueil collectif)

Je publie donc ici une lecture du recueil collectif "Une enfance corse" (éditions Bleu autour, 2010, réédité en 2012). Cette lecture est d'Emmanuelle Caminade qui tient le blog "L'or des livres". Merci à elle, en espérant qu'une discussion s'engagera sur cet ouvrage (que je n'ai lu qu'en partie). Je reviendrai plus tard sur les Rencontres littéraires Racines de ciel qui viennent de se terminer, et dans le courant du mois je publierai un billet sur "Trois balles perdues" (éditions Eolienne) de Sylvana Périgot et sur un poème de Jacques Fusina chanté par A Filetta : 

Récit de lecture

"Une enfance corse" : de la rumeur aux textes

D'"Une enfance corse", ce recueil collectif publié en 2010, j'ai d'abord reçu très vite la rumeur insulaire :  "le plus beau récit était sans conteste celui de Jean-Pierre Santini et Marco Biancarelli avait dû revoir sa copie tant son texte avait été jugé grossier ... "
J'ai eu ensuite l'occasion de parcourir quelques textes à la sauvette dans une librairie de Romans, puis j'ai découvert avec étonnement le fameux récit censuré dans Vae Victis.
La lecture récente du sermon sur la chute de Rome m'a remis fortement en mémoire Fozzano, lu en diagonale deux ans auparavant, et je me suis enfin décidée à acheter l'ouvrage, ne serait-ce que pour vérifier que ce dernier roman de Jérôme Ferrari traitant aussi de la fin des mondes, de l'angoisse de la mort et de l'énigme de l'au-delà se nourrissait bien de ce récit autobiographique dont il reprend jusqu'à l'épigraphe de Saint Augustin ...

Leïla Sebbar ne cache pas le souci qui fut le sien, dans ses enfances méditerranéennes, de faire appel à des "gens du livre", à des personnes maîtrisant le verbe et l'écriture, pour explorer ces territoires d'enfance et imprimer la double trace d'une époque révolue. Et j'apprécie cette approche à la fois documentaire et littéraire témoignant de la disparition de deux mondes, la reconstitution de ces univers par des enfants souvent devenus écrivains – dont les récits éclairent aussi les livres. J'ai néanmoins été déçue par Une enfance corse dont la lecture, contrairement à celle de deux autres ouvrages de cette série, m'a globalement ennuyée.

Ces 23 textes recueillis m'ont semblé en effet de qualité et d'intérêt très divers, beaucoup plus hétérogènes sur ces deux plans que les 34 récits d'"Une enfance juive en Méditerranée musulmane", le dernier livre initié par Leïla Sebbar et surtout que ceux d'"Enfances tunisiennes", plus homogènes sur le plan littéraire quoique moins révélateurs de la réalité passée d'un pays ( la majorité des récits se déroulant dans des grandes villes et dans des milieux plutôt privilégiés).
Les noms connus n'y sont pas une garantie et à côté, notamment, de récits académiques ou chronologiques quelque peu soporifiques ou d'un texte "ésotérico-footballistique" carrément assommant, nombre de récits d'inconnus (pour moi s'entend) se bornent à égrainer des souvenirs ou à dresser de fastidieux inventaires sans les accompagner d'une réflexion véritable ou d'une vision personnelle donnant un peu d'ampleur au sujet. Des récits trop souvent laborieux dans leur progression et pas toujours bien écrits ( et quand je dis "bien écrits", je ne me réfère pas à la bienséance langagière mais au ton, au rythme et à la densité de l'écriture).
Alors, casting imparfait, manque d'inspiration pour un sujet de commande ou textes écrits un peu à la va-vite pour certains ? Je ne suis pas en mesure de répondre...


La "bienséance langagière" n'est certainement pas le critère ayant guidé Marco Biancarelli, on s'en doute, mais son texte évoque les contradictions de l'âme humaine et surtout la violence du monde de l'enfance - qu'elle soit celle des enfants entre eux ou celle des adultes qui abusent du pouvoir qu'ils détiennent. La brutalité du langage utilisé dans la version initiale reflète bien cette violence endurée, cet apprentissage «des coups et de la haine», détruisant une certaine image idyllique de l'enfance et traduisant avec force la violence intrinsèque à toute domination.
Et la censure qui, outre l'expression trop choquante de cette haine, a voulu biffer aussi les quelques rares allusions au sexe me semble avoir moins défendu la littérature qu'un certain ordre moral. La comparaison de Porto-Vecchio  à  Fracture, la version originale publiée dans Vae Victis est à cet égard très instructive ! Le ridicule des censeurs y incite vraiment au rire, alors pourquoi s'en priver ? (cf en annexe)
Il faudrait aussi réfléchir à la violence d'un texte qui peut se glisser sous une apparente douceur, mais sans doute le recours à un vocabulaire feutré cache-t-il pour le plus grand nombre l'aspect choquant de certains propos ...


Plusieurs récits d'enfance émergent bien sûr de ce recueil – cinq ou six tout au plus, et pas seulement ceux des quelques écrivains qui ne déçoivent pas. Je n'ai pas l'intention d'en faire un classement mais je décernerai quand même la palme à Dominique Memmi, une inconnue pour moi, dont le texte (cf l'extrait en annexe) m'a transportée. Un récit autobiographique d'une grande intensité livré magistralement sous forme d'une réflexion poétique sur l'enfance confrontée à la mort, sur la vie et l'écriture.
Et j'ai hâte de lire les cahiers, ou plutôt les livres , de cet écrivain ...


ANNEXE :


Marco Biancarelli

Fracture (Vae Victis) / Porto-Vecchio (Une enfance corse)
p.122
j'ai imaginé la sauter [Clarisse] dans un hôtel (...) mille kilomètres à s'avaler pour rattraper un vieux coup perdu (...) / p. 36 Supprimé
p.123
les geckos qui nous tombaient sur la gueule (...) une classe de sauvages qui en foutaient pas une rame / p.37 qui nous tombaient dessus (...) de sauvages paresseux
p.124
mais je me suis bien rattrapé par la suite (...) vous attendrez une prochaine fois pour que je vous raconte des histoires de galipettes . Dommage. Moi aussi j'aurais bien aimé. / p. 38 Supprimé
p.125
un collège de mongoliens (...) je me suis gouré de classe (...) de là où j'avais posé mon cul (...) une saloperie de mégère (...) Cette connasse me fila un jour une baffe / p. 39/40 un collège de garnements (...) trompé de classe (...) une - mégère(...) Elle me fila (...)
p.126
Elle m'avait vraiment fait mal, cette pute (...) Elle a crevé par la suite, bouffée par un cancer, et vingt ans avaient passé. Mais j'ai pas versé une larme. (...) ce bled inculte et acculturé /p.40/41 cette gourde (...) Supprimé (...) Supprimé
p.127
qui l'emmerdait dans la cour (...) connard / p. 43 qui donnait par plaisir des coups de pieds (...)Supprimé
p.128/129
je luis pilonnais le ventre à lui faire éclater la rate (...) je lui ai mis une bonne branlée (...) la rage au fond des tripes /p.43/44 Supprimé (...) une bonne raclée (...) la rage -



Dominique Memmi

Corte
p.127/128

L'enfant avait choisi un cahier vert à spirales. Le cahier était précieux.
Sous l'oeil sévère de la citadelle, l'enfant coinçait le cahier contre sa poitrine puis s'enfermait dans une chambre qui n'était pas tout à fait sa chambre, c'était la seconde chambre de la maison, la chambre de toute les filles.
Dans le cahier, elle écrivait la chambre du père, les draps qui recouvraient le corps amaigri, la douleur et l'effroi, les choses qui ne se regardent pas.
Elle choisissait la poésie, le centre des pages pour dire les choses secrètes comme le sont la peur, la souffrance et les désirs.
Elle écrivait aussi sur le monde au-delà de la chambre, elle s'appliquait sur les lettres parce que les lettres formaient les mots et les mots réparaient tout.
Elle voulait tellement avoir son cahier, parce que son cahier était tout le beau de la vie, son cahier était la Réconciliation.
Il n'était pas difficile de vivre dans le cahier, les lignes étaient déjà tracées, les carreaux pouvaient accueillir toutes sortes d'existences, on pouvait même dépasser la marge sans risquer d'en souffrir. Alors elle regagnait la chambre de tout le monde pour exister.
(...)