mardi 26 avril 2011

Marie-Jean Vinciguerra (suites de l'appel du 22 février)

Merci (infiniment) à Marie-Jean Vinciguerra pour l'envoi de cette réponse, riche et amusée, à l'appel qui fut lancé le 22 février lors de la soirée sur la critique à la librairie Le point de rencontre à Bastia.

Souvenons-nous :
- ici le billet relayant l'annonce de cette soirée et les commentaires revenant sur ce qui s'y passa
- ici le billet recensant les différentes réponses à l'appel du 22 février

Et maintenant, la réponse de Marie-Jean Vinciguerra (bonne lecture, bonne discussion, j'y reviendrai par la suite, car pour l'instant je suis en train de relire "Bastion sous le vent" du même Marie-Jean Vinciguerra, avant d'essayer de raconter ce que j'ai ressenti et pensé) :


D’un palmarès


Mon cher François,


Lors de la discussion sur « la Critique » au Point de rencontre, tu as souhaité établir le Palmarès des dix meilleurs ouvrages de « la littérature corse » écrits depuis vingt ans ! Tu as sollicité (quasiment sommé) « les honorables » intervenants (dont j’étais) en leur demandant de faire connaître leur choix. Une fois remplie cette condition, la grève de ton blog cesserait… J’applaudis à ton humour. Mais ne sois pas surpris si je joue les mauvais élèves en ayant l’air de répondre à côté de la question.

Je partage le point de vue exprimé notamment par Jacques Fusina et Norbert Paganelli : Inscrire au Tableau d’honneur 10 œuvres, cela paraît présomptueux et injuste. Je note, par exemple, la part infime accordée à la poésie dans les sélections proposées. La part belle est faite au roman et à l’essai. Or, la poésie est essentielle, dans ses évolutions même, pour qui veut apprécier le génie insulaire.

Aussi pardonneras-tu le tour apparemment humoristique de ma réponse. N’avais-je pas déjà estimé, il y a vingt ans, en réponse à une question de même type, que notre plus grand poète corse était ce Dante Alighieri de Florence ? et le prince de nos politologues, Machiavel, citoyen de la même cité ?

Ce n’est pas boutade. Je persiste : Je hume l’essence de la Corse aussi bien dans L’Odyssée d’Homère, les Bucoliques de Virgile que dans nos Chroniqueurs et ce Vir Nemoris dont je t’avais entretenu, il y a quelques années. Je lis et déchiffre l’âme de notre île dans La Tempête de Shakespeare (admirable métaphore de notre histoire insulaire). Je reconnais sa valeur d’exemplarité dans Emilie à la veille de ses noces de Hölderlin. Tout cela respire une fraîcheur et une vigueur dont nous ont déshabitué bien des poncifs d’aujourd’hui.


Je retiendrai également dans un palmarès aux multiples bouquets la modernité de nos frères antillais, ce Cahier d’un retour au pays natal de Césaire qui donne à notre île le volcan dont elle est privée ou encore Le Tout-monde de Glissant, fenêtre ouverte sur tous les horizons. Quand Ségalen donne une voix à la Polynésie dans Les Immémoriaux, il rejoint paradoxalement les chantres des îles de l’intérieur des terres, le voltaïque Nazi Boni du Crépuscule des Temps Anciens ou l’Alexandre Vialatte de L’Auvergne Absolue .

J’aurais pu également proposer 10 œuvres d’écrivains sardes et siciliens, cambrioleurs et greffiers inspirés des secrets de leur île : I Malavoglia de G.Verga, Il giorno del Giudizio de S.Satta, Conversazione in Sicilia d’E.Vittorini , Il Gattopardo de T. di Lampedusa… On n’aurait, enfin, que l’embarras du choix avec Grazia Deledda et V. Consolo… è tanti altri… Et je ne pousserai pas l’impertinence jusqu’à faire une liste avec les latino-américains. Gabriel Garcìa Màrquez ne nous raconte-t-il pas aussi la Corse dans Cent ans de Solitude ?


Mais alors les écrivains corses d’aujourd’hui, me diras-tu, passés à la trappe ? Que non ! Dans l’esprit qui est celui de Jacques Fusina - en resserrant davantage - je retiendrais des listes proposées une bonne trentaine d’œuvres significatives à des titres divers (éventuellement en y raccrochant quelques oubliés). Non pas pour ménager des susceptibilités, mais, dans une perspective d’anthropologie littéraire, pour mieux apprécier la diversité et les tendances de notre production insulaire.

Il ne s’agira en aucun cas de les classer par ordre de mérite, de distribuer des prix ou de céder à la mode des listes, mais, guidé par l’exigeant critère de l’originalité d’une création portée par un style et en rupture avec les mythologies d’hier (l’appréciation restant, malgré tout, toujours subjective), de soumettre - et non pas d'imposer - au lecteur les préférences du critique tout en ouvrant le dialogue.


Après t’avoir taquiné, cher François, et te sachant têtu, je te donnerai de quoi satisfaire partiellement ta curiosité. Oui, il y a des noms, aujourd’hui, incontournables. Ceux des pères fondateurs de notre littérature « moderne » en langue corse : Rinatu Coti, Jacques Thiers, Jacques Fusina. Je ne pointe pas une oeuvre, mais la somme d’une Oeuvre variée et riche. Il faudrait ajouter pour faire bonne mesure et accorder la part qui revient à la poésie, Jacques Biancarelli, sans oublier Canta u Populu Corsu, I Muvrini, A Filetta. Continuité et rupture. Chef de file de la nouvelle génération, Marcu Biancarelli s’est taillé toute sa place. En langue française, je citerai Angelo Rinaldi, Marie Ferranti, Jérôme Ferrari.

Enfin, à côté de la Littérature (fiction et poésie), on ne saurait oublier une bonne dizaine d’essais remarquables - histoire, anthropologie, linguistique - qui donnent des clefs pour décrypter la Corse. On trouvera un certain nombre d’entre eux dans la liste de François de Negroni.


J’en ai suffisamment dit, cher François. Pour le reste, ma liste reste ouverte. Que les romanciers continuent d’imaginer, les poètes de chanter ! Quand la critique se désolait de l’absence d’une veine romanesque en Corse, Dalzeto écrivit son chef-d’oeuvre Pesciu Anguilla ! Depuis, sont apparues bien des créations dignes d’entrer dans notre Panthéon littéraire. Je vous laisse le soin de deviner mes autres choix et vous laisse libres des vôtres.

Je parie volontiers que les temps sont mûrs pour l’éclosion de chefs-d’œuvre correspondant à de nouvelles attentes.

Corse, étonne-nous !

Marie-Jean Vinciguerra

mardi 19 avril 2011

La (?) question ? La (?) réponse ? En tout cas du Jérôme Ferrari par EC

Suite (et fin ?) de la petite discussion entamée lors du précédent billet intitulé "Anna Giaufret vient de lire "Aleph zéro"...


Petit rappel pour la compréhension de la chose : il s'agissait de savoir quelle Question l'oeuvre de Jérôme Ferrari pose sans cesse... Voici donc la réponse d'Emmanuelle Caminade (merci infiniment) :

Mes talents d'animatrice ne s'avèrent pas flagrants ! Merci quand même à Francesca pour sa participation éclairée.

Bon alors, tous les livres de Jérôme Ferrari ont pour moi une composante mystique plus ou moins marquée.

Il me semble y entendre toujours poser, avec une belle constance, la même question et en discerner toujours des éléments de réponse, parfois très discrets certes, notamment au travers de la beauté déclinée sous ses multiples formes. (L'auteur ne délivre pas LA réponse, à chacun de chercher, de trouver la sienne, l'essentiel étant sans doute déjà de poser la question.)

L'HOMME EST-IL TOUT A FAIT ABANDONNE ?

Certaines citations, récurrentes et souvent en exergue, semblent montrer l' importance de cette question pour l'auteur ; beaucoup de ses personnages se la posent personnellement plus ou moins explicitement et, même s'ils sont souvent aveugles et ont du mal à entendre la réponse, ils cherchent à l' entendre, ils déplorent ou se désespèrent de ne pas l'entendre, allant jusqu'à refuser de l'entendre...

Et pour vous dissuader de penser que c'est la lectrice qui entend des voix, je vous fournis donc quelques arguments textuels - non exhaustifs :

1- VARIETES DE LA MORT (2001), épigraphe de la nouvelle Le Secteur de Marie :

« Au nom de Dieu, Celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux

Par la clarté du jour

Par la nuit quand elle s'étend

Ton Seigneur ne t'a pas abandonné et il ne t'a pas pris en haine

En Vérité, la vie future vaut mieux pour toi que la vie présente »

Le Coran, Sourate XCIII « La Clarté du Jour »

2- ALEPH ZERO (2002), p. 104 :

«poser la question et savoir entendre la réponse, même petite, même minuscule»

SILENCE DE CINQ ANS ?

3- DANS LE SECRET (2007), p.49 :

« - C'était une cinquième voix qui planait bien haut au-dessus des autres. Les confrères la nomment sa quintina. C'est une voix d'une pureté bien au-delà des capacités de l'homme, déchu et cependant pas tout à fait abandonné. »

4- BALCO ATLANTICO (2008), p. 108/109 :

«Le père de Ryad est mort dans un attentat, rue Didouche-Mourad à Alger. Une bombe a explosé au moment où il passait. La vie est devenue impossible. A Blida, une de ses tantes a trouvé trois têtes posées sur le trottoir en sortant de chez elle. Le lendemain de l'enterrement de son père, l'imam est venu chez lui lire le Coran. C'est sa mère qui l'a demandé. Entendre la parole de Dieu l'apaise. Le salon était plein de voisins, d'amis. L'imam a d'abord lu la Fatiha* et la sourate de l'aube naissante [cf 1)].»

* sourate d'ouverture du Coran : « Au nom d'Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ... ».

5-UN DIEU UN ANIMAL (2009), épigraphe du livre, déjà en exergue de la nouvelle LA NUIT DU DOUTE publiée dans la revue Philosophie magazine n° 15 ( décembre 2007/janvier 2008):

« Nul éloignement pour moi après Ton

éloignement

Depuis que j'eus la certitude que proche

et loin sont un

Car même dans l'abandon l'abandon m'accompagne

Et comment peut-il y avoir abandon

quand l'amour fait exister?

Grâce à Toi! Tu guides dans la par-

faite pureté

Un adorateur pur qui ne se prosterne

que pour Toi »

Hussein Ibn Mansûr El-Hallâj

6- OU J'AI LAISSE MON AME (2010), épigraphe du livre

« Il dit que même en présence de la lune il

ne connaît pas le repos, et qu'il fait un

vilain métier. C'est toujours cela qu'il dit

quand il ne dort pas; et quand il dort, il

fait toujours le même rêve : il voit un chemin

de lune sur lequel il veut s'engager

pour continuer de parler avec le prisonnier

Ha-Nostri car – c'est ce qu'il affirme -

il n'a pas eu le temps de dire tout ce qu'il

avait en tête, ce fameux jour d'autrefois, ce

14 du mois printanier de nisan. Mais hélas,

quelque chose fait qu'il ne parvient pas à

rejoindre ce chemin, et personne ne vient

vers lui. »

Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite

mercredi 13 avril 2011

Marcu Biancarelli chronique "Ombre di guerra" (de JYA)


Donc, voici, avec l'autorisation de l'auteur, la dernière chronique en date de Marcu Biancarelli, à propos du premier roman de Jean-Yves Acquaviva, "Ombre di guerra" (dont vous pouvez lire un extrait ici). Je
souligne et colore quelques phrases, histoire d'y revenir juste après :

A chiestula di Ghjuvan’Tumasgiu inizia quand’iddu scopri, in un libru di stodia, u ritrattu di quattru cumbattanti francesi di a guerra di u 14. ‘Ssi trè omini, sò u so ziu Sicondu, chì l’hà addivatu, u so missiavu Ghjorghju, mortu in 45, un Brittonu chjamatu Constantin Préjean, è un certu Gino, chì pari di duvè firmà, par tutti, inguttupatu da un misteru salutariu. U vechju Sicondu, di Gino, ùn ni voli micca parlà à u ghjuvanottu chì u intarrughighja. Li difendi ancu di mintuvà u so nomu faccia à Celestina, a minnanna di Ghjuvan’Tumasgiu, com’è par ùn scità micca un passatu chì devi dorma par sempri.

A circa di verità durarà tandu l’anni è l’anni pà u ghjovanu Ghjuvan’Tumasgiu. Mossu à studià in cuntinenti, malgradu i so brami d’essa pastori com’è u ziu, avvicinarà a rialità, cruda, à traversu certi lettari piattati in sulaghjolu, o in i quaterni di u vechju Préjean, chì l’avviarà mittindulu puri in vardia : « ùn ti fidà micca sempri à a verità ». Ed hè cù ‘ssa furmulazioni chì u rumanzu di Jean-Yves Acquaviva, « Ombre di Guerra », si pudaria riassuma. À for è à misura chì u ghjuvanottu avanza in i so ricirchi, hè un mondu udiosu chì li cumparisci, un mondu carcu à non ditti, bucii, tradimenti è vilania.

Un mondu chì, dinò, conta i so eroi, omini simplici è anonimi, risistenti à l’ora di u fracassu guerrieru, umili quandu s’agisci di sacrificassi pà l’educazioni d’un urfaneddu. Un mondu chì musca a Corsica d’un tempu. Idealizata ? O ritrascritta in i so veri valori da un autori sciutu da a tarra, è chì voli metta in avanti calchì virtù pusitiva di u so populu ? Par no hè ‘ssa siconda pruposta chì pidda a subrana, tantu ‘ssa famidda di pastori niulinchi, ‘ssa Corsica rurali scuttussata da tutti i cunflitti di l’omini, a pudariamu fà noscia è idintificà.

Acquaviva, chì s’era fattu ghjà cunnoscia annant’à internet è i diffarenti siti corsi di criazioni, pruponi quì, ind’è Albiana, un primu rumanzu chì annuncia unu scrittori maiori pà a literatura corsa. In unu stilu limpidu, in una lingua d’accessu cumunu, è in vinti trè capituli intricciati cù minuzia, riesci à custruiscia una stodia chì u littori, una volta intrappulatu da i primi filari, ùn voli più lintà. Riesci dinò, andendu sempri à l’iscinziali di u racontu, à vesta i so parsunaghji d’una psiculugia sinsibuli, senza nisciuna pompa, à dalli carri è rendacili vicini. Subratuttu, abbraccia cù ghjustezza a sucità corsa paisana, è i trè cunflitti impurtanti chì l’ani ferta è mucata à u seculu passatu : i dui cunflitti mundiali è a guerra d’Algeria, cuntati cù a boci intima è familieri ch’emu intesu tutti in i nosci azzoni rispittivi.

Si pudaria dì chì ‘ssa verità ch’iddu circa Ghjuvan’Tumasgiu, hè infatti a noscia verità cullittiva, quidda chì ci palesa a cumplessità d’una stodia, u paradossu di i sintimenti, è po’ dinò, accantu à a ricchezza d’anima di l’aienti simplici, i sicreti bughji, a bassezza di a ghjilusia, di u razzismu, o a capacità à nocia pà un acquistu indegnu.

Hè certa è sicura chì ‘ssu libru d’Acquaviva hè di quiddi manicheisti. Hè un rimprovaru chì si pudaria fà. Ind’è iddu, è malgradu a cumplessità di i scelti d’ugni parsunaghju, u bravu hè bravu, è u gattivu hè gattivu. Ma hè un aspettu ch’ùn ci hà frasturnatu tantu. Ci vidimu à u cuntrariu un disideriu di renda à u più ghjustu a verità d’una cultura. È ancu a forza di certi scritti di nanzi chì sapiani ghjucà à modu apartu di ‘ssu cunflittu perpetuali trà u bè è u mali. Guasgi pudariamu parlà, evuchendu « Ombre di Guerra », d’un racontu educativu, iniziaticu, è s’iddu ci hè bè un libru chì no vulariamu metta in manu à a ghjuvantù, par esempiu, saria quistu quì. Chì Acquaviva pussedi a qualità supiriori chì faci u gran scrivanu : hè nanzi tuttu un cuntadori, un veru.

Je n'ai pas encore lu "Ombre di guerra", mais je me demande face au constat de Marcu Biancarelli du "manichéisme" de ce récit, si nous avons vraiment besoin d'oeuvres manichéennes... En même temps, il est fait mention d'une recherche de la vérité collective qui fasse place à la "complexité" et aux "paradoxes". Peut-être y a-t-il là le désir de textes dont le "manichéisme" soit un outil de persuasion (d'effet sur le lecteur, de choc émotionnel) et non un outil d'exploration de l'âme humaine... Dans tous les cas, le désir de lire ce livre grandit moi. Et vous, l'avez-vous lu ? Voulez-vous en parler ? Discuter le point de vue du chroniqueur ?

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lundi 11 avril 2011

Anna Giaufret vient de lire "Aleph zéro" (de vous savez qui)


Reçu ce jour (merci infiniment) d'Anna Giaufret, ce "récit de lecture", à propos du premier roman de Jérôme Ferrari, "Aleph zéro" (publié chez Albiana, en 2002... bientôt 10 ans !!) :

Lu d’une traite. Dévoré. Ce roman qui gisait sur ma table de nuit depuis déjà quelques mois et qui m’a donné envie de lire les autres œuvres de Ferrari, me semble répondre parfaitement à cette lueur, ce scintillement mystérieux que l’on cherche dans la littérature, cette béance entre la finitude humaine et ce chiffre, aleph zéro, le plus petit cardinal infini.


La superposition des plans spatio-temporels, de l’ici et de l’ailleurs, dans un mouvement cyclique au sein duquel même la conscience du narrateur se brouille, se trouve suggérée par la vision des hommes dans le désert :


« Les mêmes dunes, à une heure indéterminée du jour, sans frontières ni limites pour les couper du ciel, un halo orange et bleu, un halo circulaire comme peut l’être le temps et, par petits groupes nomades, des hommes qui s’engouffraient dans le centre du cercle ; on ne distinguait rien, ni chaos, ni rumeur, mais un tourbillon incessant et silencieux qui délavait les formes humaines. Des groupes s’avançaient toujours et je fus un de ces nomades mais, alors que je disparaissais dans l’extase du tourbillon, je me rendis compte qu’une force obscure m’avait renvoyé vers le bord bleuté et que j’avançais de nouveau vers le centre. » (p. 62).


Les spirales du temps, qui en constituent l’épaisseur, affectent également le matériau langagier :


« A la surface des mots, l’infini revient quand même, il tourbillonne dans la langue et chaque mot prolifère et grouille. Et puis il y a un art, loin de la logique et de la grammaire, un art des conjonctions, l’art des rencontres et des écumes, l’art vénérable, le prince des concepts, habile à extraire la beauté de tout ce qui prolifère et grouille - que les Grecs appelaient kaïros. » (p. 76).


La conclusion du roman, qui nous laisse troublés après avoir aperçu, avec le narrateur, l’essence de la vérité, de la relation entre les « attracteurs étranges », nous lâche soudain de nouveau dans le « tourbillon incessant et silencieux » qui ne nous permet que d’entrevoir l’extase, le temps d’un battement de cils.



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vendredi 8 avril 2011

Editions Misteri : le retour !


Je me souviens d'un corps décapité. Une femme. Découverte dans une tombe. Qui n'avait pas été creusée pour elle...

Désolé de vous infliger ainsi des souvenirs aussi cruels et personnels... quoique... pas si personnels que ça puisqu'il s'agit d'une scène d'un livre qui m'avait marqué (tiens un autre livre publié durant ces terribles années 1990), "Caveau de famille" (1996) d'Elisabeth Milleliri, chez Misteri éditions. Vous l'avez lu ? Vous en avez conservé une scène, une image ? Il faudrait que je le reprenne en main, que je m'y replonge et que je me confronte à mon passé (de lecteur).

Alors pourquoi ce soudain souvenir pour ouvrir ce billet ? Tout simplement parce que Francesca Graziani signale ce soir sur Facebook la sortie de deuxième roman (en langue corse) de Santu Casta, "U Ingallaratu" (je ne comprends pas vraiment le sens de ce mot, pouvez-vous m'aider ?).

C'est donc la résurrection des éditions Misteri ? Y a-t-il d'autres ouvrages prévus ? Voyez leur site : vous pouvez acheter tous les leurs livres séparément et même la totalité pour 85 euros. Réjouissons-nous : une ancienne maison d'édition revient jouer sa partie sur la scène insulaire, publie un roman de 256 pages en langue corse, donne accès à l'ensemble de son catalogue sur Internet. (Entre parenthèses, j'espère que vous avez signé la pétition internationale qui réclame à Monsieur Piazzola la possibilité d'acheter chacun des superbes ouvrages des éditions Piazzola sur Internet ?!)

Bref, j'attends avec impatience que le corps ressuscité des éditions Misteri se lève et marche droit devant vers l'horizon riant de la littérature corse (ou pas) future !

(Rappelons que Santu Casta avait précédemment publié aux éditions Mémorial (pas de nouvelles de cette "maison d'édition" depuis) un premier roman historique en langue corse, "L'acelli di u Sariseu" (qui reçut le Prix du Livre Corse en 1998).

Que les amoureux des livres de Santu Casta n'hésitent pas à prendre la parole à leur propos (sur ce blog ou ailleurs ; à moins qu'il n'y ait que Francesca Graziani pour lire ces ouvrages ! Je plaisante, je plaisante...)

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jeudi 7 avril 2011

Littérature corse dans "Libération" !!


Il faut saluer comme il se doit l'évocation élogieuse et fracassante (bon, c'est vrai, j'exagère un peu) de trois auteurs corses (et universels, aussi, bien sûr) dans un article de la grande presse quotidienne française ("Libération" du 4 avril 2011). (J'ai découvert cet article grâce à un post de Vannina Bernard-Leoni, sur Facebook ; merci !!)

Les heureux nommés sont : Jérôme Ferrari (et pour cause, il est l'auteur de l'article !), Marcu Biancarelli et Jean-Baptiste Predali.

Et pourquoi est-ce une aussi bonne nouvelle que ça ? Tout simplement parce qu'ils sont réunis dans un idéal : celui de produire de la littérature. Et pas du discours identitaire (jouant sur les clichés ou les anti-clichés). Voilà, les lecteurs amoureux de "Libération" pourront découvrir qu'il existe des écrivains vivants qui ont pour ambition de faire de la littérature avec la matière corse.

Cela nous vaut par la même occasion, un très beau "récit de lecture" de l'oeuvre de Marcu Biancarelli ; je me permets de citer ici le passage :

"En 2000, la publication de Prighjuneri, le recueil de nouvelles de mon ami Marco Biancarelli, a montré que le réel n’avait pas été tout à fait englouti sous une montagne de clichés et qu’il pouvait encore s’exprimer avec une vitalité incroyablement violente et forte. Prighjuneri donne à voir un réel partiel, fragmentaire, paradoxal, indigeste, qui ne peut en aucun cas rivaliser avec le merveilleux cadre d’intelligibilité que procurent les clichés, il n’y est pas question d’hospitalité, d’honneur perdu ou de vendetta, ni de quoi que ce soit de romantique, on y trouve un type qui s’emmerde sur la place déserte de son village, une lycéenne transparente, des voyous impuissants ou narcissiques, un club échangiste, un pêcheur psychopathe, une villageoise nymphomane, de la cocaïne de mauvaise qualité, un condottiere couard et chanceux, et toutes les figures de la désillusion et de l’ennui qui montrent, très modestement, ce que cela peut vouloir dire d’être un homme, ici et maintenant – mais c’est seulement cela, la grande affaire de la littérature." (dixit, donc, Jérôme Ferrari).

Ces lignes sont précieuses du fait des circonstances de leur publication et du fait de leur pertinence : elles disent précisément ce que font les textes de Marcu Biancarelli (donner aux lecteurs un accès nouveau au réel), en direction d'un lectorat qui n'a certainement pas l'habitude d'imaginer qu'une telle littérature existe aujourd'hui dans et autour de l'île.

Alors, évidemment, personnellement, je lis cet article avec une grande joie et une grande gratitude.

Les dernières lignes sont remplies d'une force et d'un espoir qui contrebalancent efficacement, me semble-t-il, d'autres phrases beaucoup plus lucides et sombres (comme celle-ci, par exemple : "Car si nombreux soient les talents (en Corse, NDLR), dans quelque domaine que ce soit, on dirait qu’ils sont condamnés à se flétrir, comme sous les rafales d’un vent toxique et brûlant, pour ne servir au bout du compte qu’à alimenter une interminable désillusion.") :

"(...) Construire un roman en fonction des attentes du public demande des compétences dont je suis absolument dépourvu et j’ai dû me contenter d’écrire cela seul qu’il était en mon pouvoir d’écrire, en essayant de ne pas trop me soucier des lectures qui en seraient faites. C’est vrai, mais ce n’est pas tout – et c’est seulement au cours d’une conversation avec Jean-Baptiste Predali, auteur de deux très beaux romans chez Actes Sud (nous attendons le troisième, d'ailleurs... NDLR) que j’ai compris la raison profonde de mon étrange obstination. Je demandais à Jean-Baptiste ce qu’il cherchait à faire, lui, en prenant la Corse comme cadre de ses fictions. Il m’a répondu après avoir réfléchi qu’il essayait sans doute de « faire accéder la Corse à la dignité littéraire » et, en l’entendant, j’ai eu immédiatement la certitude qu’il venait de m’offrir les mots qui me manquaient pour décrire ma propre entreprise, celle de Marco Biancarelli et de quelques autres. Il ne s’agit pas de lutte, de militantisme ou de revendication chauvine. Ça n’a rien à voir avec un quelconque chauvinisme. Cela signifie au contraire que la dignité littéraire ne connaît ni pays ni territoire et que toute réalité humaine, pour peu qu’elle soit portée par l’écriture, est digne d’y accéder."

Alors, on peut penser que la Corse a depuis longtemps accédé à cette "dignité littéraire", il n'empêche que le travail est toujours à recommencer et qu'un tel objectif est un horizon à scruter en permanence. Et chacun mettra les noms qu'il voudra derrière l'expression "et quelques autres" !

Pour lire la totalité de l'article, cliquez ici. Il y est aussi beaucoup question des clichés qui recouvrent la Corse, évoqués avec beaucoup d'humour par l'auteur, mais il me semble que le vrai sujet n'est pas là. Et puis vous pouvez participer à la discussion en cours en laissant un commentaire sur le site de Libé à la suite de l'article. J'en ai laissé un.

Une dernière remarque : Jérôme Ferrari est l'auteur corse qui intervient le plus souvent dans l'espace médiatique au niveau de la France, c'est le cas dans deux autres publications, papier cette fois :
- un article qui critique vertement la série "Mafiosa" (et fait un éloge de "Un prophète" de Jacques Audiard), dans le deuxième volume de "Ecrivains en série", dirigé par Laure Limongi, chez Léo Scheer
- un article dans "Les écrivains préférés des libraires", chez Hoëbeke, sous la direction de Jean Morzadec et où il évoque (trop rapidement) son oeuvre et sa fréquentation des librairies (notamment à Ajaccio)

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mercredi 6 avril 2011

Emmanuelle Caminade nous parle du "Sentier lumineux" de Jean-Pierre Santini


Donc, un immense merci à elle pour l'envoi de cette lecture d'un des romans de Jean-Pierre Santini.

Signalons à cette occasion que "Le sentier lumineux" a aussi été chroniqué par :
- Okuba Kentaro
- Jean-Claude Loueilh
sur le site de Jean-Pierre Santini.

Voici les propos :

Le sentier lumineux (Albiana, juin 2008) est un roman très noir empli d'une dérision sans espoir.

Jean-Pierre Santini, le pourfendeur de masques, y écrit sous le pseudonyme d'Andria Costa - qui n'a pas dû dérouter grand monde - comme pour bien souligner le ridicule de la clandestinité en Corse. Et il choisit avec malice un titre mettant d'emblée en parallèle la logique du système amoureux exposée par Roland Barthes en exergue du livre et celle du militantisme politique. Un titre et une épigraphe qui résument bien l'idée centrale de ce roman, une idée intéressante - quoique pas vraiment neuve chez un l'auteur qui semble cette fois vouloir donner de manière plus ostensible la clé de son écriture.

Une écriture née d'une double faillite, mêlant l'histoire du peuple corse à l'histoire individuelle...

La première moitié du livre, très fonctionnelle, ne m'a pas vraiment accrochée. Dans un style assez impersonnel - alourdi par de nombreuses traductions de dialogues du corse au français – l'auteur relate les activités dérisoires ou grotesques et les comportements hypocrites et convenus des pantins qui peuplent le petit monde clandestin - politique et même amoureux - qu'il nous décrit. Un monde de « faux-semblants » qui s'agite encore mais semble déjà mort.


Sans doute est-ce pour cela que je m'y suis ennuyée, d'autant plus que Santini s'y répète beaucoup : la rengaine stéréotypée sur les couples commence à relever de la méthode Coué et on connaît déjà par coeur le couplet sur les nationalistes, quant aux personnages ce sont toujours les mêmes, avec les mêmes obsessions. On a l'impression de tourner en rond, ce qui est sans doute en partie voulu par l' auteur.


Et il faut dépasser largement la moitié du roman pour retrouver, avec la trace de la source, la belle écriture sensible et poétique de l'auteur et voir deux de ses personnages, deux facettes du même, prendre un peu d'épaisseur.


Pour Jean-Pierre Santini, les espérances révolutionnaires ou amoureuses semblent conduire inéluctablement à l'échec sans que l'on puisse pour autant sortir de la logique de ces deux systèmes politique ou amoureux. Car le sentier lumineux est le seul qui permet de rêver, de vivre.
Rêver pour ne pas mourir de froid, écrire une femme pour faire son deuil de l'amour, jusqu'à l'aube d'un nouveau monde qui ne peut être que retour à la source. Profession de foi plutôt déprimante d'un auteur qui semble s'acharner à s'enfermer dans son monde clos...

Venant d'achever mon sixième roman de cet auteur, ce qui m'autorise à émettre un jugement subjectif sur son oeuvre, je vous en livre - puisque la mode est aux listes - un classement « amoureux » qui ne prétend nullement faire autorité :
Loin devant : L'exil en soi, suivi d'Isula blues
Nimu
C'est toujours la même histoire, Le sentier lumineux
Corsica clandestina


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mardi 5 avril 2011

La Corse et la Poésie

Lu sur le site de Norbert Paganelli (billet du 2011-04-04) un éloge des activités de l'association Entrelignes, dirigée par Jean-François Agostini. Trouvé particulièrement réjouissant ce bref retour sur quelques manifestations poétiques : faire entendre la poésie insulaire (de langue corse ou française), à intervalles réguliers, en tous lieux, face à toutes sortes de publics, dans des contextes variés (musicaux, visuels), c'est absolument magnifique, et vital. On ne peut que souhaiter - avec la mère de Napoléon, qui savait combien tout est fragile en ce bas monde - que "ça doure" !

Personnellement, j'adorerais savoir quels poèmes ont été lus à chaque fois, rien que la liste des poèmes effectivement lus. Mais je conçois que cela ne soit pas forcément facile. Enfin si c'était possible, je trouverais cela précieux : savoir quels textes ont réellement été adressés à un public ces soirs-là à Levie, Porto-Vecchio, Propriano, Bonifacio et Ghisonaccia.

Une dernière remarque, je trouve aussi très juste de féliciter une association qui agit sans subvention publique ; pour moi, cela n'enlève rien à un organisme ou une association qui ferait le même travail avec des subventions (publiques ou privées). L'important est la nature et les effets de l'acte, non ?

Un dernier point en forme d'annonce, pour tous les amoureux de la poésie qui seront à Aix-en-Provence ce samedi 9 avril :
- à 17 h 30
- dans la librairie All Books and Co (rue Cabassol, rue du Conservatoire de musique)
- à l'initiative de l'Association Hongroise de Provence
- et avec le concours de toutes les associations qui travaillent déjà ou non avec la librairie
aura lieu une séance poétique qui prendra prétexte de la traduction du très (trop ?) fameux poème de Verlaine ("Chanson d'automne" ; vous savez "Les-sanglots-longs-Des vi-olons-etc.") dans toutes les langues possibles pour en fait faire se rencontrer des associations et des cultures qui ont naturellement tendance à travailler dans leur sillon respectif et évoquer la poésie en général, les plaisirs de la traduction, etc. ! Génial, non ?

Soyons nombreux !!

Un merci infini à Stefanu Cesari qui a traduit ce poème pour cette occasion et que nous aurons le plaisir de dire et de présenter ce soir-là (le poème, je veux dire, car le poète sera sur ses terres insulaires à ce moment-là !).

AJOUT DU 6 AVRIL : un lien vers une version amusante et jazzy du poème de Verlaine par Léo Ferré...

dimanche 3 avril 2011

Une furieuse envie


Non, non (comme dirait Dom Juan, à la fin, chez Molière),

je ne commanderai pas ces livres par Internet (et pourtant j'en ai très envie !)... Tout simplement parce que je n'aurai pas le temps de les lire d'ici les vacances de Pâques et que je veux me réserver le plaisir de les trouver sur les tables des librairies bastiaises, pour voir comment ils sont mis en valeur, comment leur présence change ou pas l'atmosphère !

De quels livres est-ce que je parle ?

Les voici (et mon choix tout subjectif et évolutif est absolument injuste et cruel, je le sais) :

Aux éditions Colonna :
- "Fables inachevées" de Pierre-Joseph Ferrali (qui me semble être la traduction en français du recueil en langue corse "Davanti à u focu chì more", chez le même éditeur ; j'avais beaucoup aimé la nouvelle "L'omu chì marchja", voir le billet qui en parle ici ; et je me souviens de propos très élogieux de la part de Marcu Biancarelli et de Norbert Paganelli, billet du 2010-11-23)
- "Bastion sous le vent" de Marie-Jean Vinciguerra (j'ai pu en entendre quelques passages avant publication, et depuis j'attends sa sortie avec fébrilité : oui, ce qui m'avait frappé alors, et qui m'attire tant encore aujourd'hui, c'était la diversité des tons, des voix, solennelles ou grinçantes, voire très violentes, c'est cela que je veux lire !)

Aux éditions Albiana :
- les trois nouvelles sorties de la "petite bleue" (la collection "Centu Milla"), et plus particulièrement (nous avons la chance de pouvoir lire les premières pages, merci aux éditeurs !) :
- "Una manera..." d'un certain Dantea (pseudonyme bien sûr). Avec le désir (et la crainte) que ce livre n'en soit pas un de plus dans le style de l'invective désabusée sur la Corse mais qu'il propose une matière épaisse, une fiction qui dépasse les discours univoques
- "Ombre di guerra", de Jean-Yves Acquaviva, déjà pour le titre, et avec l'envie d'en savoir plus que ce que montrait l'extrait par lui envoyé et ici commenté
- et aussi le roman de Sampiero Sanguinetti, "Pietri Bey" : histoire d'un Corse homosexuel à la fin du XIXème siècle trouvant en Egypte le lieu de sa liberté !

Il y a bien d'autres ouvrages à découvrir ; vous pouvez parler ici de ceux qui conviennent à votre coeur !

Pour terminer, en écho à la liste (tout subjective et injuste) proposée par Marcu Biancarelli pour désigner dix livres corses importants de ces dernières décennies, je propose

un extrait de "Ecce Leo" (éditions Centofanti ; mais où trouver ce livre aujourd'hui ??),

extrait qui m'est resté en tête depuis que je l'ai lu en 1994 (parce que je l'ai immédiatement trouvé très juste et très injuste, et parce qu'il - pour moi en tout cas - me semblait à la fois balayer bien des illusions et ouvrir des horizons, d'une façon très courageuse, claire et directe, en plein coeur des terribles années 1990), même si par ailleurs je trouve le style assez décevant, plat, même si j'ai pu avoir l'impression parfois que l'intrigue égrène un certain nombre de clichés,

extrait qui voit le personnage principal, un jeune journaliste en rupture de ban affective et idéologique avec son île, se rendre à Madrid avec son amie Marina,

extrait qui se trouve dans le chapitre "Madriz me mata"...

extrait que je donne ici pour indiquer cette furieuse envie d'une véritable "movida" insulaire... :

Devant Guernica j'ai eu les larmes aux yeux.

Marina regardait les esquisses préparatoires dans le petit couloir qui menait à la salle où était exposée la toile de la mémoire collective. Un type de mon âge se tenait sur ma droite, il respirait de manière saccadée, un peu comme s'il reprenait son souffle. Je savais que je ne le connaîtrais jamais mieux qu'à cet instant précis. La conscience que nous avions de notre émotion était troublante. Nous étions deux inconnus, nés du hasard et silencieusement vivants, mêlés brusquement à un drame qui était aussi le nôtre. Nous avons quitté la salle en même temps ; alors qu'il regagnait la sortie, il m'a fait un signe de tête que je lui ai rendu. Sur ses lèvres, j'ai cru deviner un imperceptible sourire.


Dehors, le soleil fragile d'octobre enveloppait les contours d'une douce imprécision. Marina avait passé un bras sous le mien, rieuse et fébrile, elle savourait chaque minute de nos premières vacances. Sur les murs, les affiches d'Alaska, la Nina Hagen ibérique, et du dernier film de Perdo Almodovar nous rappellaient que nous avançions vers l'épicentre de la Movida. Ce gigantesque pied de nez insolent au franquisme et à l'Espagne blême et bistre de l'Inquisition.

Je me coulais, sans aucune difficulté, dans les horaires imposés par la ville. Le madrilène m'apparaissait comme le type même de l'urbain civilisé. Levé à dix heures, au travail à onze, la pause déjeuner à quinze et le dîner à vingt deux heures.

-
Pas la peine de se remuer avant vingt trois heures ! m'avaient dit des copains, rien ne bouge avant.

Dans la Calle Serrano, Marina ressemblait à la balle d'un joueur de squash. Elle criait des noms qui ne me disaient pas grand-chose. Adolfo Dominguez. Pedro Lobo. Manuel Pina. Je finis par comprendre qu'ils étaient les membres les plus doués de la grande famille des stylistes et créateurs de mode. Pour ma part, je n'étais capale de citer qu'un seul nom : Sybilla. Ce que je fis d'un air dégagé et les mains dans les poches devant une Marina favorablement impressionnée. Ce fut dans la Conde Xiquena qu'elle tomba en extase, das la boutique de Joachim Berao, un créateur de bijoux. Elle acheta plusieurs bracelets et colliers pour sa boutique, pendant une heure qui me parut interminable, elle s'entretint passionnément avec la vendeuse. Sur le seuil, je rêvais d'une bière glacée accompagnée de la ronde magique des tapas.

-
Ça va faire un malheur ! prédit Marina en sortant enfin de la boutique.

Si l'on pouvait définir la Movida comme un concentré bouillonnant d'énergie et de créativité baroque, il suffisait de marcher dans la ville, nez au vent pour s'en rendre compte. Chaque soir, nous nous frayions un chemin dans les bars bondés pour atteindre le comptoir, pour discuter et rire au milieu des éclats de voix alanguies par les effets de la "chocolate".


Je me fondais sans retenue dans cet éparpillement incontrôlé de jours et de nuits, dans tout ce qui donnait au sud de l'Europe un foisonnement de mouvements flamboyants. Petit à petit, je découvrais une jeunesse que chez nous, l'immobilité et le goût du malheur avaient enfermée en elle-même. La conscience que nous n'étions, en Corse, que des poussières grises figées dans une éternité morose, ne me quitta plus.


A Madrid, les nuits grouillaient d'incitations à la fête. Il ne s'agissait pas de boire pour se perdre dans l'oubli, mais de défier les ombres jsuqu'au point le plus dense et le plus brûlant de la vie.
-
J'ai l'impression d'être sur une autre planète !, me confia une nuit Marina, alors que nous dansions, portés par les vagues d'El Universal, une des discothèques branchées. Je pensais au jour où la Movida ne serait plus qu'une petite fête répétitive et récupérée par les milieux de la publicité, persuadé que malgré tout, cette fin là ne changerait rien à l'enthousiasme de la jeunesse espagnole. Pendant ces deux semaines à Madrid, je me nourrissais du panache de cette jeunesse en pleine mutation, je vampirisais leur insolence inventive. Dans cette ville, je puisais la lumière dont nous étions cruellement privés. Jamais auparavant, je ne nous avais vus, nous autres insulaires, aussi ternes. Gavés de conformisme petit-bourgeois, censeurs consciencieux et avides d'honneurs. Jamais révélation ne fut aussi fulgurante.

Une carte postale que j'avais envoyée à Alex disait : "Madriz me mata". Madrid me tuait, moi aussi. Elle me mettait à genoux devant son imagination sans limites. Madir me tuait parce qu'elle me disait à l'oreille que nous étions fichus, que nous n'étions que des ombres esseulées, des jeunes petits vieux amorphes, sans aucune flamme dans le regard.

Madrid me tuait parce qu'elle était ce que nous aurions dû être si nous l'avions vraiment voulu.


J'ai toujours entendu mes tantes et ma mère dire, "
Pensa à u peghju è l'induvinerai" (Pense au pire et tu sauras l'avenir). Je ne vais pas chercher plus loin notre incapacité viscérale au bonheur.


Bon, eh bien, finalement j'ai écrit ici l'intégralité de ce chapitre.

Et cela me fait penser que "Murtoriu" et "A Barca di a Madonna" évoquent eux aussi l'Espagne (plus précisément, Barcelone). Un tropisme espagnol dans la littérature corse ? Quelque chose comme une figure de l'avenir ? Pour contrebalancer le présent insulaire déprimant et la figure italienne, qui appartiendrait plus au passé ? Questions, questions...

Mais... vous n'êtes pas obligés d'être d'accord avec moi !

(l'image)