samedi 31 juillet 2010

Comment ça fonctionne ici (6) : SNARK !


Trouvé aujourd'hui, librairie Goulard, cours Mirabeau, Aix (en Provence), une édition bilingue illustrée en Folio de la très fameuse "Chasse au Snark", de Lewis Carroll, traduite par Roubaud (Jacques) ! Grand plaisir de voir revenir ainsi ce très cher Snark, habillé de nouveaux mots...

En moi, encore aujourd'hui, par coeur, le rythme des vers anglais de cette "agony", voyage et chasse fantastiques, et comiques, bourré de mots-valises ; le rythme des vers anglais des deux premières strophes du premier chant intitulé "The landing" ("Le débarquement") :

"Just the place for a Snark !" the Bellman cried,
As he landed his crew with care;
Supporting each man on the top of the tide
By a finger entwined in his hair.

"Just the place for a Snark ! I have said it twice:
That alone should encourage the crew.
Just the place for a Snark ! I have said it thrice:
What I tell you three times is true."


La très émouvante triple répétition du cri de joie et de reconnaissance, lançant dans l'enthousiasme (un peu forcé, certes, un peu forcé : quelque accent de folie douce, ou moins douce, hante le souffle conquérant de l'Homme à la Cloche, réminiscence de la cloche fêlée de Baudelaire, c'est sûr), lançant dans l'enthousiasme la fantaisiste et très sérieuse quête.

Et voici la belle et originale traduction de Roubaud :

Pour du Snark c'est l'endroit
l'Homme à la Cloche cria
Débarquant soigneusement ses matelots
Et soutenant chaque homme
sur le sommet des flots
Par les cheveux entortillés d'un doigt.

Pour du Snark c'est l'endroit
je vous l'ai dit deux fois
Rien que cela devrait vous encourager
Pour du Snark c'est l'endroit
je vous l'ai dit trois fois
Ce que je vous dis trois fois est vrai.


Evidemment tout le monde se fiche du Snark, c'est la vie de l'équipage ("the crew was complete" dit le premier vers de la troisième strophe) qui importe, non ?

(Photo : Art Tatum, le fameux pianiste aveugle - il donna quelques cours à Charles Mingus...
Gottlieb, William P., 1917-, photographer.

[Portrait of Art Tatum and Phil Moore, Downbeat, New York, N.Y., between 1946 and 1948]
1 negative : b&w ; 3 1/4 x 4 1/4 in.
Notes:
Gottlieb Collection Assignment No. 481
Reference print available in Music Division, Library of Congress.
Purchase William P. Gottlieb
Forms part of: William P. Gottlieb Collection (Library of Congress).
Subjects:
Tatum, Art, 1910-1956
Moore, Phil, 1918-1987
Jazz musicians--1940-1950.
Pianists--1940-1950.
Fifty-second Street (New York, N.Y.)--1940-1950.
Downbeat
)

vendredi 30 juillet 2010

Les choses sérieuses ! Pasquale Ottavi relit vingt ans de prose en langue corse, et ça fait du bien !




J'achète à la librairie "Terra Nova", à Bastia, le recueil de Mélanges offerts à Jacques Fusina (éditions Sammarcelli/CNRS/Università di Corsica, 2009). 34 textes (évocations, poèmes, études) et 370 pages, issus de toutes disciplines (anthropologie, linguistique, littérature, archéologie, histoire culturelle) et évoquant bien des contrées (Caraïbe, Occitanie, Bretagne, Corse évidemment), et le tout pour 20 euros ! Pourquoi s'en priver ?

(Comment obtenir ce livre ? A voir dans les librairies de Corse, s'il en reste un exemplaire, le commander via votre libraire ou le commander directement auprès de l'éditeur en l'appelant : le livre s'intitule "Liber Amicorum".)

Et que découvrons-nous émerveillés ? 3 articles consacrés à la littérature de langue corse :
- "La production littéraire en langue corse : chronique d'une mort annoncée ?", Dominique Verdoni (pages 95 à 102)
- "Scunfini literarii corsi : una sprissioni dinamica in u so ambiu plurali", Alain di Meglio (pages 125 à 132)
- "A prosa literaria in lingua corsa", Pasquale Ottavi (pages 133 à 155)

Nous reviendrons sur les deux premiers articles, mais je veux simplement mettre l'accent sur l'article d'Ottavi. Lui-même renvoie à d'autres études (de René Emmanuelli, Fernand Ettori, Ghjacumu Thiers, Paulu Desanti o Ghjuvan Maria Arrighi). Mais son article a ceci de particulier qu'il associe une vue diachronique (la lente naissance d'une prose littéraire en langue corse entre 1974 et 2000) à des analyses stylistiques de l'écriture spécifique des textes invoqués. Au final, me reste l'impression de mieux comprendre ce qui s'est passé.

La démarche et le style sont scientifiques et universitaires (avec le vocabulaire précis de l'analyse littéraire, prenant appui sur les auteurs canoniques) et ne sont donc pas forcément faits pour attirer le grand public. Ajoutons que le tout est en langue corse ! C'est quasiment suicidaire ! Evidemment je plaisante : il nous faut absolument devélopper de telles études en langue corse ; il faut ensuite diffuser les études les plus importantes dans d'autres langues - comme le français, l'italien, l'anglais, l'espagnol - afin de toucher un très large public ; il serait bon de voir cette étude, peut-être augmentée de quelques analyses et précisions, publiée dans une version bilingue corse/français, dans un format de poche, à 5 euros, non ?

Car enfin, l'étude d'Ottavi a plusieurs qualités : il fait un choix parmi les oeuvres les plus importantes selon lui ; il justifie son choix ; il donne donc à voir une certain visage de la prose fictionnelle de langue corse, celle qui va véritablement faire oeuvre nouvelle, être en rupture avec les récits traditionnels (dans les thèmes et l'écriture). Voici son choix pour le roman :
- "A funtana d'Altea", Ghjacumu Thiers (Albiana, 1990)
- "L'acelli di u Sarriseu", Santu Casta (Méditorial, 1997)
Et son choix pour la nouvelle :
- "Ritornu", Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi (in "Misteri da impennà", Scola Corsa, 1989)
- "Scontri periculosi", Ghjuvan Luigi Moracchini (in "Misteri da impennà", Scola Corsa, 1989)
- "Da una sponda à l'altra", Ghjuvan Maria Comiti (Alain Piazzola/CCU, 1998)
- "Prighjuneri", Marcu Biancarelli (Albiana, 2000)

Autre qualité, Ottavi propose une critique personnelle, elle concerne l'utilisation des gallicismes dans l'écriture novatrice de Marcu Biancarelli (nous aurions aimé des exemples précis, c'est extrêmement intéressant) :

"A scelta d'una lingua mischiata di francisisimi puntilleghja dinò ella l'attitudine iniziale di parata pruvucatrice : sogna solu à dumandassi s'ella vene sempre ammaistrata cumu ellu accurraria. Par me contu, hè questa a sola riserva ch'e mi parmittaraghju di furmulà riguardu à un iscrittu chì si mireta propiu a qualifica di prosa litararia (riguardu à a prublematica iniziale d'issu studiu) è chì, à parè meiu, vene à compie, in tantu, l'opara di muta di a litaratura isulana in lu duminiu di a prosa."

Car l'objectif d'Ottavi est bien de dire : nous disposons maintenant d'une somme de textes indubitablement littéraires (travaillant le style, en conscience, réfléchissant les enjeux sociaux actuels, construisant des formes littéraires capables de répondre aux réalités insulaires et mondiales, incluant le doute, l'incertitude sur les identités, sur les repères mentaux d'une communauté en crise).

Un extrait de son étude (à propos de "Prighjuneri" de Biancarelli) :

"À parlà d'altronde d'azzione vene male : Prighjuneri rende contu di u statu psicologicu iniziale di u parsunagiu solu è unicu chì campa une crisi d'idintità. Parlà parla, ma in capu, si parla ad ellu stessu quantu ellu cerca u cuntrastu cù calchissia. NIsun'azione à u pianu fattuale, tuttu cuntribbuisce à incalcà l'idea di a sarratura, megliu d'inchjustrera, di u narratore. A viulenza di u discorsu di pettu à l'immubilità di u parsunagiu face cresce a carica emutiva di u munologu mutu. S'è no pugnemu di ritruvà calchì timatica di a litaratura di u mantinimentu, ci avvidemu chì i valori chì a puntilleghjanu venenu d'intrata calcicati. Principiendu cù u spaziu, da ch'ella attacca a narrazione : "Mi scusareti, ma mi dumandu ciò chì ghje futtu quì, voddu dì quì in u locu ind'ì ghje stocu...". Cum'è ind'è Moracchini è ind'è Comiti, è ind'un certu modu ind'è Franchi, vene sicularizatu, masimu s'omu piglia da rifarenza un scrittu cum'è Mariana, di Tumasgiu Pasquale Peretti, indi l'antulugia di Ceccladi (449-451)."

Alors que manque-t-il à cette étude ?
Nos lectures, nos critiques, nos contre-propositions.
La volonté de faire dialoguer cette "littérature inquiétante" avec toute une somme de discours, littéraire ou non, qui travaille le sillon de l'identité, de la confirmation, du maintien, de la résistance, de l'affirmation (mais Ottavi le fait déjà un peu dans son étude)...
La relation entre ces proses littéraires de langue corse avec la prose littéraire de langue française (parfois par les mêmes auteurs).
Et puis l'étude d'Ottavi s'interrompt avec l'année 2000. Il s'est écoule 10 années de production littéraire en langue corse, 10 années qui nous ont donné des oeuvres majeures, comme "Murtoriu" (2009) de Marcu Biancarelli. Est-ce que cela change quelque chose au propos de l'auteur ? Sommes-nosu entrés dans une nouvelle phase de la littérature romanesque de langue corse ?

Mais en l'état, cet article de Pasquale Ottavi me semble être une avancée considérable. À rapprocher de l'entreprise de Dominique Viart et Bruno Vercier lorsqu'ils se sont attelés à décrire la "littérature française au présent" (celle écrite entre 1980 et aujourd'hui). Voici un long extrait de l'introduction de la première édition de leur ouvrage, paru chez Bordas en 2005 :

"Le nombre d'ouvrages publiés chaque année est tel qu'il défie toute ambition exhaustive - et notre propos s'y égarerait. Plus important est de dessiner les contours de la littérature contemporaine en distinguant ce qui la caractérise. Car toute une part de la production littéraire est sans âge : elle persévère dans sa façon d'être sans se trouver affectée par les débats esthétiques : elle ne permet pas d'identifier une période. C'est une littérature consentante, c'est-à-dire une littérature qui consent à occuper la place que la société préfère généralement lui accorder, celle d'un art d'agrément voué à l'exercice imaginaire romanesque et aux délices de la fiction. Force est de constater que se (re)produisent souvent en série, variant à l'infini les mêmes intemporels ingrédients, mixtes de romans historiques, exotiques ou sentimentaux. De tels livres relèvent au mieux de l'artisanat, d'un artisanat bien maîtrisé parfois, voire de qualité, mais pas de l'art. Ces écrivains sont en quelque sorte nos "compagnons du devoir". Il n'en sera guère question ici. Plus attentive à l'époque, à ses modes ou à ses humeurs, dont elle propose le reflet exacerbé et volontiers provocant, s'avance une littérature qui ne consent pas moins, mais selon un autre registre, plus mondain et plus mercantile. On pourrait l'appeler littérature concertante en ce qu'elle fait chorus sur les clichés du moment et se porte à grand bruit sur le devant de la scène culturelle. Elle trouve dans ce bruit le seul gage de sa valeur car sa recherche est celle du "scandale", mais il s'agit d'un scandale calibré selon le goût du jour, "surfant" sur le goût que le jour peut avoir, par exemple, pour les jeux du sexe, du spectacle ou du cynisme. Elle fraie avec les slogans publicitaires et les formules pseudo-culturelles. C'est aussi une littérature consentante car elle consent à l'état du monde, qu'elle résume à la loi du marché et qu'elle exploite à son profit : elle sait ce que va marcher, susciter les articles et les émissions radio-télévisées. À cet égard, elle tient plus du commerce que de l'artisanat. Nul doute que cette littérature traduise quelque chose de l'état social, mais elle ne le pense pas. Elle n'a de vertu sociologique que symptomatique, et ne vaut, à ce titre, pas plus que n'importe quelle autre conduite sociale momentanée. Ces formes majeures de la littérature consentante - romanesque, atemporel, poésie convenue, théâtre de divertissement et scandale calibré - se partagent souvent les feux de la scène médiatique, comme en attestent les listes de "best-sellers" publiées par certains magazines persuadés que la meilleure littérature est celle qui se vend bien (l'ambiguïté du verbe en dit d'ailleurs assez long sur la façon dont cette littérature s'inféode à des principes peu littéraires). Mais il ne faut pas s'y méprendre ni tomber dans le lieu commun qui consiste à penser que la qualité d'un livre est inversement proportionnelle à son succès. Les vraies différences sont ailleurs. Toutes ces formes d'écriture ont en effet pour particularité de ne guère se préoccuper... de l'écriture. Qu'il s'agisse pour les un d'écrire avec une élégance scolaire, pour les autres de mimer les parlers du moment, voire de ne surtout pas se soucier de la façon dont ils écrivent. Seuls comptent les personnages et leurs histoires - ou leur absence d'histoire. Lyrisme de pacotille ou parlure à la mode, jamais l'écriture ne se cherche dans le mouvement du livre, elle est toujours déjà là, utilisable à satiété. Artisans et provocateurs, ces écrivains ne s'interrogent guère sur leur instrument, qui n'est pour eux rien d'autre qu'un instrument. (...) Une seconde différence tient aux enjeux des oeuvres. À côté des littératures consentantes, qui n'ont d'autre préoccupation que de réussir un bel objet ou de faire un bon "coup" éditorial, s'élabore une littérature plus déconcertante. Elle ne cherche pas à correspondre aux attentes du lectorat mais contribue à les déplacer. Ces livres-là sont plus caractéristiques de la période, plus propres à en exprimer la spécificité. Ils ne meurent pas d'une saison à l'autre, emportés par le nouveau flux de la "production" littéraire, ou, du moins, ils lui résistent mieux et demeurent dans les mémoires. C'est qu'ils ne reproduisent pas les recettes anciennes et ne sacrifient pas à la valeur d'échange qui fait du livre un "produit". Loin du commerce et de l'artisanat, c'est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent. Aussi est-ce celle qu'il nous paraît important de privilégier dans un ovurage qui se propose de présenter la littérature contemporaine."

(Le paragraphe suivant est tout aussi passionnant que les lignes précédentes - selon moi, peut-être pas selon vous - mais je renonce à le réécrire ici ; l'ouvrage en question a connu une réédition revue et augmentée en 2008)

(Concernant la photo trouvée sur "Flickr : The Commons", voici les infos :
"Two women boxing"
Format: Glass plate negative.
Rights Info: No known restrictions on publication.
Repository: Phillips Glass Plate Negative Collection, Powerhouse Museum www.powerhousemuseum.com/collection/database/collection=Phillips_Glass_Plate_Negative
Part Of: Powerhouse Museum Collection
General information about the Powerhouse Museum Collection is available at www.powerhousemuseum.com/collection/database
Persistent URL: http://www.powerhousemuseum.com/collection/database/?irn=381264
Acquisition credit line: Gift of the Estate of Raymond W Phillips, 2008
)

jeudi 29 juillet 2010

Un deuxième billet technique




Après mon séjour dans l'île et de nombreuses rencontres avec divers visiteurs de ce blog, de retour à Aix, je prends quelques minutes pour évoquer les diverses façons de l'utiliser :

- le blog est ouvert à tous : j'accueille et publie avec joie sous forme de nouveau billet tous les propos ou "récits de lecture" que tout lecteur (occasionnel, obsédé voire professionnel) de livres corses désire exprimer en ce lieu numérique. Vous pouvez parler de tous les livres corse que vous voulez, même ceux que j'ai explicitement critiqué négativement (cela s'est déjà passé). Il ne s'agit pas ici de promouvoir un certain type de littérature corse (au détriment d'un autre) mais de donner à lire ce qui se lit réellement.

- donc, ne prenez pas mal l'absence de tel auteur ou de tel livre que vous adorez. Je répète ici que : je n'ai pas encore évoqué l'ensemble de mes lectures ni même la totalité de mes lectures préférées. Ce blog est encore très pauvre, partiel, oublieux. Charge à chacun (s'il le désire, bien sûr) de combler certaines de ses lacunes.

- afin de savoir de qui et de quoi on parle sur ce blog, n'hésitez pas à consulter la liste des libellés que j'accroche à la fin de chaque billet (il s'agit de la colonne "De qui et de quoi nous parlons ici") MAIS AUSSI à utiliser la FONCTION "RECHERCHE" (juste au-dessous de l'image du Livre du blog). Bien des noms d'auteurs, de livres, de textes ne sont pas présents dans les libellés et sont tout de même évoqués dans les billets et surtout dans les commentaires. Donc, à votre guise, vous pouvez taper dans la Fonction Recherche : "Marcel Proust", "Derek Walcott", "canistrelli" et "vendetta"...

- un de ces jours, je ferai un effort sur l'apparence de ce blog (fond, couleurs, caractères, images) et son ergonomie (articles tronqués, articles d'actualité restant plus longtemps en page d'accueil, etc.). (Merci à JPS pour ses remarques avisées).

- bon, j'ai acquis un nombre important de livres dans l'île et de la matière pour une petite dizaine de billets, je ferai tout cela au compte-goutte, pour ne pas gaspiller une denrée aussi précieuse en ces temps estivaux.

- qualchì volta mi ne vocu nant'à Facebook è mandu l'internauti versu d'altri siti literarii corsi. Eccu l'ultimi ligami :
- a prisentazione di a rivista Décharge da Norbert Paganelli (u 23 di lugliu 2010) (chì pinsate di i puemi scelti da issu diavule di Paganelli ? - iè, m'hè parsu diabolicu daveru u so risu, quandu ci semu scuntrati in Bastia...)
- a publicazione di i "Carnets de marche" di Angèle Paoli (éditions du Petit Pois) : l'aghju cumandatu nant'à Internet.

À prestu ?


(Explication de l'image qui ouvre ce billet :

The finish of the duck hunt at the New Zealand Division water sports, World War I, 7 Jul 1917
Reference Number: 1/4-009517-G
Photographer: Henry Armytage Sanders
Original negative
Photographic Archive, Alexander Turnbull Library

C'est mis en ligne sur Flickr Commons par la National Library of New Zealand.

Comme quoi !!)

lundi 26 juillet 2010

"Tout le monde se fout de la littérature corse", dixit...

Lu aujourd'hui dans 24 Ore, sous la plume de Caroline Ettori, page 20 (la dernière, toute entière consacrée à l'auteur de la phrase citée en titre du billet) :

"Aujourd'hui beaucoup voient en lui la relève de la littérature corse. Visiblement, la chose ne l'enthousiasme guère. Et le couperet tombe, lucide : "Qui dit ça ? Tout le monde se fout de la littérature corse, même ici. L'absence de dimension critique étouffe les choses qui mériteraient d'être connues." Pourtant, (il) a choisi de publier son premier livre en Corse. Pensant, à l'époque, que la création insulaire pouvait s'exporter. Aujourd'hui, il n'y croit plus."

Ah, un petit remuement du couteau dans la plaie encore béante et à vif, c'est bon ! Encore ! Encore !

Encore ? :

"L'absence de dimension critique étouffe les choses qui mériteraient d'être connues."

Ouh ! Ah ! Oui !

Mais j'entends nos réactions indignées : "Mais qui va dire ce qui mérite d'être connu et ce qui ne le mérite pas ?"

Une réponse comme une autre : les lecteurs (tous) et les critiques littéraires oeuvrant dans les médias. Non ? Ceux d'aujourd'hui et ceux de demain. Les Lecteurs (amateurs et professionnels) et le Temps. Encore faut-il s'exprimer. Qui dira que c'est facile ? Mais qui dira que ce n'est pas souhaitable et enthousiasmant ?

Alors qui a ainsi osé - avec deux petites phrases - replonger le monde littéraire corse dans la crise ? Qui ? Hein ? Qui ?


(Attention ce billet est très sérieux et très ironique, je vous laisse apprécier le mélange, ne m'envoyez pas de lettres d'insulte tout de suite).

dimanche 25 juillet 2010

Divers échos d'été (Constant Sbraggia et Paul Milleliri)

Un jeu de mots pour commencer, aussi raffiné que celui caché dans le titre de ce billet, cela ne mange pas de pain. Comme on dit.

Je lis ceci dans La Corse Votre Hebdo n ° 571 (semaine du 23 au 29 juillet 2010) :

" - Votre état d'esprit à propos de la créativité insulaire ?
- Assez optimiste s'il s'agit des artistes contemporains, qu'ils oeuvrent dans le cinéma ou la peinture (je pense, par exemple, à Agnès Accorsi). Plus réservé si on parle littérature : on manque cruellement d'audace, on est trop dans le récit."


C'est Constant Sbraggia, journaliste et écrivain (déjà évoqué sur ce blog, pour son "Dictionnaire égoïste d'Ajaccio"), rédacteur en chef à Corsica et animateur de deux émissions sur Corsicaradio, qui répond ainsi à la question de Jacques Renucci (journaliste et écrivain lui-même).

Voici ma curiosité mise en éveil. J'aimerais savoir quels sont les livres qui se cachent derrière ces "on", avoir des précisions concernant ce qui est présenté comme un défaut (à savoir "être trop dans le récit"). Mais l'entretien journalistique ne permet pas à l'invité de développer ses idées ; la règle du jeu est la réponse brève. Peut-être sur ce blog, ou ailleurs ?

Concernant le point de vue de Constant Sbraggia sur la littérature, il me semble au contraire que nous avons à faire à une grande variété de formes littéraires, et je n'ai pas tout lu, loin de là. Je pense par exemple au récit plein de fantaisie, impudique et plein de vie, intitulé "L'âne et le Bon Dieu". Je pense aussi aux récits fondés sur des fantasmes que sont "A funtana d'Altea" et "A Barca di a Madonna". Je pense à la poésie (de langue corse ou de langue française). Et vous, à quoi pensez-vous ? Y a-t-il des ouvrages littéraires corses qui vous ont paru audacieux ?

Pour conclure ce billet, je veux citer deux passages du roman épistolaire (est-ce audacieux de réutiliser ce vieux genre littéraire-là ?) "Les Oubliées de l'Empire" de Paul Milleliri. Ce fut son premier roman, paru en 2003 chez Albiana.

Je l'ai lu avec enthousiasme.
Mes impressions :

- l'échange de lettres permet des jouer sur des ellipses, des suprises, des attentes et évite l'ennui (je ne sais pas pourquoi, j'ai l'impression qu'un roman "historique" est nécessairement un peu ennuyeux...) ;

- 350 pages qui se lisent au galop, à la poursuite de Barthélémy Francesconi, un personnage maléfique et complexe, monstrueux physiquement et moralement - le lecteur aimerait (malgré son âme pacifique) aider le jeune Xavier Culioli à assouvir une vengeance plus que compréhensible, mais... (et là je ne dis rien d'un des intérêts majeurs du livre, lisez-le d'abord) ;

- par le regard - partiel, subjectif, contradictoire - des personnages, nous assistons à toute "l'épopée" de Napoléon Bonaparte, depuis ses débuts timides dans le corps expéditionnaire à la Maddalena (1794) jusqu'à la retraite de Russie (1812) et j'ai trouvé que c'était une manière belle et forte de rendre à la vie (qui se fait au jour le jour, dans le brouillard et l'espoir) des événements depuis longtemps figés dans les manuels ;

- c'est aussi toute l'évolution de la médecine et de la chirurgie qui défile devant nous et accorde ainsi au corps une place essentielle dans le roman, un corps souvent meurtri, amputé (voir la toute première scène du roman, horrible et superbe) ;

- roman d'amours enfin, amour filial, maternel, spirituel, ou amour frustré trouvant sa seule réalisation dans les phrases adressées à l'autre (voir l'affection absolue et tragique de Roch Pugliesi (personnage paraplégique) et de Marie-Laure di Grazia...

Et puis je l'ai aussi lu comme la mise en scène d'une période capitale pour la Corse, période qui voit se mette en place le parcours mythique de l'ajaccien Bonaparte, nouant par son être et sa geste l'île à la France, dans des circonstances extrêmement complexes et dramatiques (voir la période Morand qui est évoquée à plusieurs reprises dans le roman).

Vous avez peut-être d'autres impressions ? (Je dis cela parce que je connais quelqu'un qui est en train de lire "Pépé l'Anguille" de Dalzeto dans la traduction de Durazzo chez Fédérop et qui après le chapitre 4 est assez déçu, trouvant l'histoire sans suprise et assez convenue, alors que le début l'avait fait rire en dévoilant les turpitudes des personnages plongés dans la misère, alors...)

Voici le premier extrait des "Oubliées de l'Empire" :

Lettre de Marie-Laure di Grazia à Roch Pugliesi

Paris, 17 frimaire An XIII

Très cher Rocco,

J'avais caressé le projet de vous narrer par le menu les cérémonies du Sacre de notre Empereur. Hélas, force m'a été donnée de constater à l'usage que j'étais dans l'incapacité de mener à bien une telle entreprise. La raison de mon échec est fort simple. Elle tient toute dans le fait que j'avais omis de considérer que ma position, à la fois de spectatrice et de modeste actrice, loin de m'être un avantage pour me permettre de jouer un rôle de témoin privilégié m'avait en fait bridée et placée sous oeillères. Si j'étais demeurée à mon balcon sur le passage du cortège, outre le fait d'être au chaud, considération non négligeable car le ciel était à la neige, j'aurais pu décrire tous les détails notés à la vue de ce spectacle grandiose. Mais, placée au sein même du cortège, à distance respectable de la cavalcade de tête et du carrosse des Altesses impériales, je ne pourrais vous parler que de la berline décorée qui précédait la nôtre et de l'enthousiasme d'une foule immense massée tout au long du parcours. On estime qu'entre Parisiens, Français des provinces et étrangers, il y avait cinq cent mille spectateurs. En Notre-Dame, sur le passage de notre Impératrice, j'ai pu noter la richesse de son manteau de velours pourpre et d'hermine, semé d'abeilles d'or. Long de huit aunes et très pesant, il était soutenu d'une mauvaise grâce peu dissimulée - tant pis si je vous apparais bon bec - par les Princesses impériales, si bien que l'Impératrice s'en trouva un instant déséquilibrée avant que la dame d'honneur et la dame d'atour e s'en viennent la débarrasser de ce brillant fardeau. On dit qu'au moment où l'Empereur a placé la couronne sur la tête de son épouse, celle-ci a versé un pleur. Détail que je ne puis confirmer car je me trouvais en un endroit de la nef d'où il m'était difficile de distinguer les impériales larmes. Joséphine portait une robe de satin blanc brodée d'abeilles d'or et de pierreries, évasée aux épaules avec cherrusque. Mais savez-vous ce qu'est cet affiquet ? Le décolletage en carré découvrait sa poitrine. Au reste toutes les jeunes femmes et même quelques moins jeunes avaient la gorge nue de façon on ne peut plus immodeste sauf à offenser la vertu.
Le vivat Imperator in aeternum a été prononcé par le pape et repris par l'assistance. Le Te Deum, l'orémus, la messe, l'Evangile me sont apparus d'une interminable longueur. J'en demande pardon à Notre Dame. Tout en confessant ma faute je l'implore de bien vouloir prendre en considération que mes pieds enserrés dans des escarpins trop étroits me faisaient horriblement souffrir. Elle est mère de Notre Seigneur Jésus mais elle est femme aussi. Je garde donc le ferme espoir qu'elle saura me comprendre et plaider ma cause pour me permettre d'obtenir l'indulgence divine. Mettant à profit la présence de Sa Sainteté le pape je lui ai adressé une prière aussi muette que fervente. Je veux croire que nonbstant le cérémonial et l'étiquette elle aura été entendue et qu'un jour que j'espère prochain nous serons réunis.
Le premier des cent coups de canons qui marquaient la fin de la cérémonie a été pour moi un soulagement. Le retour vers la rue de la Loi a duré une éternité. Nous ne sommes rentrés qu'à la nuit tombée à la lueur des torches, moulus de fatigues et d'émotions et, pour ma part, transie de froid. Le soir j'ai renoncé à toutes les festivités offertes au peuple de Paris car à mes yeux rien n'égalait les délices de la tiédeur de mon lit.
Le lendemain, bien décidée à m'installer dans mon douillet farniente je ne me suis pas rendue à la grande fête donnée aux Champs-de-Mars pour la distribution ds Aigles. Bien m'en a pris. La cérémonie s'est déroulée sous la pluie et la neige. De ce qui m'a été conté il paraît que ce fut pitié de voir l'Armée défiler dans un champ de labour envahi par la boue. Tant d'uniformes mais aussi de toilettes s'en trouvèrent ainsi gâtés par la tempête qui provoqua la déroute parmi les spectateurs. L'Impératrice et sa fille Hortense, elles-mêmes, désertèrent les lieux. On dit que l'Empereur en éprouva du courroux. Seule Caroline Murat puisant sans doute quelques chaleurs dans la fougue de son caractère serait demeurée sous la neige, épaules et gorge nues, jusqu'à la fin du défilé. Rien que d'évoquer la scène j'en frissonne de froid ou de fièvre. Je ne sais ; car la toux m'est revenue, M. Portal me doit visiter ce jour. Saura-t-il faire la part entre la fièvre qui me brûle et l'amour qui me consume ? En vérité je ne m'en soucie guère du moment que vous, vous le savez.

Votre Laure

Et ce deuxième extrait, enfin (et en écrivant le premier, je comprends pourquoi j'ai choisi le second et le pourquoi du titre de ce billet - vive l'Inconscient...) :

Extraits de feuillets, peu lisibles, du journal de Xavier Culoli, en Russie

- 19 octobre 1812. Nous avons quitté Moscou ce jour. Partagés entre la joie de retourner chez nous et la peur d'affronter à nouveau ce vaste territoire. La semaine passée nous avons connu la première neige. (...)
- 18 novembre. Jour de festin, j'ai eu droit à une soupe d'herbes assaisonnée à la poudre de fusil.
Ca ne vaut pas une potée au lard. C'est égal, j'aurais bien repris une autre bolée si elle m'avait été offerte. Notre quotidien est fait de glaçons rouges. Nous les coupons à la hache. C'est du sang de cheval ou autre, mêlé à la neige...

Je suis sûr qu'un tel livre pourrait être publié dans une collection de poche et des enseignants de français pourraient le faire acheter à leurs élèves, avec grand profit, non ?

jeudi 22 juillet 2010

Entre Ajaccio et Bastia...

Torpeur estivale, torpeur estivale...

Comme le filet d'eau sur le point de se tarir, voici un misérable billet, écrit entre Ajaccio (où eurent lieu le week-end dernier les deux journées du livre corse sur la place des palmiers (Foch) - qui auront lieu de nouveau en août ; j'y étais pour signer "Eloge de la littérature corse" et "Un lieu de quatre vents" ; ce fut très sympathique de pouvoir discuter avec quelques lecteurs et avec d'autres auteurs comme France Sampieri, Jean-Louis Moracchini et Paul Milleliri (dont je suis en train de lire - et d'aimer de plus en plus - ses "Oubliées de l'Empire", j'en avais déjà parlé il y a quelque temps et j'en reparlerai, ou vous avant moi ?)), écrit entre Ajaccio, donc, et Bastia (où aura lieu ce samedi 24 juillet 2010 un Salon du livre corse dans le péristyle du Théâtre ; j'y serai, plutôt en fin d'après-midi, pour rencontrer, discuter et signer).

Et qu'y a-t-il dans ce misérable petit billet ?

Un lien vers le site des éditions Albiana qui ont eu la gentillesse de me poser treize questions (pas une de moins !) et de publier l'intégralité de mes réponses (oui, oui !). Je préviens ceux qui connaissent déjà le blog : vous ne trouverez pas de révélations fracassantes, mais une version synthétique des idées discutées sur le blog, un historique de la naissance du blog et du livre du blog, la reprise d'un point de vue sur la nécessité d'un double espace de lecture (professionnelle et amateur) qui fasse place aux propos contradictoires, aux discussions argumentées et aux critiques notamment négatives.

Bonne lecture ! Cliquez ici !

N'hésitez pas à "dire la vôtre !" Ici ou là !

mercredi 14 juillet 2010

9 occasions, moins une

Je lis dans le dernier numéro de "Corsica" un article de Robert Colonna d'Istria, faisant l'éloge d'une manifestation littéraire et artistique nommée "Allegria 2010".

Plusieurs motifs de satisfaction :
- diversité des arts : on peut entendre lire des oeuvres littéraires et écouter des oeuvres musicales
- diversité des littératures : "grands écrivains de la Méditerranée" et "auteurs insulaires" associés dans une même soirée
- diversité des genres : poésie, théâtre, romans, nouvelles, essai et même un lamentu (celui de "Ghjuvan' Cameddu")
- diversité des lieux : Ajaccio (pour la soirée d'ouverture) et huit villages de Corse-du-Sud
- diversité des dates : 9 dates (mais l'auteur de l'article signale une "douzaine" de rencontres") réparties sur les mois de juin, juillet, août et septembre

Que peut-on souhaiter ? (vous pouvez donner ici votre opinion) :
- qu'un site internet soit dévolu à cette opération (rien trouvé sur Google, ni sur le site du Conseil Général de Corse-du-Sud)
- que des traces (audiovisuelles, écrites) soient conservées de l'ensemble de ces lectures. (J'adorerais savoir précisément ce qui a été lu des oeuvres de Sciascia et de Jérôme Ferrari, de Séféris et de Michel Solinas, etc. ; je ne pourrai assister à aucune de ces soirées, comme beaucoup des amateurs de littérature, notamment de littérature corse)
- que l'opération se renouvelle tous les ans (ce qui semble être prévu)
- que cette opération soit aussi menée par le Conseil Général de Haute-Corse (Signalons qu'avec le Conseil Général de Corse-du-Sud, l'organisation de la manifestation est faite par Mychèle Leca et Ysabelle Lacamp, qui avait déjà organisé l'opération "Racines de ciel")

Explication du titre :
- la soirée d'ouverture a déjà eu lieu : le 18 juin dernier ! J'ai dû rater l'info. L'écrivain franco-libanaise Vénus Koury-Ghata et Ghjacumu Thiers ont animé cette soirée.

Les 8 dates restantes (reprises de l'article de Robert Colonna d'Istria) :

ALLEGRIA 2010
Méditerranée contemporaine
Juin/juillet/août/septembre 2010

Samedi 17 juillet
Cauro, 21 h 00, Village
Lectures d'extraits des recueils de nouvelles La mer couleur de vin de Leonardo Sciascia et Ceux d'à côté de Sébastien Pisani, lus par l'auteur.

Vendredi 23 juillet
Figari, 21 h 30, salle de la mairie
Lectures d'extraits du recueil de nouvelles Rêves diurnes de Vassilis Vassilikos, et du Lamentu di Ghjuan'Cameddu, par Michel-Ange Torrent-Turi.

Samedi 24 juillet
Zonza, 19 h 00, place de l'église
Lectures d'extraits du roman Mal de pierres de Milena Agus, et de Paresses de l'amour... entre solitude et silence, de Danièle Maoudj, lus par l'auteur.

Lundi 2 août
Levie, 18 h 30 : rencontre avec Marcu Biancarelli et Jérôme Ferrari à la bibliothèque
21 h 30 : spectacle sur le toit du musée.
Lectures d'extraits des romans, Un Dieu, un animal et Où j'ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari et de Murturiu de Marcu Biancarelli, lus par les auteurs.

Samedi 7 août
Cozzano, 19 h 00, médiathèque
Lectures d'extraits de Senilità d'Italo Svevo, et de textes et poèmes de Ghjacumu Thiers, lus par Michel-Ange Torrent-Turi.

Vendredi 13 août
Sainte-Marie-Sicche, 21 h 00, église
Lecture d'extraits de la pièce Comédies barbares de Ramon de Valle-Inclan, et de Stonde paisani de Michel Solinas.

Samedi 21 août
Petreto-Bicchisano, 21 h 00, église de Petreto
Lectures de poèmes de Georges Séféris et de textes de Robert Colonna d'Istria, en présence de l'auteur.

Vendredi 10 septembre
Soirée de clôture au couvent de Vico, 19 h 00
Lecture de La renfermée, la Corse, de Marie Susini, par Mychèle Leca et Ysabelle Lacamp, improvisation dansée de Michèle Ettori.

Lectures par les élèves du cours d'art dramatique de Paul Grenier au théâtre de l'Aghja d'Ajaccio, Magali Bartoli et Pierre-Alexandre Descazeaux.
Contrepoint musical par les élèves du Conservatoire de Musique et de danse Henri Tomasi d'Ajaccio : Sylvie Lunardi (violoncelle), Odile Coggia et Tifany Sialelli (flûte), Serenya Djibodé (violon), direction artistique Serge Lodi, professeur de violoncelle.

vendredi 9 juillet 2010

Du geste de l'homme aux lunettes noires

et puis : un geste de la main droite, remontant vers l'épaule gauche ; ce geste, juste après avoir touché quelque chose que l'écran ne dévoile pas, quelque chose hors champ

et avec ce geste, tout le corps qui se met en mouvement, calant son rythme de corps électrisé sur la mélodie électrique (une note répétée de façon syncopée)

d'un coup de ton doigt sur le tambour, écrivit Rimbaud

un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie

c'est entre la seconde 21 et la seconde 22 du CLIP de Karol et Boffy (2010)

et à chaque fois que je regarde cette vidéo, je reste stupéfait par les gestes de l'homme aux lunettes noires, en arrière plan, qui bouge au rythme de la musique qu'il fait naître avec l'invisible objet-tambour

une chanson d'amour malheureuse, encore une, pourquoi pas

avec un décompte vite oublié finalement pour seule structure

quattru celi, una neve

(le plus beau vers de la chanson pour moi)

c'est entre les secondes 28 et 33 de la première minute

d'où vient cette neige ?

quatre ciels une neige

j'aime ici l'apparition des éléments du monde, repris plus loin avec

l'oceani
i grandi fochi
i venti forti

j'aime ça au plus haut point, cette irruption violente au milieu des grands chamboulements sentimentaux des petits humains nerveux

une chanson d'amour épidermique soumis aux vents, aux feux, aux eaux d'en haut et d'en bas

je l'écoute en boucle, c'est comme ça qu'on dit ? C'est tout à fait ça.

C'est de Pierre Gambini, vivement l'album.

Voici le texte en langue corse (une proposition de traduction à venir) :

7 illusioni

Dui punti soli
dui punti persi
dui lumi pronti à fughje.

Tre notte à riflette
tre notte di più
tremuleghji zitellini


Cinque anni di muri
cinque diti morti
cinque mille anni di lumi

Quatru siconde di tè,
quatru batticori
quatru celi, una neve.

una sola via
pè parechje vite
una villa infinita

Mi ramentu un ideale
Mi ramentu i to capelli.

Mi ramentu un veranu,
Mi ramentu a to pella,

E nanz'u à u sette
c'hè un sei ch'ùn esiste,
ch'ùn po esse cùn tè.

settisettanta l'amore
canta senza mè,
à l'orlu di u mio core.

Mi ramentu l'oceani
Mi ramentu i grandi fochi
Mi ramentu i venti forti

Ch'in la mio mente l'amore spentu.

Una manu sola,
fredda senza tè,
un silenziu infinitu.


Voir ici pour écouter et voir.

lundi 5 juillet 2010

Source de nouvelle poésie

Mi scusareti, ma mi dumandu ciò chì ghje' futtu quì,

voddu dì quì in u locu ind'ì ghje' stocu,

postu à pusà à a tarrazza d'un caffè di u me paesu,

cù a primura vana di scriva una stodia senza filu,

è l'eroi immobili di issa stodia saria eu, o un altru,

vidaremu.



Avec ces quelques premiers mots, écrits je ne sais quand, ni où, ni comment, mais publiés en 2000, (et épuisés depuis), nous tenons une des remuantes sources de nouvelle poésie corse

du genre de celle qui nous fait vivre

(lisez bien tous les mots)

voici la traduction française (et les noms d'auteur et de traducteur et de livre etc. ne nous importent pas tout de suite).


Vous m'excuserez, mais je me demande ce que je fous ici,

je veux dire ici, là où je suis,

assis à la terrasse d'un bar de mon village,

avec le souci futile d'écrire une histoire sans intérêt,

et le héros immobile de cette histoire, ce serait moi, ou un autre,

on verra.

vendredi 2 juillet 2010

Un introuvable retrouvé : Marie-Jean Vinciguerra à partir de Shakespeare

Où trouver le texte suivant ? Eh bien ici, et ce, avec l'accord de l'auteur (comme annoncé précédemment). Que je remercie.

Evidemment ce texte (publié en 1992, dans le recueil "Corse, défense d'une île", éditions Autres Temps) a un intérêt en lui-même (mais lequel selon vous ?), mais il est aussi un des trois textes qui m'ont poussé à aimer la littérature corse (après "La confession du solstice" (1988) de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci et "A Funtana d'Altea" (1990) de Ghjacumu Thiers... ).

D'une lecture de la "Tempête" ou la Corse comme métaphore baroque du mystère

par Marie-Jean Vinciguerra

Entraînés dans la sarabande des images en "abîme" du cinéaste anglais Greenaway (Prospero's Books) déchiffrant dans Prospero l'autoportrait d'un Shakespeare-démiurge, créateur d'une fiction plus réelle que la réalité, nous avons retiré de la mer, "La Tempête", le livre noyé des charmes abolis.

Livre des sortilèges où l'auteur convoque la troupe des masques pour animer et congédier d'ultimes fantasmes : baisser de rideau sur des simulacres et vain retour au Réel.

Recommençons le divertissement pour un exorcisme. Aux esprits sommés de se dissiper dans l'air subtil, redonnons corps, espérant ainsi retrouver dans ce nouveau songe, la trame secrète de notre étoffe insulaire.

Suscitons la magique "Tempête" sur une scène qui, cette fois, dit son nom : la Corse.

Ainsi se complète le portulan shakespearien, trompe-l'oeil d'un infini insondable où "s'ancre une île".

Sous l'île enchantée de Prospero, prince de l'esprit et duc déchu, en exil, il y a, scellé, le roc d'une île en deuil, qui se dissout en grains de sable :

L'île de Caliban-le Maure, fils de la Sorcière Sycorax, soeur jumelle de Gorgone. S'y échouent, à leur retour de Tunis, Alonso, roi de Naples et Antonio, frère de Prospero, duc de Milan, par traîtrise.

Dans son adaptation de "La Tempête", Aimé Césaire situait l'île du côté des Antilles... Pour Lawrence Durell "L'île de Propsero" dérivait jusqu'à Corfou. À chacun son île... une île qui a une ombre pour corps.

Dans le mirage de la Fée Morgane, Ulysse avait pénétré l'Île des Lestrygons par l'entaille des falaises de Bonifacio, bouche vite refermée sur le miroir de la caverne.

Sur l'un des rivages s'agitent les chimères des naufragés en mal d'usurpations passées et à venir, sur l'autre plage, l'histoire bouffonne et fait sonner la marotte, enfin devant la grotte de Prospero surgit un jeune homme, rescapé de la tempête, image du dé-sir, ce regret de l'astre absent.

Ferdinand, fils du roi de Naples, rencontre l'amour sur l'île de la haine, conduit Prospero au pardon et entraîne la fin de l'Histoire, une histoire, qui n'est elle-même qu'illusion. "La Tempête" dans sa boule de verre est l'histoire circulaire de l'Île : invasions des peuples de la mer, envies des capitaines d'aventure, serpents de la vengeance, folies des rois d'opérette et cet avatar du couple Caliban-Trinculo, Grosso Minuto, bouffon emblématique du Général des Lumières, Pascal Paoli, "U babbu di a patria", Pascal Paoli, "père spirituel" de Caliban, celui qui jette hors de l'île Buonaparte, le fils rebelle et qui connaîtra, à son tour, l'exil dans la grande île. Caliban, Paoli, Bonaparte, sous le signe maléfique de la Gorgone, une histoire d'îles et d'ex-il(e) : la Corse et ses doubles de substitutions, le rêve métisse des Antilles, l'Île d'Elbe, Albion, Sainte-Hélène... Ex-ils sans retour. "La Tempête" : tous les versant de la tragi-comédie du malheur insulaire à laquelle aucun théâtre n'a donné sens. Pas d'Eschyle ni d'Aristophane pour se partager la scène : Caliban tenté par la folie d'Ajax ignorant le miroir. Île qui a un corps pour ombre.

Raccrochons les oripeaux d'imposture placés sur le tilleul d'Ariel, le génie aérien de Prospero, commis aux enchantements et appareillons vers les rivages de Miranda-Nausicaa, la fille "digne d'admiration" de Prospero, miroir de l'île où se tissent les reflets de l'innocence, de l'Absence. Miranda ou l'aurore de l'île utopique dans sa pure essence rêvée, la fiction donnant charme à l'île incorporelle de personne (No-body).

L'île, fille du Songe, n'est que de n'être pas comme cette Infante si blanche qu'on voyait le vin couler dans sa gorge. Prospero, metteur en scène, Miranda, maîtresse d'Harmonie, harpe du Silence.

Quel imp(r)udent pourrait se targuer d'être propriétaire de l'île ? Tout pouvoir n'est-il pas volé, "robe dérobée dont s'enrobe" la vanité de l'imposteur ?

L'Île enchantée volée par Sycorax, la Sorcière d'Alger, capitale d'un Orient barbare, puis par Prospero, le naufragé, qui la conquiert par magie, d'exil faisant royaume, enfin convoitée par Stephano, le sommelier ivrogne, titubant sur ce territoire incertain : "terra nullius", objet-colifichet de toutes les gourmandises, fruit métamorphosé en ulcère qui pourrit Gênes, "la Dominante", et l'Empereur.

Caliban, "petit fauve à taches rousses, vraie semence de sorcière" en est-il dépossédé comme il le croit ou n'a-t-il pour titre que le mythe solaire de "l'homme-île", qui se sent propriétaire de l'île entière, roc et plage sans cadastre ?

Que vaut la "donation" de la Corse par Pépin le bref au pape Etienne II, confirmée dans une histoire légendaire, par Charlemagne à Adrien ? et les "droits" de Pise, de Gênes, d'Aragon, du roi de France ? Historiens-prestidigitateurs de l'Histoire...

Seul prince légitime, Prospero)le-poète, régnant sur des sujets de fiction façonnés dans sa langue.

Prospero retiendra-t-il Caliban dans les filets de la langue du roi, du prêtre, du juge, du soldat ?

Caliban peut-il accéder à la re-connaissance de soi dans la langue du Maître et lui en tenir reconnaissance ?

Ô le désir d'une langue davantage sienne sous l'étreinte de la langue imposée.

Ô le combat de l'enfant à la bouche d'amertume, privé du premier lait latin et qui se rebelle dans le sein de la nouvelle marâtre "mère des arts, des armes et des lois".

Drame de Caliban, deux fois asservi, deux fois contrarié dans la langue :
"Sauvage, il jacassait comme une brut."

Prospero et Miranda ont "fourni à ses désirs des vocables pour les nommer", promesse de libération et asservissement.

L'esclave retourne le don en imprécation :
"Tu m'as enseigné le langage, et le profit qui m'en revient, c'est de savoir comme on maudit. Que t'emporte la peste rouge pour m'avoir appris ta langue..."

Ce Vendredi est sans reconnaissance pour son Robinson. Caliban, aboyeur de blasphèmes. Lestrygon logophage avec des renvois d'insultes. Maldisant et médisant.

Echec d'une éducation par imposition de la langue, parce que Caliban ne sait pas encore que la culture, au-delà de la révolte, est aussi reconnaissance. Refondation sur son propre socle, mouillage aux fonds nocturnes, greffe et provignement de surgeons venus d'Ailleurs.

Au bout de la révolte, la reconnaissance rétablit la juste balance. Sans reconnaissance, Caliban est voué aux cris et au désordre.

Si Ariel est délivré par Prospero du charme qui le piège dans la fente de l'arbre, Caliban-Arlequin "Jean-foutre bariolé. Rapiéci-rapiéça" est condamné, échine pliée, à la corvée du bois mort. Caliban-charbonnier crache, en noire imprécations, le charbon de la langue brûlée.

Avatar monstrueux de la bête à quatre et huit pattes et deux voix, Trinculo dissimulé sous la souquenille de Caliban. La bête à deux voix, celle du devant et celle de derrière. Alichino, diable dantesque, avec sa gueule de devant et sa trompette de derrière. Il ne reste plus à Caliban, "veau de lune", qu'à beugler sa rage cosmique.

L'Île est scellée dans le silence. Elle porte dans son ventre, son antre, la pierre du secret.

Ce secret ne se déchiffre pas dans les harmonies du paysage, arc-en-ciel de l'illusion du monde : "cette île est pleine de rumeurs, de bruits, d'airs mélodieux qui charment". Ce n'est là que royaume rêvé, terre bucolique, imaginaire "Triomphe" de Cérès... L'Île a la langue liée.

La mer inlassable vient mourir sur l'amiante bleuâtre de la plage de Nonza, langue rongée par l'arsenic. Cri aux cimes du silence : dans le miroir d'une méditerrannée sous le vent s'efface le regard sans mémoire de Caliban-Narcisse muet.

Aucun volcan ne donne parole à l'Île.

L'imprécation n'est pas lave, mais bave.

Il n'est pas de cratère pour renvoyer en écho de feu la parole d'Empédocle, qui, à travers le gosier nocturne de l'Etna, est retourné aux éléments premiers. Du chaos, l'ordre ne naît qu'avec la langue. Entre Grèce et Toscane, Caliban a avalé sa langue.

Il n'y a pas de volcan ni cette soufrière d'où nous dit Sciascia les grands auteurs siciliens ont tiré leurs oeuvres comme fleurs de soufre.

En ce sens, la Corse n'est pas le double, mais l'envers encore illisible de l'Île d'Empédocle.

Des nappes de paroles portées par les vents de la mer, les officiers, prêtres et tabellions, ont recouvert l'île, de part et d'autre des cimes. Caliban s'est habillé de mots dans les écoles, les églises, les prétoires. Il a changé d'habits jusqu'à en être bariolé. Perroquet baroque.

Caliban s'est divisé. Il s'est exilé muni des passeports de la langue du Maître. L'autre Caliban s'est éloigné des routes de Rome. Par les sentiers masqués de fougères, sur les chemins de la transhumance, il a regagné la forêt matricielle pour tenter de trouver en ce "lieu" (lucus - "locu") le noyau de l'être.

Des graines de paroles, filles de la mer toscane, ont essaimé sur la terre de Rome et enfoncé dans le roc les racines têtues et bâtardes de la langue du Peuple.

Elles y ont trouvé suc. Les mots se sont faits soc. Mais alors le roc s'auréolait de clairières, aujourd'hui désertées par les hommes. Caliban est redescendu aux rivages, aux frontières de la mer et de l'exil. Il s'est exilé dans l'Île.

La langue de la montagne laboure vainement les sables.

Caliban tourne en rond.

Sciascia dit "la Sicile, terre de conquêtes et de désolation". L'histoire de l'île est bien une histoire de naufrages et de naufragés. Île de chroniques sans mémoire.

Caliban-le Maure n'a cessé d'offrir à l'Occupant le spectacle d'une île dont la splendeur ne lui appartient pas, puis ses bras de porte-faix et de porte-drapeaux. De ne pouvoir se délivrer, il s'est livré. Intronisant le roi emblématique d'un été, Théodore de Neuhoff, qui valait mieux qu'un opéra-bouffe, il s'est voulu Royaume. En désespoir de cause, il s'est même donné à la Reine du Ciel.

De révoltes en agenouillement, de cantiques en vociférations, quelle tragédie ! De ne pouvoir habiter le corps de son île, le plus rebelle de ses enfants s'est bâti un Empire dont le coeur resta toujours un foyer déserté. Et l'île de se satisfaire, après tant de soubresauts, pour amuser sa torpeur, d'un roi républicain "Rè Manuele" et de "capipartiti", avatars de ce Protée "pauvre dieu de 6ème classe" dont Claudel fit le roi d'une île.

Dans l'île enchantée, l'ivrogne Stephano et le bouffon Trinculo ne faisaient-ilos pas déjà trébucher, dans leur gesticulation burlesque, tout pouvoir d'usurpation et d'ivresse ?

Prospero règne sur une île sans sujets. Caliban est son esclave. Mais en ce seul indigène pullulent les morts. L'île n'est-elle pas la métaphore d'un désert peuplé de plus de morts que de vivants ? Quelle fidélité garder à ces morts, qui, dans une histoire chaotique, se sont trompé de combats.

Quelle parole leur donner et dans quelle langue ?

À la fracture des morts et des vivants naît la tempête : chasses en trombe des "squadre dei morti", chasses Hennequin conduites par les damnés.

Que sont nos pères devenus ? Ces morts qui ne veulent donner paix aux vivants : dans les torrents où scintille l'insaisissable truite de l'âme des trépassés, dans les petits chiens errants, les esprits follets vacillant sur les tombes, les lucioles au creux des yeux des châtaigniers, dans le sabbat des confréries d'âmes en peine, dans les songes et sur ces escaliers d'ombre des maisons ancestrales vides où pendent, en grappes serrées, les morts sur leurs arbres généalogiques. Comment écarter ces ombres, qui encombrent, dès le crépuscule, les chemins et regardent par-dessus notre épaule ?

Île-crypte où les simulacres de vie s'enracinent à la mort, où le mort ne cesse de chercher sa voix.

Chaque village est un ombilic des ombres.

Le Temps vieillissait hors de l'île, qui garde la jeunesse de la mer violette.

L'Histoire s'est pétrifiée. Du squelette du père noyé dans l'imaginaire de "La Tempête", prolifère tout un bourgeonnement sous-marin et minéral
"de ses os naît le corail
de ses yeux naissent les perles".

Les secrets de la vie enfouie brillent aux yeux de la diorite orbiculaire et du porphyre.

Sycorax, sorcière "ployée en cerceau", double magique de Circé et Gorgone, a pétrifié, lignifié, ignifié les paladins de pierre de Filitosa, vaincus par les peuples de la mer. Nos légendes racontent, au feu de vieilles encapuchonnées de songes, ces histoires de pétrification. Île de pierre et de cendres.

Île une et divisée. Dans la glace de la haine éclate le roc.

La famille, feu et pierre, se fend. Caïn et Abel.

Sampieru, Othello corse, étrangle Vannina. Sur la scène du monde, Pozzo di Borgo, instigateur de toutes les coalitions.

il y a un "en deçà" et un "au-delà des Monts, "la terre des Seigneurs" et "la terre du Commun", le schiste et le granit. L'unité est dans le mythe. Caliban s'y efforce.

Entre la mer et la montagne, entre pic et nuage, le fini et l'infini, la racine et le néant, l'absence et la douleur, l'image et son ombre aux miroirs vides du ciel et de la mer.

Dans le silence et la tempête s'enroulent des processions invisibles avec des chemises ensanglantées pour gonfalons.

"Le vent en Sicile est une dimension de l'île". (Sciascia).

Ici, le vent divise ses souffles. Les vents, annonciateurs d'invasions, signes erratiques de désordre, étendards blêmes de rébellion et de violence, vindicte et tornades dans le vide. Caliban, sujet des vents. Saisi du dedans par "La Tempête".

Cù a tempesta d'arimani
Tutt'inseme sò partiti.
In fondu di lu rionu
Si sentia rughja lu ventu
Chì purtava da Ghisonu
A malora è lu spaventu ;
Si vidia chì per aria
Era occidiu è tradimentu.

(In morti di Caninu
Voceru di la Suredda)

Dans la tempête d'hier
Ils sont partis tous ensemble
Au fond du ravin
On entendait rugir le vent
Qui portait de Ghisoni
Le malheur et l'épouvante
On pressentait dans l'air
Tuerie et Trahison

Caliban-le Maure, "créature de ténèbres", puissance de l'instinct, force tellurique entravée, est monstrueusement accouplé au bouffon Trinculo. Caliban solitaire, orphelin, bâtard. L'Île s'est peuplée de Calibans.

Regard lointain sur l'horizon, Caliban, berger des morts. Dépossédé de sa capitale bruissante, la forêt, dépossédé de lui-même, Caliban rêve d'être un Peuple. Contradictoirement, il chante la liberté au moment même où il se donner à un nouveau maître :
"Freedom, high-day ! high-day, Freedom ! Freedom highday-Freedom "

Un archipel peut-il former une île ? De tant de solitudes peut-on faire un peuple ?

Venue du tréfonds et comme de l'abîme du temps, l'emblématique "paghjella" où trois Calibans, ignorant le chant choral, construisent de leurs voix distinctes - altu, bassu, terza - et de leurs solitudes entrecroisées, une voûte polyphonique. La main sur la conque de l'oreille, Caliban, sourd et à l'écoute, religieux, laisse monter ce chant profond qui traverse les siècles, voix et parole du Peuple, à la couture rustique des deux voix latines.

Caliban-Minotaure, Pan, Centaure, Grand Bouc, Caliban est enfermé, à ciel ouvert, dans le labyrinthe d'où Renan rêva de le sortir dans la suite théâtrale et philosophique qu'il a donnée à "La Tempête". Caliban-le Peuple succède à l'occupant Prospero, qui "a voulu apprendre, tel Protée, la langue, l'hygiène et la morale à un satyre".

Et pourtant comme dans la Sicile du "Guépard", rien ne changerait-il, sinon que l'esclave se met dans les habits et les gestes du Maître ?

La véritable leçon de "La Tempête" va bien au-delà d'une leçon de morale politique. C'est par la représentation qu'il se donne de lui-même sur la scène de la Fable que Caliban découvrira son corps et prendra sa libre respiration. Comme tous les personnages de "La Tempête" d'"égaré" qu'il était, il se retrouvera lui-même.

Caliban peut alors se dédoubler en Ariel, Ariel, esprit des éléments du Cosmos, confiné dans la fente d'un pin et libéré du piège par Prospero, est le Génie du Théâtre.

Prenant son envol à chaque page du Livre des sortilèges, il nage, vibre, se divise en autant de personnages que l'Action le commande et pourtant ne cesse de réclamer de Prospero sa liberté : Ariel n'existe que dans l'espace et le temps de la représentation, par la vertu de la Fable. Sans Prospero, le poète-démiurge, Ariel n'existe pas. Ariel "libéré", livré à lui-même, perd ses ailes. Il retourne au silence des éléments. Panthéisme, qui est vie du cosmos, mais mort de la conscience de l'homme, fin de la déchirure, du cri, de l'histoire.

À travers le mensonge de la Fable, c'est par Ariel que les personnages, d'abord "enchantés", accèdent à leur vérité contradictoire.

Le paradoxe de la Fable est de faire sortir l'homme du songe par la représentation même d'un songe. "La Tempête", c'est la revanche du poète, qui, seul, peut donner sens à une "histoire pleine de bruit et de fureur".

Prospero fait du livre son véritable royaume. Un royaume inaliénable. Tout le reste est fumée.

Les vrais hommes, avec leur charge de conscience et de malheur, sortent du miroir de la caverne de Prospero.

Sciascia posait la question : "Comment peut-on habiter la Sicile sans imagination ?"

Sans ce dédoublement de Caliban en personnage sur la scène d'un théâtre, l'île mortifère le réduit au bois de la marionnette. L'île est dans l'attente d'Ariel.

Pour retourner la main du destin, les calembours et facéties de Grosso Minuto ne suffisent pas. Il faut troquer la marotte contre un miroir.

Condamné à la seule théâtralité, hors du miroir de la scène, Caliban-l'insulaire, obscur à lui-même, ne sait plus du vrai et du faux se démêler.

Il appartient à "Prospero-Caliban" d'organiser "La Tempête" et de jeter au feu l'arbre mort, la défroque du fonctionnaire, les fantoches d'un théâtre d'ombres, la langue de bois, les faux papiers d'identités, de vouer à la salubre peste les simulacres de poussière.

Ainsi Caliban, fils de l'imprécateur Satan et de la Sorcière, transmutera le blasphème en chant du monde, "l'ochju" de la "ghjettatura" en regard lucide et libre sur soi et les autres. La Fable fera voler en éclats l'Utopie.

Le noble Gonzalo rêve d'une pure République, celle des Cathares - Ghjuvannali et Sambucucciu d'Alandu, granite taillé dans la nuée :
"Dans ma république, je ferai toute chose à rebours : je n'y tolèrerais aucun trafic ; aucun titre de magistrat ; nul n'y saurait ses lettres ; on n'y connaîtrait riches ni pauvres non plus que serviteurs ; et ni legs ni contrats ; ni bornes, ni enclos, ni labours, ni vignobles ; ni l'usage du fer, du blé, du vin, de l'huile ; nulles occupations qu'oisives pour les hommes, comme aussi pour les femmes, innocentes, pures ; nulle souveraineté...
La nature produirait tout pour un chacun sans effort ni sueur : trahison, félonie, piques, épées, couteaux, canons, armes, machines seraient bannis ; car d'elle-même la nature fournirait tout à profusion, tout à pléthore pour nourrir mon peuple innocent".

Le chant du monde n'est pas le rêve. Il s'agit de se connaître : sans le diamant de la langue, Caliban ne grave pas l'homme dans le miroir. Caliban se rejoint dans le double du personnage.

Mais que Caliban ne brûle pas le livre de Prospero !

Pour avoir trop fréquenté sa librairie, Prospero a perdu le pouvoir. C'est par le Livre qu'il rétablit le vrai pouvoir : la maîtrise de soi. Il n'est Maître que de soi.

Que s'installent les tréteaux sur la place du village, que se dresse le Théâtre du double et de la cruauté sur le promontoire baroque au parvis de nos églises !

Et que le procès commence !

À l'intérieur du cercle magique, voici brûler les conspirateurs conspirant dans la braise de la conspiration, les masques des traîtres à eux-mêmes et tous les oripeaux des "égarés". Que l'imprécation du Voceru qui annonçait déjà un théâtre et une catharsis se transforme en "tempête" sur la scène pour la grande "purgation" !

Supra à tè caschi lu sonu
È ghjunga lu tarramutu
Chì si zappi lu tu agnu
À son di corra è d'imbutu
O fiddol di la puttana
O fiddol di lu currutu

(Voceru d'una suredda
in morti di u frateddu)

Que sur toi tombe le tonnerre
Et que t'engloutisse le tremblement de terre
Que ta maison soit détruite à coups de pioche
Au son des cors et des entonnoirs
O fils de la putain
O fils du cornard !

La Sicile offrait à Sciascia "la synthèse de tant de problèmes non seulement italiens, mais aussi européens qu'elle pouvait constituer la métaphore du monde d'aujourd'hui".

De tant de défaites, les écrivains siciliens ont fait une victoire. Ils se sont saisi du Lieu et du Centre par la fiction et par la langue.

La Corse a reçu de ses conquérants et de voyageurs pressés et aveugles de faux miroirs où se brouille le profil de Caliban. Elle a cru découvrir son image dans les artifices d'une forêt mythologique. Qu'elle relise dans l'oeil de la sorcière les symboles du "bon sauvage, du Bandit, du "Héros". Etrange Plutarque où se fanent le sang des rois solitaires en leurs verts palais et les couronnes des Saintes, martyrologe d'un théâtre religieux avorté.

Que l'île invente son volcan ! Qu'elle s'enracine à ses vrais arbres !

Qu'elle lise les secrets inscrits dans sa pierre.

Que son roc soit l'os de sa parole. Voix d'Ariel rassemblant les éléments dans le pin au sang de sable. Lumière de la parole qui tient l'île debout.

Que le feu exprime l'obscurité irréductible de l'Île.

Que son cri brise la gangue minérale où s'emprisonne la matrice de son Peuple.

Que le Chant libéré délie les chaînes !

Que Caliban, nouvel Oedipe, déploie sur la scène d'un théâtre singulier l'énigme du Sphinx insulaire.

La Corse ou la métaphore d'un Sisyphe faisant éclater son rocher en buisson de paroles !