lundi 30 avril 2012

"La montagne", première lecture d'un récit de Jean-Noël Pancrazi

C'est un court récit autobiographique :

il fait retour sur un événement tragique vécu par l'auteur lors de son enfance, en Algérie, pendant la guerre. Un certain nombre de ses "camarades" (qu'il appellera ensuite toujours "mes petits camarades") sont retrouvés égorgés par des partisans du FLN, après qu'ils aient été emmenés en camionnette par le "frère du chauffeur habituel", au prétexte d'aller dans "la montagne" chercher des scarabées. Cette horreur se double d'une sourde culpabilité, d'une complexe culpabilité. L'auteur était là, ce jour-là, et décida de ne pas monter dans la camionnette. Que fit-il ? Il attendit toute l'après-midi jusqu'au soir, "au fond de l'entrepôt des grains" de la minoterie : "je n'avais pas bougé dans la seule rumeur des courroies des salles de machines." Et c'est depuis cet endroit qu'il voit et entend ce qui se passe ensuite : les parents inquiets, l'attente angoissée, puis horrifiée, enfin l'arrivée des soldats annonçant l'horreur.

Les premières pages de ce livre m'ont envoûté (je trouve que la deuxième partie du livre est moins forte, moins impressionnante, peut-être du fait de la moindre complexité du statut du narrateur, au fur et à mesure qu'il coïncide de plus en plus avec l'auteur, en vieillissant ; peut-être aussi du fait d'une écriture qui cherche obstinément la tendresse par-delà l'horreur).

Oui, c'est la complexité de cette figure d'enfant seul, solitaire, au fond de cet entrepôt qui me fascine. Un enfant seul qui semble ne plus être en relation avec quiconque, enfermé en lui-même par la culpabilité : "pourquoi je restais en bas sans donner l'alerte." Une question que l'auteur attribue à ses "petits camarades", une question impossible bien sûr, impossible à entendre, mais présente pour l'éternité dans son silence même.

Et cet enfant, par deux fois, de façon très forte, est absolument aveugle et muet : lors de cette attente de ses camarades puis lors d'une humiliation racontée dans le cinquième paragraphe. Humiliation ainsi décrite : "De grands Arabes m'avaient soudain saisi, attaché à un poteau électrique, avant de cracher lentement, méthodiquement, à tour de rôle puis tous ensemble, dans mes cheveux, sur ma bouche, mes yeux qui n'arrivaient pas vraiment à se fermer ; le ciel était très blanc, il n'y avait plus de sol, de terre, les toits brillaient comme d'énormes plateaux de métal que l'on continuait à souder en pleine chaleur, mais les crachats semblaient s'espacer, diminuer ; plus rien que le silence (...)"...
Et lorsque les soldats viennent annoncer la mort des enfants : "des phares venaient de très loin - c'était peut-être la camionnette ; mais il étaient trop forts, trop blancs : c'était ceux de la patrouille militaire ; un soldat en descendait, blême, un peu courbé, comme s'il avait été blessé, n'arrivait pas vraiment à marcher ; il annonçait quelque chose que je ne voulais pas entendre - avec ce mot d'"égorgés" à demi réel, qui ne pouvait pas être pour eux ; quelqu'un me recouvrait les yeux quand passait le Dodge avec ses bâches nouées pour qu'on ne puisse rien distinguer (...)".

Comment devenir écrivain et accéder à une parole de "vérité" quand on fut un enfant solitaire, au bord d'être aveugle et muet ? C'est vraiment ce qui m'a fasciné dans ce récit. Récit qui devient une sorte d'autoportrait : le caractère de l'auteur apparaissant au fil des pages, au détour d'une phrase, par exemple : "cette sensation de perte de vitesse, de flamme perdue, de trajet impossible à refaire, de tant de choses que j'avais laissé tomber en chemin avec cette résignation, ce besoin de retrait, d'effacement, qui s'accentuait avec les années, cette propension à tout laisser glisser, à tout admettre : ce n'était qu'une faiblesse de caractère qui, avec le temps, se donnait une allure de sagesse."

Récit et autoportrait s'entremêlent tout au long des 90 pages avec une écriture musicale, de longues phrases, rythmée par de très nombreuses virgules et points-virgule, hantées régulièrement par les mots "montagne", "camarades", "camionnette". "Montagne" et "camionnette" renvoient à plusieurs réalités (la montagne en Algérie, à l'horizon de Perpignan, à Paris même, en Corse, au Maroc ; la camionnette qui emporta les enfants, d'autres dans chacun des autres lieux). Seul le mot "camarades" renvoie uniquement à ces enfants-là, ceux qui sont montés confiants, "si heureux en s'asseyant ensemble sur la plate-forme".

Voilà donc comment j'ai lu ce livre (et je reviens régulièrement aux cinq premiers paragraphes, comme un ensemble unique, un bloc étrange, onirique, hirsute, dérangeant, superbe, émouvant).

Il s'appelle "La montagne", publié aux éditions Gallimard en 2012, par Jean-Noël Pancrazi. (J'avais lu, il y a bien longtemps, "Les quartiers d'hiver", "L'heure des adieux", "Madame Arnoul", "Long séjour" et "Corse" (avec les photos de Raymond Depardon). Je viens de commencer "Montecristi".)

Peut-être avez-vous envie de faire part de votre propre lecture des ouvrages de cet auteur ?

Il a été évoqué une seule fois sur ce blog, par JPA : c'est par ici.

dimanche 29 avril 2012

"Vaincus...", un extrait de "Pasquale Paoli" (1860) de Guerrazzi

"Vaincus par la grande force de la dépression, ils se couchèrent les derniers et pourtant leur débâcle fut plus dure que celle des autres. Ils sentirent leurs membres se faire pesants, ils soulevaient leurs mains avec fatigue, exactement comme si elles fussent de plomb ; s'ils étaient tourmentés par la faim, ils les étendaient à peine pour prendre la nourriture ou la boisson et il fallait que quelque autre nécessité se fît impérieuse pour qu'ils se déplaçassent de leur couche. L'air lui-même leur était pesant et, sur leur poitrine, ils sentaient une barre de fer, tout comme on en appliquait anciennement sur celle des traîtres en Angleterre. Au début, le besoin d'étirer les bras, de bâiller, de se détendre, les stimulait en permanence puis il leur parut plus utile de rester recroquevillés sans bouger. Souvent, un creux à l'estomac les taraudait, alors ils prenaient deux ou trois gorgées d'eau à la suite ; bientôt les creux se muèrent en crampe et le dégoût de l'eau en soif ; au fur et à mesure, un sifflement continu et croissant écorcha leurs oreilles et devant leurs yeux tourbillonnaient des nuages d'étincelles. Il en était ainsi pour le corps. La faculté intellectuelle ne sommeillait pas, elle se consumait au contraire en pensées vaines, puisque la lumière, idée ou image, sortait, en s'étendant et s'assombrissant toujours plus, l'obscurité. C'était pour eux comme le tourment de l'enterré vivant, ou d'une âme condamnée à la garde de son corps défunt. À la fin, ce point de venait aussi douloureux qu'une pointe de clou ardent, mais non enflammé. Alors des gémissements variés emplissaient ce lieu déjà misérable du fait de tant de malheurs. Si leur coeur battait, ils ne s'en apercevaient pas ou n'y prêtaient plus attention. Sans doute, si ceux qui les recherchaient à mort fussent montés les dénicher jusque là-haut, se seraient-ils défendus, mus par l'instinct qui domine tout animal pour sa propre conservation, mais eux-mêmes, pour sûr, ils n'auraient pas fait un pas pour aller les attaquer, même avec la certitude de les vaincre. Leur plus mortel ennemi pouvait passer à côté d'eux sans crainte parce qu'ils l'auraient bien regardé s'éloigner aussi longtemps qu'il ne fut pas de fusil dans le dos. Ils étaient comme des feuilles sèches demeurées accrochées, au milieu de décembre, sur l'arbre de la vie.

Un jour pourtant, dans un suprême effort, Altobello se mit sur ses genoux. Il marcha à quatre pattes jusqu'à la sortie de la caverne et rafraîchit son front desséché avec de la neige. Secoués puissamment, les fibres de son corps lui donnèrent la force de se relever en s'appuyant aux rochers puis de faire deux ou trois pas au dehors. L'air vif lui occasionna les vertiges habituels, si bien que s'il ne retomba point à terre, ce ne fut que de peu. Il se maintint toutefois, puis, ayant acquis de la vigueur en se dégourdissant les membres, il s'agita. Le sang reflua vif dans ses veines, sa mémoire et sa pensée revinrent dans leur siège habituel.

Quel siège et où ? Je raconte des histoires, je n'écris pas de traité de métaphysique, par conséquent il suffit au lecteur de savoir que la mémoire et la pensée retournèrent dans leur siège, là où, sans doute, sont la pensée et la mémoire.

Et avec la mémoire revinrent les sentiments également puisqu'à peine Altobello eut-il racheté son âme, pour ainsi dire, qu'il revint en arrière et se présenta devant la caverne où il s'exclama : 

"Qui veut voir le ciel ? Qui veut le voir ?"
Aucune réponse, et lui de nouveau :
"Qui veut voir le ciel ?
- Je voudrais, mais je ne peux", répondit une voix que, bien que rauque, Altobello reconnut pour être celle de Ferrante.

Alors, Altobello se précipita, comme s'il craignait l'influence maligne de l'air ambiant et il tira Ferrante hors de la grotte en le prenant sous les aisselles. Là, il lui frotta la neige sur le visage, lui étira les bras et les jambes, l'aida à se remettre sur pieds, le soutint une fois debout. Il parut pourtant que Ferrante n'en était pas grandement satisfait parce qu'il regardait Altobello de travers et continuait à montrer une apparence bouleversée, comme un homme éveillé de force.

"Allons, dit alors Altobello, allons voir si les grottes qu'habitèrent nos prédécesseurs étaient plus agréables que les nôtres parce que nous devons quitter cette caverne pour toujours. Il semble qu'elle exhale de la mélancolie, du plafond comme des parois."

Ce sont les pages 525 et 526 du "Pasquale Paoli, ou La déroute de Pontenovu", traduction de l'italien par Petr'Antò Scolca, publié aux éditions Albiana (2011).

J'aime beaucoup dans ce passage l'association d'un désir constant de lutter (ne pas se rendre) et du désir de vivre (seulement présent chez Altobello). Altobello engage ses camarades à reprendre courage avec une question... non avec un ordre ou un discours argumenté, sans en appeler à la haine, à la vengeance... avec une simple question répétée trois fois : "Qui veut... ?" Il en appelle au désir de vie : "voir le ciel". Je trouve que c'est une très belle scène d'amour (amitié) ; évidemment elle fait plus d'effet quand on a lu les pages précédentes (elle est une étape dans la vie terrible des "proscrits"). Et la première fois que je l'ai lue, emporté par le parcours tragique des jeunes héros, j'ai été surpris, croyant que là peut-être s'ouvrait un horizon plus heureux - un moment lumineux (même si Guerrazzi ne se laisse pas aller à des descriptions qui auraient pu fixer encore plus cette image dans la mémoire - couleurs du ciel par exemple, détails des corps, etc.).

vendredi 27 avril 2012

"Pasquale Paoli ou La déroute de Pontenovu", de F.D. Guerrazzi

Non, ce ne sera pas une présentation en bonne et due forme de ce roman historique écrit en italien, publié en 1860, traduit pour la première fois en français par Petr'Antò Scolca et publié par les éditions Albiana en 2011 : "Pasquale Paoli ou La déroute de Pontenovu. Roman corse du XVIIIème siècle".

L'auteur (Francesco Domenico GUERRAZZI) est italien, citoyen de Livourne, un homme engagé dans le Risorgimento, condamné à l'exil en 1853, après une révolution ratée dans sa ville natale. Il choisit la Corse comme lieu d'arrivée (en face de chez lui, finalement). Visiblement son obsession est de parvenir à réussir cette révolution et, pour ce faire, l'écriture est un des moyens pour y parvenir : d'où un livre où vont s'entremêler sans cesse deux "voix" :

- la voix de l'auteur Guerrazzi pour appeler à la révolution, à un idéal républicain ; régulièrement l'auteur va interrompre le récit des aventures de ses personnages pour distribuer les bons et mauvais points, pointer du doigt ce que le lecteur doit retenir...

- la voix du narrateur Guerrazzi, qui raconte une histoire où s'entremêlent personnages réels (Pasquale Paoli, James Boswell, et bien d'autres) et de fiction (Santi Giacomini, Altobello, Giovan Brando, Lella, Serena, etc...)...

Et ce sur 560 pages !! Que j'ai lues !! Une à une !!

Certes, je n'ai pas encore lu les poèmes qui encadrent le livre, cela viendra, car ce livre, je vais le relire, pour mon plaisir personnel d'abord mais aussi pour picorer ici et là des pages que je citerai sur ce blog...

Car ce livre (au même titre que le "Vir Nemoris" de Nobili-Savelli) est ABSOLUMENT EXTRAORDINAIRE et désormais INCONTOURNABLE. Je le dis calmement.

Un résumé ? Impossible, ou alors dans les grandes lignes cela donne : une évocation follement romanesque des derniers jours de la Corse indépendante sous le généralat de Pasquale Paoli, et ce à travers des figures à la fois extrêmement singulières et représentatives des vertus républicaines et populaires (le souci de justice, l'amour de la patrie, de la liberté...).

J'ai été frappé par ce mélange d'un discours anti-tyrannique parfois très manichéen (le portrait des officiers de l'armée française ou des Corses qui ont refusé de soutenir Paoli est toujours une charge très violente) et d'un récit qui enchaîne, certes de façon parfois décousue (mais les travaux de couture ne semblaient pas être le premier souci de Guerrazzi) les épisodes d'une tragédie aux tonalités et aux scènes d'une folle inventivité.

Je pense à la première fois où Boswell arrive à Corte et voit Pasquale Paoli en action : il enquête comme une sorte de super Sherlock Holmes ! Il devine tout, comprend tout, prend tout le monde de vitesse ; puis se transforme en un extraordinaire juge de paix, qui arrive à persuader la famille du coupable de la nécessité de la punition la plus grave (la mort) !

Dans ce récit, ce qui me frappe c'est l'association de scènes extrêmement mélodramatiques (qu'on pourrait regarder comme frisant le ridicule par excès de sentiments et de situations contrastées) et de visions extrêmement vivantes, prenantes, enthousiasmantes : comme lorsqu'on lit des récits mythiques (ou les "Misérables" de Hugo ou qu'on voit un film comme "Avengers", si je puis me permettre ce lien...).

J'ai dans l'esprit de nombreuses scènes : dans le bateau français au large de la Corse ; la rencontre entre Boswell et Giacomini à Livourne juste avant ; les discussions entre le mari et la femme, Mariano et Lucia, couple infernal, vénal, traître, mesquin, radin ; Paoli marchant seul près du Pontenovu quelques heures avant la bataille ; l'évasion d'Altobello ; toutes les scènes finales - que je ne dévoile pas ici et maintenant - dans la montagne au-dessus de Corte, qui atteignent au sublime (et prolongent et développent, par variation, celles racontées dans le "Vir Nemoris" de Nobili-Savelli).

Bref, je citerai dans d'autres billets, notamment le chemin parcouru par Boswell pour rencontrer son contact corse à Livourne, Santi Giacomini (deux extraordinaires petites portes pour parvenir à un gardien digne de Cerbère avant d'arriver dans une pièce où s'entremêlent la vie et la mort...). Dans un précédent billet, j'ai cité les pages consacrées au portrait de ce Santi Giacomini :

- A la recherche d'une parole.

Je parlerais volontiers avec qui aura eu le courage de lire ces 560 pages !!! Il faut vraiment le faire, on ne peut plus lire la littérature corse sans cet ouvrage écrit en italien par un exilé du Risorgimento. Ce roman, qu'on peut considérer comme anachronique (au moment de son écriture et au moment de sa traduction en français) contient un nombre considérable d'images, de scènes, de personnages et d'attitudes propres à nourrir l'imaginaire corse contemporain... Ces images, ces scènes, ces personnages et attitudes sont à la fois assez puissamment épiques et lyriques pour s'imprimer dans la mémoire et la sensibilité et assez complexes, étranges, délirantes, dérangeantes pour titiller notre envie de les questionner. Non ?

Bonne lecture, et à bientôt pour discuter !

(Soyons plus clair encore, soyons prescripteur sans honte aucune : IL FAUT ABSOLUMENT LIRE CE ROMAN DE GUERRAZZI !)

(Une information : sont à venir, après ce billet, d'autres billets où j'évoquerai "La Montagne" de Jean-Noël Pancrazi, des nouvelles neuves de notre enquête sur "Ode à la Corse" et Saint-Exupéry, le signalement d'une évocation d'une chanson de Pierre Gambini dans un entretien paru dans la Revue littéraire (éditions Léo Scheer, numéro 53, avril-mai 2012), etc. etc. Et tout ce que vous voudrez bien évoquer vous-même ici, n'hésitez pas à envoyer vos récits de lecture...)

samedi 21 avril 2012

L'enquête qui passionne (ou ennuie) presque tout le monde...


Je relaie de "nouvelles" informations concernant notre recherche sur l'auteur du poème "Ode à la Corse", attribué sans que nous disposions de preuve formelle et publique, à Saint-Exupéry :

- Marie-Jean Vinciguerra m'indique qu'il a compulsé l'ensemble des livres de Pierre Costantini, mais qu'il n'y a pas trouvé ce poème. De même, ses recherches dans l'oeuvre de Saint-Exupéry ont été sans succès. Il ne lui semble donc pas que ce poème puisse être attribué à l'un de ces deux auteurs.

- On m'indique qu'il existe tout de même un ouvrage imprimé contenant ce poème attribué à Saint-Exupéry : mais impossible de révéler publiquement le titre et les références de cet ouvrage. Quel dommage, et pour cette enquête et pour la formation d'un espace public littéraire insulaire. Comment faire si l'on retient des informations, comment faire si on refuse la discussion ?

Je rappelle que Dominique Mondoloni, qui fut journaliste, décédé il y a quelques années, avait dans sa rubrique de "Corse Matin", "La boîte à malices", déjà posé la question que nous reprenons aujourd'hui. Cela fait donc assez longtemps que ce poème, "Ode à la Corse", "circule" dans notre imaginaire ; il serait intéressant de savoir comment et pourquoi.

Qu'en pensez-vous ?
(Pour le début de cette enquête littéraire, si vous voulez y participer, voir ce billet : "Un mystère littéraire" ; à bientôt ?)

vendredi 20 avril 2012

On relaie : Francescu Micheli Durazzo ci parla di a puesia corsa

Je veux dire de la "poésie d'expression corse".

C'est sur le site de Norbert Paganelli que l'on trouve l'entretien avec François-Michel Durazzo : sur Invistita ; sur Facebook (où une "discussion" a commencé).

Je trouve très appréciable :

1. que la personne interviewée fasse, en toute modestie, des choix, indique ses préférences parmi les expressions poétiques contemporaines insulaires (en langue française ou en langue corse).

2. qu'il estime qu'une littérature (d'expression corse en l'occurrence) doive étonner, et pour cela ne pas simplement reproduire les formes traditionnelles, et pour ce faire, doive lire les littératures autres, s'en inspirer, dialoguer avec.

3. que la traduction (qui est sa vraie activité ; FM Durazzo ne veut pas se considérer vraiment comme un écrivain) est un passage obligé pour faire connaître la littérature écrite en langue corse.

4. que traduire est une sorte d'épreuve que l'on fait subir à une oeuvre : si elle est de qualité, cela s'entend et se lit aussi dans la traduction.

Tous ces faits me semblent d'un bon présage pour l'espace public littéraire corse qui se met peu à peu en place. Puisque les opinions émises par Durazzo sont présentées avec sincérité, calme et goût pour la discussion !

Merci à messieurs Paganelli et Durazzo pour cet entretien revigorant (et discutable !!).

mercredi 11 avril 2012

Je ne peux pas m'empêcher de relayer un événement pareil : Prime ghjurnate di literatura corsa...

C'est l'Associu Scrive in corsu qui organise ces Premières Rencontres de littérature corse, dans le Nebbiu, à Santu Petru di Tenda.

Cela se déroulera sur trois jours (du 27 au 29 avril prochains) ! Avec des conférences, débats, prix, chjam'è rispondi, concerts... Je trouve que c'est une magnifique initiative ; la programmation est très attirante et signe de la belle vitalité de cette littérature.

Pour voir le détail du programme, cliquez ici : la page Facebook de l'associu Scrive in Corsu.

Je reprends ici quelques uns des éléments :

- Un accent mis sur un des écrivains les plus importants de la littérature corse : Ghjacumu Fusina (par Eugène Gherardi)
- Toujours par Eugène Gherardi : une présentation de la famille Lucciardi et de son rôle dans la littérature corse (voir ici l'ouvrage qu'il a publié à ce sujet chez Albiana).
- Un débat sur le théâtre contemporain de langue corse (avec Paulu Desanti et Pierre Pasqualini).
- Un débat sur le fait d'écrire en langue corse aujourd'hui : avec Ghjacumu Fusina, Stefanu Cesari et Marcu Biancarelli
- Un débat sur le chjam'è rispondi, entre "littérature et oralité" (avec Damien Delgrossi, Francescu Luciani et Catalina Santucci)
- et une remise de prix pour un concours de poésie.


C'est donc une grande joie de voir que s'ouvre ainsi un nouveau front littéraire, accueillant célébrations, fêtes et discussions autour de la littérature corse (d'expression corse, en l'occurrence - puisque vous savez que cette littérature est au moins quadrilingue). Vous imaginez si les 360 communes de l'île faisaient la même chose : une manifestation littéraire par jour, ou presque !! (Cela me rappelle l'appétit pour les livres dont fait état Jules Verne lors du voyage en Islande de ses héros partis pour le centre de la terre... Ce serait bien de disposer d'une étude qui répertorie l'ensemble des manifestations littéraires en Corse, notamment dans les villages...)

Si j'ai un souhait particulier à formuler, c'est celui-ci : qu'il y ait des traces (vidéos, enregistrements audio, textes, comptes-rendus, etc.), si possible ! (Je sais le travail que cela représente mais ce serait vraiment passionnant et utile pour l'évolution des discussions et pour continuer à susciter curiosités et désirs !).

samedi 7 avril 2012

Une revue corse en appelle à ses lecteurs ! Prenons-la au mot !

L'aghju ricevutu oghje, u novu numeru (numeru doppiu, 26-27) di a rivista literaria in lingua corsa, BONANOVA.

A sunta, ne parleremu ind'un altru bigliettu, chì hè assai ricca (puesie, prose, teatru, prisentazione di l'ultimi libri publicati, studii nant'à u teatru, l'Accademia di i Vagabondi, l'associu ADECEC, i rumanzi è Bastia, ecc. + fotografie magnifiche di P.P. Lepidi) : un piacè trimendu in perspettiva...

Ce soir, je voudrais simplement relayer l'appel du directeur de publication de cette revue, Ghjacumu Thiers. Il s'adresse aux lecteurs de la revue pour leur annoncer que le comité de rédaction se pose une question : poursuivre la publication papier ou passer intégralement au numérique ? Avec l'objectif explicite d'engager un dialogue plus rapide et fructueux avec les lecteurs, justement ! Qu'en pensez-vous ?

Je vais reproduire ici la réflexion et l'appel de G. Thiers, sachant que vous pouvez envoyer vos réponses soit dans des commentaires à la suite de ce billet sur ce blog (je sais que G. Thiers et Alanu di Meglio, au moins, le fréquentent), soit à l'adresse du Centre Culturel Universitaire qui publie, avec Albiana, cette revue : asso.ccu@wanadoo.fr (vous pouvez même envoyer vos remarques ici et là, cela ne fera qu'enrichir la discussion publique et augmenter la réactivité de la revue Bonanova !).

Avà ci simu, eccu a chjama :

"Cari lettori di Bonanova,

Eccu u numeru doppiu 26-27. Cun ritardu assai. Troppu ! Averete ancu pensatu ch'è no aviamu cappiatu. Mancu à pena chì u piacè hè sempre listessu : tamantu. Ma sapete cum'ella và... U travagliu, un affare è l'altru è u tempu passa chì ùn si vede mancu... Dunque, vi dumandemu scusa è vi ringraziemu pè u sustegnu è a fideltà.

Cusì hè ghjunta à pocu à pocu à presentà si a quistione ch'è no ci punimu in u cumitatu di redazzione di a rivista. Lacà corre a publicazione nantu à a carta è cuncentrà u sforzu nantu à una realizazione infurmatica menu pisiva è di sicuru più ricca, s'è no a ci femu à mette in ballu una forma d'interattività maiò, un chjama è rispondi più currente cun voi lettori... Certe rubriche ne puderianu esse più vive è più fruttiferu, in particulare u parè criticu in quantu à l'opere à misura ch'elle escenu è u barattu di opinione nantu à i fenomeni literarii ammintati in a rivista. Ci saria ancu a pruspettiva di mette in ligna stratti di scontri è stonde culturali è dinù interviste è letture d'opere.
Hè capita chì un cambiamentu simule dumanda à esse pensatu è riflettutu cum'ellu si deve. Per noi a quistione hè posta. Ma ci ghjova assai dinù u vostru parè.
Tandu, quella parolla a ci mandate ch'è no sapessimu ciò ch'è vo ne pensate voi ?
Ci cuntemu ? L'e-mail u sapete : asso.ccu@wanadoo.fr

Cun l'amicizia,

G. Thiers
"

Quel programme, non ?!
Tous vos commentaires, remarques, propositions (in lingua corsa o no, chì sò numerosi - spergu - i lettori di Bonanova chì forse ùn sanu micca abbastanza bè scrive in corsu) sont les bienvenus.

jeudi 5 avril 2012

Les 7 questions ont encore frappé... : une lecture de "Cuntruversa di Valdu Nieddu" de Marcu Biancarelli

Reçu il y a quelques minutes, ceci (mille mercis, bien sûr !), bonne lecture (et discussion ?) :

Intéressante cette grille renuccio-casanovienne pour aborder le récit de lecture ! Car il s'agit plus de rendre compte d'une lecture, saisie dans sa dynamique, que d'un livre. Elle me semble notamment permettre de mieux saisir les interactions livre/lecteur et leur évolution au fil du processus d'appropriation du livre par le lecteur.
Je me plie donc volontiers à la contrainte avec une entière sincérité. Pour une analyse plus fouillée de Cuntruversa di Valdu Nieddiu de Marcu Biancarelli, vous pouvez consulter la chronique de mon blog avec en prime un extrait de la première scène...

1. J'ai été informée de la publication récente de ce livre sur Facebook via Musanostra et ce n'est pas la lectrice de roman qui a été intéressée mais la spectatrice de théâtre, d'autant plus que le titre plaçait cette pièce sous les meilleurs auspices (m'évoquant Jean-Claude Carrière dont les écrits et la collaboration avec de grands metteurs en scène sont pour moi indissociables de grands moments de théâtre...)

2. Je signale quand même que rien n'est fait pour qu'on lise ce livre - ou que tout est fait pour qu'on ne le lise pas ! Pour se le procurer sur le continent, il faut vraiment le vouloir puisqu'il n'est pas en vente, à ma connaissance, dans le circuit des libraires ni sur les grands sites de vente en ligne. Quant au site de l'éditeur, il n'a pas été encore mis à jour et le livre n'est pas présent au catalogue...

3. On écrit peu actuellement pour le théâtre et il me semblait que l'écriture de Marcu Biancarelli pourrait y revêtir une certaine force, deux raisons d'être curieuse. Je croyais aussi que c'était son dernier livre, ignorant qu'il s'agissait de la traduction d'une pièce antérieure, et ne m'attendant donc en aucun cas à retrouver une écriture potache cédant à la facilité. La consultation préliminaire des nombreux personnages de la pièce m'a laissé présager quelque chose de beaucoup plus déjanté – et très alléchant - que ce que j'avais pu imaginer et la présence parmi eux d'une cantatrice m'a fait comprendre qu'on allait plus tirer vers Ionesco que vers Jean-Claude Carrière, mais j'apprécie la logique absurde de "La cantatrice chauve" !

4. Après une scène introductive assez bien engagée, j'ai réalisé que malheureusement le burlesque tablerait plus sur la farce que sur l'absurde et l'écriture m'a vite déçue (peu inspirée et peu corrosive dans l'ensemble) et même parfois exaspérée quand l'auteur s'est mis à répéter une même plaisanterie (en refaisant le coup de la carte de Sardaigne) ou, pire, à se livrer à un humour digne d'une cour de récréation d'école primaire (« mon chou/ chou-croute ...» ou l'acteur célèbre « Christian Glaviot »).

5. Mais j'ai aimé toute cette galerie de personnages dont je ne connaissais pas certains (Santu Casanova et Sampiero Corso), ce qui m'a amenée à rechercher des renseignements sur Google et à voir combien ils avaient été pertinemment choisis (d'une manière générale, j'aime les livres qui stimulent la recherche.)

6. J'ai trouvé ces faiblesses d'écriture d'autant plus regrettables que Marcu Biancarelli déploie une imagination délirante et que la construction de sa pièce est habile. Dommage qu'il n'ait pas retravaillé l'écriture avant de la donner à traduire (il n'y avait pourtant pas beaucoup à élaguer ou à remanier...)

7. Je ne recommanderai pas cette pièce à de simples lecteurs, mais je la ferai certainement lire à ceux qui, en amateurs ou en professionnels, pratiquent le théâtre. Il me semble que malgré ses faiblesses, la pièce comporte suffisamment de richesse pour qu'on puisse en tirer quelque chose à la scène, mais en la jouant avec sobriété. Il n'y a surtout pas besoin d'en rajouter !

8. Je viens de lire ce livre, il est donc trop tôt pour savoir si certains moments hanteront ma mémoire.

9. C'est une pièce très reliée à la Corse et à la littérature puisqu'elle pose justement au travers de la crise de son héros les problèmes qui se posent à la Corse et à l'écrivain. Une dimension du livre qui, elle, est très réussie.

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La grille évoquée au début du billet est la suivante :

1. Situation : dans quelles circonstances avez-vous pris connaissance puis rencontré (placer ici le livre en question) ?
2. Attentes : avant de le lire, qu'en attendiez-vous ?
3. Ressenti : au cours de votre lecture, qu'avez-vous ressenti et pensé ?
4. Effets : après l'avoir lu, qu'avez-vous fait et pensé de ce livre ?
5. Partage : aujourd'hui, comment en parleriez-vous à vos amis ?
6. Focalisation : quels moments du livre hantent votre mémoire ?
7. Généralisation : que diriez-vous de ce livre à propos de sa relation à la Corse et sa littérature ?

Un pocu di tuttu : quelle vie, quelle vie que la vie littéraire corse !!

Je relaie donc :

1 - un nouveau blog est né, je salue avec joie l'initiative de Jean Chiorboli, linguiste et professeur d'université à Corti. Son blog s'appelle "Corsica linguistica". Il est donc consacré à la langue corse mais aussi aux autres langues romanes qui font partie de l'histoire de l'île. Et en plus, il lance un appel aux internautes pour envoyer questions, remarques, opinions... à débattre ! Sans nul doute, les questions concernant la littérature corse (langues d'écritures, contacts de langues, styles des écrivains, évolutions diverses et variées, etc... Voir ici, un début de discussion sur Facebook) auront toute leur place dans le futur. Pregemu una longa vita à issu novu blog ! : quì : Corsica linguistica.

2 - de nouvelles interviews d'auteurs corses : Philippe Stima, Jean-François Agostini... C'est dans l'émission "Sera inseme" animée par Philippe Martinetti. Cela dure 21 minutes à chaque fois, cela parle littérature contemporaine ou non, écriture, livres, c'est toujours agréable et instructif. Et cela donne envie d'aller relire "Le monde a soif d'amour" ou les recueils comme "Quelques mots en l'air pour ne pas dire".

3 - une nouveauté dans les cafés littéraires de l'association Musanostra : "Literatura in caffè". Les participants y sont conviés à évoquer en langue corse leurs lectures, et autres sujets culturels, ou bien simplement à écouter ceux venus prendre la parole, et le tout avec une grand bienveillance pour les difficultés d'expression et les doutes qui peuvent se manifester. Je trouve cet esprit extrêmement positif (car la plupart des Corses et un certain nombre de non Corses sont en train d'apprendre et de développer des compétences dans la langue corse ; et puis quand on y réfléchit, c'est le cas pour n'importe quel locuteur dans n'importe quelle langue, non ?). Les livres et auteurs évoqués lors de ce premier "Literatura in caffè" furent :

"I scritti di P.Desanti ("a rivolta di u spermatosoidu"), Geronimi è Raffaelli ("U rumenzulaghju"), Rigiru, P.Susini, De Zerbi ("Cantu nustrale"), Guerrazzi ("Pasquale Paoli"), Lucia Santucci ("U Santacroce")... è a storia d'Ulisse quand'ellu hà avutu da battesi cù u ciclope..."

Voir ici sur le forum de Musanostra.

4 - une poète israélienne - Tal Nitzán - a été invitée, à Corti et à Bunifaziu, dans le cadre du printemps des poètes, avec Alanu di Meglio, Ghjacumu Thiers, Stefanu Cesari, Rosa Alice Branco, Patrizia Gattaceca : voir ici et ici.

- je relaie aussi une lecture d'une pièce de théâtre de Marcu Biancarelli, "Cuntruversa di Valdu Nieddu", sur le blog "L'or des livres" ; une lecture à la fois positive et négative, vraiment intéressante, car elle replace ce texte dans l'oeuvre générale de l'auteur.

...Lors de l'émission "Sera inseme", Jean-François Agostini a lu (mille mercis) un poème de Marcel Migozzi. Je me permets de le retranscrire ici (après l'avoir entendu sur Youtube...), pour le partager avec vous, avec grande joie :

Toutes ces pierres en pure
perte
les épreuves les ont blanchies
mais à midi
elles frémissent toutes en une assemblée de pigeons à terre

dimanche 1 avril 2012

Un récit de lecture sur les romans d'Angelo Rinaldi

Un immense merci à Gérard Paganelli, qui a bien voulu répondre notre sollicitation concernant ses lectures des romans d'Angelo Rinaldi.

Je profite de l'occasion pour rappeler que ce blog est originellement fait pour cela : accueillir des "récits de lecture", dévoilant les façons singulières des lecteurs que nous sommes.

Afin de faciliter la prise de parole, et l'écriture du récit, j'ai réfléchi à un certain nombre de questions, et avec l'aide précieuse de Xavier Casanova, cela a donné ceci :

1. Situation : dans quelles circonstances avez-vous pris connaissance puis rencontré (placer ici le roman en question) ?
2. Attentes : avant de le lire, qu'en attendiez-vous ?
3. Ressenti : au cours de votre lecture, qu'avez-vous ressenti et pensé ?
4. Effets : après l'avoir lu, qu'avez-vous fait et pensé de ce livre ?
5. Partage : aujourd'hui, comment en parleriez-vous à vos amis ?
6. Focalisation : quels moments du livre hantent votre mémoire ?
7. Généralisation : que diriez-vous de ce livre à propos de sa relation à la Corse et sa littérature ?

Voici donc les réponses de Gérard Paganelli ; bonne lecture, en espérant que d'autres échos suivront ? :

Vous me proposez un programme ambitieux (en termes de mobilisation de mes faibles capacités !), mais je vais m'efforcer de vous répondre.
Tout d'abord, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'un auteur qui parle de la Corse et qui de plus y est né, appartient, quoi qu'il en ait, à la littérature corse (ou bretonne ou provençale, etc. dans des conditions similaires pour ces territoires culturels).

Je vais suivre l'ordre que vous me proposez. Je me focaliserai sur la Maison des Atlantes, premier roman de Rinaldi que j'ai lu.

1. J'ai dû lire ce roman vers 1978 (?). Je me souvenais, en tant que Corse de Marseille, de la petite émotion qu'avait suscitée en 1971 (j'étais à l'époque en seconde, ce qui vous donne approximativement mon âge), l'obtention du prix Femina à un auteur corse, et c'est assez naturellement que quelques années après, j'eus envie de lire ce livre, dont le titre m'évoquait à vrai dire plus Aix-en-Provence ou Toulon (il y a cours Mirabeau un hôtel particulier avec des atlantes et à Toulon, des atlantes dus à Puget) que la Corse...
Néanmoins déjà le choix du titre évoquait un univers culturel baroque (au sens précis du mot en histoire de l'art) un monde dominé par le passé en quelque sorte (c'est ainsi que je ressens le titre).

2. Attentes : j'en attendais (et je n'ai pas été déçu) un regard particulier sur la Corse (ou tout du moins le morceau de Corse que l'auteur a choisi parce qu'il le connait) ou plutôt sur la personnalité, la psychologie, l'identité, l'esprit (choisissez le mot) de ceux qui habitent (ou habitaient) ce morceau de Corse, tout en sachant qu'aucun écrivain de fiction ne peut être considéré comme un ethnologue, et que ce regard dirait plus sur l'auteur que sur la réalité supposée décrite par lui...

3. Ressenti : beaucoup d'émotion devant la finesse des réflexions, de l'analyse des personnages, le style soutenu, finalement en accord avec le baroque du titre (majesté et pourriture en quelque sorte)...

4. Effets : malgré le charme (on peut utiliser le mot) du livre, l'impression finale est d'agacement. Non pour l'image mitigée qu'il donne de la Corse, mais pour une certaine complaisance dans la noirceur (mot exagéré sans doute), il vaudrait mieux dire la grisaille et la désespérance accompagnée de veulerie, qui caractérisent aussi bien les lieux que les personnages et leur destin ; cette complaisance à parler (est-ce dans ce livre-là ou un autre ?) du pays où les plus belles maisons sont des tombeaux...
Non que cela me choque pour l'image de la Corse, mais cette complaisance dans l'affliction et le côté sombre de la vie n'est pas ce que j'apprécie vraiment dans la littérature, ou alors il faut l'exprimer avec une forme d'humour qui hélas, n'est pas le fond de commerce de notre auteur (ni des Corses ?).

5. Partage : dirai-je qu'il faut lire Rinaldi pour avoir une vision de ce qu'est la Corse ou de ce que sont les Corses (même réduits à la bourgeoisie bastiaise) ?
Au passage, Les Corses sont, bien entendu, inséparables de la Corse, milieu naturel et culturel, si bien que parler des uns se confond avec parler de l'autre.
A vrai dire, n'ayant aucune entrée dans la bourgeoisie bastiaise, j'ignore si la description a quelque chose d'exact, y compris sur le passé, car en gros l'action commence vers 1935 - il s'agit d'un retour en arrière, le narrateur, avocat, issu d'un milieu très modeste (ou même bâtard, je ne m'en souviens plus) qui a réussi à entrer dans la bourgeoisie par son mariage, se remémore son passé (donc depuis les années 30) et ne voit que des ruines dans sa vie, malgré sa réussite apparente.
Je dirai : lisez-le pour le talent de l'auteur, pour la nostalgie peut-être imaginaire qui s'en détache, ne le lisez pas comme un témoignage sur quoi que ce soit de véridique...

6. Passages du livre :
Ce qui me revient de ce livre n'est pas forcément ce qu'il y a de plus remarquable, loin de là, et pourtant cela contribue à la petite musique de l'histoire (au sens d'historique) ou du passé qui fait la trame de l'existence des personnages : dans une cuisine, une femme modeste (la mère du narrateur ?) qui veut prendre sa revanche (il me semble qu'il y a ce thème dans le livre) par la réussite de son fils, chantonne une comptine en langue corse (permanence d'une culture populaire et aussi infériorisée ; Rinaldi précise-t-il, ou cela tombe-t-il sous le sens, que les bourgeois parlent français?) ; dans un salon (ou dans un jardin ?) des étudiants en droit prétentieux (dont le narrateur, toujours intérieurement poursuivi par la tare de sa naissance modeste) chantonnent à une jolie fille de la bourgeoisie un refrain à la mode en ce temps de Tino Rossi, "ce soir Nina" (allusion aux moeurs faciles de la jeune fille ?).

Est-ce aussi dans ce livre que l'auteur évoque le cardinal Merry del Val, que tout le monde a oublié (il était le secrétaire d'Etat du Vatican avant la guerre de 14 et on le disait homosexuel) en disant qu'en parlant de lui, c'est comme s'il essuyait un peu la poussière sur son chapeau cardinalice (car le chapeau de Mgr Merry del Val est suspendu dans une église de Rome selon une tradition propre à certains cardinaux) : le passé et le temps qui passe... Evidemment Rinaldi regarde du côté de chez Proust - c'est facile, mais c'est cela ; mais au rebours de Proust, le passé ne mérite pas d'être sauvé et sa résurrection n'apporte aucune idée d'éternité, qu'une remontée d'amertume ...

En fait, je me souviens de peu de choses 30 ans et plus après avoir lu ce livre et j'ai peut-être retenu ce qui correspond à mes centres d'intérêt (ou ma psychologie, dit autrement)...

7. Généralisation :
Je ne prétends malheureusement à aucune connaissance de la littérature corse, n'ayant lu aucun des écrivains contemporains (eh oui...) qui la représentent (d'autant que certains écrivent en corse et je ne pratique pas, à mon grand regret, le corse). Je n'ai non plus jamais été tenté par des auteurs comme Marie Susini...
A dire vrai, je suis plus lecteur d'essais ou de livres d'histoire que de romans.
Néanmoins, je pense que Rinaldi, à sa manière, a touché une idée juste en faisant de son univers romanesque un univers où on sent le poids des siècles, un poids un peu étouffant...
J'ai à peu près lu tout (?) de Rinaldi, sauf la Confession dans les collines et le premier, la Loge du gouverneur (sans doute introuvable aujourd'hui sauf coup de chance chez un bouquiniste - ou sur e-bay).
Certains livres sont de très faible intérêt, à mon sens, (Les jardins du consulat) ;
la thématique de la tristesse et de la solitude de l'homosexuel prédominent dans les plus récents (il y a sans doute déjà quelques allusions voilées à ce thème autobiographique dans la Maison des atlantes, voir l'allusion à Merry del Val)...
Le roman le plus récent de Rinaldi (pas le dernier, que j'ai lu et dont j'ai même oublié le titre) qui retrouve beaucoup des thèmes et du traitement talentueux de la Maison des atlantes (et toujours la noirceur de la vie) est Les roses de Pline (dont le titre là encore évoque le poids des siècles... et de la culture méditerranéenne classique...
Il me semble que ces roses sont évoquées par un vieux professeur corse "irrédentiste" (pro-italien et profasciste durant la guerre) ami du narrateur à un moment de sa vie.
Je crois que c'est dans les Roses de Pline que Rinaldi parle pour la première fois, explicitement, de la Corse (très vite), dans ses autres livres on parle de l'île, du retour dans l'île, etc. (évidemment on comprend que c'est la Corse, ne serait-ce que les patronymes, les allusions, mais elle n'est pas nommée).