dimanche 26 avril 2009

Une nouvelle saison avec Malcolm Lowry et Léon Tolstoï

Tout va trop vite sur le Web, les lieux numériques sont des accélérateurs... déjà la saison 2 de ce blog ! Mais un imaginaire vivant devrait être vif et vivace... (ma chì và pianu và sanu, a sò !)

Un peu d'anglais (1947) pour recommencer nos pérégrinations :

"Then it was poor little defenceless Montenegro. Poor little defenceless Serbia. Or back a little further still, Hugh, to your Shelley's, when it was poor little defenceless Greece - Cervantes ! - As it will be again, of course. Or to Boswell's - poor little defenceless Corsica ! Shades of Paoli and Monboddo. Applesquires and fairies strong for freedom. As always. And Rousseau - not douanier - knew he was talking nonsense -"
"I should like to know what the bloody hell it is you imagine you're talking !"

avec sa traduction (plus la suite) en français par Jacques Darras (1987) :

"Et puis ça été le tour du pauvre petit Monténégro sans défense. De la pauvre petite Serbie sans défense. Ou bien, si l'on remonte un peu en arrière, au temps de ton cher Shelley, de la pauvre petite Grèce sans défense - Cervantès ! - Et cela recommencera, bien entendu. Remonte à Boswell - pauvre petite Corse sans défense ! Mânes de Paoli et de Monbodo. Hobereaux miteux et bonnes fées, on est plutôt fort côté liberté ! C'est toujours la même musique. Et Rousseau - pas le douanier - savait parfaitement qu'il disait des conneries -"
"Et moi je serais curieux de savoir si tu es conscient des tiennes de conneries !"
"Est-ce qu'on ne pourrait pas enfin foutre la paix aux gens ?"
"Et commencer par s'expliquer clairement soi-même !"
"D'accord, ce n'est pas ce que je voulais dire. La rationalisation collective des motifs, voilà la malhonnêteté ! La justification du petit désir pathologique banal, de la volonté de se mêler de tout, qui une fois sur deux n'est qu'une passion de la fatalité. La curiosité. L'expérience - rien de plus naturel !... Mais au fond rien de constructif non plus ! Une résignation, une soumission grotesque à la mesquinerie des choses, qui permet à chacun de se sentir flatteusement anobli ou justifié !"
"Mais comprendras-tu enfin que c'est précisément contre cet état de choses que des gens comme les loyalistes -"
"Oui, mais pour aboutir à quelle catastrophe ! D'ailleurs il ne peut pas ne pas y avoir de catastrophes sinon les mêle-tout en question seraient obligés de rentrer chez eux s'occuper de leurs propres responsabilités. Quel changement ! -"
"Attends un peu qu'éclate une vraie guerre et tu verras les sanguinaires que vous êtes, les types dans ton genre !"
"On serait bien avancés ! Non, vous autres qui parlez d'aller vous battre en Espagne pour la liberté - Cervantès ! - vous feriez bien d'apprendre par coeur ce que Tolstoï dit sur le sujet dans Guerre et Paix, le passage de la conversation avec les volontaires dans le train -"
"Oui mais ça c'était en -"
"Tu vois ce que je veux dire, quand le premier volontaire a la conviction de s'être conduit en héros alors qu'il se trouve que c'est tout simplement un pauvre type que l'alcool fait se vanter - pourquoi ris-tu, Hugh ?"
"Je trouve ça drôle."
"Le second est un type qui a tout essayé et tout raté. Quant au troisième -" Yvonne rentra à l'improviste et le Consul qui n'avait cessé de crier baissa d'un ton, "l'artilleur, il est au premier abord le seul à faire bonne impression. Or à la fin qu'apprend-on ? Qu'il a raté tous ses examens à l'école militaire ! Un ramassis de bons à rien, de lâches, de ratés, de gugusses, de loups inoffensifs, de parasites, tous autant qu'ils sont, de gens paralysés par leurs propres responsabilités, l'enjeu des combats, prêts à filer n'importe où comme l'a bien décrit Tolstoï -"

J'ai lu avec passion, je relis par petits bouts (certaines attaques de chapitre sont fabuleuses ; chapitre 7 : "Au bord de l'univers ivre tournoyant sur lui-même et fonçant comme un fou dans la direction du Vautour-Lyre d'Hercule à 1 h 20 de l'après-midi cette maison n'étais pas à sa place, se disait le Consul -" et dans l'anglais de Malcolm Lowry : "On the side of the drunken madly revolving world hurtling at 1:20 P.M. toward Hercules' Butterfly the house seemed a bad idea, the Consul thought"), je relis donc régulièrement le très fameux "Under the Volcano" ("Au-dessous du volcan" pour la première traduction en Folio et "Sous le volcan" pour celle de Jacques Darras, par ailleurs poète et traducteur de Ezra Pound, William Shakespeare et Walt Whitman).

La première fois que j'ai lu ces mots sur la Corse et Paoli dans la bouche du Consul (qui, le 1er novembre 1938, discute et se dispute dans l'extrait ci-dessus avec Hugh, tout en appelant le tenancier - Cervantès - régulièrement pour avoir à boire (tandis qu'Yvonne, sortie quelques instants auparavant, revient à leur table), j'ai ressenti un certain trouble : nous aimerions tellement que les livres que nous aimons disent du bien des personnages historiques que nous chérissons ! Et ici l'attaque est assez dure, même si je ne suis pas sûr (et vous ?) que "applesquire" signifie "hobereau miteux". En tout cas ce billet peut faire utilement contrepoids aux précédents billets évoquant Boswell (ici et ici). Et il me semble que les réflexions conjuguées du Consul et de Hugh trouvent des échos très pertinents dans le regard (les regards) que nous portons sur ce grand moment historique du XVIIIème siècle en Corse et plus précisément sur le rôle de James Boswell (Lord Monboddo - avec deux "d" - était un Ecossais lui aussi, ami de Boswell et visiblement de Paoli ; les historiens nous en diraient plus).

Et il me plaît de voir le Consul lecteur de Tolstoï (que je n'ai pas lu, je sais, il faut que je lise "Guerre et Paix" - je m'étais essayé aux premières pages que j'avais trouvées très fortes, et qui m'avaient emballé - et "Anna Karénine" !), utilisant sa lecture comme argument, coupant la parole (et les bonnes intentions) de Hugh, exprimant sa colère, montrant que les aventures collectives les plus avouables se fondent souvent sur de très simples et très mesquines raisons individuelles... Je vois le même travail de lucidité à l'oeuvre chez Marcu Biancarelli, Jérôme Ferrari, Ghjacumu Thiers, etc... non ?

Alors, bien sûr, je n'annexerai pas "Sous le volcan" à la littérature corse... Mais personnellement je replonge avec délices dans cette oeuvre et au fond de la "barranca" qui guette le Consul et que le Consul cherche inconsciemment, je vois distinctement, entre autres, une source personnelle pour une littérature corse...

samedi 25 avril 2009

Le texte caché

Encore une fois, sur ce navire...

Je vais me répéter, je sais, mais le projet que porte ce blog est d'une importance capitale (au moins à mes yeux, ce qui n'est déjà pas si mal dans le monde d'incertitudes et de doutes qui est le nôtre en ce moment !).

Il s'agit de ne pas avoir peur (et de croire un tant soit peu à l'intérêt) de raconter ses lectures réelles (d'ouvrages de littérature corse). Bien évidemment, les lectures de textes que l'on a aimé, que l'on aime toujours, que l'on relit, qu'on aimerait engager bien d'autres à lire et relire sont privilégiées, mais on ne s'interdit surtout pas de manifester des appréciations moins positives, neutres, indifférentes et même très négatives. De même, vous pouvez vous contenter de proposer une citation, plus ou moins longue, et guère présentée ou commentée, comme je vais le faire ici. Bref, j'arrête là le laïus.

J'ai donc attendu trois mois et le 61ème billet pour dévoiler le texte caché. Celui auquel on a accès uniquement parce qu'on manifeste une attention de chaque instant, comme le "morceau caché" de certains CD de musique qu'il faut écouter jusqu'au bout, après plusieurs minutes de silence.

Jouons un peu : nous allons faire comme si les 60 premiers billets de ce blog, et tous leurs commentaires (gratitude infinie), et toutes ces pages hypertextes qui se cachent dans les mots à cliquer, comme si tout cet ensemble de mots, d'images, de sons ne pouvait enfin prendre son sens qu'avec le 61ème billet, avec le texte caché dans ce billet, enfin révélé. Comme si ce texte en fait n'avait pas cessé d'être présent, comme un fantôme numérique, absolument silencieux, invisible, derrière chaque page à dérouler.

Je ne veux rien en dire d'autre ici, ni le nom de son auteur (le premier qui trouve gagnera le droit d'avoir son nom en titre d'un prochain billet sur ce blog), ni la date et les circonstances de sa publication ; plus tard (j'ai trop d'affection et d'admiration pour ce texte, mais j'accepte tout à fait que vous ne soyez pas d'accord avec moi, n'hésitons pas à préciser nos pensées sur ce sujet de la plus haute importance !).

Le voici (et je lève "la toile" - comme Baudelaire à la fin du "Rêve d'un Curieux", dédié au photographe Nadar..., et je ne mets pas de lien direct vers le poème, imaginez-le quelque peu ou souvenez-vous en avant d'y faire retour...) :










RÉSEAUX, BRUMES, MIROIRS




J'écris ceci dans la somnolence du jour.
Analogue à celle où naguère les saluts aux marins restés à terre résonnaient le long des côtes du Cap.
Silencieuses - mais d'où jaillissaient des lumières, comme si elles étaient pierres à briquet.



Ce n'est pourtant pas un départ que j'évoque, c'est une arrivée.
Et non le soir, mais le matin.
Un matin d'octobre, il y a presque un quart de siècle.
Octobre est mois de naissance pour moi.
Et de retour.
Je retournais alors où je n'étais jamais allé.
Sur le pont du Sampiero Corso, je regardais la ville où j'allais débarquer pour la première fois.



Dans une brume légère, elle se dressait, pâle, grise, fantôme de pierres réelles, serrée entre une paroi de montagnes désertes, à peine emmaquisées, et la mer, la mer comme un acier liquide, miroir vide du ciel.
Debout, sans épaisseur, la ville semblait elle-même miroir de je ne sais quoi.
Sans doute d'une autre ville, jamais vue, enfouie au plus profond de ma mémoire.
De ce rêve sans bruit d'un qui dort les yeux ouverts au soleil levant, je crus que je ne sortirais pas.
Je n'en suis pas sorti, en effet.
J'ai seulement traversé le miroir de la ville et celui de la mer, pour cheminer dans des labyrinthes infinis, comme ceux des champs de foire et des cosmogonies mythiques.



Labyrinthes, rêves, mythes, réseaux, filets, chemins, c'est tout cela - qui est la même chose - que l'Île m'apprendra peu à peu, l'île des rêves et des amitiés, amitiés jusqu'au-delà des ruisseaux calomniés.
Elle m'apprendra aussi la traversée des brumes et des miroirs.



Sous la mer, pas très loin de la surface, lacés et délacés par les courants de lumière, les noirs filets glissent, se balancent.
Solitaires, mais non oubliés, les chemins aussi : derrière la ville, le tissu large et obscur des chemins.



J'ai appris de l'Île ce qu'est un chemin, et pourquoi, là où ils se croisent, les morts les gardent.
Ou les pierres, qui sont le nom des morts glorieux.



Grâce aux pierres, les âmes montent au ciel et suivent la route de lucioles et d'asphodèles allumés qui s'élancent la nuit vers les lieux saints, comme un pont jeté entre ce monde et l'autre.



Aux croisements des routes du ciel, les âmes sont des étoiles, noeuds du même filet qui couvre la terre, du même réseau.



Constellation des tombeaux ?



Ce matin d'octobre, j'étais à un bout du réseau qui couvre la terre et qui n'est pas seulement celui des chemins, mais celui des hommes, et pas seulement des hommes morts, mais des hommes vivants.
J'étais à un bout du réseau et déjà le filet venait de moi, alors que je n'avais pas encore quitté le navire et que le quai s'avançait lentement.
Déjà des hommes vivants se tendaient les mains.



Pays des morts, pays des vivants.
Le pays des rêves se tisse entre les deux, et fait ce que l'on appelle une culture.
On y chemine dans le même réseau, le même filet, la même toile d'araignée, la même tarentèle.
Un rêve est comme cette toile, cette "arantèle", comme on a dit naguère en France, fait non d'un chemin unique, mais de noeuds de chemins, de voies croisées et amarrées les unes aux autres.
Un rêve est un territoire ainsi constellé.
L'araignée rêve, et d'un nuage de lait fait un territoire, qui est aussi sa demeure, qui est elle-même.



L'araignée de la culture est prise dans sa propre toile.
Elle est elle-même son filet, sa toile ; elle est la tarantèle.
Il suffit de délover le filet pour que des clartés moucheronnes sortent de l'ombre.



Mais il est beaucoup plus difficile de défaire les noeuds.
Comme de les faire.
Deligny l'a dit : entrelacer n'est pas nouer.
L'araignée, à vrai dire, ne noue pas.
L'homme noue parce qu'il a trois mains, dit Deligny : les deux siennes et la main de l'autre.
Ainsi le filet se noue.
Ou le réseau.
Y compris le réseau ferroviaire, qui a, lui aussi, ses noeuds.



C'est pour son chemin de fer que la Corse s'éveillait alors, en ce mois de naissance, en ce mois où je fis retour là où je n'étais jamais allé.
Elle se réveillait pour défendre sa trame, son chemin de coeur, le chemin de Corti, celui de sa renaissance, après laquelle elle peine encore aujourd'hui, par le refus, qu'elle subit toujours, d'être reconnue.



Renaître, renaître de la rumeur des vagues, des embruns et des brouillards où gémissent les lacrymants, les agramanti, les ombres mal nées, mal mortes, qui se repentent au déclin des monts, au bord des ruisseaux.
Les hommes ne peuvent naître, mais seulement renaître, et ainsi connaître, dans le réseau, dans le filet jeté au fond du miroir, jeté au fond des eaux, délové puis lové sans cesse, sans cesse ravaudé.
Comme les chemins, comme les courants, comme les rêves et les rivières.
Pour obéir aux constellations et à l'épacte.



En ce matin d'octobre, j'obéissais déjà aux constellations qui s'effaçaient au-dessus de la Serra di Pignu.
La ville et la mer délivraient leurs hiéroglyphes, ravaudant derrière la brume et les miroirs les mêmes filets, les mêmes réseaux, le même sens derrière la même image, grise et brillante comme la mémoire.



Est-il possible que tout ait déjà été dans cette figure de ville, haute, raide, perçant soudain les incertitudes de l'aube, face à la mer qui ployait sa rumeur sous le petit jour froid, mais si lumineux ?
Dans le corbillon du plus ancien souvenir, est-ce que je ne mets pas, indûment, tout le trésor des années qui suivirent ?
Ne trouvais-je pas de reliques que celles que j'y apporte, de douces amandes du paradis terrestre, comme celles que s'appropria jadis sainte Catherine de Siscu ?



En fait, à la description de l'image matricielle, ne manquera même pas le "colophon du doute" pour en attester la vérité sous le mensonge.

vendredi 24 avril 2009

Un morceau de nuit

Les chiens semblaient avoir perdu ma trace. Ils s'énervaient, là-bas, assez loin sur ma droite.

Le terrain maintenant partout devenait bourbeux, criblé de fondrières. C'étaient les fameux marais de la plaine orientale. Sinistres sous la lune. Je m'y enfonçai. Dans mon dos se dressait la masse noire des montagnes, devant ça ne pouvait être que la mer.

De plus en plus je glissais, m'effondrais dans des mares croupies. Il devait y avoir là-dedans des grappes de moustiques, des nids de serpents et de malaria, des crapauds géants... C'était avant qu'on assèche pour y mettre des agrumes. Un bout d'Afrique égaré en Méditerranée, comme un morceau d'enfer tombé sur terre. Entre deux brouillards dérivait une lune de boue.

Soudain je crus entendre son souffle, plus vaste que l'horizon, plus profond qu'un sommeil. J'en étais encore loin mais je savais qu'elle était là. Derrière mes tempes battait la mer.

Alors le ciel s'ouvrit, vivant d'étoiles. Comme la poussière qui vole et scintille dans un rayon de soleil. A l'infini courait la plage, blanche sous la nuit. Je m'étalai dans le sable, il était dessous encore chaud.

Aussitôt mon cerveau se remit en marche ; ce qu'il faisait d'ailleurs depuis un bout de temps. Et pas trop mal ma foi. A droite la plage filait vers le sud, à gauche elle retournait sur Bastia. Devant la mer, derrière j'en venais, merci !

Il fallait prendre une décision, et vite. Ils pouvaient surgir des marais à tout instant. Combien d'équipes étaient là, dans mon dos, à mordre mes talons ? Je me mis à leur place : le gars se tirait vers le sud, on l'accroche. Il s'affole et saute dans les marais. Admettons qu'il atteigne la mer - c'est mon cas -, il continue d'instinct comme un dératé à cavaler vers le sud. Derrière c'est le danger, la mort, les chiens. C'est Bastia et il en vient. Bon ! S'ils pensent comme moi ils filent vers le sud. J'ai pris vers Bastia.

Je suis descendu au bord des vagues. J'ai fait deux trois cent mètres l'eau jusqu'aux mollets pour la trace et puis je suis remonté sur le sable, là où il est le plus dur parce que la mer le tasse à chaque coup de langue. J'ai trouve mon rythme : vif et régulier. Le sol portait ferme. J'avais dans le corps encore assez de peur pour tromper la fatigue.

Bien sûr ils pouvaient être là, postés n'importe où et me tirer comme un lapin, au passage. Un rique à courir. Si je faisais le mort dans un coin, demain j'aurais sur le dos tout ce que l'île compte d'uniformes et de chiens.

Dans la pénombre j'avalais de la plage. Les vagues couvraient mes pas. C'est l'amie du fuyard la vague. Pas de bruit, pas de trace. Sitôt passé sitôt léché. Une mère qui veille sur chacun de vos pas. Mon fils un assassin ? Blanc comme neige ! Elle se ferait couper en deux. Elle en démord pas la vague. Et la boue noire qui gantait mon corps faisait un morceau de nuit à pein plus pressé que le reste.

Soudain l'aube éclata. Le ciel en feu surgit de l'eau. Je courais dans la poudre de cuivre. Derrière la dune, au loin, c'était encore de gros paquets de nuit. Je vis mon corps : une croûte obscure. Je retirai ces loques et les enterrai dans le sable. J'avais un slip qui pouvait faire de loin maillot.

C'est vraiment l'un des passages dont je me souvenais le mieux, avec le plus de plaisir. C'est extrait d'un roman de René Fregni, "Les chemins noirs", récit de l'odyssée intense d'un jeune homme qui fuit (de la France vers Istanbul et retour, via les Balkans, l'Italie, la Corse).

Alors je dis ici que certaines choses ne me plaisent pas, une certaine façon d'insister, d'en dire trop alors que le lecteur pourrait remplir des blancs, une façon de vouloir rechercher la formule pour la formule. C'est mon impression, elle peut être contredite !

Mais ce que j'aime beaucoup, c'est,

- à l'image de la marche du fuyard, le rythme vif et régulier de l'écriture,
- la beauté des métamorphoses du corps du fugitif : effondré dans les mares à crapauds géants, coureur de fond olympique, morceau de nuit et croûte obscure, et enfin baigneur très matinal avec son faux maillot. Comme s'il devait passer par tous les états contraires pour renaître : boue noire et blanc comme neige, assassin pourchassé et proie des chiens, lapin apeuré et petit baigneur,
- et aussi, cette façon, parfois, de ne pas mettre de virgule au début des phrases, là où on les attendrait normalement (cela recoupe le premier point) : "Dans la pénombre j'avalai de la plage." "A l'infini courait la plage (...)" "Entre deux brouillards dérivait une lune de boue." "Le terrain maintenant partout devenait bourbeux (...)" "Devant la mer (...)"

J'aime beaucoup cette forme d'écriture qui court après son histoire, avec plaisir ; cette fable de la fuite désorientée et lucide en même temps, cette fuite qui est aussi une promenade, alors que la mort est possible à tout moment (comme Saint-Exupéry se promenant au-dessus des lieux de son enfance, avec son avion militaire, en pleine guerre) ; cette figure mythologique de l'être qui se métamorphose (comme Protée) préparant dans le silence et la solitude, une parole à venir. Avec son slip en guise de maillot de bain ! (Histoire de garder un peu d'humour).

Et vous ?

jeudi 23 avril 2009

Angelo Rinaldi, bien sûr

Je me souviens bien sûr des propos critiques d'Angelo Rinaldi sur la Corse, la langue corse, etc. Propos très désagréables et finalement assez mystérieux.

Je me souviens aussi que des gens comme Ghjacumu Thiers, Marie-Jean Vinciguerra, Paulu Michele Filippi, Nicou Maraninchi (Teatru Mascone) - bien d'autres sûrement - ont déclaré que l'oeuvre d'Angelo Rinaldi était une de leurs préférées...

Alors ? Alors, lisons les romans de Rinaldi, ils nourrissent l'imaginaire corse au moins aussi bien que la littérature française et l'histoire universelle des arts !

Qu'ai-je lu ? Deux de ses romans, c'est bien peu.

Mes impressions : fascination pour l'entremêlement des faits (l'art du détail - une trousse de toilette - occupant toute la fin d'un paragraphe commencé avec un élément d'importance générale - une aversion), difficulté de lecture (s'accrocher, s'accrocher encore, relire, reprendre, passer outre, continuer). Et puis l'intuition d'être en présence d'une oeuvre qui, depuis 1969, creuse son sillon, toujours un peu plus, un sillon qui touche profondément à ce qu'était la Corse, à ce qu'elle est devenue (avant et après la seconde Guerre Mondiale, à travers les personnages gravitant autour ou issus de la bourgeoisie bastiaise). Le regard braqué sur l'Italie ou sur Paris. Avec des moyens éminemment artistiques, des formes romanesques sûres d'elles-mêmes, sûres de leur puissance (la littérature comme vraie vie, comme voie du seul salut possible), formes complexes, exigeantes, réclamant un lecteur obstiné désireux d'accepter les allusions, les ellipses, les attentes, les retours. Mais peut-être n'avez-vous pas la même expérience de lecture ? (Voir par exemple un article d'un certain Daniel Garcia, du magazine "Lire" rapportant une critique du style de Rinaldi).

Donc, ce soir, voici la première "partie" du premier roman ("La Loge du Gouverneur", 1969), la porte d'entrée de cette oeuvre littéraire corse :

Avant même d'y être allé, le narrateur n'aimait pas Bordighera que gonfle la prétention d'être encore une station à la mode, et qui n'a gardé, au milieu des H.L.M., que les pourritures architecturales de se fastes du temps de Victor-Emmanuel.
Maintenant qu'il y habitait, il était vain d'espérer que diminue son aversion. Il considérait que, s'il parvenait seulement à la stabiliser, c'eût été déjà une manière de victoire. Cette aversion, Marthe la partageait pour des raisons issues de leur fond commun qui, à bien les examiner, n'avaient rien que de subjectif. Dès que les circonstances leur interdisaient de se séparer sans ménagements d'un raseur, ils demandaient à celui-ci, qui en était parfois désorienté lorsque la question ne se rattachait ni de près ni de loin à la conversation en cours, ne découlait d'aucune association d'idées discernable par des développements logiques, s'il avait jamais vécu là-bas, dans la "ville des palmiers", comme disait le prospectus que Livia, respectueuse de la consigne qui tendait à inculquer aux pensionnaires du Dr Corazzini qu'ils étaient dans un hôtel - une pensione, d'un genre relevé -, déposa sur la table de nuit au moment où il éparpillait ses vêtements à travers la chambre. Il ne s'était pas rasé depuis la veille de son départ, il craignait d'avoir laissé sa trousse de toilette au Belvédère. Soulagé, il la palpa à travers le linge : Clélia, dont la manie de rangement aboutissait toujours à un désordre plus grand que celui de la négligence, l'avait calée dans l'angle d'une valise, sous les tricots.
- Il n'y a pas la liste des cinémas, dit l'infirmière qui était entrée comme un voleur.
Elle devait l'observer depuis un bon quart d'heure. Sans doute le classait-elle parmi les agités, les maniaques ; il la toisa pour qu'elle comprenne qu'elle le dérangeait, et ne répondit pas. Il la voyait de profil, elle était devant la fenêtre. La coiffure remontait haut sur la nuque où des poils, échappés de la torsade, frisottaient, aussi fins que le duvet qui recouvre le crâne d'un bébé, ou celui de la baronne Morandini.
Lorsque, étant arrivée en avance pour le bridge et ne voulant pas rester dans les jardins où il faisait encore trop chaud, elle monta à la salle de bains et surprit son amie qui s'examinait dans le miroir, Rita eut du mal à conserver son naturel, si prévenue qu'elle fût. Elle déclara à Laetizia, oubliant à qui elle s'adressait, qu'une femme tondue était une créature proche du singe.
- Pour que ce soit un singe, il faut aussi qu'on efface les sourcils, j'ai vu ça, figurez-vous, avait dit Laetizia.
Livia désigna le rectangle de papier cartonné, dont il se servit ensuite en guise de signet - de fétiche, s'imaginait-elle, car tout ce qui se rapportait à leur première rencontre avait, pour elle, un caractère sacré - et qu'illustrait une photo aérienne du littoral, du Cap San Ampelio à la pointe Migliarese.
Pour le dépliant que le syndicat intercommunal, fondé après tant de palabres avec l'accord du sénateur Baldini, distribuait aux agences de tourisme, on avait préféré à une vue de Borgo, laquelle n'aurait pu être que partielle, les maisons étant disséminées le long de la crête, celles du lotissement de la Marine dont Sandro était, sur le papier, propriétaire, et où s'élevaient des villas de style provençal, dominées par la carcasse du futur hôtel Thalassa dont la construction traînerait encore si les promoteurs immobiliers de Nice, avec lesquels Santini s'était abouché, ne tenaient par leurs promesses.

mercredi 22 avril 2009

Stranu legame : littérature corse et littérature persane

Ceci est la version "allégée" d'un billet que j'avais intégralement écrit, et que j'ai intégralement perdu je ne sais comment ! Je fais donc une nouvelle version, à partir du souvenir du billet perdu... la mort dans l'âme..., je sais que tout utilisateur d'outil informatique doit me comprendre ! j'en connais qui ont perdu des listings entiers de bibliothèque ! alors haut les coeurs ! comme disait l'autre : "ricomminciamo la lettura !" (Aby Warburg).

On peut tout imaginer, dans la littérature corse comme dans n'importe quelle autre.

Par exemple, la "littérature d'érudition". Celle qui utilise le personnage du chercheur, du rat de bibliothèque, qui trouve un manuscrit, le décode et/ou le traduit, manuscrit mystérieux bien sûr, qui fait naître une quête (souvent vaine), une enquête, une intrigue, des obstacles, des dangers, parce que ce dont il est question en fait c'est la survie de l'humanité, ou plus simplement du personnage principal, ou d'un amour, etc.

Dans notre littérature, je pense à ces deux références :

- "Le géomètre de Paline", d'Anne Meistersheim. J'ai un très bon souvenir de ce livre (publié par Alain Piazzola, à Ajaccio, en 1994, préfacé par Patrice Antona). Je me souviens particulièrement d'un incendie (que je rapprocherais de celui de "A funtana d'Altea", bien qu'ils me paraissent très différents). Le roman tourne autour d'une édition, vendue aux enchères, du fameux ouvrage de Francesco Colonna, "Hypnerotomachia Poliphili".

- "L'ingannu", nouvelle écrite par Paulu Desanti et publiée dans son recueil "L'ultimi mumenta d'Alzheimer" (ce titre est vraiment génial, non ? cela me fait penser à du Desproges). Cette nouvelle est l'occasion de retrouver notre vieil ami Dante Alighieri, d'évoquer les obsessions identitaires, les langues, la littérature, avec beaucoup d'humour.

Toujours été attiré par ce genre d'écrits qui multiplie l'invention de fausses références bibliographiques, évoquent la circulation et les cachettes de manuscrits interdits ou incompréhensibles (tout comme le fameux ouvrage introuvable d'Aristote, celui qui serait consacré à la comédie, et qui est au centre du "Nom de la Rose" d'Umberto Eco).

Mais l'ouvrage que je vais citer là est celui de Paulu Michele Filippi, "Un Persu in Alisgiani. Mozzafar Esfarzari - A storia è i misteri di un manuscrittu" (2005). J'avais déjà évoqué cet auteur dans un précédent billet. Quand je reprends son livre, je picore généralement dans les poèmes qu'il contient (109 quatrains soit-disant écrits par un certain Mozzafar Esfarzari (qui pourrait trouver quels jeux de mots corses se cachent là ? j'en suis incapable pour ma part), poète persan méconnu, contemporain et ami du grand Omar Khayyam, traduits en corse à partir d'une traduction française du XIXème siècle...). Mais je l'apprécie aussi parce qu'il propose au moins trois livres en un :

1. une allégorie humoristique de la situation linguistique de la Corse (prenant à revers des réalités ou des idées reçues)
2. des poèmes, donc, souvent très beaux (un peu comme si Filippi n'avait pas pu se contenter de publier un recueil de sa poésie seule, et voulu, par humilité, l'entourer d'une fiction persane, à la fois réjouissante et utile)
3. toute une réflexion en acte du rôle du lecteur dans la constitution d'une oeuvre et donc d'une littérature (ce qui me plaît particulièrement, bien sûr ; voir aussi une critique de Paulu Desanti dans un numéro de A Pian'd'Avretu, comme quoi tout se recoupe)

Donc, pour finir, voici quelques extraits qui me plaisent, parce qu'ils me semblent ouvrir des chemins intéressants pour notre littérature (qu'en pensez-vous ?) :

Page 3 :

MOZZAFAR ESFARZARI, pueta persanu, hè assai menu cunnisciutu chè u so cuntemporaneu Omar Khayyam (versu 1048 - versu 1123), è sò scarse e literature, puru persane, chì ne parlanu. E so puesie (tutte o une poche, quessa ùn si sà) fubbenu tradutte in francese per a prima è l'unica volta in lu 1863, da un certu Nicéphore Dacqueville. Si penserà chì u libru appia avutu un certu successu, postu ch'ellu fubbe ristampatu in lu 1898. Dopu, si perse, in Francia s'intende, a traccia di Esfarzari, è ghjè oghje assai difficile di ritruvà la.

Qualchì tempu dopu a seconda edizione di u libru di Dacqueville, principiò u stranu legame di Mozzafar Esfarzari incù a Corsica. Unu di i fratelli di u mio antibabbone maternu, ispettore di l'insegnamentu publicu, ebbe trà le mani un esemplariu di u 1898. Si mise in capu di traduce e poesie di Esfarzari in corsu. Isse traduzzione fubbenu raccolte in un quaternu, chì, zitellu, aghju intesu chjamà "u cahier". Issu "cachier" avia una riputazione scandalosa, chì ùn pudia chè accende a nostra curiosità, à mè è à i mio fratelli. Scopretimu dunque quellu quaternu chì annunziava à a so prima pagina E puesie di Mozzafar Esfarzari, secondu a traduzzione in francese di Nicéphore Dacqueville (1863) - edizione di 1898. Seguitava, sottu à un titulu chì ci parse tandu, Revue des Deux Mondes. 1898 I rubbayat di Mozzafar Esfarzari, l'annunziu di un articulu, senza nome d'autore. E pagine di u "cahier" ci tuccava à leghje le. È principionu i capatoghji.

Page 12 :

Per fini, lascemu corre un sognu. Vogliu sperà chì qualchì sia, frà i lettori di issu libru, mi puderà da più ampie nutizie di Nicéphore Dacqueville è chì (perchè nò ?) unu o l'altru, amatore di a literatura persana, parterà o riparterà sulle tracce di Mozzafar Esfarzari pè purtà ci dumane a grande nutizia : hè scioltu u misteru, ritrovu u pueta ! È i Persani, incù i Corsi, si rallegreranu. Ciò chì face quantunque abbastanza mondu.

Page 45 :

Feritu, tù ami
È soffri
Guaritu, ùn ami più
È soffri

Page 53 :

Sù l'onde di u fiume voca u battellu
Hà alzatu le vele pè andà più veloce
Andate nave è barcelle, pescatori è marinari
Ma di scalà sù l'altra ripa, quale di voi n'hè in brama ?

Page 66 (le dernier poème suivi d'une note de l'auteur) :

Rusignolu s'innamurò di damicella sumera. Serenata li purtò.
Per una notte sana, o le ricuccate, i trilli, i fremiti, l'armunie.
À l'alba si tacque, da u so cantu imbriacatu, è aspettò !
Han Hi ! Cusì longu issu fischiu ! runcò Farchetta.
È si misse à beie.

(Note) : Averanu fischiatu ancu i Persi pè fà beie i so animali ? Hè sicura ch'ùn si chjamavanu Falchetta e fere persiane ! Sarà statu Ziu à interpretà Esfarzari ? Ma sinu à chì puntu ? Peccatu d'ùn avè u testu originale ! (PMF)

Page 24 :

I lettori di Esfarzari, ne simu cunvinti, scopreranu altri percorsi. Ghjè cum'è un splendidu miraculu chì issi testi scritti ci hè tantu tempu, è cusì luntanu da noi, ci parlinu sempre. Assaghjemu li incù piacè, è sì quelli chì cunnoscenu u grande Omar Khayyam avessinu l'impressione chì Ezfarzari ùn riesce mai à ugualà u più famosu di i pueti persani, ch'elli lachinu pè una stonda i paragoni è e classifiche, è ch'elli accettinu, tale è quale, issu cantu in lu stessu tempu tristu è impertinente di u nostru scunnisciutu pueta.

mardi 21 avril 2009

Et la littérature dans tout ça ?

Au risque de faire penser que ce blog consacré à la littérature corse devient de moins en moins littéraire (puisque le précédent message évoquait deux films), voici un billet faisant allusion à une émission de télévision, une revue/magazine et une association culturelle.

Car le vrai sujet, c'est bien "l'imaginaire" corse ; et la littérature n'est qu'une des sources auxquelles il s'abreuve (il importe toutefois d'en sentir la singularité...)

Prenons le mot "Méditerranée" (tout à la fois, fable, forme et figure de notre imaginaire) et déclinons-le, nous aurons donc :

- "Mare Nostru", l'émission de télévision de Via Stella (France 3 Corse), présentée par Florence Antomarchi
- "Fora", la revue portée par Vanina Bernard-Leoni (dont le deuxième numéro était consacré aux rapports entre la Corse et le Maghreb)
- "Vox Mediterranei", l'association de Lisa d'Orazio (entre autres, bien sûr)

Je vous conseille de voir donc les quelques minutes de l'interview de Vanina Bernard-Leoni par Florence Antomarchi ; rien de neuf pour ceux qui connaissent déjà la revue, mais pour eux comme pour ceux qui ne la connaissent pas encore, un vent frais, une respiration, la promesse d'être surpris, mené sur d'autres chemins de pensée. Qu'en pensez-vous ?

Les questions posées à Vanina Bernard-Leoni sont les suivantes :

- La Méditerranée ne tient pas une place importante ou exclusive dans votre regard sur la Corse. Pourquoi ? La Méditerranée, c'est trop tragique ? Elle nous ressemble trop ? Elle ne vous fait pas plus rêver que les autres lieux du monde ?
- Quel événement de l'actualité récente en Méditerranée retiendriez-vous ?
- Le titre de votre revue et la revue elle-même, centrée sur l'ailleurs, sont un peu provocants ? Pourquoi ?
- J'ai assisté à une soirée de la revue Fora et on a l'impression qu'il y a une jeune génération de Corses qui semblent très bien vivre à la fois en Corse et ailleurs, sans un rapport difficile avec l'identité corse ? Est-ce le cas ? Est-ce porteur d'espoir ?
- Le prochain numéro de Fora sort en juillet 2009. Sur quel sujet ?
- Avec quelles disciplines et quels types de textes allez-vous nous faire voyager ?

Florence Antomarchi évoque en fin de vidéo l'association Vox Mediterranei qui a déjà réalisé quelques manifestations passionnantes à Ajaccio et ailleurs à propos de la Corse dans les médias, de la Corse en Méditerranée, etc. Ils organisent un festin des cuisines sarde, maghrébine et corse au Casone à Ajaccio, ce samedi 25 avril 2009. Allez-y voir là aussi.

Puis si vous le pouvez, abonnez-vous à la revue Fora ! Vous y trouverez quelques beaux morceaux de littérature, tout de même.

Par exemple, la traduction corse d'un extrait du "Pedro Pramo" de Juan Rulfo, par Stefanu Cesari, dans le numéro 3 qui rapproche Corse et Mexique.

Par exemple, ce texte de Jérôme Ferrari, évoquant l'Algérie et qui propose une belle définition de la nostalgie comme "appel du présent".

Et cite ces vers du mystique Hallaj, que l'on retrouve dans son dernier roman, "Un dieu un animal" :

Nul éloignement pour moi après Ton éloignement
Depuis que j'eus la certitude que proche et loin sont Un

(Si même la mystique soufie vient au secours de la Diaspora corse !)

lundi 20 avril 2009

Littérature, Films : Imaginaire

L'accès aux oeuvres est essentiel.

Pouvoir feuilleter les livres en librairie, en bibliothèque ou mieux encore sur le Web... Pouvoir regarder les images, les films, écouter les sons et les musiques... A loisir, plusieurs fois. Avant de les acheter.

Il me semble que ce ne peut être que bénéfique pour les lecteurs/spectateurs, pour les oeuvres, pour la vie de notre imaginaire et même pour l'économie culturelle (nous en reparlerons).

Un exemple, ce soir, de ce que cette possibilité permet.

Je voudrais associer trois "oeuvres" :

- l'édition anglaise du fameux "Account of Corsica. The Journal of a Tour to that Island and Memoirs of Pascal Paoli" de James Boswell (1768-1769). Cette édition date de 2006 et est la seule édition critique de ce texte si important pour l'imaginaire corse (à discuter bien sûr ; j'ai évoqué précédemment un passage qui m'avait frappé, autrefois, et dont je me souvenais : ici).
Cette édition, je l'ai achetée sur Internet, le livre m'a été envoyé des Etats-Unis, je l'ai reçu dans ma boîte aux lettres et je me suis rendu compte à quel point la traduction en français que je possède est déficiente !

- le film de Thierry de Peretti, sur son site Internet : "Le jour de ma mort" (court métrage de 18 minutes, 2006 : voir rubriques "Works" et "Cinéma"). Ce film est en deux parties très différentes. La deuxième s'inspire du meurtre de Christophe Garelli (en 1998). Le film lui est dédié. J'aime bien l'étrangeté de l'association des deux parties, l'aspect totalement muet ou presque mais quelque chose me convainc moins, un certain esthétisme qui contrevient à la clarté du propos ?

- le film de Laurent Simonpoli : "Assassins" (2007, 26 minutes). Ce film met en scène le meurtre d'un nationaliste par d'autres nationalistes. Un concours de circonstances transforme ce projet en drame familial. J'aime bien le jeu des acteurs et l'engrenage de l'intrigue est angoissant mais la forme me paraît trop classique.

Et voici ce que je lis à la fin de l'introduction de l'ouvrage de James Boswell, sous la plume anglaise de James T. Boulton, professeur à l'université de Birmingham :

Not surprisingly, the case of Corsica remains problematic for successive French governments. France's governor on the island, M. Claude Erignac, was shot dead in the street in Ajaccio in 1998. Corsican nationalists, charged with the murder, argued at their trial that they had nothing against him as an individual but shot him as the symbol of France.

Comment "comprendre" la concomitance de ces publications (2006, 2007), faisant référence à des meurtres commis par des nationalistes dans les années 90 ? Peut-on faire jouer ces oeuvres entre elles, entre elles et notre réalité, entre les temps passés (lointains ou proches) et notre présent (aujourd'hui 20 avril 2009) ? Comment intégrer tant de douleurs réelles dans des fictions qui nous permettent de respirer ? Ces oeuvres y parviennent-elles ?

Quand on voit à quel point les Etats-Unis travaillent sans cesse, très rapidement, les moments les plus dramatiques de leur histoire, il paraît étonnant que nous n'ayons pas vraiment de films qui prennent, explicitement, à bras-le-corps les événements d'Aleria, l'affaire Bastelica-Fesch, l'affaire Guy Orsoni, la catastrophe de Furiani, les tueries entre nationalistes en 1995, l'assassinat de Claude Erignac, la vie de Marcel Lorenzoni : parce que ces événements et trajectoires (avec tant d'autres beaucoup moins dramatiques, les enfances et les rêves, la vie quotidienne, le travail, les rires) font aussi la trame historique corse.

Côté livres : citons "La fuite aux Agriates" de Marie Ferranti, "Ecce Leo" de Flavia Accorsi, "Une affaire insulaire" de Jean-Baptiste Predali, "Balco Atlantico" de Jérôme Ferrari, divers textes de Marcu Biancarelli. Saluons un tel travail. Vous connaissez peut-être d'autres livres traitant de ces sujets ?

Que pensez-vous de ces films ?

dimanche 19 avril 2009

De la littérature - corse - pour tout le monde

Et voici "un" compte rendu de la rencontre littéraire du 15 avril 2009, comme promis.

A compléter s'il vous paraît lacunaire, à nuancer s'il vous paraît brutal, à questionner s'il vous paraît obscur !
Car il s'agit bien d'une recomposition écrite (le 19 avril) à partir de notes brèves prises par l'animateur pendant qu'il animait (le 15 avril) et globalement remises au propre à l'aéroport de Poretta (le 16 avril) !

Une introduction :

Je fais référence au "Bréviaire de littérature à l'usage des vivants" de Pierre Bergounioux (éditions Bréal, 2004), dont l'introduction s'intitule "Quelqu'un fait quelque chose". Histoire d'indiquer que nous allons parler de "littérature" (et non d'abord de la Corse).

Je veux par là insister sur la valeur que nous prêtons aux livres de Marcu Biancarelli et Jérôme Ferrari, qui sont de véritables actes ("fait") aboutissant à des objets infinis, que nous pouvons lire et relire et que nos enfants liront et reliront, objets ("quelque chose") capables de vivifier nos esprits et nos imaginaires.

Je veux par là aussi insister sur l'individualité et la singularité de ces deux auteurs ("quelqu'un") tout autant que sur le caractère "collectif" de leur être :
- en tant que "frères jumeaux" (même âge, même perspective, même arrivée percutante dans la littérature corse avec un recueil de nouvelles, "Prighjuneri/Prisonnier" (2000) et "Variétés de la mort" (2001), liens encore resserrés par le travail de traduction de Biancarelli par Ferrari)
- en tant que "réponse" à une situation générale de la société corse marquée, dans les années 1990, par un effondrement du mouvement nationaliste et une absence de perspective

Ceci étant dit (mais j'étais moins précis ce soir-là), Diane Saliceti prend la parole pour se "prosterner devant ses idoles". Elle signale se reconnaître dans leurs livres qui sont des reflets importants de la Corse et apprécier grandement leurs plumes modernes.

Suivent alors une série de mes Questions, d'Interventions du public et de réponses des deux auteurs (MB et JF). J'ajoute en caractères gras des choses qui me viennent au moment où j'écris ces lignes :

Question 1 : Le titre de la rencontre présente vos oeuvres comme des "expressions polémiques". Avez-vous le sentiment d'écrire pour faire la guerre, et si oui contre quoi ?

MB : Je ne fais la guerre contre rien. Créer est déjà assez difficile (accouchement dans la douleur). Il y a de la révolte contre un destin dans mes écrits, mais pas uniquement, il y a aussi de la tendresse, de la générosité. Je voulais écrire les livres que nous voulions lire et qui n'existaient pas. Et puis à cette époque en Corse la parole était un objet scandaleux, il n'y avait pas de droit à la parole. Alors oui, je fais la guerre contre cela. Et je la fais avec les mots parce que je ne sais pas le faire en politique, dans le football ou par la musique. Il s'agit d'écrire au moins trois lignes, qui puissent faire écho chez moi d'abord (en Corse) et au-delà aussi car n'écrire que pour les siens, être exclusif, équivaudrait à une nouvelle interdiction de parole. Nous étions dans une société qui n'émancipait pas, qui empêchait de voir le monde. J'ai trouvé notamment dans la lecture de Cormac Mc Carthy une écriture qui n'hésitait pas à dire les choses dans un rapport cru et direct avec la réalité.

JF : L'écriture polémique a représenté pour moi un moment (terminé aujourd'hui). Un moment contre une situation et pour revendiquer l'autonomie de la création. Pour imposer l'idée que mes écrits sont ancrés dans des enjeux strictement littéraires. Leur brutalité n'était pas consciente et ce moment est tout à fait terminé.

MB et JF : Nous insistons aussi pour dire que ces textes polémiques ("Variétés de la mort" et "Prighjuneri/Prisonnier") font rire, nous ont fait rire et étaient fait pour faire rire.

Intervention 1 : Est-ce que l'étonnement des lecteurs face à la brutalité, la crudité de vos textes n'était pas dûe à l'habitude de faire une lecture documentaire des oeuvres de fiction et d'y croire retrouver la "réalité" telle quelle ?

JF : Oui. Des lecteurs ont confondu mon personnage avec son auteur, cela a pu créer du scandale. Et ma première traduction d'une nouvelle de MB m'a fait sentir sa grossièreté de façon encore plus directe.

Intervention 2 : En ce qui me concerne, la lecture de la nouvelle de MB m'a fait plus d'effet en langue corse que dans sa traduction française car nous avons plus l'habitude de lire des textes crus en français.

MB : J'ai fait lire mes premiers écrits à mon père et il a ri. J'insiste sur le plaisir jubilatoire pris à l'écriture de ces rextes "choquants".

Intervention 3 : Mais c'est un rire face une situation angoissante, pour faire respirer.

MB : Oui, un rire qui fait respirer. Les années 95, 96, 97 étaient très dures. Il s'agissait de s'en libérer par l'écriture. Mon premier recueil de poésie (pas si bon que ça) était un acte émancipatoire. On m'a dit que je montrais du mépris, de la distance, que j'avais des devoirs qui m'interdisaient d'écrire comme cela.

Intervention 4 : Pensez-vous alors qu'une littérature doit s'interdire de participer à l'émancipation d'un peuple ?

MB : Non, je n'ai pas dit cela.

JF : Nos écrits avaient à voir avec le nationalisme, c'est sûr, il y a un lien.

MB : Mais ils prenaient en compte toutes les lourdeurs de la société corse en général.

Question 1b : L'intitulé de la rencontre évoque le thème de la "corsitude". Peut-on dire que votre oeuvre a l'intention de proposer une autre image de la Corse et de la corsitude ?

JF : Non, cela ne me convient pas. Je n'ai pas d'intention globalisante. Mon art a à voir avec la Corse mais je ne cherche pas à remplacer une ancienne image de la Corse par une autre. Je refuse cette responsabilité.

MB : Il ne faut pas confondre la corsitude de l'auteur et l'objectif de sa création. Certes j'écris en langue corse mais mes livres sont lus ailleurs. Ecrire en langue corse est un acte émancipatoire mais je n'écris pas des ouvrages à thèse. C'est de la littérature, basée sur le plaisir de l'écriture. Un jour peut-être, il y aura une certaine lassitude à écrire, mais ce sont des choses personnelles.

Question 2 : Milan Kundera estime que l'on peut évoquer un livre dans deux contextes : le "petit contexte" (un pays, une nation) et le "grand contexte" (histoire européenne ou occidentale des arts). Considérez-vous qu'il faille regarder vos livres selon ces deux contextes ?

JF : Oui, je suis d'accord avec cette vision des choses. J'estime que dans tout livre il y a plusieurs strates, plusieurs niveaux de lectures et je ne veux sacrifier aucun des niveaux. De ce point de vue, "Balco Atlantico" a été le livre le plus difficile à écrire pour tenir ensemble le public averti (corse, qui connaît de près l'histoire du nationalisme) et le public qui n'y connaît pas grand chose : il fallait éviter à la fois le didactique et l'allusif.

Intervention 5 : Est-ce que cela change tout de même quelque chose (dans l'écriture et la prise en compte d'un nouveau lectorat) de passer d'un éditeur corse (Albiana) à une grande maison d'édition comme Actes Sud ?

JF : Cela change des choses, mais pas l'écriture. "Variétés de la mort" (Albiana) n'était pas écrit pour un usage exclusivement local, corse.

MB : Personnellement, mes lectures d'enfance mélangeaient les auteurs corses et les auteurs américains, russes, les bandes dessinées. Il n'y a pas de hiatus. Certains auteurs ont été des clés pour l'écriture : John Fante, Dostoïevski (notamment les "Carnets du sous-sol") ou même le premier roman de Michel Houellebecq ("Les particules élémentaires" / Nous aurions pu évoquer ici le fait que ce roman imagine une ascendance corse au personnage principal et que sa critique de la société occidentale au moyen de références philosophiques et scientifiques se retrouve chez MB et particulièrement chez JF, voir son "Aleph zéro"). Parmi les auteurs corses qui ont été importants pour moi, je peux citer Ghjacumu Biancarelli, Jacques Fusina, le "A funtana d'Altea" de Jacques Thiers, le "Pesciu Anguilla" de Sebastianu Dalzeto : il y avait une simplicité, je les comprenais, directement, ça me parlait. A dix ans, je savais déjà que j'allais écrire.

Intervention 6 : On note chez vous deux l'abondance des citations d'auteurs aimés, comme si vous présentiez vos livres entourés par toute une armée.

MB : On nous a reproché ces citations (Nietzsche, Dostoïevski, et les autres) en disant que c'était prétentieux. Mais c'est au contraire un acte d'humilité pour montrer que nous venons après eux, qu'ils sont des influences. Ce sont des clés pour comprendre d'où sortent les textes.

JF : Certaines de mes citations étaient même par moment plus longues que mes propres écrits. J'apprécie beaucoup ce travail de citation.

Quesiton 3 : On remarque que vos livres intègrent régulièrement et de façon importante des personnages et des éléments arabes. Etait-il important pour vous de faire état de la part maghrébine de la Corse ? Je pense par exemple au poème "Com'è quì l'omini" dans le recueil "Viaghju in Vivaldia" (de MB).

MB : Il s'agit d'abord de réalités personnelles. Vous faites allusion à un poème que j'ai consacré à un ami marocain assassiné. Peut-être était-il un dealer, mais même dans ce cas je ne considère pas que c'était une raison pour subir la peine de mort. Je suis né en Algérie, donc les cultures du Maghreb ne me sont pas tout à fait étrangères. J'ai une relation affective très forte avec tout cela. Mais pour ce qui est de l'écriture, je n'ai pas cherché à ne pas exclure les Arabes de mes livres. Je ne veux pas faire de racisme inversé. Je parle de tous ceux qui composent la société corse : marocains, sardes, italiens, français. C'est cela qui me plaît.

JF : Il n'y a pas d'acte volontaire de ma part de parler des Arabes de Corse. Oui, j'ai été marqué par l'assassinat des deux Tunisiens en 1984 à Ajaccio. J'ai passé quatre ans en Algérie (professeur au Lycée français d'Alger). Et mon expérience à Porto-Vecchio m'a montré que cet endroit faisait cohabiter deux mondes imperméables l'un à l'autre : corse et arabe. (Une question que l'on aurait pu poser alors : écrire, est-ce une façon pour vous non pas de réconcilier ces groupes mais de montrer qu'ils vivent dans le même lieu, qu'ils ont tout de même des relations - notamment sentimentales et sexuelles - et de montrer la réalité diverse de la Corse ?)

MB : Tu n'as pas encore été invité à Sperone ! Il y a plusieurs mondes imperméables les uns aux autres à Porto-Vecchio.

Question 4 : On remarque dans vos livres respectifs la présence très forte du personnage du jeune homme aventureux, qui oscille entre la dérive complète et la quête d'un idéal, qui cherche à transcender sa vie, sans forcément y parvenir. Notamment dans "51 Pegasi, astru virtuale" (MB) et "Un dieu un animal" (JF).

MB
: C'est vrai. C'est issu notamment d'expériences personnelles. Le poète de "51 Pegasi" fait référence à une personne réelle que j'ai connue et qui est décédée depuis. Qui écrivait des poèmes à Porto-Vecchio. Ce personnage du jeune homme en général est issu d'expériences de vie, d'expérience de nuit.

JF : Le personnage de "Un dieu un animal" est purement fictif. Il prend sa source dans une réalité très ancienne en Corse : la volonté de partir. Ce départ se faisait souvent sous les armes. Et je n'en ai pas fini avec ce thème et ce type de personnage. J'avais deux grands-pères qui sont partis comme ça. Je me demande ce que cela fait d'être né à Zigliara et de partir en 1903 en Syrie. On ne peut pas mesurer ça. Et je trouve que ce thème est puissant d'un point de vue esthétique. C'est une partie importante de mon imaginaire.

Question 5 : Je remarque que la littérature est aussi une affaire de commande d'éditeur, de revues. Quel rôle ont joué ces commandes chez vous ? Notamment, la courte nouvelle "La nuit du doute" (JF) dans le numéro 15 de Philosophie Magazine (décembre 2007-janvier 2008) et "Pas une lumière" (MB) dans le numéro 4 de la revue L'Archipel des lettres (mars 2009) ou "Natio Borgo Selvaggio" (MB) dans le recueil "Nouvelles de Corse" (éditions Magellan et Cie, 2008).

JF
: "La nuit du doute" est bien une nouvelle de commande. Après "Dans le secret", j'ai été contacté par mail par ce magazine pour une rubrique qui associait un écrivain et un philosophe. Ma nouvelle a été associée à l'ethnopsychiatre et écrivain Tobie Nathan. Elle met en scène un personnage de jeune Corse qui tient un bar dans un île de l'océan indien. Je l'ai écrite en mai 2007. Le thème est celui de l'angoisse qu'on éprouve lorsqu'on se trouve dans un pays étranger ; une angoisse positive parce qu'on prend conscience que l'on n'est plus chez soi. J'ai découvert à cette occasion les ressources du tutoiement (la narration utilise de bout en bout le "tu" pour désigner le personnage principal) qui permet une proximité intime. Quand je suis revenu en Corse en septembre 2007, j'ai éprouvé un sentiment étrange : j'ai retrouvé ce sentiment d'angoisse mais chez moi, se sentir étranger chez soi. Et ce fut le point de départ de l'écriture de "Un dieu un animal". (Je tombe aujourd'hui par hasard sur un passage de "Aleph Zéro" (2002) qui utilise déjà brièvement le tutoiement, page 113, et qui paraît programmatique : Maintenant, tu n'es plus chez toi. Tu peux encore le croire mais tu comprends bien que tu fais erreur. Peut-être un démon joue-t-il avec toi. Tu n'es pas ici, pas seulement, en ce moment même tu chevauches sans doute dans le désert parmi les lycaons, il y a aussi des baisers sombres, et peut-être un lagon, et c'est pour ça que ce verre de whisky, bien qu'il soit la seule chose visible, semble si lointain, c'est pour ça que malgré tes efforts et ton ivresse, il te concerne si peu. Et ce tutoiement qui te secoue, ce n'est pas celui de l'intimité ou de l'affection, c'est le tutoiement grossier et méprisant de l'exil. On te chasse. Entre parenthèses, quel plaisir de citer les textes, peut-être aurions-nous dû laisser beaucoup plus de place le soir du 15 avril à la lecture de passages des oeuvres !)
Il y a une autre proposition d'écriture. C'est pour le volume "Ecrivains en série" aux éditions Léo Scheer (avec l'écrivain et directrice de collection et blogueuse Laure Limongi, née à Bastia, voir un précédent billet à son sujet) qui demande à des écrivains, des artistes, des philosophes d'écrire ce qu'ils veulent (fond et forme) à propos d'un série télé ; je réfléchis sérieusement à faire quelque chose à propos de la série "Mafiosa" qui passe sur Canal +.

MB : Moi aussi je reçois de telles propositions d'écriture, dans ma boîte mail. Ces commandes me demandent toujours des textes écrits en français. "Pas une lumière" et "Natio Borgo Selvaggio" feront certainement l'objet d'une publication en recueil, un recueil de nouvelles écrites directement en français. J'apprécie beaucoup d'écrire aussi en français.

Intervention 7 : Dans la nouvelle "Zia Maria cocaïna" (dans "Stremu Miridianu") vous (MB) écrivez : "ùn semu micca à un paradossu pressu". Quelle vision avez-vous de la jeunesse corse ?

MB
: Mon livre n'est pas moralisateur, je cherche simplement à être au plus près des expériences de vie, de la réalité. Je n'écris pas de discours, de démonstration idéologique. J'utilise des expressions qu'on a tous pu prononcer à un moment. Dans "51 Pegasi", j'écris "C'est trop corse..." sans que je cherche à en faire un absolu. C'est un peu comme dans le film "Trainspotting" qui fait dire à ses personnages écossais : "On a été colonisés par le peuple le plus con de la terre", c'est-à-dire les Anglais et le cinéaste n'est pas un nationaliste écossais. Il utilise lui aussi ce qui se dit, sans en faire un absolu.

Intervention 8 : Toutefois le caractère écrit des livres fige ce qui était d'abord oral et donc le lecteur cherche un sens qui n'était peut-être pas dans l'intention de l'auteur.

MB
: Pour la nouvelle "Zia Maria cucaïna", il s'agissait d'évoquer une histoire qui me faisait rire, c'était presque une private joke. Je ne fais pas de la description de ce village de Campanaccia une vérité absolue. C'était un exercice d'écriture et l'aspect qui a été le plus important pour moi est le travail sur le style.

Intervention 9 : Comment écrivez-vous ? Avec des horaires précis ?

MB
: J'ai besoin d'une longue maturation, à la limite de la fainéantise. Puis de me mettre en conditionnement et alors je peux écrire de 6 heures du matin jusque tard dans la nuit, sans arrêt. Puis je réécris et retravaille en permanence. C'est Paulu Desanti qui m'a dit que la différence entre un écrivain et quelqu'un qui écrit c'est que le premier retravaille sans cesse.

JF : Mon écriture n'est pas régulière. Il faut que le texte soit "prêt" dans ma tête, qu'il constitue un monde complet et concret. Ainsi, je pense que je n'écrirai pas de long roman qui réclame une architecture très complexe de reprises, annonces, etc. Quand j'écris, je réécris, je lis à haute voix. Le premier recueil de nouvelles était une sorte de préparation au roman (avec des personnages qui reviennent de nouvelle en nouvelle).

Intervention 10 : Nadigne Daigné a adapté au cinéma votre nouvelle "Mydriase" (du recueil "Variétés de la mort"). Y avez-vous participé ?

JF
: Non. Je ne me suis pas reconnu dans le scénario mais ce n'est pas un problème. Ce n'était pas l'objectif, il s'agit d'une création de Nadine.

Intervention 11 : Votre nouvelle, intitulée "Calzunettu" (?), qui évoque un homme avec quatre bras et trois jambes m'a beaucoup plu, pouvez-vous nous en parler ?

MB : Je n'ai pas souvenir d'avoir publié ni écrit une nouvelle sur ce sujet !

Question 6 : Comment comprendre la nouvelle centrale du recueil "Stremu Miridianu", intitulée "U portafogliu" ? Elle est la seule à ne pas être submergée par la violence et le sexe.

MB
: "Stremu Miridianu" c'est à la fois le lieu de "l'extrême sud" et le "sud extrême" où se déroulent des événements parfois excessifs. La nouvelle "U portafogliu" est au centre du livre parce qu'elle parle de ce lieu mais à travers le prisme de l'enfance. C'est un hommage, une déclaration d'amour au Porto Vecchio de mon enfance et de l'enfance de beaucoup d'autres. Avec une nostalgie assumée, parce que la nostalgie est une belle chose. Elle a un côté plus charnel, plus intimiste, plus généreux que les autres nouvelles, mais tout le reste du livre parle du même lieu, parti dans tous les sens, en morceaux, transformé en Tijuana.

Intervention 12 : Est-ce que le cinéma a influencé vos écritures ? Vous avez parlé de Cormac Mc Carthy et on m'a dit que l'adaptation par les frères Coen de "No Country for Old Men" correspondait exactement au livre. Désirez-vous aller vers cela, une écriture scénaristique ?

JF :
Je suis en train d'écrire un scénario et ce type d'écriture est très éloigné de l'écriture narrative et est beaucoup plus formaté en règle générale. Ou alors vous avez des films comme "21 grammes" qui travaille sur la destructuration du temps, des séquences non suivies et assume le fait que le spectateur ne comprend rien pendant la première demi-heure. Par contre, mon écriture est souvent visuelle, repose sur des images que je vois en imagination.

MB : Je suis nourri de beaucoup d'images. Je considère la BD comme de la littérature et j'aime le choc des images dans la narration. J'ai besoin de visualiser quand j'écris. Dans "51 Pegasi", je fais une allusion aux frères Coen [Complément de MB, suite à commentaire : l'allusion aux "enfants effrayés aux fenêtres" vient de Tim Burton]. Quand j'étais adolescent, les bandes dessinées ont été très importantes et ont représenté mon apprentissage. Surtout Hugo Pratt et Corto Maltese. Cette bande dessinée est d'ailleurs déjà en soi du cinéma et utilise tous les artifices du cinéma, ce qui explique que toutes les adaptations cinématographiques des BD de Pratt soient ratées. Et puis il y a des personnages forts qui représentent les lignes de force de mon adolescence. Par exemple, Cush dans les "Ethiopiques".

Intervention 13 : Finalement, comment vous positionnez-vous face à la Corse et à la corsitude ?

MB
: Ni hostilité ni indifférence.

JF : C'est aussi une question permanente que celle de la relation à la Corse. Je le vois par rapport à mon éditeur Actes Sud, il est difficile de ne pas être regardé sur le continent comme de la littérature régionale ou avec une connotation péjorative. Lorsque Olivier Barrot a consacré sa très courte émission télévisuelle, "Un livre un jour", à "Dans le secret", il a utilisé des images des calanques de Piana et une musique des Muvrini. Je n'ai rien contre les unes et l'autre mais cet accompagnement audiovisuel était stéréotypé et ne correspondait pas au livre. Je pense que ce sera pour moi une victoire le jour où l'on pourra dire sur le continent que mes livres parlent de la Corse sans connotation péjorative. [Ajout de 19 h 36 : JF signale que Jean-Baptiste Predali, autre auteur corse publié chez Actes Sud, considère qu'ils sont - JF et lui - les "worstsellers" de cette maison d'édition !]

Intervention 14 : J'ai trouvé que la critique parue dans le Nouvel Observateur était très bonne.

MB
: Non, je ne trouve pas et je pense que les préjugés des critiques parisiens dureront peut-être encore des siècles ! (Voir ici une possible suite à ce sujet).

Intervention 15 : Il me semble pourtant que le monde littéraire corse a assez de ressources pour manifester d'autres points de vue, même au niveau parisien. Pourquoi, par exemple, avec les éditeurs, les auteurs, les chercheurs, critiques et analystes, ne pas organiser des débats au prochain Salon du Livre de Paris plutôt que de se contenter de dédicaces ? Le web est aussi un lieu de discussion encore sous-utilisé. Donner la parole aux lecteurs est aussi d'une extrême importance. (Bravo pour ceux qui m'attribueront la paternité de cette intervention... qui a suscité un silence dont je ne sais s'il voulait dire que tout le monde était d'accord ou plutôt en désaccord. Une plaisanterie pour terminer, cela ne se refuse pas.)

Bonne lecture à vous tous : faites retour aux livres ! Et un tel compte rendu n'aura pas été totalement vain.

[Ajout de 19 h 16 :

Intervention 16 : Je voudrais saluer votre travail et la férocité salutaire de vos oeuvres.

Rebond de l'animateur : Il est tout à fait juste de parler de férocité. Il peut aussi être intéressant qu'une étude soit fait sur ce fil de la critique sociale féroce dans le courant littéraire corse pour pouvoir mieux connaître la singularité de la férocité de MB et de JF ; car d'autres ont pu être féroces avant eux : Ghjacumu Thiers, Rinatu Coti, Angelo Rinaldi, Sebastianu Dalzeto, Salvatore Viale, voire Giovanni della Grossa avec ce très fameux "Orso Alamano/Musconu d'Avretu".
]

jeudi 16 avril 2009

Rencontre littéraire du 15 avril 2009

Ce billet est une courte annonce, un vibrant appel, et un remerciement.

L'annonce :

ce week-end, je promets de faire beaucoup d'efforts pour placer sur ce blog le compte rendu de la rencontre littéraire qui a eu lieu le 15 avril 2009 à l'Université de Corse (Spaziu Natale Luciani), avec Marcu Biancarelli et Jérôme Ferrari.

L'appel :

que tous les participants à cette rencontre (j'ai compté environ une quarantaine de personnes, ce qui est très suffisant) qui en ont envie, n'hésitent pas à exprimer ici leur point de vue sur la soirée, les oeuvres des auteurs, les auteurs et sur tout autre sujet qui touche de près ou de loin à la littérature corse telle qu'évoquée ce soir-là. Je sais combien il est difficile de passer de l'oral à l'écrit, de prendre ce temps, d'accepter la métamorphose qu'impose l'écrit, etc. Mais bon, il vaut mieux dire de façon insatisfaisante (et se reprendre) que ne rien dire du tout.

Le remerciement :

aux auteurs, au public, aux organisateurs. C'est toujours pour moi un très grand plaisir de baigner ainsi dans un climat bienveillant et attentif à ces objets dérisoires que sont les livres... Cela confirme bien que l'acte de tracer puis de lire des phrases doit avoir un réelle importance !

(Et un étonnement, pour finir :

les auteurs ont signalé ne pas avoir trouvé le dernier roman de Thiers ("Septième ciel") à Porti Vechju ! Et je ne vois toujours pas le livre signalé sur le site des éditions Albiana ! Que se passe-t-il ?

dimanche 12 avril 2009

Du café à la rencontre

Clubs de lecture, cafés littéraires, forums sur Internet, soirées et festivals... les occasions pourraient presque paraître trop nombreuses de faire des "rencontres littéraires" corses !

Mais comme "l'homme est un animal inquiet" (Vauvenargues), il faut bien que quelque chose n'aille pas dans cette affaire-là.

Au choix (pour ceux qui aiment se flageller, c'est-à-dire presque nous tous) : public maigre et muet, auteurs et éditeurs surexposés au détriment d'autres systématiquement ignorés, sujets convenus, langue corse pas ou peu ou mal utilisée (je suis dans le lot), oeuvres en langue corse (ou dans d'autres langues) pas évoquées, "ronron poétique" (Ponge), littérature absente car oubliée au profit de discussions inutiles sur d'autres problèmes (langue, politique, etc.), polémiques stériles, pommade obligatoire et hypocrite... Résultat ? Médiocrité, médiocrité, médiocrité ! (Cela me fait penser au Bouffon vert infligeant à un Spiderman mal en point la réplique définitive (imaginez la voix de la doublure de Willem Dafoe) : "Souffrance ! Souffrance ! Souffrance ! Voilà ce que tu as choisi !!")

J'accepte le paragraphe qui précède avec une benoîte et silencieuse humilité. Et puis, passons à autre chose : c'est-à-dire à ceci : que cherchez-vous en prenant ce livre ? que fait-il en vous ? quel souvenir en gardez-vous ? voulez-vous en parler ?

Allez, il me semble que toutes les occasions sont bonnes, des plus médiocres au plus extraordinaires : on ne sait pas à quel point ce qui se cache derrière le front de chacun d'entre nous est vertigineux et mérite toujours qu'on y tente une exploration bienveillante et obstinée (je le remarque aussi sur ce blog, dans ce que les commentaires apportent d'imprévisible et d'étonnant, allez-y voir).

Alors, voici deux occasions de parler ensemble de littérature corse :

1. Une rencontre littéraire avec Jérôme Ferrari (voir ici et ici) et Marcu Biancarelli (voir ici), à l'université de Corse, le mercredi 15 avril, à 18 heures. J'y serai, il est même écrit que j'en serai l'animateur (si le vol Marseille-Bastia n'est pas annulé). Dans la mesure de mes moyens, j'essaierai de faire en sorte que le public (vous) prenne la parole : fourbissez vos interventions, questions, remarques (des plus élogieuses aux plus critiques, des plus personnelles aux plus communes). Par exemple, vous pourrez vous interroger - comme moi - sur la pertinence de la thématique proposée qui réunit ces deux auteurs.

2. Une soutenance de thèse toujours à l'université de Corse (le mardi 26 mai et une soutenance de thèse est toujours ouverte au public me semble-t-il). Il s'agira de Paulu Desanti, écrivain, responsable de la revue A Pian' d'Avretu. (Je n'y serai pas, et je suis réduit à attendre un compte rendu public ou la publication de son travail dans l'année qui vient). Le sujet de la thèse ? "Trois poètes corses irrédentistes". Alors, certes, "on nous cache tout" des noms de ces trois poètes, "on nous dit rien" du point de vue développé par Desanti ! Mais bon, la qualité du futur impétrant et les quatre mots du sujet suffisent à éveiller notre curiosité. (Que ceux qui y auront assisté nous en disent ici quelques mots, merci).

samedi 11 avril 2009

Un appel à écriture... sur ce blog ?

Ce billet sera l'occasion de faire une double bonne action :

- relayer une information intéressante qui concerne la littérature corse d'aujourd'hui

- rappeler ce qu'est - ou ce qu'aimerait être - le blog que vous êtes en train de lire

L'information intéressante, la voici :

L'association Corsicapolar et la Collectivité Territoriale de Corse proposent un concours d'écriture de nouvelles policières en langue corse (vous avez jusqu'au 31 mai 2009 !). Avis à tous les internautes capables et désireux d'écrire en langue corse : mandate à Corsicapolar una nuvella di prima trinca, serà un piacè di leghje la ! Voir ici, pour les détails.
Deux points me paraissent personnellement très pertinents dans cette proposition :

1. l'insistance sur l'appel à de "nouvelles vocations d'écrivain" (il me semble effectivement que la production écrite - pas forcément la publication papier - doit augmenter, nous aurons encore plus de chance de trouver des textes extraordinaires ou des écritures à encourager)

2. le lien qui est fait entre le genre du polar ou du roman policier et la langue corse, via l'utilisation du "langage parlé" qui permet de passer "de l'oralité à l'écriture". (Cela peut donner lieu à des inventions verbales étonnantes, peut-être - pourquoi pas une nouvelle entièrement et exclusivement occupée par un dialogue à trois, autour d'un comptoir, pour évoquer à mots couverts un crime dont on ne saurait si l'on regrette qu'il ait déjà été commis ou si l'on aimerait qu'il soit encore à commettre ; je ne sais pas pourquoi, je pense au travail de Rinatu Coti dans "U Seminariu" qui me semble-t-il a pris appui sur la parole des habitants de ce quartier - ou cet immeuble - d'Ajaccio ; mais il s'agit plus de théâtre ici ; mais ces disinctions génériques n'ont plus vraiment de pertinence, non ?).

On le sait, l'institution littéraire corse est en cours de constitution, et cela passe par des appels à écriture dans ce genre, avec un apport financier qui facilite l'engagement dans l'écriture (toujours complexe, et encore plus en langue minorée). Je relaie donc bien volontiers cette belle initiative. (Elle n'est pas la seule en son genre : voir par exemple les biennales d'écriture des Îles Méditerranéennes sur le site Interromania).

(Par ailleurs bien sûr, cela pose la question de ce que peut être et devenir une littérature de commande, créée par l'institution littéraire, de sa qualité potentielle et réelle, de son inclusion ensuite dans un circuit de lectures, de critiques, qui doivent être absolument libres [Ajout du 19/04/09 : on évoque la littérature de commande dans le billet du 19 avril 2009]. Nous touchons là une difficulté, comment dire que l'on aime pas le fruit d'un travail que l'on sait sincère, difficile, toujours à soutenir et encourager ? Peut-être en acceptant d'inclure dans un tel appel à écriture, un appel à lecture et à commentaire comme condition même du succès final de l'opération).

Et c'est là que nous arrivons à la raison d'être de ce blog : accueillir des "récits de lecture". Que le premier qui aura lu ce futur recueil de nouvelles policières en langue corses s'exprime et développe ses sentiments et sa pensée sur ce sujet ! Voire aille jusqu'à révéler ce qu'il aurait aimé lire si le recueil en question ne lui convient pas ! Voire même déclare une admiration (argumentée) sans bornes pour une des nouvelles publiées !

(Je tiens à signifier ici que je n'ai absolument rien contre les appels à écriture, les textes de commande et le fait de solliciter une production littéraire. Au contraire. Je sais que cette action est absolument nécessaire et qu'elle peut influencer de façon considérable et positive l'évolution et la qualité de la littérature. Je pense souvent à ce que j'ai appris à propos du fameux poème "L'albatros" de Baudelaire : la troisième strophe n'existerait pas sans la lecture d'un des amis du poète qui lui conseilla de "faire tableau de l'embarras de l'oiseau" ; Baudelaire n'en avait pas eu l'idée tout seul !)

jeudi 9 avril 2009

19328 : les parloirs

Quand ai-je acheté ce livre ? C'était à Ajaccio, à la librairie La Marge du temps de l'éditeur et libraire Colonna d'Istria (je me souviens de cette odeur de tabac, il fumait la pipe et de ce pan de mur entier, du sol au plafond, consacré aux livres corses, à gauche en entrant).

Pourquoi ai-je acheté ce livre ? Puisque c'était dans les années 80, certainement parce que je participais affectivement au mouvement de révolte nationaliste. Je devais vouloir chercher dans un tel livre une nourriture "concrète" de ce que je ne vivais qu'à distance, bien qu'habitant Ajaccio alors.

Comment l'ai-je lu ? Je ne me souviens pas de beaucoup de choses. De la dernière nouvelle, qui donne son titre au recueil, il y avait de l'action, cela m'a plu, je pense. Mais surtout, je me souviens de trois petits textes séparés les uns des autres par d'autres textes et liés entre eux par un titre énigmatique et le même sujet.

"19328 (1)", "19328 (3)" et "19328 (5)" m'ont d'abord accroché grâce à ce nombre qui est un numéro de prisonnier. Où sont les (2) et (4) ? Je ne sais pas. Pourquoi ne sont-ils pas là ? Je ne sais pas. Il n'y a que les chiffres impairs. Chaque texte fait une page et demi à deux pages. Le sujet est toujours le même : le narrateur raconte une visite au parloir pour aller parler à son ami Leonu, prisonnier politique corse, incarcéré dans une prison de Lyon.

Alors, autant vous dire que beaucoup de choses ne me plaisent pas dans ces textes. (Je crois qu'il est nécessaire de décrire le plus sincèrement possible ce qui se passe dans l'esprit et le coeur d'un lecteur pour que nous gagnions en connaissance et pour que nous sachions ce que les oeuvres corses font vraiment.)

Ce que je n'aime pas ? ce qui suscite en moi des réticences ?

Et bien le fait que ces petits récits sont vite récupérés par un discours politique et idéologique (et je n'ai rien contre les idées politiques et les idéologies !). Au moment, où j'aimerais que les notations affectives, concrètes, humaines prennent le dessus, ce sont les Idées qui viennent les contenir (par exemple : "une Corse limitée dans le temps par un système oppressif", ou "certains hommes qui se permettent d'en déporter d'autres, loin de leur terre", ou "combien de fois après le bagne de Toulon d'autres noms allongeront la liste de ces lieux de déportation que ce soit Melun, Lyon, Moulins, Fresnes...").

Ou bien encore une écriture trop informative, qui se veut trop simple et directe, qui refuse les ambiguïtés, qui ne rend pas assez justice à la force des sentiments, se contente d'images, de formules lyriques que je trouve (personnellement) convenues ou un peu adolescentes (par exemple : "J'aurais préféré, plutôt que de subir, pratiquement à chaque voyage, le bruissement uniforme de la pluie, que, goutte après goutte, elle rassemble nos colères et réduise à néant tois, murs, barreaux de cette prison.")

Et pourtant, ces textes ont fait et font encore sur moi une impression durable ; je m'en souviens ; je revois ce numéro énigmatique ("19328"), jamais expliqué dans les textes, comme une date impossible (mélange de 1932 et 1928) ou inatteignable (on a pu se projeter en l'an 2000, et maintenant peut-être 2050 voire 3000, mais comment imaginer la vie des humains en 19 328 ?).

Et je ressens toujours aussi fortement ce que je trouve réussi dans ces textes : l'association d'une expérience qui déchire, coupe, tronçonne, hachure, déréalise, rend tout superficiel, répititif, creux (ce voyage jusqu'au parloir, la pluie, la laideur, le froid) et la chaleur des désirs humains, des amitiés, de l'amour pour la Corse liant et reliant, supprimant les cassures, les déchirures, les coupures (et voici que je vais devenir lyrique moi aussi !). Et je dis que ces deux éléments contraires, pour moi, sont "associés" et non seulement "opposés" : c'est avec le matériau imposé de ces espaces-temps étranges (voyage vers parloir) que le narrateur recompose une continuité ; le rythme du train relayé par le rythme de la parole, les sentiments et les réflexions violemment enfoncés au coeur des silences, des non-dits.

Voilà par exemple un passage qui me plaît (j'aime le rythme et les répétitions) :

Les pas perdus, ce n'est pas dans les gares qu'ils vont mourir, mais devant les portes des prisons. Je me sentais un bout de Corse qui allait retrouver un autre bout de Corse. Une Corse dans un parloir étroit, une Corse limitée dans le temps par un système oppressif, une Corse qui subit toujours le même système. Dehors ou dedans, il n'y a qu'une seule Corse.
Regards, gestes et mots en accéléré, pour ne rien perdre, ne rien oublier. Un temps dédié à l'échange, à l'affection. Les secondes qui battent au rythme, à la cadence des mots. Mots qui dansent, tournoient, virent, dérivent, reviennent, partent, éclatent. La mémoire prend de l'espace, se fait espace et l'espace universel. L'existence est là, réelle, complice, totale, en continu, toute continue.

J'aime ce passage et beaucoup les deux dernières phrases. L'absence du verbe "se fait" (cette fois, l'auteur n'a pas voulu répéter) dans la première phrase qui concrétise par les mots que "l'espace" occupe justement tout l'espace et puis dans la deuxième le mot "existence" qui n'arrive que lorsque deux êtres se retrouvent ; exister c'est être au moins deux, et parler.

Alors le "parloir" (mot présent dans les trois textes), devient le "seul carrefour du possible". Et ce moment si bref est aussi une occasion : "Et la Corse se questionne, cherche, s'interroge".

Mais vous avez certainement une autre expérience de lecture de ce recueil de nouvelles, ou de ces textes ?

L'ouvrage - "La vie au bout" - a été écrit par Jean-Pierre Graziani, publié aux éditions Cismonte è Pumonti, en 1988 avec une préface de Roccu Multedo. (Et surtout que mon regard personnel de lecteur ne soit pas compris comme une critique malveillante ou inconsidérée, il ne s'agit pas pour moi de blesser quiconque ; ce qui m'importe c'est ce qui se passe réellement entre les oeuvres et ceux qui les investissent - les lecteurs).

mercredi 8 avril 2009

Corsican Literature, isn't it ?

Did you know this masterpiece of corsican literature ?

I love the fact that a text of political propaganda can also be such a songbook !

I let you with it. Good night :

The chief satisfaction of these islanders when not engaged in war or in hunting, seemed to be that of lying at their ease in the open air, recounting tales of the bravery of their countrymen, and singing songs in honour of the Corsicans, and against the Genoese. Even in the night they will continue this pastime in the open air, unless rain forces them to retire into their houses.

The ambasciadore Inglese, The English ambassadour, as the good peasants and soldiers used to call me, became a great favourite among them. I got a Corsican dress made, in which I walked about with an air of true satisfaction. The General did me the honour to present me with his own pistols, made in the island, all of Corsican wood and iron, and of excellent workmanship. I had every other accoutrement. I even got one of the shells which had often sounded the alarm to liberty. I preserve them all with great care.

The Corsican pesants and soldiers were quite free and easy with me. Numbers of them used to come and see me of a morning, and just go out and in as they pleased. I did every thing in my power to make them fond of the British, and bid them hope for an alliance with us. They asked me a thousand questions about my country, all which I cheerfully answered as well as I could.

One day they would needs hear me play upon my German flute. To have told my honest natural visitants, Really gentlemen I play very ill, and put on such airs as we do in our genteel companies, would have been highly ridiculous. I therefore immediately complied with their request. I gave them one or two Italian airs, and then some of our beautiful old Scots tunes, Gilderoy, the Lass Patie's Mill, Corn riggs are Bonny. The pathetick simplicity and pastoral gaiety of the Scots musick, will always please those who have the genuine feelings of nature. The Corsicans were charmed with the specimens I gave them, though I may now say that they were very indifferently performed.

My good friends insisted also to have an English song from me. I endeavoured to please them in this too, and was very lucky in that which occurred to me. I sung them "Hearts of oak are our ships, Hearts of oak are our men." I translated it into Italian for them, and never did I see men so delighted with a song as the Corsicans were with the Hearts of oak. "Cuore di quercia, cried they, bravo Inglese." It was quite a joyous riot. I fancied myself to be a recruiting sea officer. I fancied all my chorus of Corsicans aboard the British fleet.

It has been published in 1768, by James Boswell, in London ; its title ? "An account of Corsica. The journal of a Tour to that Island, and Memoirs of Pascal Paoli".

You knew it, no ?

mardi 7 avril 2009

Littérature (en) Corse

Dans la discussion passionnante et infinie sur ce qui peut être considéré comme de la "littérature corse", nous oscillons sans cesse entre un certain nombre de critères, plus ou moins nombreux, exclusifs, définitifs, etc. (l'identité de l'auteur, la langue utilisée, le sujet abordé, etc.)

Personnellement, je penche plutôt pour accueillir à bras ouverts (ou dans le secret de nos coeurs) des textes qui me semblent jouer un rôle dans la vie de l'imaginaire corse. Je me rends bien compte qu'une telle "définition" de la littérature corse n'en est pas une et ne règle pas le problème ; mais sa façon de ne pas le régler me semble fructueuse...

Pêle-mêle : Mérimée, Balzac, Carrington, Boswell, Dostoïevski (si, si : voir le commentaire numéro 3), Dante, Rinaldi (permettez-moi un peu d'humour très bienveillant), etc. sont de parfaits exemples d'auteurs qui, même à leur corps défendant, jouent leur rôle dans notre imaginaire (ou peuvent le jouer, un peu comme dans le sketche de Francis Blanche : "Il peut le faire !")

A cette liste, j'ajoute maintentant Antoine de Saint-Exupéry.

Le lien biographique avec la Corse est bien connu : voyez la stèle commémorative à l'entrée de l'aéroport de Bastia-Poretta rappelant aux oublieux que nous sommes tous (ou que nous deviendrons tous) que le fameux pilote et créateur du "Petit Prince" est mort au cours d'une mission de reconnaissance, après avoir décollé de Corse, le matin du 31 juillet 1944.

Un lien littéraire ? Eh bien, le site de "Musa Nostra" me rappelle un texte (que j'avais certainement déjà lu dans un vieux numéro de Corse-Matin, me semble-t-il, peut-être dans la rubrique de Dominique Mondoloni) texte que Saint-Exupéry avait écrit à propos de la Corse, une sorte d'ode, d'éloge, racontant la vision de l'île dans le regard du pilote revenant de mission et semblant s'abîmer dans une extase olfactive et érotique : voir ici le texte.

A part quelques expressions ("tes mille sentiers bleus comme des veines", "fruits éclatés au soleil", "elle n'en finissait pas de rendre son parfum"), ce texte ne me plaît pas beaucoup ; j'ai l'impression de lire un emportement lyrique débridé, quelque chose d'assez convenu, de pas très personnel ni de très écrit ; mais ce n'est qu'une impression personnelle, vous en avez certainement une autre et peut-être aussi un regard plus informé ?

En tout cas, dans cette "Ode à la Corse", l'avion de Saint-Exupéry s'approche de la Corse, la survole (moteur coupé quelques instants), avant de s'y poser. Donc, d'une manière ou d'une autre, nous pouvons discuter du rôle de ce texte dans notre imaginaire. Les thèmes de l'odeur et de la beauté (visuelle) sont prégnants chez nous. D'ailleurs, il serait intéressant de voir comment cette thématique a pu évoluer dans les oeuvres littéraires corses (il faudrait bien sûr faire un crochet par l'odorat de Napoléon - et d'Ocatarinetabellatchitchi - qui dit-on...).

Mais depuis le premier instant que j'écris ce billet, il est un autre texte de Saint-Exupéry qu'il me brûle d'écrire ici. Car c'est celui-ci qui pour moi joue un rôle important dans notre imaginaire. (Encore qu'il pourrait être intéressant de faire jouer les deux textes entre eux, de voir ce qui se passe dans l'entre deux).

Il s'agit d'une des dernières lettres (sinon la dernière, je ne saurais vous dire, car le volume que j'ai dans les mains offre deux lettres écrites le même jour) de notre pilote écrivain. Elle est datée du 30 juillet 1944. Elle est adressée à Pierre Dalloz, un de ses amis (qui la lira le 8 août suivant, à Alger). Elle est donc écrite en Corse, la veille de sa mort, par un écrivain qui va, une nouvelle et dernière fois, monter dans un avion armé seulement d'un appareil photographique, se diriger vers le lieu de son enfance (dans la région de Lyon) et certainement survoler le Vercors (dont à ce moment très précis le Maquis est massacré et notamment Jean Prévost, exécuté, grand ami de Saint-Exupéry et de Pierre Dalloz), avant d'être abattu par un chasseur allemand et de s'écraser en mer non loin de Marseille.

(Vous pouvez trouver ce texte dans l'ouvrage intitulé "Ecrits de guerre 1939-1944" ; vous pourrez y lire aussi les sublimes et longs extraits d'une lettre de décembre 1943, "nommée" dans ce volume "Nuit dans la tête et froid dans le coeur..." ou bien encore ceux d'une "Lettre à X..." de mi-novembre 1943).

Je ressens profondément ces mots comme un élément déterminant. Comment le dire ? Je sais pertinemment qu'ils auraient pu être écrits ailleurs qu'en Corse ; mais, voyez-vous, c'est en Corse qu'ils ont été écrits et c'est moi qui les ai lus, alors je ne peux m'empêcher de les associer à un complexe d'images et d'histoires nouées par des liens aussi vivants que secrets. La Corse vue d'avion (à l'arrivée, au départ) ; le monde et les "temps présents" vu de Corse ou au départ de la Corse ; la Corse et le Vercors (Maquis, Résistance, Montagne) ; la solitude ; l'étrangeté du monde et de la condition humaine ; l'amitié ; le retour à l'enfance, à l'origine ; les images invisibles et pourtant prégnantes (noyées avec leur photographe) ; le regard d'une mère sur un jardin...

Voici l'un des plus beaux textes de Saint-Exupéry et l'une des pages les plus réussies de la littérature corse (vous voyez que je ne recule devant aucune des outrances de la propagande publicitaire pour me donner raison !) :

[30 juillet 1944]
Secteur postal 99027.

Cher cher Dalloz, que je regrette vos quatre lignes ! Vous êtes sans doute le seul homme que je reconnaisse comme tel sur ce continent. J'aurais aimé savoir ce que vos pensiez des temps présents. Moi, je désespère.

J'imagine que vous pensez que j'avais raison sous tous les angles, sur tous les plans. Quelle odeur ! Fasse le ciel que vous me donniez tort. Que je serais heureux de votre témoignage !

Moi, je fais la guerre le plus profondément possible. Je suis certes le doyen des pilotes de guerre du monde. La limite d'âge est de trente ans sur le type d'avion monoplace de chasse que je pilote. Et l'autre jour, j'ai eu la panne d'un moteur, à dix mille mètres d'altitude, au-dessus d'Annecy, à l'heure même où j'avais... quarante-quatre ans ! Tandis que je ramais sur les Alpes à vitesse de tortue, à la merci de toute la chasse allemande, je rigolais doucement en songeant aux super-patriotes qui interdisent mes livres en Afrique du Nord. C'est drôle.

J'ai tout connu depuis mon retour à l'escadrille (ce retour est un miracle). J'ai connu la panne, l'évanouissement par accident d'oxygène, la poursuite par les chasseurs, et aussi l'incendie en vol. Je ne me crois pas trop avare et je me sens charpentier sain. C'est ma seule satisfaction ! Et aussi de me promener, seul avion et seul à bord, des heures durant, sur la France, à prendre des photographies. Ça, c'est étrange.

Ici on est loin du bain de haine mais, malgré la gentillesse de l'escadrille, c'est tout de même un peu la misère humaine. Je n'ai personne, jamais, avec qui parler. C'est déjà quelque chose d'avoir avec qui vivre. Mais quelle solitude spirituelle.

Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m'épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j'étais fait pour être jardinier.

Je vous embrasse.

Saint-Ex.