En avril 2012 (mon dieu, bientôt un an !! comment est-ce possible ?), j'ai publié ici un premier écho de ma lecture d'un ouvrage que je trouve toujours magnifique, "La Montagne" de Jean-Noël Pancrazi. Voir ici le billet en question.
En septembre 2012, à Ajaccio, j'ai eu le plaisir de rencontrer l'auteur (invité du festival Racines de ciel) et de lui soumettre ma compréhension d'une des phrases de son récit autobiographique, hypothèse dont je n'avais pas parlé dans le billet d'avril, notamment parce qu'elle peut être regardée comme troublante, voire scandaleuse. Or l'auteur a confirmé que j'avais bien compris son texte. Notre discussion fut des plus agréables, j'en garde un souvenir précis et fécond. Je veux donc d'abord remercier Jean-Noël Pancrazi, qui me permet d'évoquer ici ce passage troublant, mais visiblement important, de son récit.
Je rappelle d'abord que "La montagne" est un récit autobiographique court : moins de 90 pages dans la collection blanche de Gallimard (dans un petit format). Il est divisé en deux parties sensiblement équivalentes, première partie des pages 9 à 51 (43 pages), deuxième partie des pages 53 à 91 (39 pages). Le découpage ne s'effectue que par un blanc important (une page entière). Chacune des parties est elle-même divisée en paragraphes souvent assez longs, séparés les uns des autres par trois ou quatre lignes blanches. Cette division est donc aussi discrète qu'évidente (pas de numéros, pas de titres, etc.). Et je remarque aujourd'hui que chaque partie est constituée de 12 paragraphes. 12 + 12 = 24. Comme les 24 chants de l'Odyssée - que je suis en train de relire, ce qui explique que je fasse tout de suite le rapprochement. Rapprochement certainement incongru mais que je maintiens, à la relecture de l'ouvrage.
L'Odyssée raconte le retour d'un roi dans son royaume, un homme chéri des Dieux (d'Athéna surtout), un homme que tout le monde (ou presque) attend avec ferveur, un homme qui - malgré ses souffrances, et parmi celles-ci, notamment, il y aura le fait de perdre tous ses compagnons (marins et guerriers comme lui) - reviendra enfin chez lui, récupérera sa place, abandonnée vingt ans plus tôt... Les 12 premiers chants racontent comment Ulysse et Télémaque effectuent des voyages parallèles hors d'Ithaque et finissent par se retrouver. Les 12 suivants se déroulent à Ithaque et racontent par quelles ruses Ulysse redevient le roi, le mari, le père et le fils que chacun attendait.
La Montagne raconte les retrouvailles impossibles, sinon littérairement (grâce au texte), entre un très jeune garçon de huit ou neuf ans et ses "camarades" de classe, égorgés pendant la guerre d'Algérie, après leur départ un après-midi de juin, dans une camionnette, vers une montagne normalement interdite, où, dit-on, se trouvait de merveilleux scarabées. Les 12 premiers "chants" se déroulent en Algérie depuis cet après-midi d'horreur jusqu'à la fuite hors du pays en guerre. Les 12 suivants évoquent d'autres voyages, d'autres régions où vécut le narrateur, plus vieux, et offrent des variations autour du souvenir impossible puis de la réconciliation fantasmée avec les "camarades" perdus.
C'est donc une Odyssée à l'envers : le lieu natal dans la première partie (avec un événement horrible au centre), les voyages dans la seconde partie. Je trouve intéressant de lire ce texte comme une épopée, un voyage incroyable, parsemé de beautés merveilleuses et d'horreurs, où "Ithaque", le but du voyage, est partout et nulle part, irrémédiablement perdue et perpétuellement retrouvée. Ulysse, je le rappelle, va notamment subir, chez lui, dans sa propre maison des humiliations insupportables (sans pouvoir y répondre, puisqu'il doit les endurer en vue de préparer sa vengeance, qui sera elle-même implacable et horrible). Dans La Montagne, pas de vengeance, pas d'esprit de vengeance, mais un certain sentiment de responsabilité et de culpabilité. Et là je ne suis pas d'accord avec Philippe Martinetti lorsqu'il interroge Jean-Noël Pancrazi dans un des numéros de Sera Inseme et qu'il indique n'avoir pas trouvé de sentiment de culpabilité dans cet ouvrage. Il me semble au contraire que les premières pages (le premier paragraphe, le premier "chant") sont une mise en scène de l'origine de la culpabilité, qui s'associe à une prise de conscience de ce qu'est le monde et l'humanité, dans leur vérité.
Je transcris ici un extrait du dialogue très intéressant entre Philippe Martinetti et Jean-Noël Pancrazi :
-->
PM : Votre écriture n'est pas portée par ce sentiment de
culpabilité...
JNP : Le temps adoucit les choses, emmène les
sentiments ; amène une sorte de justesse ou de justice. La culpabilité elle est
là, même si elle est inconsciente. Ce n’est pas de ma faute si je ne suis pas
monté dans cette camionnette. Il m’a fallu du temps pour le comprendre. Comme
si je vivais dans cette faute malgré moi.
(...)
PM : Pourquoi j’évoque le point-virgule, car il sépare
ce qui oppresse et opprime et instaure une distance avec cela.
JNP : Au fond à la fois moi je suis resté enfant et je n’ai jamais été enfant. Au
fond je n’ai pas changé depuis l’âge de sept ans. Au fond quand j’avais sept
ans, j’étais presque plus adulte qu’aujourd’hui. Il me semblait voir tout et
comprendre tout.
C’est le caractère même de l’écrivain, un être poreux,
perméable. En même temps, il faut une certaine distance pour ne pas se laisser
submerger. L’écriture, c'est cet équilibre entre les deux.
La transcription des propos n'est pas un verbatim, mais presque. L'auteur indique donc lui-même qu'une "culpabilité inconsciente" a bien occupé sa vie, il parle d'une "faute". Il propose aussi une magnifique contradiction pour définir son être au monde : "je suis resté enfant et je n'ai jamais été enfant". Depuis l'âge de sept ans, il est cet être qui sait. La question est donc : quel est l'objet de ce savoir ?
C'est le moment de lire le premier "chant" de ce récit, que je transcris ici dans son intégralité (98 lignes, comme 98 vers, je respecte ici le nombre de mots par ligne/vers) :
C'était une après-midi calme de juin - on
se serait cru en temps de paix, les attentats
avaient cessé depuis quelque temps, on ne
parlait plus que d'"incidents" ici ou là, on
se méfiait moins, on repartait se promener
hors de la ville ; mes camarades étaient
montés devant moi dans la camionnette de
la minoterie ; le frère du chauffeur habituel,
profitant du désert de la cour de l'usine à
deux heures, du repos des ouvriers, de l'ab-
sence des contremaîtres, leur proposait de
faire un tour, là-bas, dans la montagne qui
nous était pourtant interdite, là où il y avait,
croyaient-ils, des ravins pleins de scarabées
et de trésors enfouis de guerriers ; ils étaient
si heureux en s'asseyant ensemble sur la
plate-forme, n'osaient pas trop rire de peur
qu'on ne s'aperçoive de leur départ secret,
se moquaient presque de moi, qui avais
préféré rester - ils se disaient que j'étais
un rêveur plutôt qu'un casse-cou - pour
attendre l'employé de la minoterie qui
viendrait peut-être me rejoindre, comme
d'autres après-midi, au fond de l'entrepôt
des grains. Il n'était pas venu ; je n'avais pas
bougé dans la seule rumeur des courroies
des salles de machines. C'était le soir ; dehors
il y avait un calme curieux, un mouvement
étrange au bord de la route, des hommes,
des femmes se rejoignaient, se touchaient,
croisaient les bras ; les enfants n'étaient pas
revenus de leur excursion ; une jeep, puis
toute une patrouille militaire étaient parties
les rechercher ; il y avait parfois des excla-
mations de peur, puis tout retombait - tout
était si tranquille depuis des semaines ; des
lumières naissaient un peu partout dans la
montagne, c'était presque comme un soir de
fête ; on aurait dit, alors qu'ils se mettaient
à marcher à leur rencontre, un peu en
désordre, comme rendus ivres par l'anxiété,
le vertige d'espérance, la raison régulière
qu'ils se donnaient les uns aux autres de ne
pas s'affoler et qu'ils reprenaient comme le
couplet d'une chanson qui variait un peu
à chaque nouveau sentier, à chaque croi-
sement, un cortège égaré de fin de mariage
qui essayait de retrouver son chemin en
pleine campagne ; plus rien ne passait sur la
route, on approchait de l'heure du couvre-
feu ; des balles auraient éclaté un peu partout
dans les blés, ils n'auraient pas cherché à s'en
écarter ; ils ne ralentissaient vraiment qu'au
grand virage de la route de Constantine ;
des phares venaient de très loin - c'était
peut-être la camionnette ; mais ils étaient
trop forts, trop blancs : c'était ceux de la
patrouille militaire ; un soldat en descendait,
blême, n'arrivait pas vraiment à marcher ; il
annonçait quelque chose que je ne voulais
pas entendre - avec ce mot d'"égorgés" à
demi réel, qui ne pouvait pas être pour eux ;
quelqu'un me recouvrait les yeux quand
passait le Dodge avec ses bâches nouées
pour qu'on ne puisse rien distinguer ; ils se
serraient les uns contre les autres, non pas
de peine encore, mais d'effroi, se mettaient
à osciller comme des blés abîmés ; puis on
les portait presque comme des lots neutres,
des paquets de chagrin, jusqu'aux voitures
qui les ramenaient au village. Il y avait, plus
tard, des petits groupes rassemblés près des
maisons, où il y avait un peu de lumière
- muets, soudés par les frissons, comme s'ils
attendaient la réplique d'un tremblement de
terre ; et puis, peu à peu, s'élevait d'un balcon
le cri d'un homme, d'un père, ce "mon
Dieu", d'abord presque doux, emporté par
les larmes, puis de plus en plus concentré,
dur, précis, acéré, métallique, comme s'il
voulait atteindre, poignarder à son tour ce
Dieu en question qui, sans rien dire, avait
regardé, en plein jour, des hommes tuer
des enfants dans la montagne ; personne ne
me voyait dans l'ombre, ne venait me ques-
tionner pour savoir ce qui s'était réellement
passé, puisque j'étais le dernier témoin
- tous trop désemparés, assommés pour
commencer même à enquêter ; et pourtant
ils continuaient à me regarder de loin, du
haut de la montagne vide et sombre avec les
petits scarabées bruns et dorés qui brillaient
dans leurs mains, mes petits camarades, en
me demandant pourquoi je n'étais pas parti
avec eux, pourquoi on les conduisait si haut
dans la montagne, pourquoi je restais en bas
sans donner l'alerte.
À réécrire ce "chant" ici, je ressens encore mieux la beauté, la poésie forte et dramatique de cette histoire, de ces scènes. Donc : "savoir ce qui s'était réellement passé"... La vérité serait la suivante : l'enfant "rêveur" n'a pas donné l'alerte, durant toute une après-midi calme de juin, car il était au fond de l'entrepôt aux grains, où il attendait l'employé de la minoterie. "rdv "amour", ai-je alors écrit dans la marge de mon exemplaire (et repris dans le titre de ce billet), et l'auteur me confirma bien que l'enfant attendait un jeune homme et que c'était bien un rendez-vous d'amour. Voilà où pourrait intervenir le trouble : d'innocentes après-midis d'amour (homosexuel, impliquant un enfant). J'ajoute que plus jamais dans le livre il ne sera question de ce sujet. Il est placé ici, bien en évidence, comme la lettre volée, afin que chacun puisse le voir, sans le voir.
Voilà comment je comprends cette étrange mise en scène, discrètement évidente : cet "amour", ou cette expérience amoureuse, est vécue absolument normalement ; mais c'est le temps du désir - qui est aussi l'expérience d'une conscience de soi, de l'autre, et du monde - qui se voit ici frappé de culpabilité. Ce temps caché et silencieux du désir et de la conscience a peut-être joué un rôle dans la disparition des "camarades", les casses-cous inconscients, qui depuis la "montagne" (depuis le lieu et le moment de leur mort atroce) regardent le "rêveur", occupé de son désir donc, et lui demandent "pourquoi"... Et dans plusieurs livres de Jean-Noël Pancrazi nous retrouvons cette mise en scène d'un être à la conscience douloureuse, offrant son amour, craignant l'irréparable de l'abandon, cherchant puis fuyant une solitude tour à tour atroce et nécessaire, puis recommençant encore (voir Montecristi). J'insiste : l'écriture du texte ne disparaît pas derrière les réalités ainsi évoquées, elle seule permet ainsi, dans cette forme (ce "chant" premier de 98 lignes/vers) de mettre en scène un complexe inextricable (que l'oral déformerait à coup sûr) de culpabilité et de compassion, de mort et de naissance, de mutisme et d'expression, de remords et de pardon.
Ainsi, le dernier "chant", le 24ème est une variation (un voyage au Maroc, et je vous laisse trouver toutes les reprises de mots, tous les échos - un peu comme entre les deux récits entrecroisés de W, ou le souvenir d'enfance de Georges Perec) du premier chant, la spirale de l'écriture est ascendante, partie de l'enfer pour se diriger vers un possible "paradis", que seul le texte abrite comme un secret. Je cite ici la fin du livre (les 80 lignes/vers du dernier "chant"), pour ceux qui veulent lire l'ouvrage de Jean-Noël Pancrazi, il est temps de quitter ce blog pour aller vers l'oeuvre (et vers votre propre lecture) :
J'avais moins de forces maintenant ; je ne
pouvais pas aller, voyager aussi loin dans le
monde, juste traverser de temps en temps, en
sens inverse, la Méditerranée pour retrouver
le grand soleil. J'aimais rester - épuisé, sans
vrai désir de rencontre - sous le kiosque de
la gare routière de M., au toit de fer comme
tordu, cassé, ployé par les récentes tempêtes
de sable, dans l'odeur de poussière, de roses,
de valises et de corps endormis, de petit
fennec qui passait, couleur de route et de
dunes, avant qu'il ne disparaisse dans la nuit
de l'immense mûrier, à écouter les appels
des rabatteurs des compagnies du Maroc ; je
laissais passer les villes, les heures, les desti-
nations. Et puis, un jour - il y avait une telle
chaleur, un tel silence dans toute la ville,
comme une après-midi de ramadan -, je me
levais sans raison, traversais le hall, montais
dans le premier autobus qui partait vers le
sud ; on roulait longtemps dans la plaine
brune et verte ; puis c'était la montagne,
de plus en plus dure, sèche, nue, presque
dangereuse, avec ses pentes de cailloux
noirs, ses virages et ses abîmes ; le coeur me
faisait mal, j'étais asphyxié, comme s'il y
avait du monde autour, beaucoup de colis
et de valises, aucune place pour respirer,
alors que l'autocar était presque vide, que
personne n'était monté depuis le départ ;
il allait si lentement, mais c'était à cause
de la camionnette qui roulait devant, avec
six enfants assis sur la plate-forme, qui me
regardaient en faisant maintenant des signes
en riant ; il y avait quelque chose qui brillait
dans leurs mains ; c'était de petits scarabées
qu'ils avaient ramassés dans les chemins
de l'Atlas ; est-ce que j'en voulais un ? Il me
porterait chance jusqu'au bout du voyage ;
le plus grand, le plus malicieux m'invitait
de loin à monter avec eux, ça irait plus vite
que ce vieil autobus dont ils se moquaient ; je
ne pouvais, bien sûr, pas les rejoindre, mais
ce n'était pas grave, une autre après-midi
peut-être ; ils se regroupaient davantage,
mettaient des visages les uns contre les autres,
comme pour une photo que je pourrais
prendre juste avant d'atteindre le col ;
alors seulement, après tant d'années, je me
souvenais de leurs noms, de leur place sur la
photo de l'école, de la manière de chacun
de prendre les osselets, et que c'était eux
qui m'avaient dit, avant de partir - oui, ils
comptaient sur moi -, de rester en bas pour
les protéger, raconter, inventer, si on me le
demandait, qu'ils n'étaient pas loin, derrière
la gare ou au milieu des blés ; il n'y avait pas
de raison que je pleure, ils m'avaient, bien
sûr, tout pardonné depuis longtemps ; un
grand calme arrivait, je ne les voyais plus,
la camionnette tournait sur le côté comme
s'ils étaient sauvés ; j'étais plus haut qu'eux,
maintenant, dans la montagne ; on allait vers
le désert ; il y avait, là où les dunes commen-
çaient, quelques tentes où semblaient
dormir ceux que j'avais aimés et qui avaient
disparu ces dernières années ; on n'était pas
loin de l'Algérie à partir d'ici ; il n'y avait
pas de limites, sauf dans les cadastres qui
servaient à se battre les uns contre les autres,
à recommencer les guerres ; le soleil était
trop fort pour que je reste dehors au milieu
des dunes et des pierres qui brillaient ; il était
temps que je m'étende à leurs côtés, que je
ferme les yeux, avec juste la sensation d'un
tout petit scarabée que quelqu'un dépo-
serait, sans rien dire, entre mes doigts, ou
qui viendrait, tout seul, se blottir, se cacher
dans ma main ; il y en avait tellement dans la
montagne en été.