Le gris des pierres du parapet.
Celui, plus foncé, du bitume.
Le temps
encore couvert, mais tout de même lumineux.
Le tissu du pantalon du
voisin, gris aussi.
L'odeur un peu âcre du genêt en fleurs.
Le poids du
cartable. Je suis en train de lire "Indociles" de Laure Limongi (éditions Léo Scheer, octobre 2012). J'en avais entendu parler ici ou là, sur le net (Facebook, le site de Laure Limongi, le site de Musanostra), et j'étais très intéressé, et puis,
je suis tombé dessus par hasard dans la librairie Vents du Sud, à Aix-en-Provence, la seule à mettre un peu en évidence des textes de poésie et de critique qu'on ne voit pas trop ailleurs. Ce fut donc une belle surprise, j'achetai immédiatement (en même temps qu'un ouvrage de Serge Pey, qui vient de sortir chez Flammarion ; je dis cela parce que, justement, les écrits et performances poétiques de Serge Pey correspondent bien, me semble-t-il, au type de littérature que décrit Laure Limongi dans "Indociles").
Il s'agit d'un "essai littéraire sur Denis Roche, Hélène Bessette, Kathy Acker et B.S. Johnson". Je n'ai lu pour l'instant que les 60 premières pages, c'est-à-dire, l'avant-propos et la partie consacrée à Denis Roche.
Voici ce que j'aime dans ce type d'ouvrage : il poursuite plusieurs objectifs, intimement liés. En fait il s'agit de raconter comment une vie singulière en vient à se consacrer à la littérature "indocile" par le moyen d'un "journal de lecteur" constitué en l'occurrence de quatre exercices d'admiration.
Littérature "indocile"
L'adjectif choisi par Laure Limongi se veut plus attrayant que les termes "expérimentale" ou "exigeante". A la page 27, elle explique fort bien - et cela sonne comme un manifeste - ce qui l'intéresse vraiment dans l'opération littéraire :
"C'est là qu'il convient d'expliquer les termes de littérature "expérimentale" ou "exigeante" - en ce qu'ils semblent constituer un pré carré difficile à atteindre -, chers à certains critiques, à certains vendeurs, sont d'une totale absence d'efficience. Lire les Dépôts de savoir & de technique n'est pas compliqué, ne requiert pas de compétence particulière. Peut-être faut-il simplement accepter de se laisser surprendre, ne pas céder à ses réflexes de lecture mais, au contraire, ouvrir la page l'oeil neuf, l'esprit disponible. Dans Tout le monde se ressemble, Emmanuel Hocquard explique très bien ce léger déport de la pensée à accomplir, rappelant qu'accéder à l'intention du créateur n'a pas grande importance - et c'est une démarche impossible à accomplir, souvent opaque pour l'auteur lui-même ; c'est l'expérience du lecteur qui compte. La mienne, la vôtre. On peut rester indifférent à un best-seller qui déplace les foules et terriblement bouleversé par "a rose is a rose is a rose" de Gertrude Stein. Trouver une direction de vie dans la phrase de Jack Spicer : "Nothing can kill anybody. Not a poem or a fat penis." Discerner des formes au-dessus de sa tête après avoir lu "Le ciel est remonté chez lui, il gardait ses nuages, comme tout le monde" de Louis-Ferdinand Céline. Avoir un penchant pour ce qui décale les attentes, exacerbe les émotions par l'inattendu, frotte l'habitude pour lui faire rendre son suc. Ou pas. On en revient à cette histoire de goûts et de couleurs, à la nature, à la sincérité de chacun. Encore faudrait-il se laisser la possibilité de diversifier ses goûts, de découvrir des territoires esthétiques inconnus. Cela passe par le coeur, par l'émotion. C'est donc à la portée de chacun."
Je ne vais pas dire ici le contraire : "se laisser la possibilité de diversifier ses goûts". J'approuve. De fait, comme je n'ai lu aucun livre de Hélène Bessette, Kathy Acker et B.S. Johnson, il faut que j'aille emprunter ces choses-là à la bibliothèque ou que je furète dans les librairies, histoire de feuilleter, déjà, pour commencer.
Denis Roche, j'ai chez moi les Dépôts de savoir & de technique, et Louve basse. Il y a longtemps maintenant, je me suis souvent promené dans le premier, fasciné. Je n'ai guère lu le second. À reprendre ! À reprendre !
J'aime qu'une auteure corse fasse ainsi l'éloge public de la plus grande diversité possible des expériences esthétiques en littérature. Est-ce que la littérature corse répond à une telle attente ? Si non, bientôt ?
Littérature "indocile" et non "difficile". Mais tout de même, qui ne se laisse pas faire, qui réclame un certain effort, qui nous "cherche", nous "tente", nous "échappe", qui réclame du temps, une accoutumance aussi, et qui modifie donc forcément notre monde (normalement si reconnaissable, havre d'habitudes et de confirmations).
Journal de lecteur
Ce livre se présente comme un "journal de lecteur". Agréable surprise : entre le propos de la professionnelle du livre et la vulgarisation mensongère, l'auteur a choisi d'être une lectrice parlant aux lecteurs. Elle propose de "partager ses enthousiasmes" pour nous permettre "d'entrer dans les oeuvres d'auteurs qu'on ne connaîtrait pas, ou de les appréhender sous un autre angle, et non une analyse érudite, même si on ne s'interdit pas d'emprunter quelques outils interprétatifs."
L'essai littéraire est ainsi un territoire intermédiaire où chacun d'entre nous peut se croiser, se rencontrer vraiment peut-être. L'auteur revient de ses lectures et, en se tournant vers nous, nous en parle. D'où une lecture des plus fluides et des plus agréables, parce qu'elle mêle un souci constant de clarté et de légèreté avec la volonté de proposer une écriture singulière, propre à dire l'aspect très personnel de lectures toujours situées dans le temps.
Je crois aussi que la littérature est là : entre ce qui se passe quand nous lisons réellement et ce qui se passe quand un autre que nous prend connaissance de notre lecture. Le mouvement, bien sûr, est incessant.
Donc, après avoir découvert comment l'oeuvre et la personne de Denis Roche ont fait irruption dans la vie de Laure Limongi, je vais poursuivre ma lecture, parce que je me demande comment les trois auteurs - que je ne connaissais absolument pas - ont pu avoir une extrême importance pour elle. (C'est vrai ça ! Comment est-ce que les gens osent encore ne pas avoir exactement la même vie et les mêmes pensées que moi ! Ici on place un smiley, normalement, aujourd'hui, mais vous êtes libre, sans cet outil, d'imaginer l'ironie de la phrase précédente.)
Raconter une vie
Cerise sur le gâteau qu'est ce petit livre charmant : une vie réelle s'y raconte, oh je vous rassure sans aucune impudeur et sans digression inutile, il s'agit surtout pour l'auteur de situer biographiquement les moments qui l'ont conduit sur les voies esthétiques évoquées ci-dessus. (Il faut signaler ici que Laure Limongi est écrivain et éditrice ; non, je n'ai rien lu d'elle ni des auteurs qu'elle a publié ! Il faudra que je commande sur Internet ou en librairie, je ne suis pas encore tombé sur ses ouvrages, sauf "Indociles", donc).
1976, date de naissance (à Bastia).
1996, date de départ sur le continent (Aix, Paris).
1996 (?), découverte-choc du livre Notre antéfixe de Denis Roche.
Mais il y a aussi 1986 ("quelques jours après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl", écrit-elle, qui a eu lieu le "26 avril 1986, à 1 h 23" lit-on sur Wikipédia, donc la scène racontée en ouverture du livre a dû se dérouler fin avril, début mai 1986, enfin au printemps 1986). Cette scène du printemps 1986 à Bastia est une petite scène de rue à la Prévert, je trouve :
" (...) je vis une mésange qui sautillait sur le sol en piaillant devant un gros berger allemand stupéfait par la situation. Le molosse de 45 kilos suivait tranquillement des yeux la danse du pioupiou de 15 grammes, assis, attendant que son maître ait fini sa conversation de voisinage, tire sur sa laisse et continue la promenade. La mésange, apparemment inconsciente de la disproportion des forces en présence, avait décidé de manifester bruyamment sa présence. Le chien aurait pu arrêter le cirque d'un coup de patte. Mais sans doute la scène devait-elle le distraire, il n'en fit rien. Et je trouvais l'oiseau vraiment spectaculaire. Et son geste vraiment beau. Je suis restée un long moment à les regarder et je conserve un souvenir très précis de ce moment. Le gris des pierres du parapet. celui, plus foncé, du bitume. Le temps encore couvert, mais tout de même lumineux. Le tissu du pantalon du voisin, gris aussi. L'odeur un peu âcre du genêt en fleurs. Le poids du cartable.
C'est peut-être ce qui m'a poussée à m'intéresser aux choses qui font battre le coeur, sans tenir compte des contextes ni des orages."
La littérature est incarnée, vivante. Il est donc bien question de nos relations avec le monde, et des formes que nous imaginons pour en rendre compte.
Une question, pour finir : 1996, départ sur le continent. Le texte dit ceci :
"Un jour, vous avez vingt ans. Ça arrive à tout le monde, ou presque. Vous avez toujours vécu dans les livres et les partitions. Sous un soleil de plomb. Vous accordez votre confiance aveugle à l'imprimé. (...) Alors, forcément, tout ça était très intense, et un jour, vous avez eu soif d'autre chose, cela n'a plus suffi. Mais vous ne saviez pas ce qui manquait. Un jour les rivières étaient trop paisibles, les ciels trop bleus, les regards trop échangés, les poitrines trop d'albâtre, les gentils trop victimes. Vous vouliez plus. Vous décidez de faire des livres votre vie."
Est-ce que ces "gentils trop victimes" désignent les premiers morts de la guerre entre nationalistes ? Pourquoi je pense automatiquement à cela ?
Allez, je retourne à ma lecture. Et vous avez-vous lu "Indociles" (comme M.F. B.C. sur le site de Musanostra ; d'ailleurs, je ne suis pas sûr que les "rivières, ciels, regards , poitrines, gentils" évoqués renvoient à des scènes de romans lus, qu'en pensez-vous ?) ? Ou les livres de Laure Limongi (voir ici son site) ? Ou les livres qu'elle a édités ? Parlons-en.
En discutant avec l'auteur, il apparaît que j'ai fait une "erreur" d'interprétation en imaginant que les "rivières, ciels... etc" renvoyaient à des éléments de la vie réelle (alors qu'ils appartiennent à des éléments fictionnels rencontrés dans des livres) et donc que les "gentils trop victimes" n'est pas une allusion à la guerre entre nationalistes dans les années 90.
RépondreSupprimerL'auteur insiste pourtant pour me dire qu'il ne s'agit pas d'une "erreur" et que mon interprétation est légitime. Le texte est donc bien une étrange bête, qui nous échappe à tous un peu.
il y a justement un très intéressant avis de lecteur sur a musa nostra qui aborde le même passage autrement . j'ai à sa lecture décidé de lire le livre que je recommande depuis aux vrais littéraires
RépondreSupprimerAnonyme 16:19, merci de votre commentaire.
RépondreSupprimerEst-ce que la critique sur Musanostra est celle dont je parle à la fin du billet ? De quel passage du livre parlez-vous précisément ?
Qu'avez-vous pensé du livre de Laure Limongi ? Qu'entendez-vous par "vrais littéraires" ? Comment ont-ils apprécié l'ouvrage ?
Il ne peut pas plaire à tous puisqu'il suppose l'amour de la chose littéraire ; mais avez-vous vraiment dépassé les premières pages ? on ne le dirait pas,en continuant vous en sauriez davantage.
RépondreSupprimerdernière remarque : L Limongi est un auteur bienveillant.
Je suis d'accord avec vous, rien ne peut plaire à tout le monde. Je trouve dommage de réserver à une catégorie de lecteurs, alors que le livre insiste plusieurs fois (oui j'ai lu l'ouvrage en entier, mais je reste en désaccord avec vous) sur la nécessité de ne pas faire peur aux lecteurs en leur disant qu'il s'agit de littérature expérimentale, ou difficile.
SupprimerJe ne comprends pas le sens de votre dernière remarque. Merci de poursuivre ainsi le dialogue.
je crois que je ne le lirais pas,trop compliqué et peu "littérature corse" de ce que vous en prenez en citations (le chien et l'oiseau et les rivières,l'albatre)
RépondreSupprimerAnonyme 13:23,
SupprimerSi vous ne lisez que des livres de "littérature corse" (dans quel sens comprenez-vous cette expression ?), il est possible que ce livre ne vous attire pas ; cependant, même de ce point de vue, il se trouve que çet auteur est corse (bastiaise) et qu'elle prépare un ouvrage en lien direct avec la Corse. Il est donc d'un intérêt certain de mieux connaître son travail (d'écrivain, d'éditrice et de lectrice). D'un autre point de vue, j'attends beaucoup de la littérature corse contemporaine et je trouve que la notion "d'indociles" est utile et enthousiasmante.
Je peux vous dire que la lecture de cet essai littéraire n'est pas du tout difficile, ce livre n'est pas compliqué. Il pousse à la découverte, et exerce notre curiosité. Essayez tout de même.
Vous êtes satisfait, c'est capital.
RépondreSupprimerBonne lecture d'Indociles
Mais quelle mouche vous pique ? J'ai terminé la lecture d'Indociles, merci.
SupprimerJe vous avoue que cette pratique du dialogue comme combat obscur ne me satisfait guère.
Parlons calmement et clairement de nos lectures, non ?
bonne lecture d'Indociles à tous!
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