Donc, le roman de Gilles Zerlini m'a emballé.
Rappel de la couverture : CHUTES ou Les mésaventures de Monsieur Durand. Un titre en lettres majuscules, un sous-titre en lettres minuscules, le tout plaqué sur une énorme grenade dite MK2.
Chutes : en effet, Monsieur Durand semble ne jamais cesser de tomber, encore et encore, dans les cercles de son enfer (en fait, le nôtre, nous dit la voix du narrateur...) : le monde contemporain de l'entreprise, ici une agence de communication (c'est-à-dire une agence de destruction du langage et de l'humanité). (Je me souviens : Jérôme Ferrari en donnait sa version dans Un dieu un animal, et là aussi la guerre n'était pas loin).
Mésaventures : car le roman oscille entre, ou entremêle, voire unit deux tonalités, le récit didactique naturaliste de cette solitude dans un monde qui se dissout et le commentaire faussement distant, mais vraiment ému, du narrateur (celui qui nous interpelle régulièrement : par exemple, page 33, au début du chapitre IV, justement intitulé "Chutes" : "Y a des choses comme ça mon frère qu'on fait seulement pour plaire, pour tenter de combler le vide, pour essayer de redistribuer la chance qu'on a eu à naître pas débile ou bancal, de régurgiter tout cet amour reçu, pour les autres, par compassion.").
Gravité, distance : deux façons de regarder les tourments du personnage avec humanité. De Dante Alighieri jusqu'à "Durante Alighieri".
Beauté poétique des expressions revenant en force à la fin de l'ouvrage, lorsque le personnage arrive finalement à s'extraire de son enfer (le nôtre) : "Comme un sommeil profond une douce noyade, comme le mica au centre d'une boule de granit, seul cette fois-ci pour de bon..." (page 107) ; "Et puis plus loin, des bêtes ; brebis groupées en un seul corps lové en spirale et le doux bruit de leurs mâchoires, un seul grand animal magique, un accord musical pour qui l'a déjà entendu. Quelques vaches éparses au pelage fauve et bringé, aux yeux immenses et charmeurs cerclés de noir, au mufle sombre de coton, suivaient son passage du regard." (page 113).
Passage du naturel au surnaturel. Il faut lire le roman, je ne peux en dire plus, au risque de déflorer le jardin final. Présence normale de ce surnaturel, présence nécessaire, refuge ultime de ce que peut être une vraie relation d'humanité.
Le dernière phrase est une question : très belle. Qui nous engage à répondre, ou à relire le roman, trop court, mais dense, car, nous l'avons lu trop vite, on s'en rend compte à la fin, il faut y revenir, goûter la conduite de chaque chapitre, de l'attaque à la clôture, sans oublier les titres, et les ellipses entre eux.
Littérature corse vivante.
Et puis j'ai lu Tito Franceschini Pietri, Les dernières braises de l'Empire, d'Elisabeth et Sampiero Sanguinetti. J'ai beaucoup aimé ce personnage réel, secrétaire particulier de Napoélon III, du Prince impérial puis de l'impératrice Eugénie. Un homme tout entier voué à cette famille impériale, un intime, connaissant toutes les affaires politiques et personnelles, oeuvrant pour le retour de l'Empire, mais voyant tout cela s'effondrer, et cette famille, et le bonapartisme, et le rêve d'Empire. La fin.
Quel travail fabuleux de déchiffrer ainsi 45 années de correspondance entre ce Tito (Jean-Baptiste) et sa demi-soeur Catherine !... qui au début du moins sembla nourrir une admiration et une affection quasi-incestueuse pour son demi-frère. Tito, nous font comprendre les auteurs, était voué aux femmes impossible, aux femmes idéalisées et intouchables (mère morte en couches, demi-soeur, impératrice)... Génial personnage figurant la puissance, la maîtrise (de l'eau sur ses terres de Balagne, de ses affaires de familles, des intrigues politiques corses et parisiennes, des contacts avec les sommités mondiales) et tournant cependant à vide, n'embrayant plus sur le monde réel, simple figurant, figuration... Un peu comme ce Prince impérial mourant glorieusement en Afrique du Sud, percé par les flèches et les lances des Zoulous... Fin.
D'ailleurs, la photo qui orne la couverture est étrange : Tito est debout, en chapeau haut de forme, une canne à la main gauche, le coude du bras droit sur une rambarde à colonnade qui semble factice, comme d'un décor pour studio de photographe... (une photo prise entre 1858 et 1870, donc pendant la période où l'Empire existe encore... mais vit ses dernières années en France).
Livre crépusculaire, donc. La forme choisie par les auteurs, mêlant récit et analyse, a rendu ma lecture très agréable, mais le personnage m'a paru éloigné. J'aurais aimé en savoir plus sur sa vie sentimentale, notamment (pas marié, pas d'enfants). Seule allusion, à la page 176, lorsque les auteurs reviennent sur les enfants morts en bas âge de sa demi-soeur Catherine :
"L'important pour lui est que Catherine soit en vie. Lui dont la mère n'a pas eu cette chance. Les enfants meurent souvent à la naissance ou peu de temps après. C'est dans l'ordre des choses, c'est douloureux, mais on veut se persuader que le petit être n'est pas encore totalement une personne. Il faut bien trouver le moyen d'atténuer le malheur. Ce qui est plus révoltant, c'est que la mère s'en aille car, de toute façon, sans sa mère, le petit être ne sera jamais totalement heureux. L'injustice dès lors est double : l'injustice d'une jeune femme qui meurt et l'injustice d'un enfant privé de sa mère. Un enfant qui ne pourra peut-être jamais plus dépasser le manque de ce vide insupportable. Tito avait tenté de le surmonter en idéalisant la femme absente et inaccessible et en évitant de lier sa vie à celle des femmes accessibles. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir des aventures et des maîtresses si l'on en croit ses amis Mérimée et Stoffel qui se plaisent à glisser des allusions grivoises dans les courriers qu'ils échangent avec lui."
Oh, j'aurais aimé en savoir plus : "des aventures et des maîtresses", "ses amis Mérimée et Stoffel"... Les auteurs auront voulu rester pudiques sur ce sujet, pourtant considérable. Maîtrise du coeur et de la sexualité... pour aller où ? Finir par être enterré à côté de son Empereur...
Puis j'ai lu Les mauvais sujets, écrit là aussi par un couple d'auteurs, Michèle Corrotti et Philippe Peretti. Lecture très agréable pour moi : plaisir du pastiche du roman libertin du XVIIIème siècle, plaisir de l'entremêlement des intrigues et des trajectoires de divers personnages, tous liés par la vie bastiaise des années 1768 à 1770 si j'ai bien compris. Mais ces plaisirs ne me portèrent pas forcément à relire l'ouvrage. Comme si les scènes et actions avaient trop peu de consistance pour mon regard... je les voyais défiler sans heurts pour, me semble-t-il, servir surtout d'illustration aux différents aspects de la vie bastiaise de l'époque (politique, religion, amour). C'est évidemment une sensation bien singulière, et une opinion subjective, je les énonce ici pour rendre justice à la vérité de ma lecture, non pour blesser quiconque. Donc, l'intérêt pour moi fut surtout historique (plutôt que romanesque) : dans la mise en avant de personnages non paolistes, comme Orlando Questa, le Bastiais, qui espionne pour le compte de Gênes ; les commerçants et notables bastiais regardent surtout leurs intérêts économiques en travaillant avec les nouveaux maîtres français ; Mirabeau joue en Corse une partition personnelle d'émancipation de la tyrannie et de la haine de son père ; les amoureux jouissent de leurs corps tant que cela est possible, les soldats cherchent à tuer le temps ou gagner une gloire sur le champ de bataille qu'ils pourront monnayer plus tard dans leur carrière. Cela pour moi est très important pour la littérature corse : mettre en scène toute cette complexité des sentiments ambivalents, changeants, où les soucis personnels et les attentes collectives passent sans cesse les uns devant les autres. Mais encore une fois, j'aurais aimé plus de chair, c'est paradoxal. Chaque chapitre commence par une voix qu'on prêtera à un narrateur d'aujourd'hui et brise ainsi trop souvent les deux piliers de la magie du romanesque (le suspense et l'identification), pour mon goût. Mais peut-être ne suis-je pas fait pour ce type de roman ?
Au final, trois lectures consécutives de trois ouvrages de littérature corse. Cela faisait longtemps que je n'avais pas vécu cela. Et ce fut si fort que cela me détermina enfin à rouvrir ce blog !
La discussion est ouverte bien sûr !
Merci pour ces présentations, celle de Chutes m'a mise en appétit et je note sur ma liste le roman de Zerlini.
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