Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
vendredi 5 août 2016
Un extrait du "Mémorial de Sainte-Hélène" : Santini face à son Empereur
(Comment cette petite île de Sainte-Hélène pouvait-elle imaginer qu'un jour son nom serait aussi célèbre ?)
Je reviendrai bientôt sur mes lectures des livres de Zerlini, des Sanguinetti et des Corrotti/Peretti, évoqués dans le billet "Divin juillet".
Car pour l'heure, je tombe à nouveau sur cet extrait du "Mémorial de Saint-Hélène" de Las Cases, que j'ouvrais au hasard, dans le petit salon à Campile, comme je le fais régulièrement quand je suis au village, ouvrir l'un des deux volumes, au hasard, et lire. Puis y penser. Rêvasser. M'endormir parfois - à l'endroit même où mon père est mort, il y a maintenant onze ans.
Napoléon Bonaparte, lui, est mort le 5 mai 1821, je parie que vous aviez oublié au moins le chiffre de l'année. Nous n'irons pas jusqu'à questionner la numérologie pour creuser les raisons de cet oubli...
Las Cases raconte des choses du temps où cet homme était vivant (homme extraordinaire, au même titre que n'importe quel homme d'ailleurs, il suffit de bien regarder...).
Napoléon était vivant, nous sommes le 29 juillet 1816, il ne pouvait savoir qu'il ne lui restait pas cinq ans à vivre.
Je m'endors. Je rêve. Je le vois. Fulminer.
Je vous livre le récit de Las Cases, le confit en dévotion. Il adore son Grand Homme. En écrivant ce Mémorial, il veut concourir à fabriquer Son Image immortelle. Il fait oeuvre d'imaginaire. A ce titre, je le bénis. Je le lis. Comme on dirait, je le vote.
Voici ce qu'il écrit :
LUNDI 29 juillet 1816
"(...)
Pendant le dîner, l'Empereur, fixant un oeil sévère sur l'un de ses gens, a dit, au grand étonnement de nous tous : "Comment, brigand, tu voulais tuer le gouverneur !... Misérable !... Qu'il te revienne de pareilles idées, et tu auras affaire à moi ; tu verras comme je te traiterai." Et, s'adressant à nous, il a dit : "Messieurs, voilà Santini qui voulait tuer le gouverneur. Ce drôle allait nous faire là une belle affaire ! Il m'a fallu toute mon autorité, toute ma colère pour le retenir."
Pour l'intelligence de ceci, je dois dire que Santini, jadis huissier du cabinet de l'Empereur, et que son extrême dévouement avait porté à suivre son maître pour le servir, disait-il, sous quelque titre que l'on voulût, était un Corse qui sentait profondément et s'exaltait avec facilité. Exaspéré au dernier point par tous les mauvais traitements du gouverneur, ne pouvant tenir aux outrages qu'il prodiguer à l'Empereur, aigri de voir sa santé en dépérir, gagné lui-même par une mélancolie noire, il avait cessé, depuis quelque temps, tout service de l'intérieur ; et, sous prétexte de procurer de quelques oiseaux pour le déjeuner de l'Empereur, il semblait ne plus s'occuper que de chasser dans le voisinage. Dans un moment d'abandon, il confia à Cipriani, son compatriote, qu'il avait le projet, à l'aide de son fusil à deux coups, de tuer le gouverneur et de s'expédier ensuite lui-même. Le tout, disait-il, pour délivrer la terre d'un monstre.
Cipriani, qui connaissait le caractère de son compatriote, effrayé de sa résolution, en fit part à plusieurs autres du service, et tous se réunirent pour prêcher Santini ; mais leur éloquence, loin de l'adoucir, ne semblait que l'irriter. Ils prirent alors le parti de tout découvrir à l'Empereur, qui le manda sur-le-champ en sa présence : "Et ce n'est, me disait-il plus tard, que par autorité impériale, pontificale, que j'ai pu venir à bout de terrasser la résolution de ce gaillard-là. Voyez un peu l'esclandre qu'il allait causer ! J'aurais donc encore passé pour le meurtrier, l'assassin du gouverneur. Et, au fait, il eût été bien difficile d'ôter une telle pensée de la tête de bien des gens ! etc."
(...)"
J'imagine bien la scène ! typique ! drôlatique !
Qu'est ce que je ris, lorsque je lis, et même à la énième relecture, la phrase de Napoléon : autorité impériale, pontificale... Les italiques de Las Cases rendent bien le ton, la force, l'énormité de la parole de cet homme face au chasseur fou qu'est devenu Santini ! Dans un jargon laid et utile comme n'importe quel jargon, on parlerait de discours narrativisé, un mot remplace tout un discours : "Santini, c'est l'Empereur qui vous parle, celui qui a mangé les Etats pontificaux !"
Pontifex : qui fait un pont. Un chemin. Un lien. Celui qui fait cela ne peut cautionner ce meurtre sauvage.
Santini, mélancolique chasseur, meurtrier et suicidaire. Aïe, aïe... vieille histoire, éternelle histoire. Se rêvant tueur de monstre, et mourant au moment même de son exploit, un peu comme Hippolyte à la fin de Phèdre de Racine, héros sublime et parfait, aux dernières paroles si douces... Mais non, Santini, n'aura droit à rien, qu'à subir la parole d'ouragan de l'empereur pontifex et continuer à vivre, à supporter les outrages administrés par le gouverneur de l'île de Sainte-Hélène...
Nous le lisons, ce pauvre Santini. Figure sublime de la littérature corse. On pourrait imaginer les mots de cet homme, là-bas, ourdissant son projet dans son âme, se parlant à lui-même, grommelant des imprécations au passage du gouverneur, discutant le bout de gras avec Cipriani et les "autres du service", tentant de répondre à son maître l'Empereur, l'impérial, le pontifical ! La force de cet homme, Santini, incroyable, qui va jusqu'à obliger le Maître de l'Univers, Napoléon Ier lui-même, à en appeler à son autorité personnelle...
Las Cases ne rapporte pas les mots de Santini (utilisait-il le corse, le français, les deux, mélangés ?).
Littérature corse : les mots inaudibles du chasseur Santini en juillet 1816 à Sainte-Hélène. Divin juillet.
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