lundi 27 septembre 2010

Du style de Jérôme Ferrari (et de celui d'Emmanuelle Caminade)


Je reporte en ce nouveau billet un commentaire envoyé par Emmanuelle Caminade (qui fait donc référence au billet "Je vais le relire ! Je vais le relire !"). Bonne lecture, bonne discussion ! Et merci à Emmanuelle :

« ... mais n'y a-t-il pas trop d'emphase chez Ferrari ? Cette critique, légitime, a été faite dans un article du magazine "Politis", à propos de "Où j'ai laissé mon âme". Et je me dis, bon, de l'emphase, oui, cela s'entend certainement, mais c'est peut-être le signe que l'auteur n'a pas abdiqué toute compassion pour ses personnages. »

Je rebondis à ce passage de ton billet, bien qu'il ne concerne pas directement le fond du sujet, pour approfondir le hors-sujet en quelque sorte – désolée Norbert, FXR s'en va dans toutes les directions et je ne l'aide pas à redresser la barre !


Il fait en effet référence a une discussion que nous avons esquissé à la fois sur ton blog et par mail privé et à ce court mais intéressant article dans lequel le journaliste regrette la tendance à « l'emphase » de Ferrari et conclut « Mais la tentative d'accrocher le lecteur à des personnages peu ragoûtants est réussie »...

J'aimerais en effet prolonger cette discussion au sujet de la musicalité du style de Ferrari, de son lyrisme « emphatique » ou empathique et de son rapport au pardon dans "Où j'ai laissé mon âme" qui avait été le point de départ de notre échange.

Si le style de Ferrari est très visuel et propose ou suscite, par ses références, de nombreuses images, je le ressens également comme très musical , du fait de sa fluidité et de son ampleur mélodique, une ampleur - ou emphase pour ceux qui n'y sont pas réceptifs – à mon sens indispensable pour donner de l'unité au chaos. Pour tendre à cette harmonie non factice qui englobe les contradictions.

Et ce style lyrique permet, comme dans un opéra, d'apporter du sens autant par le texte, par les images suscitées - comparables au décor et à la mise en scène – que par sa musique. Une musique qui peut venir conforter, amplifier le texte ou creuser un écart un décalage avec le texte.


Cet écart, dans le monologue d'Andreani d' "Où j'ai laissé mon âme", me semble très riche car il permet une approche complexe. Et mon interprétation personnelle du thème du pardon fondé sur la foi en l'homme et l'écriture – à défaut des Ecritures - repose sur la musique entendue et les images vues - suscitées par les références aux mythes rédempteurs, plus que sur le texte au sens strict (l'analyse et l'argumentation ne cherchant qu'à expliquer, à tenter de vérifier une intuition...).


Et les lecteurs de ce blog, qu'en pensent-ils précisément ?
Ils me semblent – blogueurs exceptés - bien mutiques (Pas revenus de vacances ? Pas encore réussi à consacrer moins de trois heures à la lecture de ce court roman? Ou pas encore réussi à réunir les fonds nécessaires à cet investissement ?)
Et moi qui croyait que les lecteurs corses s'intéressaient à la « littérature corse »!


Pour la photo, voir ici.

6 commentaires:

  1. Blanchemanche André27 septembre 2010 à 20:18

    "Où j'ai laissé mon âme" de Jérôme FERRARI (Actes Sud). "Quelque chose surgit de l'homme, quelque chose de hideux, qui n'est pas humain, et c'est pourtant l'essence de l'homme, sa vérité profonde. Tout le reste n'est que mensonge." Voilà que ressurgit la guerre, donc l'ignominie. Cette guerre qui éveilla la conscience du Lecteur en ces temps d'un autrefois que les jeunes générations effleurent à peine dans les quelques pages que leur consacrent les livres de l'histoire officielle. La guerre d'Algérie. Guerre honteuse, agrémentée d'une multitude de purulences dont tant d'hommes de la génération du Lecteur (les Survivants)portent aujourd'hui encore de nombreux stigmates.
    Jérôme Ferrari n'a pas choisi la facilité. En "accordant" la parole à deux tortionnaires, deux militaires dont la mission consistait à démanteler des réseaux du FLN en usant des méthodes initiées par la Gestapo. Ca n'est évidemment pas un hasard si l'un des deux protagonistes (le Capitaine) est un ancien déporté (Buchenwald) ayant eu à subir les interrogatoires des sbires de la police nazie. Ca n'est évidemment pas un hasard si les deux hommes (le Capitaine et le Lieutenant) avaient vécu côte-à-côte les dernières jours du camp retranché de Dien Bien Phu puis la captivité dans les geôles vietnamiennes.
    Jérôme Ferrari ne justifie pas. Jérôme Ferrari n'absout pas. Jérôme Ferrari raconte la destinée de ces deux personnages englués dans une guerre aux dimensions d'une tragédie. Celui dont la flamme de la conscience vacille sans jamais vraiment s'éteindre. Celui qui, de sa main, a éteint la flamme et qui justifie ses propres errements derrière l'alibi du "devoir".
    Le Lecteur a passionnément aimé "Où j'ai laissé mon âme". Il exprime son infinie gratitude à l'égard d'un écrivain qui n'a pas hésité à "mettre les mains dans le cambouis". Pas de héros positifs ni de victimes "à l'insu de leur plein gré". Deux salauds ordinaires. Puisque la torture fut pratique courante durant cette guerre qui ne fut reconnue comme telle par l'état français voilà à peine plus de dix ans (18 octobre 1999).
    "Où j'ai laissé mon âme" propose au Lecteur exigeant un authentique, un exceptionnel moment de littérature. Car il s'agit bien de littérature. Le roman est en effet porté par une écriture qui ne concède rien aux facilités ordinaires. Les deux voix (celle du Capitaine et celle du Lieutenant) s'ignorent. Les deux voix ne s'amalgament pas. Elles laissent cependant deviner ce que sont les domaines respectifs de l'incertitude et de la certitude. Comme dans toute tragédie digne de ce nom.

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  2. En Corse c'est connu, on est toujours en vacances...-))

    Littérature "corse" ? Ah, il paraît qu'il faudrait éviter cette assimilation abusive, qui pourrait être fatale au succès d'une oeuvre. Et puis, de la littérature corse, tout le monde s'en fout, c'est Ferrari qui le dit...Cela expliquerait que personne n'en parle. :)

    En fait, tout le monde en parle en ce moment, en Corse comme ailleurs, du livre de Jérôme Ferrari, il faut le reconnaître, on ne doit pas s'en foutre tant que cela. Heureusement!!!

    Bon je redeviens sérieuse, pour parler de la rédemption et de l'emphase...

    Pour la rédemption, je suis un peu comme FXR, je ne la vois pas, je vois que les personnages sont prisonniers de leur sort sur terre, où se trouve l'enfer bien avant la mort, je ne vois aucune lueur d'espoir d'aucune sorte et aucun refuge possible, même dans l'amour. Ou alors, éventuellement dans la mort : je suis frappée par la vision d'une mort étrangement douce à laquelle chez Ferrari les hommes martyrisés semblent s'abandonner; c'était déjà ainsi dans "un dieu, un animal". C'est surtout le style qui crée cet effet.
    Certes Degorce cherche paradoxalement une forme de pardon auprès de son prisonnier, dans lequel il se retrouve du temps où il était "victime" et non "bourreau", et celui-ci semble en effet lui manifester une certaine compassion, mêlée de mépris. Le prisonnier Tahar, chef des fellagas, est d'ailleurs le seul personnage qui ait une certaine grâce, du charisme, de la grandeur d'âme : certain du sens de son action, sûr de l'avenir, solide dans sa foi, il va au-devant de sa mort avec sérénité. C'est ce que lui envie Degorce, qui a le mauvais rôle et ne peut plus croire en rien. Mais cette belle prestance n'est pas là pour faire un héros de Tahar (je pense), au contraire je la ressens comme accentuant l'absurdité et le mal absolu de la situation (la guerre d'Algérie)
    En effet, la belle figure de Tahar est contredite par les récriminations d'Andreani contre Degorce, qui lui accorde trop d'importance, alors qu'Horace ne voit en lui que le chef de criminels sans pitié, dont les exactions justifient son rôle de tortionnaire.
    De la même façon Tahar justifie son action : "Tiens, je croyais que c'était nous qui n'avions pas le choix des méthodes". Le mal appelle le mal et il n'a pas de fin, voilà ce que je ressens.

    Alors, la rédemption? Peut-être tout simplement est-elle dans la lucidité de ce regard sans concession, qui seul pourrait nous aider à nous élever au-dessus de ce mal sans fin.


    Quant à l'emphase, que j'appellerais plutôt lyrisme, elle me semble imputable surtout aux déclarations d'amour déçu d'Andreani. "oh je vous aimais tant mon capitaine", etc..." L'amour n'est-il pas toujours lyrique? J'y vois plus qu'un amour fraternel de frères d'armes, pour moi c'est un amour tout court, un amour-passion, et la rage d'Andreani contre Tahar peut aussi s'interpréter comme jalousie.

    En résumé, on retrouve avec un plaisir renouvelé la luminosité d'un style qui rachète tout à lui tout seul!

    Le livre vous accompagne encore après la lecture, comme toujours, et nourrit bien des échos et des réflexions.

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  3. « En fait, tout le monde en parle en ce moment, en Corse comme ailleurs, du livre de Jérôme Ferrari, il faut le reconnaître, on ne doit pas s'en foutre tant que cela. Heureusement!!! »

    Je suis ravie, Francesca, de vous voir franchir le pas la première – j'avais déjà lu la chronique d'André Blanchemanche sur le web - pour consigner publiquement par écrit ce qui se dit dans le secret des conversations privées ...
    Et je ne regrette pas ma petite provocation amicale ! Car je suis tout à fait intéressée par vos propos – et je ne suis sans doute pas la seule .

    Tout en interprétant différemment le roman de J. Ferrari , vous soulignez, vous aussi, cet écart entre le propos tenu par le texte et le style, cette harmonie des contraires :
    « je suis frappée par la vision d'une mort étrangement douce à laquelle chez Ferrari les hommes martyrisés semblent s'abandonner; c'était déjà ainsi dans "un dieu, un animal". C'est surtout le style qui crée cet effet.»
    « je ne vois aucune lueur d'espoir / ... La luminosité d'un style qui rachète tout à lui tout seul! »

    Et puis dans votre conclusion :
    « Alors, la rédemption? Peut-être tout simplement est-elle dans la lucidité de ce regard sans concession, qui seul pourrait nous aider à nous élever au-dessus de ce mal sans fin. »
    Ce qui ne me semble pas très loin des propos de ma chronique :
    « Seule la conscience que le mal n'est étranger à aucun homme permet la véritable compassion et le pardon, et rétablit la fraternité à l'échelle de l'humanité. »

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  4. Gérôme Ferrari connais l'Algérie, les faits qu'il décrit, sont inscrits dans chaque paysage de ce pays déchiré encore aujourd'hui. La violence algérienne imprègne chaque ligne de son témoignage, car il s'agit plus d'un témoignage que d'un roman. Les militaires qui ont fait cette guerre avait 20 ans ils ont accompli des actes commandés par Paris, ils sont rentrés, ceux qui sont rentrés, déboussolés, beaucoup se sont suicidés, certains sont devenus fous,ceux qui sont lucides n'en parlent jamais, mais il leur arrive de hurler encore la nuit quand leurs rêves les conduisent vers les actes qu'on leur a commandé de faire sous la menace d'un tribunal militaire pour haute trahison...
    Ce que retrace ce livre est au delà des effets d'écriture l'histoire de gens ordinaires confrontés à des situations extraordinaires.
    L'Algérie restera longtemps un épine dans le pied de la France, dans la mémoire des algériens d'aujourd'hui,(le peuple ordinaire qui a été confronté au crimes du FIS)cette guerre est une vieille histoire et si un militaire du contingent des années de guerre retourne sur les lieux de sa jeunesse, ses anciens adversaires le serreront dans leurs bras. On ne partage pas de telles souffrances sans que cela tissent des liens...

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  5. Cette guerre a laissé des séquelles douloureuses de toutes sortes,inextricables, je l'ai ressenti vivement en regardant un documentaire sur les harkis alors que je venais d'achever le livre de Jérôme Ferrari. Que l'on pense aux jeunes appelés inexpérimentés jetés dans cet enfer avec la peur au ventre, à la culpabilité terrible de ceux qui ont participé sans le vouloir aux atrocités sans pouvoir les dénoncer, aux atrocités commises aussi par le FLN, aux harkis passés pour profits et pertes, au courage qu'il a fallu à mon avis aux communistes français qui se déclaraient en faveur de l'indépendance jusqu'à aider les fellagas, ce qui représentait malgré tout une "trahison"...

    Il en faudra encore bien d'autres, d' ouvrages comme celui-ci ou de films, pour arriver à "comprendre", à exorciser, à regarder en face toutes les facettes de la guerre d'Algérie et ses conséquences.

    le livre pose les questions fondamentales, au delà de la situation particulière : que devenons-nous lorsque nosu sommes plongés dans de telles situations? Juger de l'extérieur ou après coup est trop facile. Aurions-nous été résistants malgré la peur de la torture? Peut-on demeurer "un homme" après un séjour dans les camps de concentration où la survie la plus élémentaire nous renvoie à l'état animal? Un tortionnaire est-il un être à part, un monstre, ou sommes-nous tous des tortionnaires en puissance?
    Je verrais une pièce de théâtre saisissante à partir de ce livre, une pièce à trois personnages : Le capitaine Degorce, Horace Andreani, Tahar...

    Par contre le problème de l'obéissance n'est pas trop posé en tant que tel dans le livre de Ferrari, me semble-t-il...ou cela m'a échappé

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  6. Page 142:"en avoir fini au plus vite avec la mission qui le retient ici".Voilà Francesca la notion d'"obéissance", pour un militaire ce seul mot le coupe de toutes autres réalités, il doit accomplir ce qui lui est demandé sans mot dire, rien n'existe plus en dehors de celà.Il a été formaté pour obéir, pour défendre une cause et son objectif est unique: "réussir".
    Heureusement les missions de l'armée française n'ont pas tjs été aussi sordides en Algérie. Elle a sauvé des vies, le FlN ne ne faisait pas de quartiers, ses méthodes sont décrites dans le documentaire sur les Harki, la cruauté de ses actes envers des innocents était diabolique, l'horreur a répondu à l'horreur: j'avais 12 ans, je m'en souviens.
    A lire si le coeur vous en dit, pour mieux comprendre: "Médecin Aspirant en Algérie" Antoine Desideri.L'enfer a de multiples facettes.

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