samedi 11 septembre 2010

"La Bandite" : un des passages dont je me souviens


Le voici, ce passage :

Dans notre camp, on avait eu des doutes jusqu'à ce jour, sur les allées et venues du petit homme. Cette fois, il s'agissait de preuves certaines, rapportées par un ancien secrétaire de Narbonne qui au péril de sa vie avait rallié la cause. L'ordre fut donné de nous enfuir dans les montagnes, mais une tâche effrayante restait à accomplir : avertir Barbe de la trahison de son mari. Quand la nouvelle lui parvint, l'épouse empaquetait amoureusement quelques effets et un peu de nourriture pour son époux bien-aimé. Je me trouvais auprès d'elle avec mes compagnes, nous apprêtant également à la retraite. J'assistai alors à une des choses les plus horribles qu'il me fut donné de contempler. Barbe se fit répéter la dénonciation et les preuves plusieurs fois à l'oreille. Pareille horreur étant inqualifiable, elle ne parvint pas à la formuler. Elle se tourna vers son minuscule conjoint, et lui demanda simplement, sans lui dire de quoi il s'agissait : - Tu sais ce que l'on vient de me dire ; l'as-tu fait ? Ce fut, peut-être, la seule fois de sa vie où Anone fit preuve d'un courage extraordinaire : "Oui, je sais ce que l'on t'a dit et je l'ai fait !" répondit-il, tout aussi simplement. Démasqué, il connaissait d'avance le sort qui lui était réservé, et sous l'oeil terrible de Barbe, ne se sentait plus la force de lutter à l'aide des mensonges habituels. Résigné, il avança vers sa femme, les bras en croix, s'offrant à un juste châtiment. En cet instant capital, je remarquai l'humanité de son regard, son sens de la tragédie et la dérision de son demi-sourire qui tranchaient avec son physique ingrat et son attitude humble et soumise de naguère. Déjà, il était "d'ailleurs", libéré ! D'un coup, le masque tomba en poussière, et on pouvait déchiffrer sur sa face beaucoup de choses terribles et émouvantes à la fois : il montrait de son âme ce que l'on n'avait pas voulu voir. Il disait ce que l'on avait voulu taire. Il révélait tout ce qui était enfoui en lui, ce dont tout le monde s'accommodait sans chercher à le comprendre : les humiliations, la soumission, la révolte, la trahison, mais aussi le souvenir de la vie commune et de l'amour conjugal. Des choses pénibles et belles, toutes mélangées. Le reste se passa tellement vite que nous ne pûmes rien tenter pour l'empêcher. Barbe tendit ses deux énormes mains et s'empara du cou fluet. Elle le serra en une étreinte rapide jusqu'à ce que les yeux narquois du mourant sortent de leur orbite. Le faciès du petit homme s'enfla et s'élargit sous l'enlacement mortel, de sorte que les traits les plus expressifs s'effacèrent un à un de la surface de son visage gonflé, à l'exception de la bouche qui conserva jusqu'à la dernière minute son énigmatique sourire. Je n'avais jamais vu de menton et de bouche qui puissent dégager un mépris aussi pacifique, une assurance aussi tranquille, une autorité naturelle aussi absolue. Je mis un temps à comprendre qu'il s'immolait pour l'honneur de son épouse en un ultime geste d'amour et de revanche virile. Sur le visage du bourreau que taraudaient les notions gigantesques et antagonistes de culpabilité et d'innocence, d'énormes larmes jaillissaient, creusant des ravines dans le visage crasseux. Et, dans le même instant où Barbe accomplissait l'oeuvre de mort, de ses lèvres s'écoulaient des paroles confuses d'amour et de pardon.

Alors, j'exprime ici synthétiquement ce que j'ai ressenti à la lecture de ce roman, "La Bandite", (puisque ce blog est fait pour que nous parlions de nos lectures réelles) et de ce passage en particulier :

- j'allais à reculons vers ce "genre" de livres, avec un a priori contre le roman romanesque, au lyrisme facile, peu regardant sur sa forme, ne cherchant pas à inventer sa forme, idéalisant les bons sentiments, cherchant la victoire du bien contre le mal.

- j'ai lu "La Bandite" avec ces préventions et ce qui m'a frappé c'est que, tout en respectant et assumant le programme de tels romans, le roman de Marie-Josée Cesarini-Dasso contenait - pour moi (cela est discutable) - des passages qui pouvaient frapper à la fois par leur caractère invraisemblablement délirant et leur force poétique et psychologique extrême.

- ayant eu la chance, lors de la manifestation "Racines de ciel", de pouvoir questionner l'auteur en public sur ce "romanesque échevelé" et la volonté de toujours voir le triompher le bien sur le mal, sa réponse fut instructive : il s'agissait très volontairement de faire du roman un acte thérapeutique. Et non de faire croire que la réalité ressemblait au roman ou pourrait finir par lui ressembler.

- ainsi, de ce passage du meurtre du mari par son épouse (inversion "féministe" du drame d'Otello et de Vanina) : j'ai souri comme devant un dessin de Debout (petit mari, grosse épouse) et en même temps il s'agissait de trouver dans le personnage masculin la source d'une souffrance. Tout le roman d'ailleurs est bâti sur le volonté de comprendre les autres. Agnesa, la "bandite" du titre, cherche à comprendre le drame qui s'abat sur elle (une histoire de secret de famille) mais surtout, à chacune de ses rencontres, à comprendre quelle souffrance enfouie meut tel et tel personnage ; et une fois démasquée cette souffrance, l'auteur fait agir Agnesa avec une audace et une détermination extraordinaires dans le but de guérir celui ou celle qui deviendra ainsi son patient, son frère humain.

- le plaisir du feuilleton romanesque, dans lequel l'imagination et le désir de faire du bien ne se fixent pas de limites (meurtres mystérieux, vengeances, fuites, duels, séductions, complots, secrets, retrouvailles et coïncidences) ; à ce titre, la derniere scène de retrouvailles est à la fois attendue et extravagante, et en même temps très belle (Agnesa perchée dans l'arbre). Quelque chose de très visuel, de très cinématographique, un peu comme "Angélique, marquise des anges" (ceci dit sans ironie, j'ai encore en mémoire quelques plans de ce film ou de ses suites ; le fouet, la nudité, les esclaves, le bateau sous le ciel bleu, la cicatrice gigantesque, je crois).

- bref, un roman qui finalement a imprimé en moi un plaisir troublé, jamais sans mélange, mais réel, plaisir de voir les analyses psychologiques toucher des vérités humaines complexes, mélangées à des scènes et des gestes romanesques fous, quelque chose d'incroyable et de vrai en même temps, comme ces "énormes" larmes.

- et puis le plaisir de voir le XVIIIème siècle corse (entre la chute de Paoli et la Révolution française, comme dans "Hyacinthe di Brano" du même auteur) mis en scène sans complexe, pétri d'une façon singulière comme une matière littéraire de premier choix.

- voilà, j'espère que personne, et surtout pas l'auteur, ne prendra en mauvaise part ces quelques propos d'un lecteur particulier - et dont l'opinion est éminemment discutable !

(Pour la photo trouvée sur Flickr :

Rosh Hashanah / New Year greeting card)

1 commentaire: