samedi 18 septembre 2010

Lu ce matin : "L'omu chì marchja", de Pierre-Joseph Ferrali


Soyons très clairs, un blog est un lieu de liberté, personne n'est tenu de se conformer à une façon "normale" de présenter ses lectures (du genre : phrase d'accroche, présentation du sujet du livre, résumé de l'intrigue, intérêt des personnages, enjeux littéraires, moraux ou philosophiques de l'ouvrage, phrase de conclusion élogieuse). Et je trouve très appréciable de pouvoir goûter à une extrême diversité des façons de lire grâce à Internet (dernier exemple en date, voyez ici comment un lecteur se prépare à une prochaine lecture !).

A contrario, je trouve les médias classiques parfois assez pauvres dans leur façon de présenter les livres : ils ont très peu de temps pour lire beaucoup de livres, ont très peu d'espace à leur consacrer, sont partagés entre leur mission d'information (impersonnelle) et leur désir de parler d'une oeuvre lue de façon singulière, et généralement ils sont obligés de sacrifier la seconde à la première. Ce qui fait que l'on retrouve souvent les mêmes idées générales sur l'ouvrage, parfois énoncées d'une façon similaire, donnant l'impression d'une universelle répétition. Evidemment, cette légère critique de ma part n'est pas un signe de mépris, mais un signe de désir.

Deux exemples à propos de "Où j'ai laissé mon âme" de Jérôme Ferrari :

- un article, très bref, dans Politis fait une réserve critique quant au style : "Seul regret : une tendance à l'emphase"... ah ! comme il serait passionnant de lire les passages tendant à "l'emphase", et de pouvoir discuter avec le lecteur critique, croisant nos définitions du mot "emphase", cherchant à comprendre ensemble pourquoi cette emphase est peut-être une nécessité (du fait du souci de porter une vérité impossible à accepter ? ou bien de par la volonté de proposer une "musique" - voir le point de vue d'Emmanuelle Caminade - qui laisse une place à la rédemption ?), et comment cette emphase est peut-être un aspect structurant du style de l'auteur, depuis Aleph zéro au moins...

- un article dans Le Monde expose classiquement les éléments importants du livre, conclut sur "un des romans les plus saisissants de la rentrée." Il est aussi question d'une écriture "ardente, épurée, lyrique." Ce qui me semble juste. L'article évoque Andreani dont la voix est "chargée de rage, de rancoeur et de dépit contre celui qui l'a trahi" (c'est-à-dire le capitaine Degorce). Mais c'est laisser de côté tout l'amour, toute l'admiration, toute la fidélité indéfectible d'Andreani pour son capitaine. Et donc une certaine complexité du personnage qui paraît de prime abord le plus horrible. Enfin, pour en discuter avec l'auteur de l'article, il faut s'abonnner au Monde.fr (6 euros par mois) !

Mais venons-en à ce qui m'amène précisément à hanter de nouveau ce blog, après une semaine sans nouveau billet (mais pas sans nouveaux commentaires : au passage, je signale que je trouve absolument passionnante la discussion qui s'est poursuivie toute cette semaine à propos de l'expression "Île de Beauté", une petite dizaine de participants, 19 commentaires, de l'humour, des informations, des échanges de points de vue, merci à tous, je me suis personnellement régalé et j'attends avec intérêt la fin de la thèse de Mademoiselle Micheletti sur le sujet !).

Ce matin, donc, j'ai lu la première nouvelle d'un recueil publié chez Colonna éditions, en juillet 2010. 5 nouvelles (entre 15 et 60 pages). Les titres ? :
- L'omu chì marchja - Misericordia - L'annunziu - A porta in canteghja - U prim'omu
Le titre du recueil ? "Davanti à u focu chì more" (le livre n'est pas encore disponible sur le site Internet, cela va venir !)...
L'auteur ? Pierre-Joseph Ferrali. Je ne connaissais que très peu cet auteur, et uniquement pour avoir publié une traduction en corse des poèmes et chansons de Georges Brassens (toujours chez le même éditeur). Ouvrage que je n'ai pas lu et peut-être même pas feuilleté en librairie (cela viendra un de ces jours !).

Je dois d'abord dire ma déception à la lecture du dernier paragrapahe de cette nouvelle, "L'omu chì marchja". Pourquoi cette déception ? A cause du côté "explicatif" de cette chute, alors que toute la nouvelle propose une lente descente dans l'irrationnel, le mystère, l'humiliation. Mais passons outre la fin, ce qui me frappe c'est un entremêlement réussi, je trouve, entre une écriture et une histoire modernes (un couple - le narrateur et Maria Stella -, un emploi à la bibliothèque municipale, des lectures de Borges, Homère et Whitman, un film de David Lynch, le restaurant, la voiture, les embouteillages) et des échappées vers les abîmes (via les pratiques religieuses d'une confrérie et surtout via l'interrogation du personnage principal, narrateur de son histoire, à propos de la présence mystérieuse d'un "homme qui marche" sur les routes de Corse, homme qui sera désigné sous le prénom énigmatique de "Ray"). Ce mélange est aussi celui du vocabulaire, cru et direct pour les choses du corps (sexe et nourriture) mais aussi précis et sensible pour les descriptions de la nature ou les réflexions morales.

Car l'histoire est simple et terrible : un homme "ordinaire" se prend de passion pour un homme "extraordinaire", un homme qui marche, une sorte de vagabond se déplaçant sans cesse, portant deux gros sacs dont on se demande ce qu'ils contiennent. Depuis qu'il l'a vu sur le bord d'une des routes principales de l'île, l'employé de bibliothèque ne cesse de penser à lui, au point de vouloir le retrouver, après s'être longuement interrogé sur la signification possible de ces déplacements.
L'usage d'une langue corse actuelle pour raconter une histoire aussi réaliste et symbolique fait penser aux écrits de Paulu Desanti, de Ghjuvan Luigi Moracchini, de Ghjuvan Maria Comiti. Ainsi, je ressens dans cette nouvelle la volonté de présenter quelque chose comme une allégorie, mais je trouve justement que l'histoire ainsi racontée évite de plaquer un sens trop simple. Plusieurs fois, le personnage narrateur va se métamorphoser, se retrouver dans des lieux, des postures et des apparences qu'il n'avait jamais expérimentés auparavant. Ce sont ces métamorphoses qui me restent en mémoire, je leur trouve une très grande force visuelle et symbolique. Je ne veux pas dévoiler ici toutes ces métamorphoses puisque la nouvelle fonctionne aussi sur l'effet de surprise, mais il y en a tout de même une que je voudrais évoquer : au retour d'une nuit éprouvante physiquement, le héros (ou anti-héros plutôt) se retrouve chez lui, accueilli et soigné par sa compagne, la lune est dans le ciel, il dort seul sur le canapé lorsque (signalons simplement que "rumenzula" signifie "poubelle")... :

Passò a notte nantu à u canapè di su salone. Un grande chjarore ingutuppava a regione è a pezza era bagnata di stu biancore luccichiu chì s'impatrunia d'ogni scornu. Cambiò di piazza ma fubbi sempre scumudatu da e spere di luna. Ci vulia ch'o dormi, avia bisognu d'appena di riposu ma ùn ci era nunda à fà. Eranu spalancati i mo ochji è ùn ghjunghjia micca à tirà u minimu prufittu di sta sveghjula. Avia apertu un libru di puesia di Walt Whitman chì si truvava nantu à u tavulinu bassi di vetru, senza pudè ne leghje un solu versu. Accendì a televisiò è passò durante dece minuti da un canale à l'altru cù a telecumanda, visitendu tutti i prugrammi, prima di spinghje la. Mi sò arrittu è aghju marchjatu d'una finestra à l'altra, fighjendu fora in direzzione d'ogni puntu cardinale. Aspettava forse ch'ellu si passi qualcosa. Torna, mi sò stracquatu. Mi sò masturbatu senza cunvinzione. Allora, aghju pensatu à Rita è à Betty, i persunaghji di Naomi Watts è Laura Harring. Mi battia a sega mentre ch'elle si leccavanu è ch'o m'ingullia in bocca, e so muzze carnose di villutu. Ma ùn pobbi zirlà. Eranu duie ore è vinti. Devia luttà contru à una vuluntà viulente di sorte è di parte in vittura à circà à Ray. Realizò tandu ch'o avaia u stomacu viotu è ch'ella m'impedia a fame di pudè dorme, ancu s'o era sensibule hè vera à e notte di luna piena. Ùn ebbi bisognu d'azziunà l'interruttore di i spot. Feci per apre u cuperchjulu di a rumenzula appughjendu nantu à a pedala quandu ch'o m'arricurdò ch'o avia oghje ghjittatu eiu u saccu. Maria Stella ùn avia manghjatu nunda è nunda ùn firmava indocu. Aprì u refrigeratore in a sperenza di truvà prudutti chì avianu passatu a data di perenzione. Ci eranu à spessu alimenti chì s'infracicavanu in fondu, piattati da quelli ch'è no veniamu di cumprà à u sopramercatu. Pudianu stà cusì durante un bellu tempu nanzu di raghjunghje direttamente u saccu di rumenzula. Aghju avutu a paura d'entre in camera è di discità à Maria Stella. Pigliò nantu à u tenditoghju di a dispensa un jean è un tee-shirt chì asciuvavanu. I passò sempre umidi. Pigliò u mo mantellu è aprì senza fà rimore u finestrone di a terrazza, a pisiva porta d'entrata duvendu esse sbattulata per chjode si. Falò a ripa sottu à a pruprietà è passò davanti à qualchì casa, prudente per ùn attirà l'attenzione di u sguardu indiscretu d'un nottambulu. Tuttu era cupertu di guazza. Ghjuntu davanti à u lucale, pisò u capu per assicurà mi chì nimu ùn mi vedia. Accendì a mo lampera fruntale è penetrò à l'interiore. Devu dì ch'ellu si ne hè mancatu pocu per ch'ella giressi à a cumedia a mo girandulata notturna. Biglie incandescente si ficconu nantu à mè. Decine di misgi è di cani si spartianu i resti di i sacchi stracciati cum'è lighe di mercenari à scumparte si u fruttu di u saccheghju d'una cità assaltata. A mo prisenza ùn i disturbò micca è malgradu i mo sforzi per fà li scappà, ùn chitonu micca i container à i cuperchjuli firmati aperti. Avvicinendu mi d'un saccu digià tazzighjatu, una spezia di certosu grisgiu mi dete una zampata brusca è mi sgranfiò a faccia. Truvò di chè manghjà. Frutta, un pezzu di pane, una carcassa di pullastru - torna pullastru ! - un pezzu di biscottu cù a so marca di i denti. U mo ripastu era servutu. U cane duminante, una femina labrador, mi cuntestò l'ossacce è per ùn avè à cede li a mo parte, li sciaccò un cazzottu viulente in a massella chì li fece abbandunà e so pretensione. Era diventatu oramai u capimachja di sta sterpa ghjacarina singulare.

Voilà, ce brave compagnon insomniaque devient rapidement le chef d'une meute de chiens, mangeant dans les ordures, à moitié habillé de vêtements humides, baignant dans la blancheur de la lune, environné d'yeux luisants et de pelages gris, plongé dans les restes d'un monde mis en pièces. Je pense à tous ces personnages errants, dans la littérature corse (notamment à ce si puissant "Vir Nemoris" - où la lune a son importance, là aussi -, à Maria Laura...)

Qui a lu cette nouvelle ? Voulez-vous en parler ? Vous avez certainement une autre lecture que la mienne.

(A propos de la photo :

Bare foot boy wearing a hat, seated on a log)


Allez, en prime, quelques lignes d'un roman rapidement admiré, que vous reconnaîtrez vitre, je pense :

J'en avais trop vu moi des choses pas claires pour être content. J'en savais de trop et j'en savais pas assez. Faut sortir, que je me dis, sortir encore. Peut-être que tu le rencontreras Robinson. C'était une idée idiote évidemment mais que je me donnais pour avoir un prétexte à sortir à nouveau, d'autant plus que j'avais beau me retourner et me retourner encore sur le petit plumard je ne pouvais accrocher le plus petit bout de sommeil. Même à se masturber dans ces cas-là on éprouve ni réconfort, ni distraction. Alors c'est le vrai désespoir.

4 commentaires:

  1. Merde ! pour le roman en français, j'ai beau chercher, je ne vois pas. Ce n'est pas du Cesarini-Dasso, par hasard ?

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  2. Monsieur Bardamou,
    "flûte" il faut dire, ici la courtoisie règne, vous le savez !
    Je suis au regret de vous signaler qu'il ne s'agit pas d'un roman de Mme Cesarini-Dasso (dois-je supputer une once de regard sardonique de votre part ? Ah ! ma foi, vous en avez bien le droit, nous sommes dans le domaine public !!).
    Non, je vous informe (car l'étrange proximité de votre propre nom avec celui du héros du roman en question ne vous a même pas mis sur la voie !) qu'il s'agit d'un extrait de "Voyage au bout de la nuit", de Céline, narrant les aventures de Ferdinand Bardamu.
    Ah, mais, je comprends maintenant... Vous vouliez signaler par là le fossé infranchissable qui sépare certaines productions corses des grandes oeuvres littéraires universelles ? Et signaler le ridicule de vouloir ainsi apparier extraits de chefs-d'oeuvre et extraits d'oeuvres encore à naître ? C'est bien vu !
    J'adore ce ridicule et ces distances entres les oeuvres. C'est le joyeux chemin qu'une telle distance dessine qui m'intéresse.
    Et puis ce blog est aussi un journal de lecture et je ne lis pas toujours que des oeuvres géniales ou qui m'enthousiasment ; toutefois, je cherche toujours à en faire part, lorsque du remuement en moi se produit. Et advienne que pourra.
    Je pourrai toujours dire devant Saint-Pierre (ou un autre) : ce jour-là j'ai lu ce roman de cette façon, voilà ma vérité.

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  3. Monsieur Renucci,

    Vous vous méprenez : je ne voulais pas signaler le fossé qui sépare certaines productions corses des grandes œuvres. Pas plus que me gausser de votre syncrétisme enthousiaste ou de la hardiesse de vos appariements. Je ne voulais que livrer ma réponse. Certes, la référence explicite à la masturbation aurait dû me conduire à rejeter l'hypothèse Cesarini-Dasso. Mais ce n'est pas une raison pour que vous vous moquiez de mon patronyme. Nous ne sommes pas dans une cour d'école, que diable !
    Vous aviez toute ma sympathie mais je m'empresse de vous la retirer. J'irai fréquenter des sites où les gens honorables sont mieux traités et je ne vous salue pas !

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  4. Monsieur Bardamou,
    veuillez m'excuser pour cette affreuse méprise ! Et donnez-moi des nouvelles de vos visites sur d'autres sites plus accueillants !

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