samedi 25 septembre 2010

Poésie en marche


Quelqu'un, ("elle", "je", "tu"), marche (c'est dans le Cap Corse, en bord de mer), régulièrement.

Puis raconte ses marches, variations infinies de sensations renouvelées, de sentiments éprouvés sans cesse, de pensées ressassées, approfondies, reprises.

Ce quelqu'un est une quelqu'une. Aujourd'hui - depuis cinq ans - elle s'est isolée dans ce village autrefois d'enfance. Elle y éprouve la solitude. Elle s'y interroge sur ses sentiments. Et notamment, régulièrement, sur le sens à accorder à cette étrange période de vie, période venant après toute une vie déjà vécue. Période de création, mais aussi de profonde angoisse ; ce qu'on appelle aussi un "moment critique".

Lisant ces "Carnets de marche" d'Angèle Paoli, c'est cela que j'ai ressenti : l'effort de remettre sans cesse l'ouvrage sur le métier, effort vécu parfois comme une véritable épreuve, une souffrance, vécu d'autres fois comme une délivrance, une découverte. Soixante-et-une fois, l'auteur repart sur les chemins, les sentiers, retrouve les êtres familiers de ces lieux, agréables ou pas, bergers ou chasseurs, nomme les éléments de la flore, de la faune, des sommets et des hameaux, convoque les passés (de l'enfance, du temps de Gênes), contemple lumières, ciels, couleurs de la mer. Soixante-et-une fois - pour moi - l'auteur écrit pour nous aujourd'hui de la littérature corse la plus vivante qui soit, celle qui fait quelque chose avec la matière réelle de l'île aujourd'hui à travers une sensibilité extrême, sans fausse pudeur, et dans une forme littéraire d'une souplesse infinie (proseetpoésie en même temps). Une écriture humble (accrochée au sol concret du corps et de la terre) et très ambitieuse (exercice spirituel cerclé d'une angoisse parfois très douloureuse).

Bref, vous l'aurez compris : j'ai lu avec enthousiasme les 122 pages de "Carnets de marche" (publié aux Editions du Petit Pois ; le livre se commande sur leur site Internet, le papier est beau et on sent même sous les doigts les lignes d'écriture) comme l'alliance d'une série de tentatives sans cesse recommencées et d'un roman à suspense ; quelque chose comme la sensation de la vie passe dans cette écriture, chacun des 61 "essais" devant se lire d'une traite, dans un emportement semblable à celui de la marche, quelque chose de très lent et de très rapide en même temps. (Mais peut-être n'avez-vous pas le même avis, ni sur la qualité de l'ouvrage ni sur son intérêt pour la littérature corse d'aujourd'hui ?)

Dans ma mémoire, un passage incroyable où lieux et corps se confondent. C'est "l'essai" 28. Entre la page 65 et la page 67 :

Après plusieurs jours de réclusion forcée, désir de reprendre la marche et de respirer.


Odeur de résine mouillée, à peine franchies les dernières marches qui descendent au carrughju. Mon passage est salué par le braiment hystérique d'un âne, puis d'un autre. Besoin de m'éloigner de l'hystérie qui gagne du terrain et menace ma tranquillité. Odeur de chèvre et de mousse. Une tiédeur douce caresse mes épaules. Un calme étale enveloppe la nature assoupie. Enfin paisible, rassérénée. Un parfum poivré d'immortelles monte par endroits, à hauteur du jacassement des geais. Le Merchione a retrouvé sa dureté schisteuse, son vert-de-gris mat. La mer d'un bleu soutenu et lisse bourdonne en contrebas. Je travers une zone ombreuse et humide, privée de soleil. Hanging Rock (Australie) domine le vallon de son dôme grêlé de trous. Un premier tintement de sonnailles m'avertit que les chèvres aujourd'hui sont descendues vers la mer. Je repense à la suggestion de Sol. Ma mise à l'écart du monde ne serait-elle pas une sorte de confrontation à l'épreuve du ventre de la baleine ? Si cela était, j'aimerais qu'il en sorte quelque chose de grand ou de beau. Quelque chose qui me prenne en profondeur. Elle, elle voit plutôt cela comme une sorte de descente dans les entrailles ou comme un nécessaire plongée en moi jusque dans les viscères ordinairement inaccessibles. Paradoxalement, je me sens à la surface des choses, pareille à un bouchon léger qui flotte sur les vagues. Loin, très loin des noirs abysses où dort le coelacanthe. Odeur brûlante d'urine. Le chien noir du berger surgit, qui me dépasse dans sa course. Je le laisse poursuivre son chemin. Je bifurque sur le sentier qui descend vers la marine émeraude. Ficajola perdu, là-bas, au-dessus des monts encore inexplorés. Tu retrouves avec bonheur ton poste de vigie. Le bêlement déchirant d'une chèvre emplit la conque où tu te trouves. Tu la cherches des yeux, guidée par son pleur. Elle est perdue quelque part sur un à-plat de rocaille et la couleur de sa toison se confond sans doute avec celle de la pierre. Elle demeure longtemps invisible. Un oiseau de proie trace de grands cercles concentriques. C'est quelque part en dessous de ces cercles qu'elle se trouve, sans doute. Elle appelle au secours. Il te faudrait des jumelles ! Une tache noire mouvante sur un rebord de rocher. Elle est là, tu l'as vue. Tu distingues sa longue houppelande mobile. Que fait-elle seule, isolée du troupeau ? Tu penses à ce papier de Sylvie Germain sur la chèvre de monsieur Seguin. Que disait-il au juste ? Tu n'en as plus aucune idée. Il faudra que tu recherches ce billet du Monde et que tu le relises. Une autre forme bouge aux côtés de la Noire. Elle n'est donc pas seule. Elles sont deux vagabondes à s'être expatriées du troupeau. Calée dans ton fauteuil de pierre, tu reprends ta lecture. Mais la mandorle de pierre est là, qui te tire vers d'autres rêveries, déforme ton regard. Le sexe de la montagne t'attire vers elle. De sourds mugissements montent lentement des entrailles de la terre. Une houle te prend, par vagues successives. La chèvre, en équilibre au-dessus du ravin, scrute l'horizon de maquis et de pierre qui se déploie sous elle. Insensible à ta présence. Le désir de retour au ventre des origines, cet appel insensé, c'est par le sexe qu'il t'est donné de le vivre à nouveau. Tu caresses les forages de la roche fissurée, lèvres et ourlets de chair minérale. Palpitations des tendres excavations rythmées par les palpitations de tes paupières. La chair se fend sous l'insistance douce de tes doigts. Elle t'accueille en son centre, ouverte et chaude, haletante et chantante. Elle se gonfle et palpite, fleur avide, éprise de langueurs. Elle libère son suc, t'inonde de ses sources secrètes. Ensemble vous voguez l'âme comble et sans tâche, l'une à l'autre rivées loin des lourdes amarres. Un appel déchirant te lacère. Que font-elles, là-bas, bientôt abandonnées à la fraîcheur qui tombe ? Qui ira les délivrer de leur solitude apeurée ? Pourquoi ne retrouvent-elles pas leur chemin ? Ont-elles besoin du troupeau pour rentrer au bercail ? La mandorle blonde de ta belle s'offre pour se livrer à ton désir. Se pourrait-il qu'une jour elle puisse s'épanouir sous d'autres caresses que les tiennes ? Les cris du berger soudain déchirent l'air. "Yo, yo, yop-yop, waouu". Les chèvres dispersées dans le vallon qui descend droit vers la mer, commencent leur remontée. Le maquis s'anime de part en part. Cris et sonnailles se rapprochent de toi. Tu es encerclée par leur écho. Il est là, au-dessus de toi, sur la route. Il tente de rassembler ses bêtes par les ululements qu'il jette à travers la montagne. Les deux chèvres isolées se morfondent, perchées sur leur promontoire désespéré. Le voilà qui déboule non loin de toi. Tu te tapis dans le creux du rocher. Tu te roules en boule pour éviter qu'il ne te surprenne dans ton repaire. Il ne faut pas qu'il te voie. Le chien de chasse surgit. Il va te trahir. Tu te replies encore un peu davantage. Tu essaies de ne pas faire de bruit. Les pages de ton cahier crissent, celles de ton livre aussi. Ton sac à dos glisse en éraflant la terre. Tu vas être débusquée. Non. Il te contourne et te tourne le dos. Il est impossible qu'il n'ai pas pressenti ta présence. "You, you, youp-youp, yahé, youp". Il se retourne, cherche des yeux ses chèvres disparues. Et c'est toi qu'il découvre, rencognée dans ta cachette. "Oh ! On est bien au soleil". La magie est rompue mais tu lui réponds que oui, que le point de vue, ici, est idéal. Il cherche ses bêtes égarées. Elles sont là, un petit et la Brune boite. Il descend à leur rencontre. Il marche à grandes enjambées, le pull jeté sur son épaule. Tu sens les muscles durs sous le tricot de coton. Il est grand et bien bâti. Costaud, mais sans graisse inutile. Elle le perd de vue. Il reparaît un peu plus bas sur l'esplanade. Elle roule dans la paume de sa main une bille d'agate bleue. Le chien de chasse noir bondit à ses côtés, tourne en toupie autour des chèvres. Elle le voit qui leur parle, planté droit au-dessus du ravin, les cheveux au vent. Il rebrousse chemin, sans s'occuper davantage des fugueuses. Elle ne comprend pas pourquoi. Pendant ce temps, le troupeau remonte au creux du vallon. Le maquis sonnaille. Les frondaisons serrées s'agitent. Elle le cherche des yeux mais il a disparu. Il a dû changer son itinéraire, il a coupé à la diagonale en travers du ravin. Des trouées de lumière agitent les frondaisons. Un coup de feu déchire le silence habité du mugissement des flots. "Yop, yop, you-you waouh !" Il égrène ses syllabes au-dessus de la mer. Il module son cri chantant. Elles surgissent devant toi l'une après l'autre puis ensemble, groupées en un seul corps mouvant de laine chaude. Elles s'arrêtent médusées de découvrir ta présence incongrue. Puis reprennent, arrimées l'une à l'autre, leur remontée vers le bercail. "You you, yo, yo yopyop, waouh".

(Concernant la photo :
Mammoth and Giant Octopus)

4 commentaires:

  1. Est-ce que j’ai aimé ce livre ?
    Ces carnets de marche relatent une histoire d’amour achevée. Qui disait que toute grande oeuvre est soit une Iliade, soit une Odyssée? Le mal du pays ne s’appelle pas Ithaque, il se nomme «elle», la femme aimée. Il se nomme aussi l'autre part de soi, car l’ouvrage a des accents de roman initiatique.
    Que reste-t-il à la narratrice, d’éternité inconsolable, au point qu’elle décide de ne jamais plus « partager sa solitude avec personne », que lui reste-t-il en bordure du précipice?
    Il lui reste la marche lente, ultime souffle, expression libératrice, unique trêve du corps meurtri par l’abandon des caresses.
    Il reste la nature corse, une et changeante, accidentée, libre, sauvage et douce, terre nourricière autant que cet éternel féminin fascinant.
    Il reste enfin la littérature, seule à même de prolonger l’amour. Le style est puissant –notamment la description de la nature n’est pas sans rappeler Le Clézio- et bien qu’alternent prose pure, poésie et prose poétique, références très contemporaines et classiques, l’unité de la narration n’est pas atteinte, une prouesse même au regard de ce foisonnement stylistique. A l’image finalement de cette nature omniprésente, la mer, les arbres, le vent, le maquis, les troupeaux de chèvres au détour du sentier, nature toujours présente et jamais la même, qui peu à peu redonne souffle et vie.
    Vous devinez que j’ai aimé ce livre ? D’emblée une des pierres angulaires, je crois, de la littérature corse contemporaine.
    Une force, une authenticité et une infinie tendresse ce livre, infinie…
    Amitiés,
    Sylvie Saliceti

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  2. Sur Poezibao ce jour, une recension des Carnets de Marche d'Angèle Paoli par la poète Sylvie Fabre G.

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  3. Dans les Carnets d'Eucharis de Nathalie Riera, une autre lecture des Carnets de Marche par Tristan Hordé.
    Bien amicalement

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  4. Sur Levure littéraire n° 2 (la revue de Rodica Draghincescu) une lecture des Carnets de Marche d'Angèle Paoli par l'écrivain et universitaire Cécile Oumhani.

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