vendredi 15 juin 2012

DESOLATION ANGELS

Je ne sais pas si c'est de voir renaître le blog de Marcu Biancarelli, avec ses articles astronomiques, philosophiques, littéraires (sur Lovecraft et le "nature writing"), mais je regarde les quelques livres corses de ma bibliothèque, en cherchant ce que j'aimerais citer sur ce blog, et je tombe finalement sur "Anges de la désolation", traduction française par Pierre Guglielmina, aux éditions Denoël (1998) d'un roman de Jack Kerouac, écrit en anglais et publié en 1965, dont la première page (qui m'impressionna fort la première fois que je la lus, et qui m'impressionne toujours autant, au point que je prends un plaisir extrême à la lire à voix haute, encore, et encore - il faut vraiment que j'achète la version en anglais ! pour voir si...), la première page (car je n'ai jamais que lu que les premières pages de ce livre que je chéris comme un des livres les plus désirables au monde, et que j'ai placé dans l'étagère des livres désirables encore à lire...), la première page, donc, dit ceci : 

Ces après-midi, ces après-midi de paresse, quand j'allais m'asseoir, ou m'allonger, sur le pic de la Désolation, parfois dans l'herbe des alpages, kilomètres de roc couvert de neige alentour, menaçant mont Hozomeen au nord, vaste étendue neigeuse du Jack au sud, image charmante du lac au-dessous à l'ouest et bosse enneigée du mont Baker au-delà, et à l'est les monstruosités striées et rainurées ployant sur la crête de la Cascade, et après la première fois comprenant tout à coup que "C'est moi qui ai changé, fait tout ça, suis allé et venu, me suis plaint, ai souffert, me suis réjoui, ai hurlé, et pas le Vide" et ainsi chaque fois que je pensais au vide j'étais en train de regarder le mont Hozomeen (puisque chaise et lit et pâturage font face au nord) jusqu'à ce que j'aie compris que "Hozomeen est le Vide - du moins Hozomeen est le Vide à mes yeux" - rocher nu, sommets et trois cents mètres en saillie de muscles bosselés, encore trois cents mètres en saillie d'immenses épaules boisées, et le serpent vert pointu comme un sapin sur ma propre chaîne de montagnes (Privation) se tortillant dans sa direction, vers le surplomb de l'horrible rocher bleu comme la fumée, et au-delà les "nuages de l'espoir" traînant au-dessus du Canada avec leurs visages minuscules et les alignements de rondeurs, les sourires méprisants, les grimaces, les blancs moutonneux, les grognements et les plaisanteries miaulées l'air de dire "Salut ! Salut la terre !" - ultimes sommets ricanants et abominables du noir rocher d'Hozomeen que je ne vois plus seulement quand soufflent les tempêtes, tout ce qu'ils font ces sommets, c'est retourner dent par dent et arracher à une imperturbable hauteur une averse de brume - Hozomeen qui dans le vent ne craque pas comme un gréement, telle ma cabane, qui vu à l'envers (quand je fais le poirier dans le champ) n'est qu'une goutte suspendue à l'océan sans limite de l'espace -

Hozomeen, Hozomeen, la plus belle montagne que j'aie jamais vue, tel un tigre parfois avec ses rayures, stries délavées et serpentins d'ombre escarpés au Grand Jour, sillons verticaux et bosses et bouh ! crevasses, boum, pure magnificence du mont Prudential, personne n'en a même entendu parler, et il n'a que 2 400 mètres de haut, mais quelle horreur quand j'ai vu pour la première fois ce vide la première nuit de mon séjour au pic de la Désolation émergeant de 20 heures d'épais brouillard dans une nuit étoilée tout à coup j'ai vu surgir les deux pointes aiguisées d'Hozomeen, au milieu de ma fenêtre noire - le Vide, chaque fois que je pensais au Vide je voyais Hozomeen et comprenais - J'avais eu plus de 70 jours pour le contempler.

Une littérature (corse en l'occurrence) c'est aussi tout ce qu'on y trouve pas (et qu'on aimerait y trouver), non ?

9 commentaires:

  1. annie drimaracci15 juin 2012 à 22:38

    C'est superbe, d'autant plus que cette première page est aussi une première phrase, et je comprends votre plaisir à la lire à voix haute, parce qu'elle est vraiment scandée. Quelle étrange début ! Et il est vrai que l'on a bien envie de le lire en anglais pour "voir"...
    Il y aurait aussi de belles variations à faire sur le vide avec les précipices et les montagnes corses !

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  2. A l'université de Corse, on édite un livre sur Lovecraft, c'est bien, c'est impressionnant. Y a-t-il des récits dans lesquels les montagnes corses contiennent des cités jadis bâties par les Grands Anciens ?

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  3. Rémi, merci pour votre commentaire. Est-il ironique ? Si oui, pourquoi ? Connaissez-vous le blog Tarrori è fantasia ? Je vous en recommande la lecture.
    Pouvez-vous donner les références précises de l'ouvrage dont vous parlez ?

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  4. Bah, il y a bien les monts jumeaux, Gilgamesh, etc.

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  5. Heidkamp, merci pour votre commentaire. Est-ce que vous faites allusion aux hypothèses quelque peu sujettes à caution de José Stromboni ? Voudriez-vous développer ?

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  6. Sujettes à caution ??? Voudriez-vous développer ?

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  7. Vous jouez avec moi... Ça n'est pas gentil. Je n'ai pas lu les livres de M. Stromboni, je sais, il faudrait, mais mon temps est compté, et quand l'occasion se présentera je m'y mettrai. J'ai vu le documentaire sur José Stromboni, "Kur-Sig", et je suis resté ébahi par l'aspect délirant de certaines des certitudes de M. Stromboni à propos de l'histoire de la Corse (rapport aux Sumériens, le déluge, Moïse, etc...). Un article paru dans la revue Ethnologie française à présenté de façon critique et constructive l'ensemble de ces discours ésotériques sur la Corse. Qu'en pensez-vous ?

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  8. Ce qu'en j'en pense ? J.S s'est trouvé la plus fantasmatique des cautions pour justifier la cause nationaliste, ethnique et de défense de la langue. Le livre est assomant, le film entre rigolade et malaise, et l'article très juste... J'espère avoir satisfait à votre demande

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  9. J'espère ne pas vous avoir trop embêté en vous demandant un avis explicite. Merci pour votre commentaire. Dommage qu'il n'y ait pas eu de débats publics pour comprendre ce genre de discours, il y a plutôt eu un consensus de façade, comme si c'était impossible de dire ce qu'on pense, tranquillement.

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