J'avais oublié que j'avais lu ces textes début 2011, dans le numéro 8 de la revue Fora ! (j'espère vraiment que vous connaissez tous cette revue, d'une richesse incroyable, qui accueille tant de points de vue extrêmement intéressants sur la Corse contemporaine, en jouant des détours, des chemins de traverse, et de tous les moyens artistiques ! Abonnez-vous ! C'est par ici...)...
Oui, j'avais oublié que j'avais lu ces textes ainsi imprimés entre les pages 80 à 83. Sous le titre "Chantier". Dans la rubrique intitulée, "lascia corre" qui donne "carte-blanche à des créateurs".
Le créateur c'est donc François Farellacci, jeune cinéaste corse, très lié à l'Italie. Voir ici son site : françois farellacci.com.
Il fait notamment partie du groupe d'artistes de cinéma nommé "Stanley White" (du nom du personnage de "L'Année du Dragon" (1985) de Michael Cimino ; encore un film que j'ai raté ; pour l'instant.) En espérant que ce regroupement sera utile pour mettre en évidence le travail de ces très talentueux artistes (je n'ai vu que les travaux filmiques de Thierry de Peretti, personnellement).
François Farellacci prépare un long métrage de fiction qu'il intitule "L'île des morts". Je ne dois pas être le seul à attendre cela avec grande curiosité et grand intérêt. (Voir ici la page Facebook du film en cours d'élaboration).
Or, ces fameux textes lus dans la revue Fora ! sont aussi présents sur cette page Facebook, sous le titre "Repérages dans un un sud idéal".
Et c'est sur cette page que je les ai "retrouvés", il y a quelques jours, après les avoir oubliés. (Un peu comme Ménélas qui, ne retrouvant pas le chemin de sa maison et prenant conseil auprès du devin Protée, se voit signifier qu'il avait oublié... l'essentiel ; je vous laisse retrouver cet essentiel en reprenant l'Odyssée (chant 4, page (57) dans cette version numérique de la traduction de Leconte de Lisle)...
Je les ai lus, à nouveau donc, et j'ai été vivement ému, vivement frappé : j'avais l'impression - sur cet écran connecté - que j'assistais à l'éclosion d'une parole qui arrivait - au moins à mes yeux - à saisir une des "formes de vie" actuelles dans l'île (comme le font Marceddu Jureczek avec "Caotidianu" et Noël Casale dans quelques billets de son blog sur Mediapart ; où il apparaît que nombreux - on peut ajouter d'autres noms - sont les artistes qui se coltinent la réalité contemporaine de la Corse, en tant qu'artistes). Une réalité, c'est-à-dire quelque chose avec toute son épaisseur, quotidienne, parfois obscure, saisie tout autant par le corps et tous ses sens que par un effort de conscience, tendre et sans illusion (parodiant le style sociologique). C'est pour ces raisons que je relis maintenant à nouveau ces pages et que je les place, avec l'accord de l'auteur (merci infiniment), dans ce billet.
Peut-être (forcément) que quelques réactions et remarques de votre part naîtront à la lecture de ces textes ? Parlons-en.
"Repérages dans un sud idéal - 2"
Derrière la pizzeria familiale, caché dans le maquis, un mini bidon-ville de parpaings et roulottes abrite cuisiniers et plongeurs : Ali, Mustafa, Hassan. Hassan mange le sanglier. Les roulottes sont à l’ombre de la maison en pierres sèches, sous le vent, froides. Il y a quatre ans la bâche en plastique-véranda de la baraque d’Ali a pris feu. C’est la faute au poêle à pétrole et les chênes-liège ont failli cramer pour de bon, mais tout le monde s’y est mis, Arabes ou pas, et les arbres sont encore là. Le feu a léché la jambe d’Ali depuis la cheville, là ou le tendon se courbe et s’affine, jusqu’au mou de la cuisse, juste sous la bite. Il m’a fait voir sa cicatrice, on dirait du plastique ou de la cire fondue. Le chemin qui part des roulottes, conduit tout droit à la porte de service du restaurant. La marge de manoeuvre des trois Arabes c’est : la roulotte-la plonge, la plonge-la roulotte, deux fois par jour. Mets-y une voiture au milieu et à peu de choses près c’est la marge de manoeuvre de tout le monde ici. Parce qu’ici on bosse. Ici on a la réputation d’être des branleurs, et je sais qu’il y en a, mais la plupart des gens bossent, dur même, sur les chantiers ou dans les restaurants, tous ensemble, Arabes ou pas.
D’ailleurs ici il n’y a pas que des restaurants et des chantiers, il y a les boîtes aussi. Elles changent souvent de nom, parfois elles sautent, mais leur nombre est constant depuis les années soixante-dix. Il y en a sept, pour mille habitants, sur quelques kilomètres. Je les connais toutes, j’ai commencé à me jeter les tequilas paf quand j’avais treize ans. Pour les ados sortir en boîte reste une activité étonnement sûre ici. Ça tient du paradoxe, j’ai vu mon premier cadavre à la sortie du collège en sixième, il s’était pris une rafale, pourtant ici à quatorze ans tu peux sortir boire des coups jusqu’à la nausée sans prendre trop de risques. Les videurs des établissements de la commune connaissent tous nos parents ce qui nous a garanti de pouvoir nous enfiler des téquilas pas sans ennuis pendant toute notre adolescence.
En grandissant c’est différent, l’aura protectrice de l’enfance tombe, et de toute façon on ne danse plus, on boit et on regarde le femmes et les touristes qui gigotent. Il y a ceux qui se marient, ceux qui fréquentent les bars du front de mer, et ceux qui vont au piano-bar. Le piano c’est le bordel, mais personne ne l’appelle par son nom, bordel. Ici tout le monde a passé une soirée avec une hôtesse, et tout le monde connaît au moins un mac, un proxénète. Même moi. Je sais même qu’en ce moment chez l’autre il y a des chinoises, il dit «qu’elles ont les poils tous lisses et que c’est dégueulasse». Il sort sa vanne débile au comptoir et personne ne se casse. Ici ça paraît normal. On se marie avant vingt-cinq ans à l’église, puis les hommes vont au bordel. Tout le monde, même les immigrés, c’est eux qui vont avec les Chinoises, nous on va avec les filles d’Europe de l’Est ou les Arabes.
Un jour mon père en rentrant de la pizzeria a conduit une jeune prostituée, une Européenne, à l’hôpital. C’est elle qui le lui a demandé. En se voyant toutes les nuits sur le parking du centre commercial, à la fin du service vers deux heures du mat, ils ont pris l’habitude de se dire bonne nuit, probablement pour se rassurer mutuellement, elle de faire le tapin, lui de prendre la route avec la caisse dans la poche. Ce jour-là elle devait se faire avorter, elle avait rendez-vous, mais l’hôpital c’est loin, quinze kilomètres et des années-lumière de peur. Alors il l’a déposée. Après on l’a plus revue. La prostitution c’est la phase un de la modernisation du banditisme post-pastoral devenu maintenant criminalité. La prostitution est arrivée avant les armes, avant la drogue. Ma génération n’a pas eu le temps de connaître l’héroïne, pas vraiment la coco, juste quelques extras et beaucoup d’alcool. Maintenant c’est différent. A l’époque le lotissement ça ressemblait déjà à la ville mais c’était encore la campagne. Maintenant ça ressemble un peu plus à la ville, il y a quelques immeubles, on dit résidences, qui grimpent sur la colline, l’équivalent des HLM parisiens. Ils se sont construits dans les années quatre-vingt quand les gens ont commencé à arriver de partout, des villages pour fuir la misère affective, du continent pour profiter de la mer et du soleil en croyant qu’ici c’est la Californie. Je ne sais pas comment c’est la Californie et sincèrement ça ne m’intéresse pas. Ici c’est beau, mais ce n’est pas la Californie.
Derrière la pizzeria familiale, caché dans le maquis, un mini bidon-ville de parpaings et roulottes abrite cuisiniers et plongeurs : Ali, Mustafa, Hassan. Hassan mange le sanglier. Les roulottes sont à l’ombre de la maison en pierres sèches, sous le vent, froides. Il y a quatre ans la bâche en plastique-véranda de la baraque d’Ali a pris feu. C’est la faute au poêle à pétrole et les chênes-liège ont failli cramer pour de bon, mais tout le monde s’y est mis, Arabes ou pas, et les arbres sont encore là. Le feu a léché la jambe d’Ali depuis la cheville, là ou le tendon se courbe et s’affine, jusqu’au mou de la cuisse, juste sous la bite. Il m’a fait voir sa cicatrice, on dirait du plastique ou de la cire fondue. Le chemin qui part des roulottes, conduit tout droit à la porte de service du restaurant. La marge de manoeuvre des trois Arabes c’est : la roulotte-la plonge, la plonge-la roulotte, deux fois par jour. Mets-y une voiture au milieu et à peu de choses près c’est la marge de manoeuvre de tout le monde ici. Parce qu’ici on bosse. Ici on a la réputation d’être des branleurs, et je sais qu’il y en a, mais la plupart des gens bossent, dur même, sur les chantiers ou dans les restaurants, tous ensemble, Arabes ou pas.
D’ailleurs ici il n’y a pas que des restaurants et des chantiers, il y a les boîtes aussi. Elles changent souvent de nom, parfois elles sautent, mais leur nombre est constant depuis les années soixante-dix. Il y en a sept, pour mille habitants, sur quelques kilomètres. Je les connais toutes, j’ai commencé à me jeter les tequilas paf quand j’avais treize ans. Pour les ados sortir en boîte reste une activité étonnement sûre ici. Ça tient du paradoxe, j’ai vu mon premier cadavre à la sortie du collège en sixième, il s’était pris une rafale, pourtant ici à quatorze ans tu peux sortir boire des coups jusqu’à la nausée sans prendre trop de risques. Les videurs des établissements de la commune connaissent tous nos parents ce qui nous a garanti de pouvoir nous enfiler des téquilas pas sans ennuis pendant toute notre adolescence.
En grandissant c’est différent, l’aura protectrice de l’enfance tombe, et de toute façon on ne danse plus, on boit et on regarde le femmes et les touristes qui gigotent. Il y a ceux qui se marient, ceux qui fréquentent les bars du front de mer, et ceux qui vont au piano-bar. Le piano c’est le bordel, mais personne ne l’appelle par son nom, bordel. Ici tout le monde a passé une soirée avec une hôtesse, et tout le monde connaît au moins un mac, un proxénète. Même moi. Je sais même qu’en ce moment chez l’autre il y a des chinoises, il dit «qu’elles ont les poils tous lisses et que c’est dégueulasse». Il sort sa vanne débile au comptoir et personne ne se casse. Ici ça paraît normal. On se marie avant vingt-cinq ans à l’église, puis les hommes vont au bordel. Tout le monde, même les immigrés, c’est eux qui vont avec les Chinoises, nous on va avec les filles d’Europe de l’Est ou les Arabes.
Un jour mon père en rentrant de la pizzeria a conduit une jeune prostituée, une Européenne, à l’hôpital. C’est elle qui le lui a demandé. En se voyant toutes les nuits sur le parking du centre commercial, à la fin du service vers deux heures du mat, ils ont pris l’habitude de se dire bonne nuit, probablement pour se rassurer mutuellement, elle de faire le tapin, lui de prendre la route avec la caisse dans la poche. Ce jour-là elle devait se faire avorter, elle avait rendez-vous, mais l’hôpital c’est loin, quinze kilomètres et des années-lumière de peur. Alors il l’a déposée. Après on l’a plus revue. La prostitution c’est la phase un de la modernisation du banditisme post-pastoral devenu maintenant criminalité. La prostitution est arrivée avant les armes, avant la drogue. Ma génération n’a pas eu le temps de connaître l’héroïne, pas vraiment la coco, juste quelques extras et beaucoup d’alcool. Maintenant c’est différent. A l’époque le lotissement ça ressemblait déjà à la ville mais c’était encore la campagne. Maintenant ça ressemble un peu plus à la ville, il y a quelques immeubles, on dit résidences, qui grimpent sur la colline, l’équivalent des HLM parisiens. Ils se sont construits dans les années quatre-vingt quand les gens ont commencé à arriver de partout, des villages pour fuir la misère affective, du continent pour profiter de la mer et du soleil en croyant qu’ici c’est la Californie. Je ne sais pas comment c’est la Californie et sincèrement ça ne m’intéresse pas. Ici c’est beau, mais ce n’est pas la Californie.
"...c’est la frontière invisible du monde qui se débat tout en restant immobile et de ce fait l’unique lieu où aujourd’hui il peut advenir quelque chose..." Impressionnante cohabitation de l'espoir et du désespoir. Pertinent, intelligent, incisif: c'est de la pure philosophie politique.
RépondreSupprimerJ'aime vraiment