La photo de couverture, d'abord :
Un jeune enfant nous regarde, costumé en torero, le chapeau, la veste, la cape (enfin, il faudrait utiliser les mots espagnols), en fait non il ne nous regarde pas, il regarde un peu au-delà de notre épaule gauche (vers quelqu'un de sa famille ?), dans tous les cas c'est un regard qui en dit long, silencieusement. Sa bouche est close, le regard est figé, semble-t-il, et ses petites mains qui tiennent la cape manquent de conviction. Il semble interdit.
(J'aime beaucoup ce mot, interdit.)
Evidemment, tout le sel de la photo est dans ce qui se voit derrière l'enfant : la masse floue mais très reconnaissable d'un taureau qui semble, lui, incliner un regard déterminé vers l'enfant qui lui tourne le dos.
Comme au cinéma, nous désirons crier à l'enfant : attention derrière toi ! Mais l'enfant ne bouge pas. Et nous oscillons, nous spectateur-lecteur, entre l'enfant, le taureau et ce que regarde l'enfant, partagé entre de multiples sensations et émotions (le sourire nous vient aux lèvres et de la tendresse aussi, et finalement l'angoisse profonde devant la disparition prochaine de tout et de tous, la mort sourde et indifférente, toujours violente, quoi qu'on en dise). Une photo apocalyptique.
Bref, une magnifique couverture. Je trouve que les nouvelles du recueil relèvent (presque toujours) le défi de proposer quelque chose d'aussi beau que cette photo.
J'aime bien le ton et le rythme proposés par l'écriture de Zerlini. Il y a une certaine urgence qui charrie cependant nombre de détails significatifs, la volonté d'emporter le lecteur, rapidement dans des situations toujours étonnantes, avec la recherche (peut-être trop systématique) d'une chute (parfois trop attendue).
J'aime la diversité des époques et des lieux, le monde entier, finalement, est convoqué, même si souvent la Corse est la scène choisie. Et la diversité d'écriture, textes à la première personne, à la troisième, à la deuxième. Et la diversité des titres aussi, 13 nouvelles souvent très méchantes finalement (si l'on prend l'adjectif "mauvaises" dans ce sens), rarement bienveillantes, toutes pleines de hargne, pour faire rendre gorge à un monde injuste, et cruel ; voici les titres :
American Park (évoquant la 1ère Guerre mondiale)
Journées (regard ironique sur les Journées nationalistes de Corti)
Star spangled banner (la dérive d'un soldat perdu)
Boniface (la naissance d'un guerrier corso-turc devant Bonifacio)
Just a perfect day (une vie perdue)
Caravanes (de l'art saisonnier du vandalisme, je finirai le billet avec cette nouvelle qui me hante)
Caveau (la plus glaçante...)
Trois soeurs et un frère (de l'union de destins contradictoires)
U sangu ùn hè acqua (une autre vie perdue)
La minerve (un souvenir d'enfance, un traumatisme)
Dégueuler (les trois derniers textes semblent vouloir nous désespérer totalement à propos du futur de la Corse, cependant nous attendrons avec plaisir le prochain roman annoncé de l'auteur)
Vendre
Se taire
Bien souvent les personnages meurent, se suicident, parfois de façon étonnamment belle, ou burlesque. Bien souvent, on sent qu'un propos cherche à s'imposer au coeur des récits (un propos bien sombre, où la société - notamment corse - se révèle hypocrite, négligeant les vraies douleurs qu'elle occasionne, conduisant les êtres encore un peu humains à des comportements mélancoliques, et finalement destructeurs). Mais ce qui me plait, à la relecture, c'est le goût des situations, des détails, qui sonnent souvent vrais, parce que complexes comme la vraie vie. C'est cette tension entre le plaisir de donner à voir le détail de nos existences et la volonté d'en discourir qui me plait.
Je vous laisse découvrir ou redécouvrir l'ensemble.
Je termine en évoquant la nouvelle intitulée "Caravanes". J'ai écrit qu'elle me hante. Il me semble que c'est une de celles qui décrivent le mieux ce que peut être un non lieu, un lieu qu'on n'habite pas ou plus vraiment, dans un temps qui perd lui aussi toute sa charge humaine (un temps sans avenir, sans devenir). Et cette description n'est pas grandiloquente, elle se fait via la très réaliste vie d'un travailleur saisonnier de l'industrie touristique, qui vit à l'année dans une caravane. Il s'appelle Pierre-Laurent et tout le monde l'appelle Cousteau parce qu'il est plongeur. C'est-à-dire qu'il fait la plonge pendant la saison estivale, dans les restaurants de la côte. Mais l'hiver ? Que faire ?... Occuper par exemple les villas qui, comme résidence secondaire, sont normalement vides lorsque la température baisse. Commence alors une lente errance qui voit le personnage entrer par effraction dans une série de maisons vides, utiliser les commodités que lui offrent ces lieux souvent luxueux, mais désespérément vides, et finalement creux. Et je me suis dit alors, pendant ma lecture, mais oui bien sûr, c'est cela qui est décrit ici : comment un lieu s'évide, comment le vide s'étend sans faire de vagues, tout à fait tranquillement, normalement. Et malgré le calme apparent et la drôlerie, c'est une scène d'horreur.
Je cite (dans cette villa, le personnage trouve tous les films de Stanley Kubrick) :
Affalé dans son canapé il regarde la fin de Docteur Folamour sans beaucoup rire, puis 2001, L'Odyssée de l'espace, le tout entrecoupé de siestes et de longs gorgeons de Martini, de Porto puis de Campari, légèrement colmatés par des boîtes de thon à l'huile mélangés à de la semoule de blé grain moyen. A chaque nuit sa chambre, il en changea à chaque fois prenant bien le soin de remettre en place parfaitement la literie quelquefois tachée de vomi. Au bout de trois jours à ce rythme il était arrivé à Eyes Wide Shut, l'ultime film de Kubrick auquel il ne comprit rien, mais il mit cela sur le mélange et l'abus d'alcool. Le bar vide il était temps de quitter sa cachette, il prit un dernier bain, remit toutes les bouteilles vides à leur place dans le bar, rangea parfaitement toutes les boîtes de conserve en repositionnant les couvercles, les paquets et les sachets vides dans les placards de la cuisine. Il vida la totalité de la cave dans une baignoire, le pourpre du vin sur le blanc de l'émail était du plus bel effet. Ensuite il fit le tour de tous les chauffages électriques de chaque pièce, les alluma su position maximale, puis il ouvrit les trois robinets de douche et les six de lavabo des salles de bain "coule petite rivière, coule", il fit de même avec tout ce qui pouvait s'allumer comme ampoule, le compteur électrique qui tournait "à fond comme un 78 tours", et écouta la musique du pépiement précipité du compteur d'eau comme un gosse devant un jouet mécanique. Il referma au mieux les volets en coinçant un tissu entre les lattes et, de nuit, reprit la route. Il passa devant un oratoire, sur la plaque St Martin, la statuette du saint n'y était plus.
En écrivant ce passage, je remarque maintenant la comparaison, "comme un gosse devant un jouet mécanique", et je me dis que sur la photo de couverture l'enfant est peut-être moins interdit que révolté (sourdement mutiné, faisant une volte-face). Je ne sais pas de quoi Saint Martin est le patron, peut-être y a-t-il un sens à le voir arriver ainsi en fin de paragraphe... ou plutôt de ne pas le voir arriver ?).
Peut-être discuterons-nous de tout cela ?
Je signale qu'un des derniers textes du recueil est lisible sur le site de Musanostra.
Je signale aussi qu'on peut lire une nouvelle, écrite en langue corse, de Gilles Zerlini sur le blog "Tarrori è fantasia", intitulée "Animali".
Enfin, si vous vous voulez des précisions sur la réflexion philosophique de Jérôme Ferrari, voyez le magazine Philosophie de ce mois-ci (quatre pages de discussion avec un philosophe, à propos de fin du monde).
Si vous voulez lire de nouveaux textes de littérature corse (en corse ou en français), voyez le nouveau site "Anima cappiata".
Si vous voulez voir comment la Corse brille grâce à ses écrivains, voyez le dernier numéro du magazine Corsica, qui évoque Jérôme Ferrari, Jean-Noël Pancrazi (il faut que je voie l'émission "Sera inseme" où il est interrogé par Philippe Martinetti), Angelo Rinaldi, et, un peu plus loin, Marc Fumaroli. Nous en reparlerons de cette façon typique de présenter les "réussites" insulaires.
Je vais les lire.
RépondreSupprimerJ'ai aimé cette critique.
Je reçois un commentaire qui se réjouit de la naissance d'un écrivain. Moi aussi je suis très heureux de voir commencer une nouvelle œuvre, que nous prendrons plaisir à attendre et à pratiquer.
RépondreSupprimerC'est l'un des plaisirs que nous offre la littérature corse, et la vie littéraire en Corse : sa vitalité, ses nouveautés. Tout le monde à voix au chapitre. Profitons-en pour écrire, faire connaître, parler de ce qu'on aime.
Petit complément au message précédent : j'ai publié le sens d'une partie du commentaire évoqué et envoyé par "César". Une partie seulement, car c'est celle qui concernait directement le sujet du billet (le livre de Gilles Zerlini).
RépondreSupprimerJe n'ai pas publié l'autre partie pour deux raisons : elle ne concerne pas directement le sujet du billet ; elle manifeste un point de vue critique trop rapidement exprimé, ce qui est un mauvais début pour commencer une discussion. Je ne suis absolument pas contre l'idée de discuter - ce serait bien le comble après avoir passé quatre ans sur le net à essayer de le faire. Mais encore une fois, il faut absolument que nous fassions l'effort de développer nos propos, d'argumenter, de ne pas multiplier les sous-entendus et les allusions et de ne pas mélanger ce qu'il n'est pas nécessaire de mélanger.
Donc, César, je poursuivrai avec vous notre discussion si vous voulez bien m'envoyer un message sur mon mail (f.renucci@free.fr) et je profite de ce commentaire pour vous remercier de votre participation et vous engager à m'envoyer une critique développée et argumentée sur le sujet que vous voulez évoquer, si elle est courtoise, je la publierai sur ce blog avec un très grand plaisir. Nous avons absolument le droit d'exprimer nos opinions critiques si l'on respecte les conditions ci-dessus. J'espère que vous le ferez, car je ne suis pas d'accord avec vous et j'aimerais que nous puissions avancer dans cette discussion publiquement. Merci.
A propos de San Martinu, je voudrais revenir sur le vide, San Martinu est le patron des vignerons et des jardiniers, en général il désigne donc des lieux où la vigne et/ou le maraîchage sont présent.
RépondreSupprimerDans ce cas plus rien de cela, plus de saint dans sa niche, plus de vignes, de potagers, plus de récoltes, plus de "production". Le vide. Si la niche est vide c'est que quelqu'un a volé la statuette du saint, l'oratoire est creux, il n'avait plus d'utilité sociale, le saint s'est donc retrouvé sur un site de vente...et dans un salon luxueux. C'est en quelque sorte sa nouvelle fonction que d'être un objet commercial.
Autre chose, San Martinu se fête le 11 novembre, date au combien symbolique, retour de l'enfer, fin des vendanges sanglantes de la Grande Guerre.
Gilles Zerlini
Merci beaucoup pour cette explication éclairante.
SupprimerJe suis en train de lire "Mauvaises Nouvelles".
RépondreSupprimerAcheté par amitié au départ, j'avoue maintenant dévorer ces nouvelles les unes après les autres avec grand plaisir. Dévorer avant de relire et déguster.
Chaque nouvelle vous emporte, certaines vous tordent les tripes. Si la mort est souvent au rendez-vous, comme pour toute vie d'ailleurs, le voyage qui y mène peut être triste, cynique ou simplement appaisant (just a perfect day).
La perte des valeurs qui mine la société corse est présente (caravane, caveau), l'histoire de cette terre également (Boniface) ainsi que les dérives et les manipulations (Star spangled banner).
Le regard porté sur cette société et sur ses choix est sans concession mais oh combien lucide.
Merci donc Gilles.
Thierry Villanueva
Moi aussi, je goûte immodérément au réalisme fantastique des nouvelles de Gilles Zerlini. Et puisque il faut toujours chercher des références, des parentés, je retrouve dans ces textes le ton et le désespoir de certaines oeuvres de Dino Buzzati. Un ton, il faut le dire, totalement inédit dans la littérature dite corse, ancienne ou contemporaine. Chapeau l'artiste !
RépondreSupprimerJ'ai passé le week-end à lire et relire ces nouvelles, dans un état de sidération. Sans doute parce que ces mots, ces thèmes, résonnent avec mes propres hantises. Rien à rajouter aux commentaires déjà publiés sur ce blog. Espérons seulement que nous pourrons garder cet auteur chez nous, qu'il saura résister aux sirènes des éditeurs continentaux...
RépondreSupprimerUgo, je ne sais pas chez quel éditeur Gilles Zerlini publiera son prochain roman, mais je trouve que nos auteurs peuvent très bien jouer sur plusieurs tableaux, édition insulaire et maisons d'édition à vocation internationale.
RépondreSupprimerIl faudrait que les maisons d'édition insulaires assurent une meilleure diffusion, distribution, médiatisation de leur production, déjà riche et de qualité.
Mais bon, où que soit publié le livre, nous le lirons, et ça restera de la littérature (notamment) corse, propre à nourrir et métamorphoser les imaginaires de cette île.
Je signale, pour en apprendre un peu plus et différemment sur les hantises de l'auteur, un entretien passionnant sur le site de Musanostra : http://www.musanostra.fr/Interview%20Gilles%20Zerlini%20auteur%20de%20Mauvaises%20nouvelles%20editions%20Materia%20Scritta%20html.html
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