mercredi 2 janvier 2013

"Paoli city", une lecture. E po duie tese nant'à a literatura corsa !

Devant moi : toute la largeur de la 5ème tranquillement étirée jusqu'à l'horizon. Derrière moi : pareil. J'ai l'impression, un instant, que la Grande Pomme s'est ouverte en deux par le milieu rien que pour moi. Il n'y a pas grand monde sur les trottoirs, à part les incontournables uniformes bleus foncés du N.Y.P.D., en nombre, qui installent nonchalamment les barrières de protection. Peu à peu, les trottoirs se garnissent, des familles pour la plupart, des touristes.

Je comprends qu'il me faut rejoindre le trottoir moi aussi, bien que personne ne me l'ait signifié, de quelque façon. Je dois être sensible à cette mise en scène invisible et pourtant bien précise qui règle tout autour depuis le matin. Dommage ! J'étais bien là où j'étais...

Mais il est bien temps. Les regards se tendent vers le bas de la 5ème. La parade a commencé.

Des centaines de Hell's Angels remontent lentement l'avenue sur leurs motos. Cuirs, tatouages, catogans, badges et drapeaux américains déployés à l'arrière de leurs machines. Le bruit est maintenant assourdissant. Des applaudissement éclatent çà et là sur le trottoir, hommage ému à ces combattants du Vietnam. Ils semblent invincibles et fils, malgré leur soixantaine bien déclarée. Pourtant leur histoire reste éternellement celle d'une défaite. Mais ici la fierté se reconstruit toujours, même après l'échec.

Un autre temps suspendu. Une autre attente.

Une respiration. Puis trois ou quatre silhouettes tremblantes, approximatives, hésitantes s'avancent au milieu de l'avenue soudain trop large. Tassés, cassés sur des fauteuils roulants électriques : une poignée de centenaires survivants. La Première Guerre mondiale est, cette fois encore, représentée. La dernière fois, peut-être... Les applaudissements sont maintenant nourris. Une main décharnée se lève un peu, pour saluer.

Encore un temps. Ce sont maintenant les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale qui défilent. À leur tête, un marine en uniforme, s'aidant d'une canne. Il ressemble étrangement à John Wayne. Les applaudissements lui font tourner la tête de mon côté. Son regard tout à coup heureux, empli de fierté et de reconnaissance, croise le mien. Je n'ai pas applaudi. Je sui bien trop compliquée pour cela. Lui, le croit et il me remercie un peu comme un enfant. Merde, c'est lui qui a fait cette guerre abominable, pas moi. Je ne vais quand même pas me mettre à chialer. Je lui fais un geste timide de la main. Il me sourit et repart. Une femme flic noire, qui a vu la scène, me sourit à son tour. Pour un peu, touce sentimentalisme finirait par me gagner !

À distance, derrière eux, des chars semblables à ceux utilisés dans les carnavals. Sur l'un d'eux un vieux crooner et son orchestre entonnent des standards des années quarante, que les spectateurs d'un certain âge reprennent en choeur. D'autres anciens combattants, d'autres corps d'armée, d'autres uniformes.

Une autre respiration.

Puis de jeunes pom-pom girls offrent leur grâce et leur jeunesse sur des musiques rythmées et festives, dont une version très "swing" de l'hymne national. La parade affirme maintenant sa vitesse de croisière. Page après page, c'est presque toute l'histoire guerrière du XXème siècle et du début du XXIème qui se raconte à haute voix.

C'est le tour maintenant des vétérans de la guerre de Corée puis ceux du Vietnam. Certains quittent les rangs pour venir serrer des mains sur le trottoir, distribuer des stylos, des badges, et des coquelicots en plastique. Sans transition presque cette cette fois, un jeune homme en tutu rose fait des pointes sur un titre de Klaus Nomi, je crois. Derrière lui, des camarades brandissent une banderole en l'honneur des gays dans l'armée américaine. Klaus Nomi fait place au silence. Puis de longs, de très longs applaudissements remontent la 5ème jusqu'à nous. Ils précèdent et accompagnent le passage de toute une armada de fourgons et fourgonnettes vitrés, mis à la disposition des blessés de la première guerre d'Irak. un arrêt, pour permettre sans doute, à ceux qui le souhaitent, de pouvoir prendre des photos. Les passagers de la fourgonnette immobilisée à ma hauteur ont perdu la vue au cours de l'opération "Tempête du désert". À l'arrêt des véhicules, les applaudissements redoublent. Alors les passagers tournent vers le trottoir leurs visages sans regards et lèvent ensemble la main droite pour saluer. Ce sont ensuite d'autres écoles venues des coins les plus reculés du pays, d'autres jeunes danseuses court vêtues, souriantes, des pom-pom girls encore, des majorettes, des airs de comédie musicale, d'autres vétérans, d'autres souffrances anciennes, encore toutes fraîches ou à venir. Après les mutilés de la première guerre en Irak, un petit groupe portant des pancartes contre la guerre en Irak justement, contre toutes les guerres. Applaudi lui aussi.

Suivant de près, des associations venues de Harlem. Tous Africains-Américains, portant l'uniforme des rappeurs et une banderole : "Notre lutte est quotidienne. Nous nous battons pour la justice sociale." D'autres applaudissements. Chacun choisit sa causes, ses héros...

Deux heures plus tard, la parade touche à sa fin. On sent bien que l'on s'avance vers une sorte de bouquet final... Ce sont d'abord les combattants actuels en Irak. Je ne comprends pas bien s'ils sont seulement en permission ou bien s'ils viennent de rentrer, en tout cas quelque chose d'indéfinissable saisit ceux des trottoirs. Il y a de la peur sans doute, de l'admiration c'est sûr, de la pitié, de la solennité, comme une envie de s'excuser aussi... Tout le monde applaudit, cette fois. Ceux qui approuvent cette guerre... ses prolongements plutôt, comme ceux qui la désapprouvent entièrement. On salue ici le courage, le risque. C'est sûrement pour cela que suivent, rapprochés, les pompiers de New York, toutes sirènes dehors. Ce sont les héros du 11 septembre qui sont ovationnés ici. Ils brandissent d'ailleurs bien haut le nom de tous ceux de leurs camarades qui y ont laissé la vie. Les yeux de beaucoup de ceux qui sont autour de moi se remplissent de larmes... Heureusement, toujours ce sens du mouvement, du rythme, de la respiration, du spectacle !

C'est au tour des Miss America, de 1950 à 2007, de remonter la 5ème Avenue, en ordre chronologique, juchées par groupe de trois sur l'arrière de somptueuses américaines : Chrysler, Chevrolet, Pontiac, Buick, et autres Studebaker ou Daimler de la grande époque, aux couleurs acidulées. Le drapeau américain est devenu le maillot de bain. Les Miss arborent fièrement l'année de leur couronnement. Malgré leur sourire généreux, les premières témoignent courageusement de la cruauté des blessures infligées par le temps. Elles sont sans doute là pour nous rappeler que la vie elle-même est un combat, dont l'issue est certaine. À peine quelques Cadillac plus loin et le corps des "Miss" nous raconte toute autre chose...
Que le "show must go on" par exemple ! C'est certainement ce que signifie le final de cette parade. Des milliers de conscrits en tenue camouflée, par groupe de cent, en petite foulée... Ils iront en Irak, c'est sûr, en Afghanistan, qui sait, un jour en Iran peut-être : là où notre folie les conduira. Ils ne connaissant pas encore la souffrance.
Ils n'ont pas dû voir le début de la parade. Si, pourtant... Mais, ils sont jeunes et ils courent. Des Blancs, des Noirs, des Latinos, des Asiatiques, des Indiens. Des hommes et des femmes en nombre égal. Tous dans cette même cours. Dans ces mêmes uniformes. Je n'applaudis pas. Je les regarde... avec honte, je crois. Oui, c'est ça. Pas émue : honteuse, juste à cet instant-là. Et curieuse. Je les trouve petits de taille, tous : pas l'image que nous avions, dans ma jeunesse, des marines et des GI's. Peu de wasps, me semble-t-il. Peu de Blancs. L'Amérique a changé. Le monde a changé. D'autres corps pour d'autres guerres.

C'est fini.

Les derniers coureurs se perdent dans l'Upper Manhattan. Les services de voirie remontent à leur tour l'avenue. Arrosage, balayage, ramassage. Les barrières sont retirées. Je reprends un temps le milieu de la 5ème. Ce n'est pas tous les jours... Je lève les yeux et revois les images de l'Amérique triomphante qui descend la 5ème sous un déluge de confettis et de guirlandes. Je revois les images en boucle de J.F. Kennedy dans sa voiture décapotable. Quelques flics en moto descendent l'avenue doucement. Dernières vérifications avant réouverture à la circulation, sans doute. Je rejoins le trottoir, surprise que personne ne me l'ait demandé... Encore d'autres motards, des voitures de police, quelques premiers taxis jaunes pour bien souligner que nous sommes toujours à New York. Un premier bus. Encore une hésitation... et soudainement, en flot serré, la vie new-yorkaise reprend son cours ordinaire.

Quelques heures plus tard je prenais l'avion pour la France à JFK... avec ces images... prises pour moi, pour vous surtout !

Cela a été érit par Catherine Sorba et Francis Aïqui, publié sous le titre "Paoli city", cinquième volume de la collection "Centu milla" aux éditions Albiana (2011).  A l'origine (3 juin 2008) c'est du théâtre. Et du cinéma. (Voyez sur le site de l'éditeur, les liens.)

C'est l'histoire d'une Américaine (Lisa) qui vient voir deux amis (Antoine et Joseph) de son compagnon défunt (Noël), en Corse. Elle porte avec elle de petits films vidéos et les cendres de son compagnon. Les trois discutent. Evoquent l'amitié des trois hommes fondées dans le mouvement nationaliste des années 70/80, les désillusions, l'amertume Le tout donne la sensation désagréable que "tout est foutu". Mais il y a cette Américaine, qui voudrait comprendre pourquoi Noël parlait si souvent de la Corse, qu'est-ce qui avait bien pu nourrir cet enthousiasme et susciter ce départ. Et il y a donc ces évocations des Etats-Unis, en parole et en image (une soixantaine de photogrammes sont éparpillés sur les 73 pages du livre, mais dans un format noir et blanc si petit qu'ils ne donnent presque rien à voir).

Et parmi ces évocations, il y a cette description de la parade du Veteran's Day, le 11 novembre, sur la 5ème avenue à New-York. Et ce que j'ai aimé à la première lecture en lisant ce passage, c'est exactement le contraire de ce qui m'a déplu dans les paroles des deux autres personnages, les amis de Noël restés dans l'île : un regard qui malgré la mort, la déception, la honte, la confusion, l'incertitude, ose encore mettre en forme ce qu'offre le monde. Voilà ce que j'ai pensée : les personnages corses de "Paoli city" sont "morts" au monde (agriculteur ou professeur), ils n'y croient plus - cela ne les empêche pourtant pas d'agir, d'une certaine façon (ils fabriquent des produits agricoles ou des cours, ils envoient dans la société des idées, à une petit échelle certes). Mais ils sont "morts". Et l'Américaine, qui est veuve, qui a le désir de se défaire de son mari défunt en allant discuter avec ses anciens amis dans l'île, et en répandant ses cendres quelque part où ils penseront que ce sera le mieux, l'Américaine, qui n'arrête pas de dire qu'elle ne sait pas raconter, qu'elle ne sait pas relier entre elles les images qu'elle filme, qu'elle n'a pas fait de film, cette Américaine ouvre des horizons, s'étonne, et finit par juger Joseph et Antoine comme "complaisants".

C'est pourquoi je voulais citer intégralement (ou presque) la description de la parade du Veteran's Day, avec ses éléments si contradictoires. J'y ai ressenti comme une certaine faculté d'accueillir ce qui est, sans jugement préconçu (par exemple sans intention a priori satirique, ou sans humeur forcément hautaine, blasée).

A la fin du livre, les personnages se lèvent pour trouver l'endroit où répandre les cendres de Noël et ce sont les deux amis qui ont les derniers mots (les seuls un peu "positifs", qui ouvrent une perspective) :

Antoine. - C'est vous qui avez inventé ça, non, le road-movie ? On part à la recherche d'on ne sait pas quoi et à la fin on trouve autre chose. Et entre-temps, alors là, on a beaucoup changé.
Joseph. - Il va y avoir du boulot.

Voilà une nouvelle définition programmatique de la "littérature corse" : un road-movie avec beaucoup de boulot ("a hard job" dit la version anglaise de l'ouvrage, qui est donc bilingue)...

Mais vous avez peut-être une autre lecture de cet ouvrage ? Ou vu la pièce en 2008 ? Pourquoi n'en parlerions-nous pas ? Ici ou là ?

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En ce début d'année civile (2013), je signale l'existence de deux thèses de doctorat sur des sujets qui intéressent au plus haut point ce blog et qui ont été soutenues il y a quelques semaines :

* Marie-Jeanne Colombani, angliciste, a soutenu une thèse sous le titre : "James Boswell, historien et publiciste de la Corse. Edition critique de la taduction de "British Essays in Favor of the Brave Corsicans : by Several Hands. Collected and Published by James Boswell, Esq. (1769)".

* Jean-Guy Talamoni, avocat, homme politique, a soutenu une thèse sous le titre : "Littérature et construction politique : l'exemple du Primu Riacquistu corse (1896-1945)".

J'ai la chance de pouvoir lire la deuxième, ce que j'ai fait en grande partie et je pense sincèrement que la publication de la thèse de JG Talamoni va être un des événements littéraires les plus importants et intéressants de cette année ! Il donnera matière à découverte, mais aussi à discussion. Je ferai une petite liste (à compléter bien sûr !!) des ouvrages qui se consacrent à la question littéraire corse, et je suis sûr que le livre de Talamoni va remuer nos conceptions, nos imaginaires et réactiver notre désir de lire et relire les ouvrages de tous les auteurs cités.

Vivement la publication de ces deux thèses (à quand celle si attendue de Paulu Desanti sur trois poètes corses de l'entre-deux guerres ??).

Bon allons-y, bon annu à quellu chì leghje...

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