mercredi 30 novembre 2011

En pleine nuit, un coup de fil littéraire !

Oui, c'était à 02 h 23, cette nuit, véridique, le téléphone (le fixe) sonne, réveil brutal, horreur, qui, quoi, pourquoi, nom de dieu, vite décrocher avant que tout le monde soit réveillé, c'est pas possible, mais... "allo ?... oui... André ? (le prénom a été modifié)... mais... comment ?... la page qui me vient à l'esprit, maintenant ?... tu rig... non ?... mais... atten...(pas eu même le temps de dire le "ds", incroyable)... ok t'énerv... ok... euh... très honnêtement ?... oui, oui... il y a en a une... oh oui, elle est là... elle me hante... oui... tu veux que je te la lise ?... demain ?... non, non, André, tout de suite, faut pas rigoler avec ça, t'as réveillé la bête... ça va déclamer sec dans les chaumières... oh oui, attends... je vais chercher le mégaphone... attends (là, j'ai eu le temps)... j'ouvre la fenêtre... écoute, écoute..."

Il était alors 02 h 34... Je lus, dans le ciel enténébré illuminé aixois de ce mercredi 30 novembre 2011 - dernier jour de l'avant-dernier mois d'une année au combien singulière (vous me direz en quoi),

ceci :

Mais il serrait ma main si fort que je dus m'asseoir près de lui. Il toussait, il étouffait et il serrait ma main. Il murmurait des phrases, il parlait encore du jardin des Afars, il parlait du mois sacré de ramadan, il parlait du fardeau d'être un assassin, il réclamait de l'opium et du sang, il essayait d'éloigner de lui ses propres mains, il gémissait avec une tristesse désolée, et il me regardait parfois avec terreur, parfois avec amour. Il est mort à l'aube. Je me suis rappelé une injonction du Coran. "Dis : Je cherche la protection du Seigneur de l'aube contre le mal qu'Il a créé." Je l'ai récitée contre l'oreille glacée de mon oncle. J'ai appelé Antoine. "Au nom de Dieu, le Miséricordieux, Celui qui fait miséricorde." Nous ne savons pas ce que peut être la miséricorde. J'ai demandé à mon oncle s'il le savait, maintenant, ou s'il n'y avait pas de secret, mais il ne m'a pas répondu. Et je suis resté avec lui en attendant Antoine, je me suis serré sans peur contre lui, en me demandant simplement si j'étais écrasé de lucidité ou d'illusion. Car je ne suis pas nietzschéen, et je préfère la vérité à la vie. A nouveau, il y eut du café et des embrassades, et l'église. On mit notre oncle dans son grand tombeau vide. Le soir, j'y descendis avec Antoine. Je regardai les fleurs. Et enfin, je me suis mis à pleurer, à pleurer sans pouvoir m'arrêter, à en tomber à genoux devant les bouquets de fleurs et les couronnes, avec la main de mon frère posée sur la nuque, à pleurer devant le regard insoutenable de mes parents, à pleurer sous le poids de l'amour dont j'étais finalement capable, comme si la mort de mon oncle, que je ne savais pas aimer tant, achevait une longue série d'événements qui avait débuté dans le secret d'une secousse infime et silencieuse dont personne n'avait le souvenir. Le soir, j'ai trouvé une photo de mon oncle assis torse nu sur une pièce d'artillerie, près de la mer. Au dos, il avait écrit "A ma soeur chérie. Djibouti. 1958." J'ai passé la nuit allongé dans les photos, toutes ces attestations officielles de la fuite du temps, toutes ces preuves de notre irréalité, comme si nous n'étions rien d'autre que les incarnations provisoires et les avatars de quelques rêves cruels qui nous traversent et nous survivent. Et à chaque mouvement que nous faisons, des milliers de mondes possibles meurent, à chaque mouvement infime, à chaque décision insignifiante, des mondes meurent et toutes nos vies sont parsemées des cadavres de mondes trahis. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de penser que, quelque part, à un moment que j'ignore, j'ai fait quelque chose dont je ne me souviens pas, et que, maintenant, Dieu m'a donné une autre vie ? Dans le secret de sa bonté, ne m'a-t-il pas donné une autre vie dans laquelle je n'ai pas bifurqué aux mêmes endroits ? une autre vie où José s'arrête pour laisser passer le camion ? - et je n'ai jamais arrêté mes études, ou n'importe quoi d'autre, mais quelque chose a eu lieu et, maintenant, j'ai suivi un autre chemin, qui n'a pas abouti au village, ni devant la porte verte de l'hôpital, et il n'y a jamais eu aucun toit de cimetière, ni aucune bouteille vide, ni aucune photo poussiéreuse autour de moi, rien n'a eu lieu, je reconnais la voix de ma mère, ou je l'entends peut-être résonner près de moi, et je suis peut-être allongé sereinement sur une route, dans la poussière lumineuse, ou assis dans un jardin pendant une nuit chaude de juin, l'air embaume le jasmin et le mesk el-il, c'est un pays que je ne connais pas mais auquel je suis lié par le secret de mon sang, j'entends l'appel à la prière venir de l'ouest, et aussi les cinquante muezzins de Sanaa, par-dessus la mer Rouge et les déserts, j'entends les branches des lauriers roses bruire derrière moi comme la robe noire de la jeune fille que je n'ai jamais revue, à qui je suis, encore une fois, resté fidèle, et qui est la seule que je n'ai pas trahie, et j'ouvre une lettre de mon frère qui vit loin de moi mais pense à moi, sans colère et sans rage, et j'en sors des photos qui ne parlent plus de la mort mais de la vie, de la douceur de la vie, Agathe me sourit dans la splendeur de son adolescence, et Joseph n'est qu'un enfant souriant, et il y a encore une photo où ils sont tous les cinq, avec José, Lucille se serrant contre Antoine. Ils me sourient tous et, de sa main, mon frère a simplement écrit - tout va bien.

1. Quel lyrisme, mais quel lyrisme, me dis-je, en réécrivant ces mots... La dose est forte tout de même, non ? Et pourtant, cela correspond bien à une de mes pentes, à mon goût pour une certaine emphase, un emportement - ici mystique, charnel, géographique, existentiel, personnel et collectif. Un enthousiasme. Mais un enthousiasme traversé. Empêché, gorge nouée. Contredit.

2. Ce que j'apprécie - et que je vois mieux en le réécrivant - dans ce texte : cette contradiction - mais en est-ce une ? - entre l'affirmation "je préfère la vérité à la vie" et puis toute la fin du texte qui suppose, appelle ardemment la possibilité de cette supposition : que la vie ait finalement gagné, ait pris le dessus (ailleurs, dans une autre vie), au détriment de la seule vérité funeste.

3. On pourrait cependant dire qu'il y a quelques images attendues, quelques facilités dans cette collision des images, cette description de la photo finale par exemple, pour faire éclater une profonde émotion, une nostalgie (avec cette écriture: "tout va bien"). Mais ce qui me paraît fort c'est justement d'instiller cette émotion à propos d'une photo qui n'existe pas.

4. La première fois que j'ai lu cette page, j'ai eu l'impression de voir un film de cinéma, avec une espèce de "rewind", retour rapide en arrière pour un arrêt final sur une image que l'on n'avait pas encore vue, où l'amour se dit et se voit de manière éclatante et feutrée en même temps. J'ai été vraiment ému. Heureux d'être ému en sachant que je lisais la dernière page (et je me disais : oh comme je suis content qu'elle soit réussie cette dernière page, oh le plaisir que ce sera de la relire !)

5. En fait, cet écrivain déroule de très sombres histoires (dans ce roman) pour pouvoir finalement imaginer quelqu'un (le frère) écrivant au dos d'une belle photo que "tout va bien". C'est le seul moyen pour lui d'écrire que "tout va bien".

6. On oscille en ce moment entre accablement et frisson d'horreur, avec tous ces meurtres, exécutions revendiquées (comme il n'y a pas si longtemps). Une société paralysée, condamnée au murmure, a besoin de représentations artistiques qui étalent sur un grand ciel imaginaire les complexités que l'on ne veut pas se dire publiquement. Voilà une des raisons qui font que j'aime cette page.

7. Fables Formes Figures... dite e vostre !

(8. Tout le monde aura reconnu le livre et l'auteur, pas besoin de les noter encore ici...)

samedi 26 novembre 2011

Ite missa est ! / ZERT (1967), Milan Kundera

ZERT, c'est le titre tchèque du premier roman de Milan Kundera, traduit en français par "La Plaisanterie" (Gallimard, 1968-1985).

Voici la première page (c'est un des personnages, un dénommé Ludvik, qui parle) :

Ainsi, après bien des années, je me retrouvais chez moi. Debout sur la grande place (qu'enfant, puis gamin, puis jeune homme, j'avais mille fois traversée), je ne ressentais nulle émotion ; au contraire, je pensais que cette place dont le beffroi (semblable à un reître sous son heaume) surplombe les toits rappelait le vaste terrain d'exercice d'une caserne, et que le passé militaire de cette ville de Moravie, jadis rempart contre les raids des Magyars et des Turcs, avait imprimé sur sa face la marque d'une irrévocable hideur.
Des années durant, rien ne m'avait attiré vers ma ville natale ; je me disais qu'elle m'était devenue indifférente, et cela me paraissait naturel : depuis quinze ans déjà je vis ailleurs, je n'ai plus ici que quelques connaissances, ou des copains (que je préfère du reste éviter), ma mère est enterrée dans une tombe étrangère dont je ne m'occupe pas. Mais je m'abusais : ce que j'appelais indifférence était en fait de la rancune ; les raisons m'en échappaient, car il m'était arrivé des choses bonnes ou mauvaises dans cette ville comme dans toutes les autres, en tout cas cette rancune était là ; j'en avais pris conscience à l'occasion de mon voyage : la tâche qui m'amenait ici, j'aurais pu, tout compte fait, l'accomplir aussi bien à Prague, mais j'avais été soudain irrésistiblement attiré par l'occasion offerte de l'exécuter dans ma ville natale justement parce qu'il s'agissait d'une tâche cynique et terre à terre qui, avec dérision, m'acquittait du soupçon de revenir ici sous l'effet d'un mièvre attendrissement sur le temps perdu.
Une fois encore je parcourus d'un oeil narquois la place disgracieuse avant de lui tourner le dos pour prendre la rue de l'hôtel où ma chambre était retenue pour la nuit. Le portier me tendit une clé à poire en bois en disant : "Deuxième étage." La chambre n'était pas très engageante : un lit contre le mur, au milieu une petite table avec un seule chaise, à côté du lit une prétentieuse table de toilette en acajou avec miroir, près de la porte un lavabo écaillé absolument minuscule. Je posai ma serviette sur la table et j'ouvris la fenêtre : la vue donnait sur une cour et sur des maisons présentant à l'hôtel leur dos nu et sale. Je fermai la fenêtre, abaissai les rideaux et m'approchai du lavabo qui comportait deux robinets marqués l'un en rouge, l'autre en bleu ; je les essayai, l'eau en coulait également froide. J'examinai la table, laquelle, à la rigueur, suffirait, une bouteille et deux verres y trouvant fort bien place ; malheureusement, une seule personne pouvait s'y installer, faute d'une seconde chaise dans la pièce. Ayant poussé la table vers le lit, je tentai de m'asseoir sur celui-ci, seulement il était trop bas et la table trop haute ; de plus, il s'enfonçait tellement sous moi qu'il fut aussitôt évident que non seulement il ne pourrait servir que malaisément de siège, mais qu'en outre il remplirait de façon douteuse son office de lit. Je m'y appuyai sur les poings ; après quoi je m'y étendis en soulevant avec précaution mes pieds chaussés afin d'éviter de salir couverture et drap. Le matelas se creusant sous mon poids, j'y étais allongé comme dans un hamac ou dans une tombe étroite : il n'était pas possible d'imaginer que quelqu'un partageât ce lit avec moi.

Et voilà, une belle perspective pour la littérature corse à venir...

mercredi 23 novembre 2011

La messe est dite ! / ULYSSES (1922), James Joyce


Je montai en toute innocence dans l'avion, attrapai machinalement le Corse-Matin du jour, m'installai. (C'était l'avion de 9 h, pour Ajaccio, au départ de Marignane ; oui, il s'agissait de rencontrer les animateurs de l'émission Inseme Sera, pour une interview, voir billets précédents ; vous l'avez vue au moins cette émission ? Non ? Ah oui ? Bon.)

Que lus-je avec un sourire consterné ? Des syndicats étudiants de l'Université de Corse voulaient annuler une exposition d'un étudiant d'Arts plastiques au prétexte qu'elle serait une insulte aux "valeurs chrétiennes" de la Corse... Bon, je me dis que c'est cher payé pour avoir un débat culturel et artistique en première page de l'unique quotidien de l'île !... J'ai signé (comme vous peut-être) la pétition émanant de l'équipe pédagogique du département Arts de l'université : elle rappelle l'importance de la liberté d'expression. Ceci dit, il faudrait profiter d'un tel incident, désolant, pour (comme le signale de fait la pétition) organiser un débat médiatisé à propos des arts dans l'île. (Je n'ai pas vu l'ensemble de l'exposition de l'artiste malmené, mais pour l'instant la photo incriminée - un sexe d'homme entouré d'un chapelet - ne m'a pas semblé très belle... avis tout à fait subjectif et sans grande valeur ; AJOUT DU 25 NOVEMBRE 2011 : Vu sur Facebook, un lien renvoyant vers le site Roomantic, site consacré à la "sexualité au féminin", qui, me semble-t-il, est le seul lieu sur le Net où l'on peut lire la réponse, précise et développée, d'Anthony Limelette à la censure dont il a été victime : cliquer ici pour lire son interview par "Topper", pseudonyme du créateur de Roomantic). (AJOUT du 29 janvier 2012 : ici un lien pour voir l'émission Via Cultura du 21 janvier 2012, sur France 3 Corse Via Stella ; vraiment intéressante pour discuter plusieurs aspects de cette "affaire").

Bref, l'objet de ce billet est autre (encore que...), puisqu'il s'agit de commencer une série de citation de textes que j'aime (ou que vous aimez, vous vous souvenez que ce blog accueille et publie avec une joie infinie tout message qui répond à ses appels énamourés). Mais attention, ces textes ne sont pas de la littérature corse (si si, il y en a...). Ces textes sont des passages d'oeuvres adorées et possiblement regardées comme des "modèles" pour une future littérature corse (ou comme étant des échos à une littérature corse présente, voire passée).

Une telle série (en fait déjà commencée ici et là sur ce blog) peut faire écho - très modestement - aux lectures extra-insulaires d'un Marcu Biancarelli (Cusmugrafia/Cosmographie, éditions Colonna, 2011) ou d'un Marie-Jean Vinciguerra (Chroniques littéraires, éditions Piazzola, 2010).

Tout cela est évidemment à commenter, littéralement et dans tous les sens...

Je commence par : ULYSSES (1922), James Joyce + Traduction par Jacques Aubert (Gallimard, 2004).
(Oui, je sais c'est le texte publié dans le billet précédent... mais cette fois il est à l'honneur, tout seul, comme un grand, dans son billet à lui.)

—Lend us a loan of your noserag to wipe my razor.

Stephen suffered him to pull out and hold up on show by its corner a dirty crumpled handkerchief. Buck Mulligan wiped the razorblade neatly. Then, gazing over the handkerchief, he said:

—The bard's noserag! A new art colour for our Irish poets: snotgreen. You can almost taste it, can't you?

He mounted to the parapet again and gazed out over Dublin bay, his fair oakpale hair stirring slightly.

—God! he said quietly. Isn't the sea what Algy calls it: a grey sweet mother? The snotgreen sea. The scrotumtightening sea. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, the Greeks! I must teach you. You must read them in the original. Thalatta! Thalatta! She is our great sweet mother. Come and look.

Stephen stood up and went over to the parapet. Leaning on it he looked down on the water and on the mailboat clearing the harbourmouth of Kingstown.

—Our mighty mother! Buck Mulligan said.

He turned abruptly his grey searching eyes from the sea to Stephen's face.

—The aunt thinks you killed your mother, he said. That's why she won't let me have anything to do with you.

—Someone killed her, Stephen said gloomily.

—You could have knelt down, damn it, Kinch, when your dying mother asked you, Buck Mulligan said. I'm hyperborean as much as you. But to think of your mother begging you with her last breath to kneel down and pray for her. And you refused. There is something sinister in you...

He broke off and lathered again lightly his farther cheek. A tolerant smile curled his lips.

—But a lovely mummer! he murmured to himself. Kinch, the loveliest mummer of them all!

He shaved evenly and with care, in silence, seriously.

Stephen, an elbow rested on the jagged granite, leaned his palm against his brow and gazed at the fraying edge of his shiny black coat-sleeve. Pain, that was not yet the pain of love, fretted his heart. Silently, in a dream she had come to him after her death, her wasted body within its loose brown graveclothes giving off an odour of wax and rosewood, her breath, that had bent upon him, mute, reproachful, a faint odour of wetted ashes. Across the threadbare cuffedge he saw the sea hailed as a great sweet mother by the wellfed voice beside him. The ring of bay and skyline held a dull green mass of liquid. A bowl of white china had stood beside her deathbed holding the green sluggish bile which she had torn up from her rotting liver by fits of loud groaning vomiting.

Traduction en français par Jacques Aubert (édition Gallimard, 2004) :

- File-moi donc ton tire-jus, que j'essuie mon rasoir.

Stephen se laissant faire, Buck Mulligan sortit un mouchoir sale et tout chiffonné qu'il tint par un coin pour l'édification des foules. Il essuya la lame de rasoir avec soin. Puis, contemplant le mouchoir, dit :

- Le tire-jus du barde. Une nouvelle couleur artiste pour nos poètes irlandais : vert-morve. On peut presque la déguster, pas vrai ?

Il monta à nouveau au parapet et contempla les lointains de la baie de Dublin, sa chevelure blonde, chêneclair, légèrement agitée par le vent.

- Bon Dieu, fit-il tranquillement. Est-ce que la mer n'est pas, comme le dit Algy, une mère grande et douce ? La mer vert-morve. La mer serre-burettes. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je t'apprenne. Il faut que tu les lises dans l'original. Thalatta ! Thalatta ! C'est notre grande et douce mère. Viens voir.

Stephen se leva et s'approcha du parapet. S'y appuyant, il plongea le regard sur l'eau et regarda le paquebot-poste qui doublait l'embouchure du port de Kingstown.

- Notre mère toute-puissante, dit Buck Mulligan.

Brusquement le regard inquisiteur de ses yeux gris, quittant la mer, se tourna vers le visage de Stephen.

- La tante pense que tu as tué ta mère, dit-il. C'est pour ça qu'elle ne veut absolument pas que je te fréquente.

- Quelqu'un l'a tuée, fit Stephen sombrement.

- Tu aurais pu te mettre à genoux, sacrebleu, Kinch, quant ta mère mourante te l'a demandé, fit Buck Mulligan. Je suis hyperboréen tout comme toi. Mais quand on pense que ta mère t'a supplié dans son dernier souffle de t'agenouiller et de prier pour elle. Et que tu as refusé. Tu as quelque chose de sinistre...

Il s'interrompit et étala à nouveau légèrement de la mousse sur son autre joue. Un sourire tolérant lui retroussa les lèvres.

- Mais quel charmant cabot, mumura-t-il à part lui. Kinch, le plus charmant cabot de toute la bande.

Il se rasait à traits unis, avec soin, silencieux, sérieux.

Stephen, un coude posé sur les aspérités du granit, appuya sa paume contre son front et contempla le bord effrangé de sa manche de veste noire et lustrée. Une souffrance, qui n'était pas encore une souffrance d'amour, lui rongeait le coeur. Silencieusement, elle était venue à lui en rêve après sa mort, son corps dévasté flottant dans ses vêtements mortuaires de bure, d'où émanait une odeur de cire et de bois de rose, son haleine, qui s'était penchée sur lui, muette, pleine de reproches, une faible odeur de cendres mouillés. À travers le bord élimé de la manchette il apercevait cette mer saluée comme une grande et douce mère par la voix repue qui se faisait entendre à son côté. Le cercle de la baie et de l'horizon contenait toute une masse liquide d'un vert terne. Un bol de porcelaine blanche était resté près de son lit de mort, qui avait recueilli la bile verte et glaireuse arrachée à son foie pourrissant dans des accès bruyants de vomissements ponctués de gémissements.

(la photo : ne vous inquiétez pas, je ne sais pas si cela va durer, ce retour des photos décalées...)

samedi 19 novembre 2011

Voir la vidéo (la discuter si jamais) : Inseme Sera du 18 novembre 2011

Philippe Martinetti et Yann Benard m'ont interviewé lors de l'émission "Inseme sera" du 18 novembre 2011. Ce fut un grand plaisir pour moi, à tel point que je regarde la vidéo en boucle ! (Je plaisante, et je précise que je plaisante car l'écrit sur Internet est très souvent pris au sérieux. En même temps, plus j'écoute ce que nous avons dit et plus je me dis qu'il y a de quoi avoir envie de réécouter ! Vous n'êtes pas obligés d'être d'accord avec moi, bien sûr...).

Voir la vidéo sur le site de France 3 Corse Via Stella.
Voir la vidéo sur Facebook.

Plaisanterie mise à part, je veux ajouter quelques éléments :

- une correction : lorsque mon nom apparaît à l'écran, il est indiqué que je suis "éditeur". C'est une erreur, je "publie" certes des billets sur un blog, mais ce n'est pas vraiment un travail d'éditeur. Car le blog n'est pas une revue au sens strict, avec un comité de lecture, etc... Donc il serait plus juste de remplacer "éditeur" par "animateur de blog".

- je suis très heureux d'avoir pu faire passer des idées qui me tiennent à coeur, je remercie Philippe Martinetti et Yann Benard qui avec leurs questions, relances et "portrait anticonformiste" m'ont donné l'occasion de les préciser. Il était très bienvenu de citer Guitry pour ouvrir une discussion : "Les critiques sont comme les eunuques : ils savent, mais ne peuvent pas." De l'humour, voilà une bonne chose !

- il y a quelque chose que j'aurais aimé dire (mais le temps et la présence d'esprit m'ont manqué) : l'écriture de billets sur le blog est extrêmement agréable, elle permet une très grande liberté et diversité de ton et de forme.

- autre chose : on m'a interrogé sur mes propres écrits (après la 17ème minute), j'ai donc évoqué le seul écrit personnel que j'ai publié chez Albiana, mais je n'ai pas cité son titre - "Un lieu de quatre vents" (2006) - et je n'ai pas cité Adam Nidzgorski, peintre, dont les encres, présentes dans le livre, sont le point de départ de ce texte. Et je corrige une erreur : j'ai indiqué que ce livre n'avait pas eu d'écho critique, or, Patrice Antona et Flavia Mazelin l'on présenté positivement et m'ont invité à en parler sur RCFM (je ne me souviens plus de la date). Mais c'est vrai que c'est le seul écho public que ce livre ait reçu.

- pour finir, voici le passage d'"Ulysse" de Joyce, que j'évoque brièvement, en associant le golfe d'Ajaccio et la baie de Dublin :

—Lend us a loan of your noserag to wipe my razor.

Stephen suffered him to pull out and hold up on show by its corner a dirty crumpled handkerchief. Buck Mulligan wiped the razorblade neatly. Then, gazing over the handkerchief, he said:

—The bard's noserag! A new art colour for our Irish poets: snotgreen. You can almost taste it, can't you?

He mounted to the parapet again and gazed out over Dublin bay, his fair oakpale hair stirring slightly.

—God! he said quietly. Isn't the sea what Algy calls it: a grey sweet mother? The snotgreen sea. The scrotumtightening sea. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, the Greeks! I must teach you. You must read them in the original. Thalatta! Thalatta! She is our great sweet mother. Come and look.

Stephen stood up and went over to the parapet. Leaning on it he looked down on the water and on the mailboat clearing the harbourmouth of Kingstown.

—Our mighty mother! Buck Mulligan said.

He turned abruptly his grey searching eyes from the sea to Stephen's face.

—The aunt thinks you killed your mother, he said. That's why she won't let me have anything to do with you.

—Someone killed her, Stephen said gloomily.

—You could have knelt down, damn it, Kinch, when your dying mother asked you, Buck Mulligan said. I'm hyperborean as much as you. But to think of your mother begging you with her last breath to kneel down and pray for her. And you refused. There is something sinister in you...

He broke off and lathered again lightly his farther cheek. A tolerant smile curled his lips.

—But a lovely mummer! he murmured to himself. Kinch, the loveliest mummer of them all!

He shaved evenly and with care, in silence, seriously.

Stephen, an elbow rested on the jagged granite, leaned his palm against his brow and gazed at the fraying edge of his shiny black coat-sleeve. Pain, that was not yet the pain of love, fretted his heart. Silently, in a dream she had come to him after her death, her wasted body within its loose brown graveclothes giving off an odour of wax and rosewood, her breath, that had bent upon him, mute, reproachful, a faint odour of wetted ashes. Across the threadbare cuffedge he saw the sea hailed as a great sweet mother by the wellfed voice beside him. The ring of bay and skyline held a dull green mass of liquid. A bowl of white china had stood beside her deathbed holding the green sluggish bile which she had torn up from her rotting liver by fits of loud groaning vomiting.

Traduction en français par Jacques Aubert (édition Gallimard, 2004) :

- File-moi donc ton tire-jus, que j'essuie mon rasoir.

Stephen se laissant faire, Buck Mulligan sortit un mouchoir sale et tout chiffonné qu'il tint par un coin pour l'édification des foules. Il essuya la lame de rasoir avec soin. Puis, contemplant le mouchoir, dit :

- Le tire-jus du barde. Une nouvelle couleur artiste pour nos poètes irlandais : vert-morve. On peut presque la déguster, pas vrai ?

Il monta à nouveau au parapet et contempla les lointains de la baie de Dublin, sa chevelure blonde, chêneclair, légèrement agitée par le vent.

- Bon Dieu, fit-il tranquillement. Est-ce que la mer n'est pas, comme le dit Algy, une mère grande et douce ? La mer vert-morve. La mer serre-burettes. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je t'apprenne. Il faut que tu les lises dans l'original. Thalatta ! Thalatta ! C'est notre grande et douce mère. Viens voir.

Stephen se leva et s'approcha du parapet. S'y appuyant, il plongea le regard sur l'eau et regarda le paquebot-poste qui doublait l'embouchure du port de Kingstown.

- Notre mère toute-puissante, dit Buck Mulligan.

Brusquement le regard inquisiteur de ses yeux gris, quittant la mer, se tourna vers le visage de Stephen.

- La tante pense que tu as tué ta mère, dit-il. C'est pour ça qu'elle ne veut absolument pas que je te fréquente.

- Quelqu'un l'a tuée, fit Stephen sombrement.

- Tu aurais pu te mettre à genoux, sacrebleu, Kinch, quant ta mère mourante te l'a demandé, fit Buck Mulligan. Je suis hyperboréen tout comme toi. Mais quand on pense que ta mère t'a supplié dans son dernier souffle de t'agenouiller et de prier pour elle. Et que tu as refusé. Tu as quelque chose de sinistre...

Il s'interrompit et étala à nouveau légèrement de la mousse sur son autre joue. Un sourire tolérant lui retroussa les lèvres.

- Mais quel charmant cabot, mumura-t-il à part lui. Kinch, le plus charmant cabot de toute la bande.

Il se rasait à traits unis, avec soin, silencieux, sérieux.

Stephen, un coude posé sur les aspérités du granit, appuya sa paume contre son front et contempla le bord effrangé de sa manche de veste noire et lustrée. Une souffrance, qui n'était pas encore une souffrance d'amour, lui rongeait le coeur. Silencieusement, elle était venue à lui en rêve après sa mort, son corps dévasté flottant dans ses vêtements mortuaires de bure, d'où émanait une odeur de cire et de bois de rose, son haleine, qui s'était penchée sur lui, muette, pleine de reproches, une faible odeur de cendres mouillés. À travers le bord élimé de la manchette il apercevait cette mer saluée comme une grande et douce mère par la voix repue qui se faisait entendre à son côté. Le cercle de la baie et de l'horizon contenait toute une masse liquide d'un vert terne. Un bol de porcelaine blanche était resté près de son lit de mort, qui avait recueilli la bile verte et glaireuse arrachée à son foie pourrissant dans des accès bruyants de vomissements ponctués de gémissements.


dimanche 13 novembre 2011

Annonce : discussion télé avec Philippe Martinetti (sur France 3 Corse)

Quelques mots pour confirmer le titre du billet : Philippe Martinetti, journaliste, m'interviewera ce vendredi 18 novembre 2011, dans son émission "Inseme Sera". L'émission sera diffusée sur France 3 Corse Via Stella le soir même (entre 18 h 30 et 18 h52), et rediffusée le lundi suivant à 11 h35.

Pour ceux qui ne peuvent pas voir l'émission à la tv, il est possible de la regarder sur le mur facebook de Philippe Martinetti.

J'évoquerai le blog "Pour une littérature corse", le livre "Eloge de la littérature corse", les enjeux des discussions que nous essayons de mener ici, etc...

Evidemment si vous avez des questions en préambule à cette émission, n'hésitez pas, ou des remarques ; de même, après l'émission.

mardi 8 novembre 2011

Emmanuelle Caminade ou Comment traduire le titre "Murtoriu" (dernier roman de M. Biancarelli) ?

Je publie ici avec plaisir (merci à elle) les réflexions que nous envoie Emmanuelle Caminade à propos des titres de romans et de la traduction en général ; et en particulier de la traduction du titre du dernier roman de Marcu Biancarelli, "Murtoriu" (Albiana).

Bonne discussion, si jamais le coeur vous en dit :

Un livre, c'est d'abord un titre...

Le titre, c'est le résumé le plus concis ou du moins ce qui, à mon sens, doit indiquer la tonalité essentielle du livre.
Personnellement, je passe beaucoup de temps à méditer sur le titre avant de commencer ma lecture et ces rêveries m'emportent souvent très loin. Mais beaucoup abordent surtout un livre par l'illustration en couverture et je déplore qu'il en soit ainsi car ces illustrations *- notamment chez Actes Sud - , bien que rarement révélatrices du contenu , ont néanmoins un pouvoir attractif ou répulsif, même lorsque l'on s'en défend (un peu vieillotte et déprimante en effet celle de Autrefois Diana !) Aussi préféré-je largement un titre sobrement mis en valeur par un fond clair uni.

* Elles sont le plus souvent proposées par l'éditeur qui, au pire, n'impose à l'auteur que d'en choisir une , mais les bonnes couvertures illustrées sont en général celles que l'auteur choisit de sa propre initiative et réussit à imposer .

Le choix du titre s'avère donc pour moi primordial et j'aime à penser que le meilleur est celui qui vient à l'écrivain d'emblée, naturellement, chargé de toutes les connotations plus ou moins conscientes que porte le livre. Et, même si le titre appartient, paraît-il, selon la loi à l'éditeur, j'ose espérer que l'auteur réussit en général à en conserver la maîtrise...

Plus que du choix du titre c'est de sa traduction que je voudrais parler. Je viens en effet de découvrir la surprenante traduction de celui de Murtoriu et ma réaction ne cherche qu'à souligner les difficultés de traduction particulièrement flagrantes lorsqu'il s'agit d'un titre et d'un titre se résumant à un seul mot.
Je précise tout de suite ( il vaut mieux jouer les démineurs avant de s'exprimer sur ce site ! ) que critiquer la traduction d'un titre ce n'est ni agresser les traducteurs – ni l'auteur qui a peut-être approuvé ou même initié ce choix - , ni me mêler de ce qui ne me regarde pas : ayant lu le livre en langue originale, il ne me semble pas abuser de mes droits de lectrice ! Et, surtout, j'aimerais bien que tous ceux qui ont lu Murtoriu puissent donner aussi leur avis sur cette traduction.

La traduction est un exercice difficile et traduire littéralement Murtoriu par Le glas , 2 syllabes à la consonnance peu heureuse, ne rendait pas toutes les connotations du titre corse originel , un titre m' évoquant le « morituri » latin (« ceux qui vont mourir »). Cette sonnerie du glas qui résonne sur les champs de bataille annonce en effet, bien au-delà des morts de la guerre de 1914, la tragique répercussion à venir d'un conflit rendant les campagnes exsangues : la mort de toute une société rurale traditionnelle , la disparition d'un monde...
Ballade des innocents retient , certes, un élément essentiel du roman: l'hommage aux innocents , aux humbles , à ces coeurs nobles et pur non pervertis par l'individualisme , sans complaisance pour le mal dont Mansuetu est le dernier représentant , un personnage s'affirmant comme le symbole de cette société rurale disparue et un peu idéalisée . Face au matérialisme qui envahit le monde moderne, le terme évoque aussi l'innocent russe, dostoïevskien, qui dans sa simplicité semble plus proche de Dieu, ou du moins d'une certaine spiritualité.
Mais ce titre français évacue la violence de la mort , d'autant plus que la ballade , poème ou forme musicale, se caractérise plutôt par une certaine douceur faisant appel à la compassion ou à la nostalgie. Et je ne peux m'empêcher de voir également dans cette traduction une touche d'autocensure anticipant les désirs de l'éditeur : la mort n'est pas très vendeuse ... Sans compter que j'ai vu sur Google que La ballade des innocents était le titre d'une chanson d'Enrico Macias !

Et puisqu'il est facile de critiquer sans rien proposer, il me semble que l'on aurait pu peut-être atténuer la sécheresse de la traduction littérale et garder la référence à la mort tout en intégrant le terme « innocents » qui s'avère assez judicieux : « Le glas des innocents » m'aurait personnellement mieux convenu.

Ballade des innocents, traduit du corse par Jean-François Rosecchi, Marc-Olivier Ferrari et Jérôme Ferrari, est actuellement en attente d'édition.

Emmanuelle Caminade.

Norbert Paganelli évoque la qualité de certaines discussions littéraires corses sur le Net : qu'en pensez-vous ?

Je n'interviendrai que dans les commentaires pour participer à la discussion, si elle a lieu.

Je relaie, avec l'accord de l'auteur, les propos de Norbert Paganelli publiés sur son site Invistita à propos des "échanges littéraire sur Internet" (billet du 4 novembre 2011).

Forse, vulerete discutà un pocu di issu sughjettu ? :

Je l’avoue, la réalité est parfois décevante. Non pas la lointaine réalité d’horizons qui ne sont pas les nôtres, non….la réalité d’ici, la nôtre, celle que nous parcourons tous les jours, que nous côtoyons à notre insu ou de manière délibérée…
Comme beaucoup (pas assez il est vrai), je m’intéresse à la littérature et en particulier à la création poétique en langue corse. Je l’ai dit, écrit, répété maintes et maintes fois, ce n’est pas une volonté d’enfermement de ma part mais bien plutôt la conviction que le combat en faveur des langues minoritaires est un combat légitime dont nous avons tout à gagner.
Il va de soi que, dans mon esprit, la frontière séparant la production en langue corse et les écrits portant sur la Corse n’est pas d’une netteté absolue. En fait, un ouvrage sur la Corse ou mettant en scène des Corses va m’intéresser car il m’apparaît évident qu’il convient de mieux se connaître si l’on veut avoir une chance de comprendre le Monde. Comprendre le Monde…Venons-en au fait justement !
Des sites passionnants, des échanges incertains…..

Allant de temps à autres sur la toile, j’y fréquente un certain nombre de sites et de blogs ayant pour thème la littérature. Ce que j’espère y trouver, ce sont des échanges, des points de vue différents du mien, des découvertes…Concernant le monde insulaire, je me dois d’avouer que si je suis heureux de constater le nombre important de blogs et de sites, je suis sidéré d’observer l’énergie négative qui y est dépensée.

Certes, cela n’affecte pas la totalité de ces espaces dont certains, il faut bien le dire, demeurent d’excellente qualité : je pense à Gattivi Ochja de Stefanu Cesari (http://gattivi-ochja.blogspot.com/) qui nous distille avec parcimonie son remarquable savoir faire de traducteur, je pense aussi à Emmilia Gitana (http://emmila.canalblog.com/) de Caroline Ortoli qui présente un vaste panorama de la poésie contemporaine sans oublier l’Invitu de Jean Claude Casanova (http://www.l-invitu.net/) qui est toujours un précieux « road-book » pour parcourir les sentiers culturels de l’île ou encore Puesia in negra è biancu d’Angélique Bazziconi (http://puesie.blogspot.com/), laquelle nous présente les multiples facettes d’une passionnée de langue corse…J’en oublie, bien entendu, et on ne m’en voudra pas de ne point citer tout le monde….
Non, il ne s’agit pas de ces blogs et sites qui bien souvent ne font que nous offrir une production ou une sélection de textes, il s’agit bien plutôt des blogs ouverts à la discussion fonctionnant donc un peu comme des « forums » qui m’attristent dans leur mode de fonctionnement.
Disons-le tout net, je n’incrimine nullement leurs animateurs, ils ont eu la bonne idée de créer ces espaces et il convient de les en remercier, non, ce serait plutôt l’usage qui en est fait qui me pose un problème.

Loin de moi l’idée de penser qu’il soit nécessaire de se prendre au sérieux car il me semble évident que ceux qui sont trop sérieux sont d’une irrémédiable tristesse mais….lorsque la quasi-totalité des discussions est complètement dénaturée par des plaisanteries, des allusions (pas toujours compréhensibles par le commun des mortels),on est en droit de se demander si la juste cause de la création est véritablement honorée.
La création littéraire mérite mieux
Les personnes que je connais et qui font œuvre littéraire en Corse (cela doit être vrai partout ailleurs) sont passionnées par leur démarche, elles ne recherchent ni la notoriété facile, ni l’approbation unanime. Elles font leur travail de créateur dans l’indépendance la plus totale et souvent l’incompréhension du plus grand nombre. Ces gens là méritent, me semble-t-il un certain respect même si l’on ignore, la plupart du temps, ce qu’il faut de travail et de peine pour mettra au monde un modeste ouvrage.

Qu’on me comprenne bien, je ne souhaite pas que les auteurs soient encensés, ils ne le voudraient pas eux-mêmes, mais, simplement, qu’ils soient respectés pour le travail accompli dans la pénombre de leur cabinet, hors des feux de l’actualité.
Or, les dérisions, les plaisanteries un peu lourdes dès qu’on souhaite aborder leurs travaux me semblent ne rien apporter, en termes de valeur ajoutée, à leur entreprise, bien au contraire…Je dirais même que si l’on voulait purement et simplement fusiller la création locale, on ne s’y prendrait pas autrement…
Il ne suffit donc pas qu’il y ait autant de difficultés à éditer un ouvrage, à trouver un lectorat qui se dérobe chaque jour un peu plus, à affronter les sourires amusés des touristes devant les rares librairies présentant des ouvrages en langue corse, il faut aussi que nous assistions, en direct, à cet auto sabotage au nom de je ne sais sens de la « macagne » ?
Mais au fond pourquoi ? Pourquoi cette pratique qui apparaît comme purement et simplement suicidaire ?
Parce que nous sommes des vaincus….
En relisant l’ouvrage de Marc Biancarelli (Vae victis), j’ai eu le sentiment d’y trouver un début d’explication : parce que nous sommes des vaincus et utilisons mille et un subterfuges pour ne pas nous donner les clefs de la réussite. Dévaluer un écrit ou une personne, même sur le mode pseudo comique c’est, de facto, s’interdire de les prendre au sérieux tout en positionnant son discours dans un no mans land aux contours mal définis mais où personne n’est responsable et donc n’encourt aucun risque.

Or ceux qui font acte de création, quels qu’ils soient, prennent un certain nombre de risques : celui de se faire critiquer en tout premier lieu ou de se voir oublier ou encore de se voir taxer de je ne sais quelle complicité avec je ne sais quel réseau.
Ceux qui créent disent, d’emblée, d’où ils parlent, en se dévoilant, en s’exposant et ils ne rencontrent en face d’eux que ces snippers aux discours faciles dont la seule fonction semble d’être d’ amuser un public au demeurant exsangue et médusé.

La création mérite mieux, beaucoup mieux que cela. On ne peut reprocher à ceux qui ne s’y intéressent pas de ne pas participer aux débats. On peut par contre en vouloir à ceux qui font profession de s’y intéresser et qui ne font que ravaler l’acte de créer à un simple hochet destiné à leur faire passer un court et agréable moment.

J’appelle de mes vœux l’émergence d’un espace virtuel pluriel où les échanges et les réflexions, éléments indispensables à la vie culturelle, puissent se multiplier et s’enrichir dans un esprit d’ouverture et de respect, lequel nous fait, aujourd’hui, cruellement défaut.



Norbert Paganelli.