Je montai en toute innocence dans l'avion, attrapai machinalement le Corse-Matin du jour, m'installai. (C'était l'avion de 9 h, pour Ajaccio, au départ de Marignane ; oui, il s'agissait de rencontrer les animateurs de l'émission Inseme Sera, pour une interview, voir billets précédents ; vous l'avez vue au moins cette émission ? Non ? Ah oui ? Bon.)
Que lus-je avec un sourire consterné ? Des syndicats étudiants de l'Université de Corse voulaient annuler une exposition d'un étudiant d'Arts plastiques au prétexte qu'elle serait une insulte aux "valeurs chrétiennes" de la Corse... Bon, je me dis que c'est cher payé pour avoir un débat culturel et artistique en première page de l'unique quotidien de l'île !... J'ai signé (comme vous peut-être) la pétition émanant de l'équipe pédagogique du département Arts de l'université : elle rappelle l'importance de la liberté d'expression. Ceci dit, il faudrait profiter d'un tel incident, désolant, pour (comme le signale de fait la pétition) organiser un débat médiatisé à propos des arts dans l'île. (Je n'ai pas vu l'ensemble de l'exposition de l'artiste malmené, mais pour l'instant la photo incriminée - un sexe d'homme entouré d'un chapelet - ne m'a pas semblé très belle... avis tout à fait subjectif et sans grande valeur ; AJOUT DU 25 NOVEMBRE 2011 : Vu sur Facebook, un lien renvoyant vers le site Roomantic, site consacré à la "sexualité au féminin", qui, me semble-t-il, est le seul lieu sur le Net où l'on peut lire la réponse, précise et développée, d'Anthony Limelette à la censure dont il a été victime : cliquer ici pour lire son interview par "Topper", pseudonyme du créateur de Roomantic). (AJOUT du 29 janvier 2012 : ici un lien pour voir l'émission Via Cultura du 21 janvier 2012, sur France 3 Corse Via Stella ; vraiment intéressante pour discuter plusieurs aspects de cette "affaire").
Bref, l'objet de ce billet est autre (encore que...), puisqu'il s'agit de commencer une série de citation de textes que j'aime (ou que vous aimez, vous vous souvenez que ce blog accueille et publie avec une joie infinie tout message qui répond à ses appels énamourés). Mais attention, ces textes ne sont pas de la littérature corse (si si, il y en a...). Ces textes sont des passages d'oeuvres adorées et possiblement regardées comme des "modèles" pour une future littérature corse (ou comme étant des échos à une littérature corse présente, voire passée).
Une telle série (en fait déjà commencée ici et là sur ce blog) peut faire écho - très modestement - aux lectures extra-insulaires d'un Marcu Biancarelli (Cusmugrafia/Cosmographie, éditions Colonna, 2011) ou d'un Marie-Jean Vinciguerra (Chroniques littéraires, éditions Piazzola, 2010).
Tout cela est évidemment à commenter, littéralement et dans tous les sens...
Je commence par : ULYSSES (1922), James Joyce + Traduction par Jacques Aubert (Gallimard, 2004).
(Oui, je sais c'est le texte publié dans le billet précédent... mais cette fois il est à l'honneur, tout seul, comme un grand, dans son billet à lui.)
—Lend us a loan of your noserag to wipe my razor.
Stephen suffered him to pull out and hold up on show by its corner a dirty crumpled handkerchief. Buck Mulligan wiped the razorblade neatly. Then, gazing over the handkerchief, he said:
—The bard's noserag! A new art colour for our Irish poets: snotgreen. You can almost taste it, can't you?
He mounted to the parapet again and gazed out over Dublin bay, his fair oakpale hair stirring slightly.
—God! he said quietly. Isn't the sea what Algy calls it: a grey sweet mother? The snotgreen sea. The scrotumtightening sea. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, the Greeks! I must teach you. You must read them in the original. Thalatta! Thalatta! She is our great sweet mother. Come and look.
Stephen stood up and went over to the parapet. Leaning on it he looked down on the water and on the mailboat clearing the harbourmouth of Kingstown.
—Our mighty mother! Buck Mulligan said.
He turned abruptly his grey searching eyes from the sea to Stephen's face.
—The aunt thinks you killed your mother, he said. That's why she won't let me have anything to do with you.
—Someone killed her, Stephen said gloomily.
—You could have knelt down, damn it, Kinch, when your dying mother asked you, Buck Mulligan said. I'm hyperborean as much as you. But to think of your mother begging you with her last breath to kneel down and pray for her. And you refused. There is something sinister in you...
He broke off and lathered again lightly his farther cheek. A tolerant smile curled his lips.
—But a lovely mummer! he murmured to himself. Kinch, the loveliest mummer of them all!
He shaved evenly and with care, in silence, seriously.
Stephen, an elbow rested on the jagged granite, leaned his palm against his brow and gazed at the fraying edge of his shiny black coat-sleeve. Pain, that was not yet the pain of love, fretted his heart. Silently, in a dream she had come to him after her death, her wasted body within its loose brown graveclothes giving off an odour of wax and rosewood, her breath, that had bent upon him, mute, reproachful, a faint odour of wetted ashes. Across the threadbare cuffedge he saw the sea hailed as a great sweet mother by the wellfed voice beside him. The ring of bay and skyline held a dull green mass of liquid. A bowl of white china had stood beside her deathbed holding the green sluggish bile which she had torn up from her rotting liver by fits of loud groaning vomiting.
Traduction en français par Jacques Aubert (édition Gallimard, 2004) :
- File-moi donc ton tire-jus, que j'essuie mon rasoir.
Stephen se laissant faire, Buck Mulligan sortit un mouchoir sale et tout chiffonné qu'il tint par un coin pour l'édification des foules. Il essuya la lame de rasoir avec soin. Puis, contemplant le mouchoir, dit :
- Le tire-jus du barde. Une nouvelle couleur artiste pour nos poètes irlandais : vert-morve. On peut presque la déguster, pas vrai ?
Il monta à nouveau au parapet et contempla les lointains de la baie de Dublin, sa chevelure blonde, chêneclair, légèrement agitée par le vent.
- Bon Dieu, fit-il tranquillement. Est-ce que la mer n'est pas, comme le dit Algy, une mère grande et douce ? La mer vert-morve. La mer serre-burettes. Epi oinopa ponton. Ah, Dedalus, les Grecs. Il faut que je t'apprenne. Il faut que tu les lises dans l'original. Thalatta ! Thalatta ! C'est notre grande et douce mère. Viens voir.
Stephen se leva et s'approcha du parapet. S'y appuyant, il plongea le regard sur l'eau et regarda le paquebot-poste qui doublait l'embouchure du port de Kingstown.
- Notre mère toute-puissante, dit Buck Mulligan.
Brusquement le regard inquisiteur de ses yeux gris, quittant la mer, se tourna vers le visage de Stephen.
- La tante pense que tu as tué ta mère, dit-il. C'est pour ça qu'elle ne veut absolument pas que je te fréquente.
- Quelqu'un l'a tuée, fit Stephen sombrement.
- Tu aurais pu te mettre à genoux, sacrebleu, Kinch, quant ta mère mourante te l'a demandé, fit Buck Mulligan. Je suis hyperboréen tout comme toi. Mais quand on pense que ta mère t'a supplié dans son dernier souffle de t'agenouiller et de prier pour elle. Et que tu as refusé. Tu as quelque chose de sinistre...
Il s'interrompit et étala à nouveau légèrement de la mousse sur son autre joue. Un sourire tolérant lui retroussa les lèvres.
- Mais quel charmant cabot, mumura-t-il à part lui. Kinch, le plus charmant cabot de toute la bande.
Il se rasait à traits unis, avec soin, silencieux, sérieux.
Stephen, un coude posé sur les aspérités du granit, appuya sa paume contre son front et contempla le bord effrangé de sa manche de veste noire et lustrée. Une souffrance, qui n'était pas encore une souffrance d'amour, lui rongeait le coeur. Silencieusement, elle était venue à lui en rêve après sa mort, son corps dévasté flottant dans ses vêtements mortuaires de bure, d'où émanait une odeur de cire et de bois de rose, son haleine, qui s'était penchée sur lui, muette, pleine de reproches, une faible odeur de cendres mouillés. À travers le bord élimé de la manchette il apercevait cette mer saluée comme une grande et douce mère par la voix repue qui se faisait entendre à son côté. Le cercle de la baie et de l'horizon contenait toute une masse liquide d'un vert terne. Un bol de porcelaine blanche était resté près de son lit de mort, qui avait recueilli la bile verte et glaireuse arrachée à son foie pourrissant dans des accès bruyants de vomissements ponctués de gémissements.
(la photo : ne vous inquiétez pas, je ne sais pas si cela va durer, ce retour des photos décalées...)
Passionnant à lire, et instructif pour le cas corse : l'ouvrage de Pascale Casanova intitulé "Beckett l'abstracteur. Anatomie d'une révolution littéraire" (Seuil, 1997).
RépondreSupprimerNotamment concernant la méthode d'analyse littéraire, ceci :
"La lecture interne, telle qu'elle est pratiquée d'ordinaire, permet de comprendre le "comment" d'un texte littéraire, c'est-à-dire de démonter sa mécanique interne. Mais elle ne pose jamais la question de son existence même (de son existence plutôt que rien), la question de savoir "pourquoi" il existe sous cette forme-là. Elle s'empêche ainsi de comprendre les ruptures dont le texte procède, les termes du débat implicite dans lequel il s'inscrit, bref, son histoire spécifique." (page 33)
"Au contraire de ce qu'affirme, en effet, la critique d'inspiration blanchotienne, qui l'a coupé de toute son histoire, Beckett appartient d'abord , au moins avant son exil et sa rupture (qui sont, eux aussi, le produit de son itinéraire dublinois), à l'univers littéraire irlandais. Son oeuvre, il est vrai, s'autonomise de plus en plus, découvre et affirme sa logique propre et perd sa dépendance directe à l'égard de l'espace littéraire originel. Mais on ne peut comprendre l'ensemble des choix décisifs qu'il accomplit, le processus de ses recherches esthétiques, qu'à partir de sa position dans son univers initial." (page 34)
Je trouve que c'est un biais qui serait passionnant pour étudier les oeuvres corses : analyser leurs conditions d'émergence dans les champs littéraires et historiques concernés, pour mieux comprendre comment elles s'autonomisent comme objets littéraires. Non ?
Suite du commentaire suivante. Pascale Casanova analyse comment Beckett se positionne contre les tenants de la littérature irlandaise de son époque (années 1930) et contre les Irlandais qui ont décidé, à Londres, d'intégrer les modèles littéraires anglais. Puis elle évoque le maître et ami de Beckett, Joyce et dit ceci :
RépondreSupprimer"Beckett refuse donc l'idéologie et l'esthétique osianiques, mais n'en adhère pas pour autant au modèle anglais. La reconnaissance depuis le début du siècle d'une nouvelle littérature de langue anglaise en Irlande - notamment par la critique londonienne - n'empêche pas sa dépendance (historique, politique et littéraire) à l'égard de Londres. Cette dépendance met les écrivains devant un choix difficile : soit participer à l'élaboration de cette nouvelle littérature nationale dans les termes esthétiques imposés par le débat irlandais, soit s'assimiler aux normes littéraires anglaises et poursuivre dans la voie du mimétisme dénoncée par Joyce au début d'"Ulysse" lorsqu'il définit comme un symbole de l'art irlandais un "miroir fêlé de bonne à tout faire"." (page 50)
Encore une fois, l'exemple de Beckett et Joyce semble intéressant pour une voie possible de la littérature corse, fuyant deux voies antithétiques : une littérature qui aurait un programme d'illustration identitaire en utilisant toujours les mêmes formes et tonalités ; une littérature qui ne ferait que reproduire des formes fournies par la littérature publiée en France (écrite en français ou traduite). La troisième voie c'est celle d'une invention littéraire, qui se nourrit à de multiples sources.
Comment ? Cette voie a déjà été empruntée ? Ah bon, mais par qui ? (Une petite plaisanterie pour finir, c'est toujours mieux, non ?)