Voici (merci à lui) une nouvelle lecture de ce (très grand) roman - enfin, en tout cas beaucoup de lecteurs aiment ou adorent ce livre et le disent - qu'est "Murtoriu" de Marcu Biancarelli (rappelons qu'écrit en langue corse, publié en 2009 chez Albiana, il est maintenant traduit en français et publié chez Actes Sud, 2012 et que nous souhaitons ardemment qu'il gagne de très nombreux lecteurs dans et hors de l'île ! Simplement pour voir comment ce qui se fait de meilleur en littérature corse est reçu, ici et là, voire partout dans le monde... ah, l'attente d'une traduction en anglais, en espagnol, en arabe, en chinois, etc etc...).
Bref, voici les propos de Ruclì (que vous pouvez aussi trouver sur le site The Old Pievan Chronicle ; ce qui explique un vocabulaire parfois un peu leste, n'en prenez pas ombrage) en espérant qu'ils susciteront réactions, discussions, bavardages innocents ou polémiques passionnantes, etc etc...
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Murtoriu ? Pfff !
Difficile, mission impossible même, de faire la critique d’une œuvre d’un écrivain que l’on connait ; d’abord parce qu’on n’est pas objectif, et ensuite parce que même si on arrive quand même à un minimum d’objectivité, il y a le risque de se faire traiter de lèche-burne si on est trop complaisant, ou, si au contraire, on est un peu sévère, de se faire ensuite insulter par l’auteur en question.
Quelle importance après tout ? De toute manière, il n’existe pas de critique parfaite comme il n’existe pas d’œuvre parfaite quelle qu’elle soit, et tout le monde s’en branle de toute manière.
La première fois que j’ai entendu parler d’un certain Marcu Biancarelli, c’était il y a dix ans. C’était à propos de la parution d’un livre écrit en corse dont le titre – sibyllin – était alors « Prighjuneri ». Mais à l’époque, je n’étais qu’un sale gamin immature, peu intéressé par la lecture, et ma mauvaise compréhension de la langue corse m’en aurait, de toute manière, interdit la lecture.
Quelques années plus tard, j’ai entendu parler de « 51 Pegasi », ouvrage au nom invraisemblable, surtout pour qui n’est pas féru d’explanétologie, et dont le contenu l’était plus encore. Que pensais-je alors ? Je n’en sais plus trop rien, mais de toute manière, ça n’a pas une grande importance, car j’étais alors une belle petite enflure imbue d’elle-même et pétrie de certitudes à la con sur la vie et son sens. En cela, j’ignore si j’ai beaucoup changé, mais au moins ai-je pris conscience de ma nature profonde de salopard dans l’âme, et c’est déjà pas si mal, car avant d’espérer changer le monde, pour bâtir un soi-disant « monde meilleur » (un cornu, sì !), il faut d’abord se changer soi-même, car si le monde est aussi pourri qu’il l’est, c’est bien parce que nous le sommes tous, y compris vous-même qui me lisez en cet instant précis de votre existence sans intérêt, et qui pourtant pensez en être préservés. Pauvres naïfs !
Que dire de Marcu Biancarelli ? Que pourrais-je en dire d’objectif qui ne fasse pas appel à mon vécu personnel totalement dérisoire ? En fin de compte, rien du tout, car à partir du moment où on connait quelqu’un, aussi peu soit-il, on cesse d’être objectif en ce qui le concerne. Je dirais simplement que c’est un auteur prolixe, il est vrai, et ses ouvrages ne plaisent pas uniquement qu’à ses connaissances et intimes, preuve s’il en est, d’un certain talent. Je peux difficilement m’exprimer sur son style, sur sa manière d’écrire, sur la forme de son œuvre, que je trouve pourtant quant à moi bonne, car je ne suis pas un assez bon juge en la matière au vu de la pauvreté de ma culture littéraire. De toute façon, dans un roman, le style ce n’est pas le plus important à mon sens, car l’âme du livre, ce n’est pas sa forme, mais bien le fond.
Et là, en la matière, nous sommes servis.
Le sujet de Marcu Biancarelli est invariablement grave, parfois sinistre, parfois cynique, souvent dramatique, quelques fois tragiques, et avec cette omniprésence d’un humour très sombre pour illustrer des personnages pathétiques, des personnalités minables, des lieux sans aucun intérêt, un monde nul à chier que l’on voudrait voir disparaître tant il ne vaut rien, et ses stupides habitants avec. Et pourtant, ce monde, c’est le nôtre, et ses stupides habitants indignes de vivre, c’est nous, nous tous.
Car c’est là la plus extraordinaire qualité de l’écriture du fakir d’Agnaronu, c’est qu’elle décrit avec un très grand réalisme ce monde qui est le nôtre, cette terre qui est la nôtre ; un réalisme si parfait qu’il en est effrayant, voire rebutant, comme peut l’être un miroir qui nous renvoie de nous une image si hideuse que l’on accuse alors le miroir, qui pourtant n’y est pour rien, si nous nous voyons dans notre esprit bien plus beaux que ce que nous sommes dans la réalité. Le miroir n’est là que pour nous dire la vérité sur nous même, à nous qui sommes tous au fond de nous-mêmes des êtres méprisables, des merdes qui se prennent pour des diamants.
Et Murtoriu me diriez-vous ? Murtoriu, c’est un peu tout cela : un ouvrage dans la plus pure lignée de la tradition biancarellienne, un livre que je considère de mon point de vue forcément non-objectif comme bon, voire plus encore, qui peut en déranger certains, surtout les êtres les plus obtus et les plus pétris de certitudes, ces imbéciles heureux qui croient que la vie est en noir et blanc, persuadés de la haute justesse de leurs idées ou idéologies ridicules. Cela dit, je considère cela comme une bonne chose que l’œuvre puisse déplaire, car il n’y a rien de pire pour une œuvre que de plaire à tout le monde, à toute cette foule grouillante et bruyante, d’êtres humains égoïstes et décérébrés, dont nous sommes nous-mêmes également, des représentants ordinaires.
Oui, Murtoriu, c’est un peu tout cela, et beaucoup plus encore.
Le livre commence de façon très abrupte, par la description du personnage principal, Marc’Antone, qui, à mon humble avis, n’est rien de plus qu’une sorte d’allégorie de l’auteur, avec qui il présente quelques similitudes troublantes, tant dans leur façon de voir la vie, que dans leur dégoût partagé du temps présent et de ses miasmes, sans pour autant se complaire dans un passéisme ridicule, hypocrite, opportuniste, et parfois taché de relents de fascisme. Pourtant, bien des choses les séparent, ne serait-ce que les brillants succès littéraires de Biancarelli, en prose, comparés aux ridicules – du moins est-ce la vision qui s’en dégage – élucubrations poétiques de Marc’Antone. Sans compter que Marc’Antone donne clairement l’impression d’être un raté, ce qui ne me semble pas être le cas de Marcu Biancarelli (sujet sur lequel il est le seul à pouvoir statuer).
D’emblée, le narrateur (et l’auteur ?) exalte son dégoût du monde. Dégoût de l’être humain, dégoût de la minable société actuelle, des convenances, des schémas logiques d’une logique parfois – trop souvent – imposée. Dégout de tout, apparemment. Tel se présente le premier chapitre.
Le second chapitre est dédié à deux malfrats encore plus médiocres que le reste de l’Humanité, chez qui il n’y a pas la moindre trace de positif. Deux sous-merdes bien nustrale, caricature de ce que la Corse d’aujourd’hui peut engendrer de pire, au-delà des mythes kyrnoangéliques de la « perfection » d’une pseudo « race corse » parée de toutes les vertus.
Mais cessons-là la description du roman chapitre par chapitre. D’une part parce que ça casse le rythme de ma critique, ensuite parce que ça casse le suspens, et enfin, parce que ça casse les couilles.
Le narrateur, immergé tout entier dans un monde qu’il n’aime pas, dans lequel il ne peut rien faire, et pour lequel il ne peut rien, vit en ermite dans un coin paumé, loin de tout, loin de la ville, de la crasse, physique et spirituelle, loin de ce qu’il hait le plus, dans un microcosme qu’il espère différent, mais où tout est reproduit à plus petite échelle, qu’il espère un havre de paix, mais où le tragique se trouve pourtant présent, aux aguets.
Heureusement, il y a aussi des instants de bonheur, notamment avec ses amis plus ou moins proches, Trajan, et son frère un peu limité, qui est pourtant peut-être le personnage le plus pur – mentalement parlant – et le plus attachant du roman, et quelques autres. On retrouve la description de ses escapades dans la « nature » où cet homme tourmenté parvient à accéder à un semblant de paix dans l’âme, rares moments de sérénité placés sous le signe d’un « Nature writing » dont l’auteur est lui-même si friand.
Et puis, il y aussi, entremêlé, le souvenir du passé, du grand-père qui a fait la grande guerre et son cortège de souffrance, qui dans un premier temps pourtant, sous la plume de Marcu Biancarelli paraîtraient presque devenir jouissive par rapport au reste de l’histoire. Dans un premier temps seulement, car au fil des chapitres et des narrations, on finit légitimement par basculer au-delà même de la notion d’horreur.
Et puis il y a ces débats philosophiques, dialogues ou narration, majoritairement tournés vers le thème de l’absurdité du monde – thème que n’aurait certainement pas renié Camus – et qui à mon sens, malgré leur valeur littéraire supérieure, assombrissent beaucoup les passages plus légers. Mais c’est là une constante du roman : on saute allégrement de la légèreté à l’obscurité, de la joie à la morosité, presque sans transition.
On repasse ainsi, par d’étranges sautes stylistiques à la grande guerre où l’homme semble arriver au bout de l’enfer, de la nuit, de sa condition, et puis ensuite aux pérégrinations nulles des deux minables, pour ensuite revenir à une certaine écriture critique et dénonciation de la réalité, du présent, mais qu’est-ce que le présent, sinon la continuation du passé ? Le plus étrange reste la critique de la notion même de critique. On a l’impression de se noyer.
Mais ce qui fait précisément que Murtoriu est un bon livre, c’est que malgré son pessimisme presque chronique comme dans tous les ouvrages de Marcu Biancarelli, il est néanmoins profondément humain. À coté de ça, le roman en lui-même est sinistre, il est glauque, et c’est bien ça qu’on adore !!!
Cependant, s’il y a un point sur lequel je ne partage pas, mais alors pas du tout le point de vue exprimé, c’est bien en ce qui concerne les femmes et les relations sentimentales, point de vue que je n’ai pu m’empêcher de trouver blessant à l’égard de la gent féminine, quoique ayant le mérite d’être totalement dépourvu d’hypocrisie. Cependant, peut-être suis-je encore trop naïf pour croire à la force de l’amour entre les êtres (ceci dit, ce n’est pas tellement étonnant dans la mesure où je suis quand même assez candide et naïf pour croire en Dieu ; oui oui !) pour que le point de vue longuement exprimé par le narrateur fût le mien. Sans compter, également, que ce n’est pas parce que le point de vue du narrateur est tel qu’il est forcément, malgré les ressemblances entre les deux hommes, celui de l’auteur (quoique ce ne soit pas la première fois que ce sujet est abordé dans l’œuvre de Marcu Biancarelli).
Ce point, dont vous n’avez très certainement rien à foutre, me paraissait très important à mon sens, à préciser, car c’est, de mon point de vue, quasiment le seul point de divergence que je puisse avoir avec la manière de penser du narrateur qui en cela me ressemble beaucoup, et c’est en cela que le livre m’a plu, pour les même raisons que « Prighjuneri », dans lequel, déjà, je m’identifiais presque totalement au protagoniste principal.
Cela dit, vous n’en avez rien à secouer de mes états d’âmes et je vous comprends.
Sinon, que dire d’autre que je n’aie pas déjà dit concernant l’œuvre ? Que je me suis interrogé sur la raison qui pouvait bien pousser ce doux dingue de Mansuetu à appeler le narrateur « Majesté » tout comme on peut se demander la raison qui pousse ce petit con insupportable de Maroselli à l’appeler « Maître », cette véritable tête à claque haïssable qu’on a envie de tabasser jusqu’à ce qu’il soit à terre, ensanglanté, édenté et évanoui tant il m’est pénible. Ce connard qui m’évoque assez ce que je fus à une certaine époque, il y a quelques années, et que j’espère bien ne plus être (dans le cas contraire, tuez-moi tout de suite, car je ne mériterais pas de continuer à vivre).
Oui, pour en revenir à « Maître » et à « Majesté », je trouve ces deux surnoms, ces deux titres, devrais-je dire, comme tranchant net avec la modestie avérée du narrateur. Mais peut être est-ce là l’expression d’un désir refoulé et secret de l’auteur.
Envie également de parler des citations ; le texte en est émaillé ; tout un tas de citations de tout un tas d’auteurs plus ou moins connus, à tel point que l’on se demande si l’auteur lui-même ne les a pas placées là uniquement pour faire honte à ses lecteurs de leur inculture. En tout cas, ça marche !
Mais passons…
Oui, ce livre peut véritablement aussi se concevoir comme une chronique sociétale d’une société lamentable et ratée, en l’occurrence, de la société corse actuelle, qui n’est pourtant ni pire ni meilleure qu’une autre si ce n’est que nous en sommes les dignes représentants, aussi corrompus que tout le reste. Le narrateur est véritablement révolté contre tout cela, au même titre que peut l’être l’auteur qui réclamait, il y a quelque temps de cela dans la presse, la venue d’un printemps corse. Mais sur ce point, je crois que le narrateur a raison et que l’auteur a tort et que la seule chose qui puisse sauver la Corse, c’est un largage de quelques bombes tsars sur tous les points stratégiques de l’île pour un beau nettoyage tout en douceur.
Mais n’approfondissons pas trop dans ce sens, faudrait quand même pas que je passe pour un facho dépressif (ce que je suis peut être au fond de moi-même, mais cela ne vous regarde pas !) et revenons-en au livre…
La scène de confession avec la cousine du narrateur est bonne (!) parce qu’en dépit de son aspect quelque peu embarrassant – pour le lecteur en tout cas – elle adoucit pour un temps la rudesse de l’histoire, et nous rappelle alors que même dans ce monde, on a des havres de calme et d’harmonie. Trompeuse et vénéneuse apparence des choses…
Car en effet, tout cela n’était hélas là que pour mieux préparer le drame, le drame final, la tragédie, la rencontre entre la pureté et le mal absolu. Ce qui se passe alors précisément, je n’en dirais rien pour ne pas couper le suspens à ceux qui liraient ma critique sans avoir au préalable lu le livre (les couillons !), mais la scène est à la fois très dure et très banale, pénible et pourtant, ce n’est là que la triste incarnation d’une violence ordinaire.
Dès lors, tout s’effondre, tout ce qui a précédé n’a plus aucun sens, ou plutôt, prend enfin tout son sens. On sent exploser les sentiments, se libérer du carcan glauque qui les avait retenus prisonniers durant tout le roman, mais cependant dans la sobriété. Le dénouement n’est plus très loin.
Et quel dénouement !
Dans l’inconscient du lecteur ordinaire que je fus, on voit enfin le parallèle avec l’histoire du grand-père. Deux situations pourtant très différentes, mais qui se rejoignent enfin toutes deux sur un nouveau départ, sur une nouvelle vie, dans un monde déchu ou tout est à reconstruire pour peu que quelqu’un s’en trouve la force et la volonté. Les énergies sont enfin libérées de leur carcan glauque et moite, comme un orage qui éclate enfin après avoir menacé pendant longtemps, et alors que le livre crie, on a l’impression que notre âme se vide.
Et ainsi le livre s’achève.