Il faudrait faire un effort (dans mes souvenirs scolaires, pour le dire en corse, on écrit : ci vulerebbe à fà un sforzu, j'espère ne pas m'être trompé, n'hésitez pas à me le dire gentiment...)...
En ce moment, beaucoup de critiques se font jour - ce sont plutôt des mouvements d'humeur - car le monde serait pris d'une folie hystérique, d'un amour inconsidéré et peut-être snob, à propos du dernier roman de Jérôme Ferrari, "Le sermon sur la chute de Rome" (qui a obtenu - mais qui ne le sait pas maintenant - le fameux prix Goncourt). Je ne rappelle pas dans ce billet mon point de vue, développé ailleurs.
J'en reviens plutôt à l'idée qu'il faudrait donc faire un effort pour... regarder autre chose que ce roman ! En discutant sur Facebook, souvent je répète à mes interlocuteurs mécontents de cette situation d'en profiter pour parler des livres qu'ils aiment... et dont la presse ne parle pas, parce qu'ils n'ont pas eu la chance d'obtenir le prix (ce qui d'ailleurs aurait pu arriver à Ferrari lui-même). C'est le très grand avantage d'Internet que de permettre à chacun de prendre la parole et de la diffuser ! Profitons-en !
Je renouvelle donc ici la question, sous cette forme particulière aujourd'hui :
quels ouvrages parus dans l'année 2012 pensez-vous qu'il faudrait mettre en lumière, presque autant, ou autant, voire plus que le prix Goncourt de l'année ??
Je commence, sous forme de devinette : qui a écrit ce texte ?
Ùn hè micca scrittu in corsu issu testu ma forse esiste digià una versione in corsu ; hè statu publicatu in 2012 ; l'autore ùn hè micca cunnisciutu (eiu u cunnoscu appena) ; spergu veramente ch'hà da scrive testi belli è zeppi chì u so primu libru mi pare una prumessa bellissima. Eccu issu strattu :
Moi donc, Jean-Baptiste, ce jour-là, j'étais sur ce rocher en bas du village aux alentours de Vinciò, à quelques pas de l'endroit où un rocher est une mouche géante pétrifiée, je sais c'est une légende mais moi j'y crois. Le soleil était haut dans le ciel, aux alentours de midi. Sur ma gauche entre l'horizon et la côte apparurent une grande voile, deux puis trois, elles glissaient les unes après les autres à gauche de mon champ de vision, quatre, cinq, je n'en avais jamais vu autant six, sept, douze, des bateaux identiques à ceux que j'avais vus dans mon enfance, des Turcs !
Les Turcs, ils accostent, rentrent dans les terres, grimpent dans le piémont, pillent les villages, dévastent et volent tout ce qu'ils peuvent. En partant ils incendient les cabanes et les maisons et détruisent ce qu'ils ne peuvent emporter. Nous durant ces attaques on reste cachés dans les grottes, sous les rochers de granit quelques jours, en attendant qu'ils fassent leur besogne, et, une fois qu'ils sont partis, on reconstruit comme on peut et on part à la recherche des troupeaux qui ont pu leur échapper. La dernière fois, je devais avoir dix ans, ils ont embarqué trois hommes, surpris en plaine quand ils fauchaient les blés, on disait que c'était pour les vendre comme esclaves sur des marchés. Qu'ils vendaient les hommes. Alors quand j'ai vu apparaître cette flotte, j'aurais dû courir vers le village en criant "les Turcs, les Turcs !", mais non. Je suis resté là et j'ai continué à compter. Je voyais bien qu'aucun navire ne s'apprêtait à accoster, qu'ils continuaient à longer la côte plein Sud, trente, j'étais captivé, des navires j'en avais déjà vu mais jamais autant, là ils dépassaient les cinquante, ils s'étiraient sur tout l'horizon et une brise régulière de Nord-Est les accompagnait. J'ai pensé un moment qu'ils allaient mouiller dans la baie de Purtivechju, mais non, ils ont continué leur route, ils étaient désormais une soixantaine, une très longue file, a priori ils n'allaient pas nous attaquer en montagne, peut-être une razzia dans la plaine d'Afretu ou plus loin ?
La journée s'écoulait comme ça et je ne bougeais pas de mon chaos rocheux. J'avais laissé courir les chèvres qui de toutes manières allaient revenir devant la maison à la fin du jour, c'était un troupeau ancien mené par de vieilles chèvres qui avaient imité d'autres chèvres, elles avaient un parcours de pacage éternel. Les navires disparaissaient peu à peu derrière le cap de la Chjappa, j'avais l'impression qu'un rêve s'effaçait, l'impression de rater quelque chose, une vague immense s'évaporait. Jusqu'où iront-ils, je veux le savoir ! J'ai pris le chemin de la plaine, celui du retour, de la fin de l'estive qui nous ramenait chaque automne à Arca, tant pis pour la famille, ils comprendront, j'ai marché jusqu'à la nuit et encore un peu plus pour arriver à la maison, là dans la chaleur de l'été je me suis couché dans le noir. Le village était désert, tout le monde était en montagne, le silence. Au milieu de la nuit je suis allé finir ma nuit dehors, tourmenté que j'étais par une attaque possible des Turcs. Aussi je suis parti bien avant le jour en direction du Sud, comme les bateaux. Je savais que je me mettais en danger, mais en danger de quoi ? Il faut dire qu'à cette époque je n'avais peur de rien. Je n'étais pas soldat, presque un enfant, j'avais pour seule arme ma serpe. S'ils m'attaquent je ne chercherai pas à résister. Pour le reste ce ne sera pas pire que cette vie sans relief, le travail, le quotidien tellement épais que chaque jour est identique, des gestes réglés, puis viendra un mariage avec une fille du village d'à côté, des enfants, la terre, un destin, les animaux, les épidémies, la montée en montagne, la descente en plaine, les fêtes les deuils... tout cela. Ce n'était pas tant cette vie qui me pesait, mais l'âge adulte arrivant le sentiment de révolte m'étreignait, la colère m'épuisait, la soumission à cet ordre me devenait insupportable.
Je suis arrivé dans l'après-midi, tout au long du chemin j'ai croisé des soldats qui marchaient vite et disaient "Ils sont là, ils ont débarqué avec des Français, ils sont des milliers" et ces mots plutôt que de me terrifier ne faisaient qu'accélérer mon pas. Dans la baie de Santa Amanza j'ai vu une nuée de navires collés les uns aux autres, j'avais de la chance, leur route s'était arrêtée là, c'étaient eux que je suivais depuis deux jours.
Les grands navires étaient entourés de barques qui déchargeaient les hommes et le matériel, des animaux aussi, des bêtes de somme et des chevaux. Il y avait sur la plage une myriade d'hommes plus ou moins en armes qui s'affairaient à débarquer tout ça, il y en avait aussi de complètement nus qui debout dans l'eau portaient des charges sur leurs têtes ou menaient des bêtes. Je me suis approché sans crainte. Un soldat m'a saisi et m'a dit dans une langue qui m'était alors inconnue quelque chose que je ne compris pas en me jetant dans les bras une caisse, puis me fit le geste de charger un tombereau. Il y avait dans les portefaix des Corses, je reconnus quelques connaissances "on a été capturés et emmenés ici pour leur servir de main d'oeuvre, fais ce qu'on t'indique et ça ira". Une fourmilière humaine.
Les soldats étaient remarquables, pleins de couleurs comme les oiseaux d'Afrique, bleu, jaune, rouge, vert ; les Turcs avaient la tête enturbannée, les Français portaient des bonnets ou des casques, certaines avaient des rayures blanches et noires sur leurs manches. Les officiers à cheval étaient grandioses, des statues de Saint Georges animées ! L'un d'entre eux me frôla, c'était Giacomo Santo da Mare un seigneur du Cap corse qui avait choisi de combattre Gênes, il était gigantesque, aux bras et aux jambes longues et, le paraissait encore plus dressé sur son cheval, un cavalier altier qui donnait envie de le suivre dans n'importe quel combat. Ça parlait toutes les langues et ça communiquait "comme on pouvait", mais ça fonctionnait, je reconnaissais des bouts de phrases des mots, ou rien, selon que mes compagnons fussent corses, gascons, français ou turcs. Les Turcs me faisaient rire avec leur langue incompréhensible et leur allure, ils ressemblaient à des personnages de carnaval, certains connaissaient un peu le latin ou d'autres langues. D'aucuns bien que vêtus à la mode orientale étaient corse, provençaux, sardes, catalans, siciliens, crétois... "Bonfiacio, attaquer Bonifacio ! attaquer Bonifacio !", un grand bonhomme au crâne lisse et à la peau brune me criait ça en riant, il était juché sur la mule de tête d'un attelage de six, il me fit signe de le rejoindre en tapant sur la croupe de la bête voisine, il criait quelque chose que je ne comprenais pas. Me voici donc sur le dos d'une mule immense, fier, ma serpe à la taille, à la tête d'un attelage tel que je n'en avais jamais vu qui traînait un canon et pour compagnon un vieux Turc aux dents et au costume colorés. Mustafa il s'appelait, il devait avoir l'âge de mon père, il parlait sans arrêt tantôt à moi, tantôt aux mules, aux roues, il parlait même au canon, sur la piste il criait sur les soldats à pied pour les faire s'écarter devant sa majesté ou pour leur demander de l'aide pour pousser le chariot dans les passages scabreux, quand il ne parlait pas il chantait des airs de chez lui, il me tapait sur l'épaule pour me demander de l'accompagner en rythme du pas des bêtes et riait, comme il riait, on a ri tout au long de la route qui nous menait en vue des murs de Bonifacio.
Voilà, je suis prêt à trouver des défauts à ce texte, mais ce qui me convainc, c'est un certain souffle, un plaisir de la narration, du merveilleux dont on s'attend à ce qu'il tourne au terrible et au sanglant (toujours à proximité de ce très fameux Muscone d'Avretu !...). J'aime - positivement - les processus de métamorphose : et la figure de Jean-Baptiste, solitaire enfant soumis, devenant cet être hybride, presque un centaure à la fois comique et formidable, avec les mules et Mustafa, les couleurs et le rire incessant, l'aventure de la guerre, canon et serpe !
Qui trouvera le nom de l'auteur et le titre du livre ?