samedi 15 décembre 2012

Ma lecture d'un roman qui ne fait pas l'unanimité : "Le sermon sur la chute de Rome"

J'ai lu cet été le roman qui obtint le prix Goncourt début novembre 2012.

Je ne rappelle pas ici l'attente angoissée, et la géniale surprise de l'obtention de ce prix par Jérôme Ferrari ! Quelle joie ! Quel bonheur ! (Puisqu'un tel prix littéraire assure une très grande visibilité au livre, mais aussi à tous les livres de l'auteur, et par la même occasion à la Corse comme territoire littéraire et pourquoi pas à la "littérature corse" !)

Je reviens au livre :

1.
Ma première lecture m'a déçu. J'y ai trouvé une variation alors que j'attendais une nouveauté. Il y a visiblement une volonté de proposer un roman qui travaille en écho avec les précédents  : "Dans le secret" (le retour raté dans l'île, la structure mettant en parallèle différentes époques historiques), "Balco Atlantico" (le personnage de Hayet, le bar), "Un dieu un animal" (l'impossibilité d'interrompre la violence), "Où j'ai laissé mon âme" (le personnage de Degorce, le développement du personnage de Marcel Antonetti). Il y a visiblement la volonté aussi de créer un univers imaginaire, où l'auteur utiliserait tour à tour les personnages et les mettrait plus ou moins en évidence. Cela recoupe la question que l'auteur se pose sur la nature et la vie des "mondes".

Déception donc, peut-être attendais-je trop quelque chose de précis (ou de vague) et le livre réel ne répondant jamais à nos attentes, il faut ensuite faire l'effort de regarder l'oeuvre en elle-même (mais est-ce jamais possible ?).

2.
Donc j'ai relu le roman, avec plus de plaisir que la première fois, j'ai trouvé que la machine fonctionnait bien - elle ne suscite toujours pas mon enthousiasme délirant, ni une très forte émotion (comme pour "Dans le secret" par exemple, ou "Un dieu un animal", ou des nouvelles de "Variétés de la mort") mais tout de même, j'ai trouvé que le livre - malgré une voix qui me paraît parfois trop tyranniquement lyrique - parvenait à faire émerger quelques lieux énigmatiques, que j'appellerais les "limbes" (mot utilisé par l'auteur).
Plus que l'idée reprise à Saint-Augustin ("un monde est comme un homme, il naît, il grandit, il meurt"), c'est cette question de l'absence de monde, entre la disparation de l'ancien et l'attente du nouveau, qui m'a intéressé. Les personnages essaient de vivre leur vie dans ce qui n'est pas un monde.
Voilà ce qui m'a frappé : et les premières pages le disent de façon très belle, avec cette description d'une photographie prise en 1918 (ou plutôt du regard de la mère qui semble regarder en-dehors de la photographie, peut-être vers son mari toujours prisonnier de guerre, ou vers son futur enfant, peut-être confusément désiré).

3.
Voilà, c'est ça que je voulais dire très rapidement dans ce petit billet (pas le temps de développer, ni peut-être l'envie ou la capacité) : toute l'oeuvre de Jérôme Ferrari m'apparaît rétrospectivement (puisque ce livre nous y engage) comme une mise en scène des "limbes" (suscitant notre compassion ou notre rire). La Corse comme territoire littéraire y est présentée comme une absence de monde. Au sens propre, elle n'existe pas (plus et pas encore). J'aime cette oeuvre pour cela. Et c'est le personnage de Marcel Antonetti qui me touche le plus et qui me semble devenir une des figures importantes de l'imaginaire littéraire insulaire.

Puisque Leibniz est cité dans le roman, je me plais à imaginer Marcel Antonetti comme une version déglinguée du personnage de Candide, conduisant diaboliquement - après avoir raté sa vie sur tous les continents - son petit-fils à cultiver la "terre ingrate" de son village, simplement pour le plaisir de le voir échouer ("terre ingrate" est une expression extraite de "Où j'ai laissé mon âme").

Et puis je me souviens aussi que les premières pages évoquent de façon métaphorique la grippe espagnole, et que la métaphore relie ce roman aux chroniques historiques de Giovanni della Grossa, puisqu'avec cette métaphore nous voyons revenir cette très fameuse mouche... u musconu d'Avretu... Continuité et évolution d'un imaginaire... pour évoquer cette non-vie qui est laissée aux survivants. Echapper au monstre ne garantit pas une vraie vie...

Je me souviens des pages sur un corps couvert d'insectes, un corps comme un vaste désert, c'est dans "Aleph zéro", le premier roman de l'auteur), et je lis avec plaisir (même si je trouve l'utilisation du vocabulaire médical un peu trop lourde) la description des corps rongés de maladies dans "Le sermon sur la chute de Rome". Voilà ce qui me frappe : ces livres ne sont pas que nourris d'idées philosophiques, il y a des corps, et les corps en imposent (ou on peut les martyriser)...

Enfin, je dois dire que j'ai été positivement étonné, surpris, et très agréablement, par la dernière scène : puisque nous nous retrouvons avec le vrai Saint-Augustin, à Hippone, en 410 puis en 430... Je trouve cela audacieux et réussi, de faire vivre un personnage historique, en toute fin d'ouvrage, et de lui donner, en quelques pages, une présence aussi palpable que celle des autres personnages. Et à la fin (attention je révèle la fin..), Saint-Augustin lui-même est soumis à son corps, et le doute le ronge. (Conséquence : que faire de ses paroles... et de ses sermons ?...)

Des limbes, où des corps s'agitent et tentent d'exister, entre trop-plein de chair et fantomatique apparition.

Bonne lecture !!!

(Je reviendrai sur les critiques très négatives qui portent sur ce livre, parfois vraiment peu amènes, mais bon, cela fait partie du jeu !)

Je place ici le petit texte que j'ai écrit pour le magazine culturel Zibeline (très riche publication mensuelle sur les activités et politiques culturelles à Marseille et aux alentours) :

4.

La Corse comme terre de fiction et de méditation sur le monde

Ce court et excellent roman a connu un succès critique et public extraordinaire dès sa sortie au mois d’août avant d’être consacré par le prix Goncourt début novembre. L’histoire est celle d’un grand-père, Marcel Antonetti, qui a raté sa vie : issu d’une société brisée par la 1ère guerre mondiale, il échouera à devenir un officier glorieux durant la Seconde et finira fonctionnaire d’un morceau perdu de l’empire colonial français en déliquescence. Fort de ces échecs, il soutiendra le projet délirant et voué à la catastrophe de son petit-fils, Matthieu, et d’un de ses amis, Libero : quitter des études brillantes de philosophie pour ouvrir un bar dans le village corse de leur enfance. Jérôme Ferrari a écrit un roman au lyrisme tantôt cru tantôt compassionnel qui est aussi une méditation métaphysique sur la nature des « mondes » que les hommes créent et croient pouvoir pérenniser. D’où les allusions de plus en plus développées au sermon que Saint Augustin prononça pour tenter de consoler les chrétiens effrayés par la chute du grand empire romain en l’an 410. Jusqu’à une scène finale aussi audacieuse qu’énigmatique. Deux autres bonnes raisons de lire cet ouvrage magnifique : il est une entrée rêvée à l’œuvre entière de cet auteur (six romans et un recueil de nouvelles chez Actes Sud et Albiana) ; il permet à la Corse d’émerger vraiment comme un territoire littéraire aux yeux du plus grand nombre (Lisez Murtoriu de Marc Biancarelli, le chef d’œuvre de la nouvelle littérature corse, traduit notamment par Jérôme Ferrari !)

Le sermon sur la chute de Rome, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2012 (19 €)

François-Xavier Renucci

* Murtoriu, Marc Biancarelli (traduit du corse par Marc-Olivier Ferrari, Jérôme Ferrari et Jean-François Rosecchi), Actes Sud, 2012.
* Pour prolonger la discussion autour de ces ouvrages et de la littérature corse, voir les sites internet suivants : L’or des livres, Pour une littérature corse, InterRomania, Musanostra, Terres de femmes, Invistita, Isularama, Corsicapolar.
* Le 1er décembre 2012, à 18 h, à la librairie Goulard à Aix-en-Provence, débat et signature : « Le Goncourt 2012 à Jérôme Ferrari et ses conséquences sur la littérature corse » ; Eloge de la littérature corse, François-Xavier Renucci, Albiana, 2010. (Ici un petit compte rendu dans le magazine Zibeline).








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