mercredi 28 janvier 2009

Est-ce bien de la littérature corse ?

Vous le savez, ma conviction est faite, et pourtant j'estime qu'elle est absolument discutable.

Oui, la page que je vais citer me semble tout à fait abonder l'ensemble mouvant et très hétéroclite que j'appelle ici "littérature corse". Puisque cette page joue un rôle dans l'imaginaire corse (à discuter là aussi).

Certes, on a beaucoup parlé du miroir déformant de la littérature romantique française, miroir dans lequel la Corse aurait été figée, mais d'une façon ou d'une autre nous avons participé à la fabrication de ce miroir (voir les analyses éclairantes d'Eugène Gherardi sur les sources du "Colomba" de Mérimée, autre livre corse d'importance, dans son étude publiée chez Albiana, "Esprit corse et Romantisme" (2004), particulièrement les pages 248 à 261).

Il va sans dire qu'une telle page joue aussi, bien évidemment, un rôle dans l'oeuvre complète de l'auteur, dans l'histoire littéraire du roman européen et dans la littérature française du XIXème siècle.

Je n'ai pas encore lu ce livre en entier, je ne suis pas allé plus loin que les vingt premières pages, et pourtant, je ne me lasse pas de relire les premières lignes : elles sont occupées par une famille corse, dont le père - qualifié par l'auteur "d'étranger" - cherche à rencontrer Bonaparte, afin de lui demander de l'aide.

Voici les mots de Balzac :

En 1800, vers la fin du mois d'octobre, un étranger, accompagné d'une femme et d'une petite fille, arriva devant les Tuileries à Paris, et se tint assez longtemps auprès des décombres d'une maison récemment démolie, à l'endroit où s'élève aujourdh'ui l'aile commencée qui devait unir le château de Catherine de Médicis au Louvre des Valois. Il resta là, debout, les bras croisés, la tête inclinée et la relevait parfois pour regarder alternativement le palais consulaire et sa femme assise auprès de lui sur une pierre. Quoique l'inconnue parût ne s'occuper que de la petite fille âgée de neuf à dix ans dont les longs cheveux noirs étaient comme un amusement entre ses mains, elle ne perdait aucun des regards que lui adressait son compagnon. Un même sentiment, autre que l'amour, unissait ces deux êtres, et animait d'une même inquiétude leurs mouvements et leurs pensées. La misère est peut-être le plus puissant de tous les liens. L'étranger avait une de ces têtes abondantes en cheveux, larges et graves, qui se sont souvent offertes au pinceau des Carraches. Ces cheveux si noirs étaient mélangés d'une grande quantité de cheveux blancs. Quoique nobles et fiers, ses traits avaient un ton de dureté qui les gâtait. Malgré sa force et sa taille droite, il semblait avoir plus de soixante ans. Ses vêtements délabrés annonçaient qu'il venait d'un pays étranger. Quoique la figure jadis belle et alors flétrie de la femme trahît une tristesse profonde, quand son mari la regardait, elle s'efforçait de sourire en affectant une contenance calme. La petite fille restait debout, malgré la fatigue dont les marques frappaient son jeune visage hâlé par le soleil. Elle avait une tournure italienne, de grands yeux noirs sous des sourcils bien arqués, une noblesse native, une grâce vraie. Plus d'un passant se sentait ému au seul aspect de ce groupe dont les personnages ne faisaient aucun effort pour cacher un désespoir aussi profond que l'expression en était simple; mais la source de cette fugitive obligeance qui distingue les Parisiens se tarissait promptement. Aussitôt que l'inconnu se croyait l'objet de l'attention de quelque oisif, il le regardait d'un air si farouche, que le flâneur le plus intrépide hâtait le pas comme s'il eût marché sur un serpent. Après être demeuré longtemps indécis, tout à coup le grand étranger passa la main sur son front, il en chassa, pour ainsi dire, les pensées qui l'avaient sillonné de rides, et prit sans doute un parti désespéré. Après avoir jeté un regard perçant sur sa femme et sur sa fille, il tira de sa veste un long poignard, le tendit à sa compagne, et lui dit en italien : - Je vais voir si les Bonaparte se souviennent de nous.

Cela a été écrit en 1830, le texte s'intitule "La vendetta" et même si j'ai parfois l'impression de lire "Astérix en Corse" en moins drôle (l'"air farouche" sera repésenté chez Goscinny et Uderzo par des éclairs jaillissant des yeux), je me dis qu'il est bien vu - puisque notre peuple a notamment le génie de la fabrication des ruines - de placer cette famille "auprès des décombres d'une maison récemment démolie".

Cette famille, cette maison. Elles forment ensemble une figure. Et si je la complète avec la présence encore invisible de Bonaparte qui se trouve à l'intérieur des Tuileries, alors Destruction et Construction se trouvent intimement liées : à cette époque Napoléon est consul et remet en chantier l'aile nord du Louvre, mais la famille corse qui vient se rappeler à son souvenir apporte avec elle une histoire pleine de dévastation et de meurtre.

Dans une petite littérature comme la littérature corse (dont les conditions de naissance et de vie sont difficiles), il est peut-être intéressant de suivre les métamorphoses de ce thème ambivalent de la "maison récemment démolie"...

Qu'en pensez-vous ?

3 commentaires:

  1. Non, pour moi ça n'est pas de la littérature corse. Je comprends le point de vue de François Xavier qui laisse entendre que la lecture d'auteurs français qui ont écrit sur la Corse ait pu avoir des rebonds créatifs chez les écrivains insulaires, voire même sur la culture corse en général (Mérimée, l'honneur, la vendetta, etc.). Pour autant, si chaque fois qu'un auteur corse est allé puiser des sources dans une autre littérature, on étend ainsi le champ de ce qu'on appelle "littérature corse", on aura pas fini. D'ailleurs j'ai un peu peur qu'en procédant ainsi on noit réellement le concept et qu'à la fin il ne veuille plus rien dire.
    Je me suis par exemple inspiré de Fante, Dostoievski ou Mc Carthy dans mes textes. Doit-on intégrer ces auteurs dans les vastes cercles de la littérature corse ? Boswell a écrit sur la Corse au XVIIIe siècle... C'est de la littérature anglaise ou de la littérature corse ? Etc.
    Mon point de vue c'est que la littérature corse c'est une littérature écrite par des Corses. Des Corses dont les diversités d'appartenance ou d'expression sont déjà suffisemment complexes et subtiles pour qu'on ait besoin d'invoquer Balzac ou Mérimée.
    Donc pour moi il ne faut pas confondre "littérature corse" et "littérature sur la Corse".
    En tout cas FX a raison de poser des questions et de permettre ce genre de débats. Longue vie à ce blog !

    Marcu Biancarelli

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  2. Bon.. je voulais dire "noie", bien sûr... Hummm...

    MB

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  3. Je me rangerais bien aux arguments de Marcu : la littérature corse est écrite par des Corses (en quelque langue que ce soit, d'où qu'ils viennent, où qu'ils aillent et quel que soit le sujet abordé) et il y a des littératures sur la Corse (écrites par des auteurs non Corses, en français, en allemand, en italien, en anglais, etc. et parlant de la Corse).
    Cependant, les écrits des auteurs français au XIXème siècle sont un cas un peu particulier puisque la Corse participe de cet ensemble français d'une façon ou d'une autre (par la langue, par la vie politique, culturelle, sociale, etc.). Les écrits de la littérature française, et plus encore, ceux concernant la Corse ("Colomba", "Mateo Falcone", "La vendetta", "Les frères corses" pour ne citer que les stars) nourrissent donc notre imaginaire ou le font réagir singulièrement.
    J'en veux pour preuve que "Colomba" de Mérimée est réutilisé par G. Thiers avec "Ma chì Culomba ?" (pièce dont je ne connais que le titre, désolé), par Jérôme Ferrari (une nouvelle de "Variétés de la mort", intitulée précisément "Colomba" met en scène un délire d'identification d'un Corse avec l'oeuvre maudite), par Francis Aïqui qui va jusqu'à actualiser et mêler deux de ces oeuvres : "Les frères corses" et "Colomba" dans la pièce justement nommée "Les frères corses"... (pour évoquer en plus les affrontements entre nationalistes au début des années 90).
    Disons que dans une cartographie de l'imaginaire littéraire, nous pourrions parler des marges de la littérature corse, marges avec lesquelles les auteurs corses discutent, négocient (ou bien n'entretiennent aucune relation).
    Bien sûr, il ne s'agit pas non plus pour moi de chercher à annexer de "grands" auteurs à la littérature corse pour lui donner une aura quelconque.
    Enfin, pour revenir aux influences nombreuses et maintenant mondiales qui poussent les auteurs corses à écrire, voilà un sujet qui me semble très intéressant. Notre littérature a connu suffisamment d'aléas pour maintenant élever ses voix (attention, passage lyrique, mon péché mignon) dans le concert international (pas uniquement francophone ou anglophone, d'ailleurs).
    Une anecdote personnelle, pour finir, et qui montrera que la littérature corse n'a pas de frontières : Marcu Biancarelli a un pseudo sur son blog, "Stavrò" (issu de Stavroguine). C'est le nom d'un personnage fascinant d'un roman de Dostoïevski qui fait partie des grands chefs-d'oeuvre de la littérature universelle (oui, celle qui englobe aussi la littérature corse). Je n'avais jamais lu jusqu'à maintenant de livres de cet immense auteur russe du XIXème siècle : c'est presque une honte, je sais bien mais finalement j'ai lu "Les démons" (autre titre possible, "Les possédés") à cause de ce pseudonyme et qu'est-il arrivé ? Eh bien, j'ai adoré ce roman, je le trouve sublime, le personnage narrateur est magnifique de veulerie et de curiosité (il me fait penser au personnage narrateur du "Maître de Ballantrae" de Stevenson). J'ai aimé ce livre comme l'institution me le montre très justement, un des sommets de l'expression littéraire de notre fragile espèce humaine mais je l'ai aussi lu (et cela ne me semble qu'un enrichissement, pas une réduction) comme un livre sur la Corse, que j'ai lu avec un prisme corse, en sachant qu'un auteur corse dont j'aime les livres avait endossé le nom d'un de ses personnages : je pense à la question de l'esprit provincial, à la dialectique subtile d'espérance et de haine que la communauté en question entretient avec ses éléments partis ailleurs, revenus on ne sait trop pourquoi, engagés dans de sombres intrigues et complots, la question du désespoir collectif, les galeries de personnages extravagants, etc. Tous aspects que l'on retrouve avec le personnage de "Prighjuneri" et de "51 Pegasi, astru virtuali".
    Et cela beaucoup plus que le seul élément de couleur locale corse que Dostoïevski utilise lui aussi, comme Mérimée et Maupassant et les autres et que l'on trouve à la page 10 du volume 2 de la collection Babel chez Actes Sud, dans la traduction superbe de Markowicz : "On disait même, dans certains coins, qu'il allait y avoir, peut-être, un meurtre dans notre ville, que Stavroguine n'était pas homme à supporter une injure pareille, qu'il tuerait Chatov, mais d'une façon mystérieuse, comme une vendetta corse. Cette idée-là plaisait." !!
    A bientôt.

    François Renucci

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