Oui, j'ai une furieuse envie de lire de vraies belles analyses littéraires - mixte de plume journalistique pour le plus large public et de regard acéré pour pointer l'enjeu vital d'une oeuvre - de ces vraies belles analyses approfondies qui donnent une perspective, éclairent le passé en passe d'être oublié et éclaircissent un présent saturé d'objets qui se font de l'ombre. (Je me vois, légèrement assoupi dans un large fauteuil, il est presque 15 h, je lis et relis la Corsican Review of Books, sublime mensuel de 150 pages sur papier bible, où la liberté de ton le dispute à l'intelligence et à la finesse des études et des discussions... ah : cette revue existe déjà, dites-vous ? ah, excellent !)
Mais ici, sur ce blog, il est d'abord question de permettre à qui le veut de pointer du doigt une page lue, restée en mémoire, nourrissant nos pensées, disparaissant, revenant, se métamorphosant en nous, nous métamorphosant ; et peu importe si nos façons de désigner cette page sont encore floues - nos murmures sont ceux de l'éveil cotonneux - peu importe car l'essentiel est d'avoir désigné l'objet de nos désirs : la page, le moment, ce petit bloc de temps et d'espace, de bric et de broc, qui, en nous, travaille...
Donc aujourd'hui, sans même quelques explications floues, je pointe cette page de "Nimu" de Jean-Pierre Santini, qui foisonne de trouvailles formelles (et il faut bien que la littérature - qui combine le travail de la forme et la force du regard - fasse son office avec la matière corse). La première fois que je l'ai lue, c'est la surprise qui a dominé en moi, devant l'incongruité de l'invention (cet étrange "dialogue" des frères Capretti) ; et puis j'ai senti qu'il y avait là une trouvaille, une véritable trouvaille formelle capable de dire quelque chose sur l'état de la parole en Corse, toujours vivace, par éclats, mais mettant en scène son impasse. Bref, j'aime cette page, je la trouve géniale : elle me soulève d'enthousiasme (peut-être pas vous ? parlons-en).
(Ah oui, élément aggravant pour mon cas : je n'ai pas encore fini de lire le livre : il faut que j'y retourne !)
Il s'agit du chapitre 55 (de la page 154 à la page 158) :
Le commissaire n'était pas homme à se laisser impressionner par les arrière-mondes. Il ne croyait ni aux mystères, ni aux miracles, toutes formes de dissimulation et de mensonge sous lesquelles le rôle de l'enquêteur consiste précisément à traquer la vérité. L'histoire du monde, depuis la nuit des temps, est comparable à l'anecdote criminelle la plus commune. Sauf que dans l'histoire du monde, le mensonge atteint des proportions considérables au point d'embuer les consciences, des siècles durant, et de provoquer guerres et massacres entre les pauvres gens au nom de constructions hypothétiques que les plus habiles ont placées au ciel, ce qui complique évidemment les procédures de l'enquête. Par définition, les vérités révélées se suffisent à elles-mêmes. Sauf qu'elles sont révélées par quelques hommes pour la multitude et que, dans l'élection même de cette infime minorité, réside le mensonge le plus abject ; celui qui consiste à manipuler les foules au nom du ciel afin qu'une élite - peuples élus, églises et clergés de tous poils, classes dominantes - puisse tranquillement jouir des biens de ce bas monde.
Yann Caramusa ne croyait qu'aux lumières de la raison, de l'intelligence, de la liberté humaine, de la faculté formidable qu'ont les hommes d'établir des liens de causalité et donc de comprendre, peu à peu, tous les phénomènes qui les entourent. C'est pourquoi, au matin de ce cataclysme peu banal qui avait causé des dégâts considérables et modifié brusquement les clartés du jour, il avait gardé son calme, considérant qu'il devait y avoir une explication quelque part. Bien que l'entreprise fût difficile - mais la recherche de la vérité l'est toujours -, en toutes circonstances, il avait décidé de s'y employer en fonction de ses moyens, aussi modeste fussent-ils.
Lorsqu'il entendit les premières phrases apparemment prononcées par les frères Capretti, il eut le réflexe habituel de sortir son carnet pour noter tout ce qui pouvait être retenu de la situation.
Il présenta les lieux en quelques mots - hameau de Casanova, maison Capretti, façade nord, voix aux fenêtres, auteurs invisibles, probablement les frères Bartolomeu et Lisandru Capretti - et nota d'autant plus facilement les termes du dialogue qu'il y a avait chaque fois un silence entre deux échanges comme si les interlocuteurs souhaitaient que leurs incantations fussent enregistrées.
Voici donc ce que le commissaire Yann Caramusa, qui s'était assis en tailleur à même le sol au milieu du sentier, écrivit sur son carnet en supposant B pour Bartolomeu, fenêtre centrale du troisième étage et L pour Lisandru, fenêtre gauche du premier étage :
B : Que celui qui passe, passe...
L : Et que celui qui reste, reste...
B : Que celui qui parle soit écouté.
L : Et que celui qu'on écoute soit loué.
B : Loué soit l'Enseigneur.
L : Et loué soit l'enseigné.
B : Ecoutez, prêtez l'oreille.
L : Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende.
B : Malheur aux nations pêcheresses.
L : Et aux peuples chargés de crimes.
B : Malheur aux pères corrompus.
L : Malheur aux fils rebelles.
B : Toute tête est malade
L : Et tout coeur exténué.
B : Villages et cités sont tombés en ruines
L : L'île s'effondre dans l'écume des jours
B : Le ciel a perdu ses clartés
L : Voici venu le temps des ténèbres.
B : Parce que rebelles et voleurs ont scellé leur alliance.
L : Il ont porté les mêmes masques
B : Toutes couleurs assemblées.
L : Les noirs, les rouges, les blancs, les grisés
B : Et sous leur masque la haine
L : Le regard avide, le coeur vide
B : Et le corps sans âme qui ne sait plus ce qu'il est.
L : Ils se sont détournés du pauvre, du vieillard
B : Des femmes et des enfants,
L : Des damnés de cette terre
B : Des veuves, des orphelins
L : Parce qu'ils ont aimé les présents
B : Qu'ils se sont parés d'ors, de bijoux, d'écarlate
L : Parce qu'ils se sont attachés à la matière
B : Parce qu'ils vont au silence
L : Parce que tout ce qui est ne sera plus
B : Et tout ce qui est décomposé sera décomposé
L : Des nuages d'acier monteront à l'assaut
B : Pareils à l'armée des chars, ils gronderont au ciel
L : Et quand ils seront passés, la lumière aura disparu
B : Le pays sera comme un désert
L : Villes et villages abolis
B : Et les semeurs de misère seront moissonnés
L : Passés au fil des armes, anéantis, laminés
B : Dieu ne prête pas main-forte aux malfaiteurs
L : Il les étendra dans la poussière
B : Et ils deviendront poussière.
L : Mais pour les humbles, les innocents, les sacrifiés
B : L'éblouissante splendeur, répandra ses clartés d'ord.
L : Ce qui fut au premier matin du monde sera.
B : Des larmes versées, des chagrins et des deuils
L : Ressurgiront les vergers, les jardins, les fleurs.
B : Tout ce qui a été sera.
L : Que celui qui passe écoute
B : Car celui qui passe est déjà passé.
Le commissaire achevait de noter la dernière phrase, celle qu'il présumait être prononcée par Bartolomeu et s'apprêtait calmement à prendre note de la suite de cet échange dont certains éléments paraissaient correspondre à quelques indices relevés dans le témoignage de Michel Casanova, quand il perçut nettement comme des battements d'ailes à l'intérieur de la Casa Capretti. On eût dit de grands volatiles effarés brassant l'air en vain, impuissants à prendre leur envol dans des pièces trop exiguës. Puis, il y eut un bruit de fuite, de pas rapides dégringolant des escaliers de bois et une porte claquant sur l'autre façade. Enfin, de nouveau, le silence. Comme si rien ne s'était passé.
Le commissaire Yann Caramusa, très rationnel, peu enclin à se laisser impressionner par les fables, en conclut que Bartolomeu et Lisandru Capretti méritaient amplement leur réputation d'originaux. Les événements de la nuit et l'ampleur du cataclysme avaient sans doute accentué leur penchant habituel à se singulariser par des comportements étranges. Ne disait-on pas qu'à la Saint-André, à l'époque où les enfants venaient encore frapper aux portes pour une pièce de monnaie, les deux frères n'ouvraient pas, mais en jetaient à poignée par les fenêtres ? Une pluie métallique tintait parmi les rires et ravissait les petits mendiants occasionnels.
Le commissaire Yann Caramusa rangea son carnet et reprit son chemin en direction du hameau du Poghju, situé à une centaine de mètres au-dessus. Il gardait l'espoir de rencontrer enfin quelqu'un puisque les frères Capretti avaient manifestement choisi de ne pas apparaître.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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Décidément tu es très en forme aujourd'hui !
RépondreSupprimerIl faudra que je réponde au billet précédent, et juste avant de m'absenter quelques heures , je peux dire que je partage ton enthousiasme pour ce passage dont l'entrée en matière est déjà merveilleuse...
Je m'apprête tout juste à entamer Isula Blues et voilà que l'acquisition de Nimu me devient urgente !
Emmanuelle,
RépondreSupprimerje signale ici l'article d'Okuba - sur Combats Magazine - propre à susciter l'intérêt pour "Nimu" : http://www.combats-magazine.org/spip.php?article293
Et puis l'on peut trouver d'autres articles sur ce roman en allant sur le site de l'auteur lui-même : http://www.jeanpierresantini.com/rubrique,nimu-par-eva-mattei,86543.html (et pour les autres articles : cliquer sur la rubrique à droite : "Dossier de presse Livres").
Je me souviens : rien que l'épaisseur du livre m'avait étonné (400 pages). Il faut vraiment que je le reprenne et que je le termine.