J'avoue tout de suite n'avoir jamais ressenti d'adoration pour Napoléon Bonaparte et être assez irrité en règle générale par le fait d'admirer béatement qui que ce soit. Il m'a toujours semblé qu'on pouvait admirer, certes, mais sans perdre de vue qu'un "génie" est tout de même aussi, toujours, le fruit d'un époque et d'un milieu, bref, qu'un individu génial est aussi une création collective.
(A propos de cette idée, voir ici une opinion de l'écrivain Pierre Bergounioux.)
Donc, il y a bien des oeuvres et des êtres admirables. Ou fascinants (ce qui inclue donc des oeuvres et êtres moralement troubles ou condamnables). Et Napoléon Bonaparte fait certainement partie de ces deux catégories (même si nous serons pas tous d'accord).
Où voulais-je en venir ? A deux lectures concernant des ouvrages consacrés à Napoléon Bonaparte :
- "Napoléon Bonaparte", de Pascale Fautrier, Folio Biographies, Gallimard (2011)
- "Une haine de Corse", de Marie Ferranti, Gallimard (2012)
J'ai lu les deux livres avec un très grand plaisir. Ce sont deux "portraits biographiques", chacun choisissant de raconter à grand traits toute la vie de Napoléon Bonaparte afin d'en saisir l'essence et l'importance historique. Le premier ouvrage le fait dans une optique historique explicite mais ne s'interdit pas de "mettre en scène" quelques journées particulières de la vie de Napoléon, journées cruciales selon l'auteur. Le second se présente comme une "histoire véridique" tout en exhibant le travail et l'esprit de la romancière.
Venons-en au fait : qu'est-ce qui m'a positivement passionné dans le "Napoléon Bonaparte" de Pascale Fautrier et qu'est-ce qui m'a relativement déçu dans l'ouvrage de Marie Ferranti ?
Peut-être ceci : sentir chez Pascale Fautrier un point de vue assumé d'interroger la valeur pour nous aujourd'hui (habitants des démocraties occidentales) du parcours d'un homme qui pour la première fois a montré que n'importe qui pouvait occuper légitimement le pouvoir :
"Le petit caporal devenu empereur incarne exemplairement et originairement, à ses propres yeux et pour tout le siècle (et même le suivant), les chances de l'individu dans une société ouverte par la victoire de la volonté et la destruction des castes féodales. Ce père tutélaire du personnage romanesque crée une gloire d'un genre entièrement nouveau, totalement liée à la promesse démocratique de la Révolution : celle d'un n'importe qui s'arrogeant une souveraineté et une liberté d'action (une puissance) non garanties a priori par sa naissance et dignes d'un grand récit.
Le paradoxe pourtant - car il y a en effet un "pourtant" ("Quel roman pourtant que ma vie !") - est qu'en réalité Napoléon Bonaparte est de naissance et par éducation un homme de l'ancien monde. Toute son action politique tendra d'ailleurs à opérer ce qu'il appelle une fusion entre l'"aristocratie" et la "démocratie" : "la démocratie élève la souveraineté, l'aristocratie seule la conserve", expliquera-t-il à Las Cases." (pages 15-16).
Lorsque j'ai refermé "Une haine de Corse", je me suis demandé, malgré tout le plaisir pris à lire ce "roman-conversation", pour quelle raison (autre que de céder finalement à la fascination devant Napoléon Bonaparte) l'auteur avait décider de "raconter, a modo mio, cette histoire extraordinaire" (p. 12).
Mais d'abord, voici les points qui ont rendu ma lecture de "Une haine de Corse" très plaisante :
- l'impression de lire une "conversation". L'auteur met en scène ses discussions avec plusieurs personnes réelles (l'angliciste et historien Francis Beretti et sa mère essentiellement, mais aussi un ami psychiatre). C'est souvent très drôle, la vie semble s'introduire par effraction, de l'imprévisible surgit (alors que toute l'Histoire, elle, est plus que connue).
- cette conversation est celle de l'auteur avec son lecteur, aussi. Ainsi, Marie Ferranti semble ouvrir son atelier d'écriture. Elle évoque plusieurs fois l'écriture de son ouvrage, ses difficultés. Le procédé n'est pas nouveau (voir, très récemment, le livre de Delphine de Vigan, "Rien de s'oppose à la nuit") mais je trouve qu'il est utilisé ici avec assez de finesse : entre la première et la dernière page, une petite dizaine de réflexions sur le genre du roman, les caractéristiques de l'écrivain, le rôle de la littérature semblent dessiner un portrait en creux de la romancière elle-même.
- la "fascination" avouée de l'auteur pour son sujet précis - la haine (plus justement, "l'inimicizia") qui lia deux Corses aux parcours politiques exceptionnels, amis d'enfance, à savoir Napoléon Bonaparte et Charles-André Pozzo di Borgo (le premier va clore la Révolution française et se faire Empereur ; le second va oeuvrer à faire battre le premier et contribuer à rétablir la monarchie en France) -, cette fascination a sa source dans un goût explicite pour le paradoxe : "Entre autres choses, j'aime les paradoxes. Ainsi, je tiens que rien ne donne l'idée de l'éclat et de l'ampleur d'une victoire comme d'en observer les effets chez les vaincus" (p. 208). De fait, le "point de vue étriqué de la haine que Pozzo et Napoléon se vouaient, cette réduction - qui est le contraire de l'épopée - me fascinait" (p. 11).
- ce qui m'a beaucoup plu enfin ce fut de lire un livre de lecteur et de spectateur : Marie Ferranti cite beaucoup de livres, historiques, poétiques, romanesques, évoque des peintures (de Gros, de Mantegna). Cette profusion permet d'aborder le sujet par bien des aspects et points de vue variés. Là encore une impression de vie m'a saisi. Le lecteur (comme elle l'engage parfois à le faire) peut piocher dans l'ensemble pour se faire sa propre opinion.
Cependant, j'ai ressenti de la déception pour plusieurs autres raisons :
- le regard sur Napoléon, même à partir du point de vue "étriqué" de la haine avec Pozzo di Borgo, me semble sans cesse être obnubilé par cette fascination face au Destin du Génie. Le regard paradoxal n'aboutit pas à remettre en cause ou en perspective la figure napoléonienne : il reste cet homme unique et terrible qui gagna tout et perdit tout. Les remarques sont nombreuses à propos des "signes" annonciateurs de catastrophe ou au contraire de victoire, à propos de la "bonne étoile" qui guide le héros, ou des "dieux" (de la guerre) qui le soutiennent ou l'abandonnent, à propos du "fatum" auquel croyait Napoléon.
- le jeu entre fiction et réalité semble n'être qu'un jeu, finalement. Ou plutôt une parenthèse, que l'auteur referme sans trop de regret ("je quitte avec un peu de tristesse Napoléon, Pozzo, etc...", p. 354). La référence à la littérature conçue notamment comme "jeu" est explicite dans l'Avertissement au lecteur, mais il ne dérange pas beaucoup l'histoire et la légende.
- la raison principale de ma déception est que le livre ne semble pas vouloir suivre une de ses propres perspectives : la voie critique. Marie Ferranti cite un propos de l'universitaire Antoine Compagnon, page 81: "La littérature est d'opposition : elle a le pouvoir de contester la soumission au pouvoir." Cette citation est utilisée pour évoquer les "Mémoires d'outre-tombe" de Chateaubriand. Mais je ne vois pas que "Une haine de Corse" ait réussi à porter une contestation. Il y a bien quelques allusions à notre époque contemporaine, à sa médiocrité (sur un mode de déploration : personne ne revendique de "Maître" aujourd'hui, la littérature n'a plus aucune valeur aux yeux des gens de pouvoir, le monde littéraire est obnubilé par les chiffres de vente). Mais la figure du pouvoir n'est pas contestée, elle n'est que "racontée", une énième fois.
Ainsi, je vois finalement ce livre comme une "contemplation inutile". Ce sont les mots de l'auteur qui évoque l'activité principale de Napoléon à Sainte-Hélène : "À Sainte-Hélène, Napoléon vit dans la nostalgie du passé, dans la permanence du désastre, du ciel bouché, dans le temps de la contemplation inutile, celui où les augures ne voient plus les étoiles" (p. 150).
A cela, je voudrais opposer deux voies différentes.
D'abord celle empruntée par Marie Ferranti elle-même : la fiction romanesque. Et notamment "La princesse de Mantoue" qu'elle évoque justement dans les pages 150 et 151. Il me semble que sa littérature est bien plus forte et émouvante, et efficace pour contester et animer nos imaginaires, lorsqu'elle modèle des figures bien à elle. L'auteur évoque dans ces deux pages sa visite "ratée" du Palais Saint-Georges à Mantoue, "pour voir La Chambre des époux de Mantegna." Mais le palais est vide, à cause de la razzia napoléonienne ! Et la guide ne la laisse qu'à contre-coeur regarder encore un peu - "à la dérobée" - les fresques de Mantegna ! Et il me semble que ce sont les conditions rêvées (et non à déplorer) pour laisser se déployer l'imaginaire et le désir. Hors de la violence de la fascination devant le réel historique. Voilà, qui me donne envie de relire de toute urgence "La princesse de Mantoue".
Une deuxième voie me paraît être l'interrogation sur ce que nous voulons aujourd'hui collectivement. Pour finir ce billet (aux opinions éminemment discutables, bien sûr, n'hésitez pas), je voudrais citer encore quelques phrases de l'ouvrage de Pascale Fautrier :
"Ce récit entend mettre en cause le mythe du chef, né pour l'être, "appelé" par sa supériorité supposée à gouverner ses semblables. On remarquera que le pamphlet (et il y en a eu) conserve, quoique inversée, cette même logique essentialiste qu'on conteste ici : il était mauvais, nous explique-t-on, parce qu'il était par nature un tyran, un homme vénal, brutal, cynique, etc. Au contraire, on analysera la formation du caractère de Napoléon Bonaparte et ses évolutions sans préjuger de son exceptionnalité et de sa vocation à la gouvernance, sans diminuer non plus ses mérites lorsqu'ils sont attestés. Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné les hommes se laissent gouverner par un seul ? C'est à ce vieux problème de l'aura du "dirigeant" qu'on tâchera d'apporter ici non une réponse, mais des éléments d'appréciation qu'on souhaitera les plus dénués possibles de parti pris" (p. 23).
Et encore :
"La question se pose aujourd'hui de savoir si nous croyons toujours à la possibilité effective de la liberté, de l'égalité et de la fraternité censée en découler : sommes-nous encore capables de désirer une souveraineté politique partagée dont chacun sent bien qu'elle ne se réalise ni dans l'individualisme consumériste plus ou moins paupérisé auquel les masses "démocratiques" semblent vouées, ni dans les trois minutes de célébrité que la téléréalité concède aux plus ou moins anonymes, ni dans la lointaine Europe aux anciens parapets et à l'insuffisant fonctionnement démocratique. Sommes-nous capables de désirer devenir de "grandes existences individuelles" sans aspirer au gouvernement despotique ?" (p. 20)
Je répète encore une fois que je ne présente dans ce billet qu'une lecture subjective, et que mon plus cher désir est d'en discuter avec qui le voudra bien.
(AJOUT DU mardi 28 février 2012 : la discussion a commencé sur le mur Facebook de Marie Ferranti, à bientôt !)
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