C'est un court récit autobiographique :
il fait retour sur un événement tragique vécu par l'auteur lors de son enfance, en Algérie, pendant la guerre. Un certain nombre de ses "camarades" (qu'il appellera ensuite toujours "mes petits camarades") sont retrouvés égorgés par des partisans du FLN, après qu'ils aient été emmenés en camionnette par le "frère du chauffeur habituel", au prétexte d'aller dans "la montagne" chercher des scarabées. Cette horreur se double d'une sourde culpabilité, d'une complexe culpabilité. L'auteur était là, ce jour-là, et décida de ne pas monter dans la camionnette. Que fit-il ? Il attendit toute l'après-midi jusqu'au soir, "au fond de l'entrepôt des grains" de la minoterie : "je n'avais pas bougé dans la seule rumeur des courroies des salles de machines." Et c'est depuis cet endroit qu'il voit et entend ce qui se passe ensuite : les parents inquiets, l'attente angoissée, puis horrifiée, enfin l'arrivée des soldats annonçant l'horreur.
Les premières pages de ce livre m'ont envoûté (je trouve que la deuxième partie du livre est moins forte, moins impressionnante, peut-être du fait de la moindre complexité du statut du narrateur, au fur et à mesure qu'il coïncide de plus en plus avec l'auteur, en vieillissant ; peut-être aussi du fait d'une écriture qui cherche obstinément la tendresse par-delà l'horreur).
Oui, c'est la complexité de cette figure d'enfant seul, solitaire, au fond de cet entrepôt qui me fascine. Un enfant seul qui semble ne plus être en relation avec quiconque, enfermé en lui-même par la culpabilité : "pourquoi je restais en bas sans donner l'alerte." Une question que l'auteur attribue à ses "petits camarades", une question impossible bien sûr, impossible à entendre, mais présente pour l'éternité dans son silence même.
Et cet enfant, par deux fois, de façon très forte, est absolument aveugle et muet : lors de cette attente de ses camarades puis lors d'une humiliation racontée dans le cinquième paragraphe. Humiliation ainsi décrite : "De grands Arabes m'avaient soudain saisi, attaché à un poteau électrique, avant de cracher lentement, méthodiquement, à tour de rôle puis tous ensemble, dans mes cheveux, sur ma bouche, mes yeux qui n'arrivaient pas vraiment à se fermer ; le ciel était très blanc, il n'y avait plus de sol, de terre, les toits brillaient comme d'énormes plateaux de métal que l'on continuait à souder en pleine chaleur, mais les crachats semblaient s'espacer, diminuer ; plus rien que le silence (...)"...
Et lorsque les soldats viennent annoncer la mort des enfants : "des phares venaient de très loin - c'était peut-être la camionnette ; mais il étaient trop forts, trop blancs : c'était ceux de la patrouille militaire ; un soldat en descendait, blême, un peu courbé, comme s'il avait été blessé, n'arrivait pas vraiment à marcher ; il annonçait quelque chose que je ne voulais pas entendre - avec ce mot d'"égorgés" à demi réel, qui ne pouvait pas être pour eux ; quelqu'un me recouvrait les yeux quand passait le Dodge avec ses bâches nouées pour qu'on ne puisse rien distinguer (...)".
Comment devenir écrivain et accéder à une parole de "vérité" quand on fut un enfant solitaire, au bord d'être aveugle et muet ? C'est vraiment ce qui m'a fasciné dans ce récit. Récit qui devient une sorte d'autoportrait : le caractère de l'auteur apparaissant au fil des pages, au détour d'une phrase, par exemple : "cette sensation de perte de vitesse, de flamme perdue, de trajet impossible à refaire, de tant de choses que j'avais laissé tomber en chemin avec cette résignation, ce besoin de retrait, d'effacement, qui s'accentuait avec les années, cette propension à tout laisser glisser, à tout admettre : ce n'était qu'une faiblesse de caractère qui, avec le temps, se donnait une allure de sagesse."
Récit et autoportrait s'entremêlent tout au long des 90 pages avec une écriture musicale, de longues phrases, rythmée par de très nombreuses virgules et points-virgule, hantées régulièrement par les mots "montagne", "camarades", "camionnette". "Montagne" et "camionnette" renvoient à plusieurs réalités (la montagne en Algérie, à l'horizon de Perpignan, à Paris même, en Corse, au Maroc ; la camionnette qui emporta les enfants, d'autres dans chacun des autres lieux). Seul le mot "camarades" renvoie uniquement à ces enfants-là, ceux qui sont montés confiants, "si heureux en s'asseyant ensemble sur la plate-forme".
Voilà donc comment j'ai lu ce livre (et je reviens régulièrement aux cinq premiers paragraphes, comme un ensemble unique, un bloc étrange, onirique, hirsute, dérangeant, superbe, émouvant).
Il s'appelle "La montagne", publié aux éditions Gallimard en 2012, par Jean-Noël Pancrazi. (J'avais lu, il y a bien longtemps, "Les quartiers d'hiver", "L'heure des adieux", "Madame Arnoul", "Long séjour" et "Corse" (avec les photos de Raymond Depardon). Je viens de commencer "Montecristi".)
Peut-être avez-vous envie de faire part de votre propre lecture des ouvrages de cet auteur ?
Il a été évoqué une seule fois sur ce blog, par JPA : c'est par ici.
Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
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tout cela et l'article que j'ai lu dans Corse Matin me donne très envie de le lire.
RépondreSupprimertous ceux qui ont vécu l'horreur, l'indicible d'une situation qui dépasse les individus, ont quelque chose en commun et ce roman semble en donner des bribes (culpabilité, questions éternellement reposées, sans réponse, ce qu'on trouve pour "vivre avec"...)