vendredi 25 mai 2012

"Un innu à a verità ?" (Homère, Giraudoux, Arca, Thiers)

Fiffina est l'amie de Paulina. Paulina, c'est l'actrice. Fiffina, elle, est la petite main qui se rend utile partout, tout le temps, sur scène et dans les coulisses, rouage invisible et essentiel. Mais Fiffina est attentive, elle a écouté les acteurs déclamer leurs répliques sur la scène du théâtre, et elle les connaît par coeur, parce qu'elle aime le théâtre, les acteurs et les grands textes.

Et notamment les grandes répliques des héroïnes tragiques.

Lorsque j'ai lu la première fois "Ofelia", pièce de théâtre d'Antoni Arca (écrivain sarde), traduite en corse par Ghjacumu Thiers (édition du Centru culturale universitariu di Corti, 2012), eh bien j'ai été fasciné par la violente lucidité de Clytemnestre. En fait, Fiffina reprend une tirade de ce personnage mis en scène par Jean Giraudoux dans "Electre". Il me plaît ici de la réécrire :

FIFFINA : (listessu ghjocu scherzendu è indirizzendu si à u publicu, cù a voce di l'oratore) : (...)

Ci vole à sente la à Fiffina in u rollu di Clitemnestra ! Tuttu u mondu si ricorda chì ind'è L'Electre di Giraudoux, Agamemnone hà sacrificatu a so figliola Ifigenia. Finita a Guerra di Troia, volta Agamemnone è a moglie Clitemnestra u face assassinà. In casa ùn ferma chè Electra, a surella d'Ifigenia. A giovana hà da vulè vendicà u so babbu è a so surella. In a scena 8, Giraudoux face parlà à Clitemnestra chì si indirizza à Electra. Hè propiu una campa...

L'odiu, solu odiu. Ùn lu pudia pate. Iè, ai puru da vede ciò ch'ellu era, issu babbu magnificu ! Iè, vinti anni dopu, mi aghju da pacà un lussu... Una donna hè di tutti. Ci hè solu un omu, in u mondu, di quale ùn hè issa donna custì. U solu omu di quale ùn era, eo, era ellu. U rè di i rè, u babbu di i babbi. Da u ghjornu ch'ellu hè ghjuntu à strappà mi da casa meia, cù a so barba infiucchittata, cù quella manu cù u ditucciu sempre arrittu, ùn l'aghju pussutu pate. U ditu, u pisava per beie, u pisava per conduce ancu quand'ellu s'imballava u cavallu. È quand'ellu tenia u so scettru, è quand'ellu tenia à mè, nantu à u mo spinu, eo, dite ùn ne ne sentia appughjà chè quattru ! À mè, quessa mi scimia, è quandu, à l'albore, hà lampatu à a morte a to surella Ifigenia, o lu spaventu ! eo vidia nantu à e so duie mani, u ditucciu chì si staccava à nantu à u lume di u sole ! U rè di i rè ? Ma chì scumpientu ! Un omu pumposu, indecisu, niscentre. Era u più vanu di l'omi vani, cridanciu più chè i cridanci. U rè di i rè ùn hè statu mai altru chè issu ditucciu arrittu è issa barba chì ùn si lacava pettinà. Ùn ghjuvava à nunda, l'acqua di u bagnu, duve li ciuttava u capu, ùn ghjuvava a notte di amore fintu, chì a li stinzava è li imbrugliava, ùn ghjuvò quellu tempurale in Delfu chì i capelli di e ballatrice eranu diventati setina animale. Da l'acqua, da u lettu, da a tempara, da u tempu, surtia sempre d'oru, cù i so ciuffi anellati. È mi facia segnu ch'o mi avvicinessi, cù issa manuccia cun ditucciu, ed eo andava à boccarisa... Perchè ?... È mi dicia di basgià quella bocca à mezu à i peli è curria à basgià la. È a basgiava... Perchè ?... È svegliendu mi a matina, quandu l'ingannava cù u legnu di u lettu, un legnu più rillevatu di sicuru, un legnu più di rè, legnu di sandalu rossu, è ch'ellu mi dicia di parlà li, è cumu sapia ch'ellu era vanu, viotu è banale, li dicia ch'ellu era mudestia, stranezza è splendore. Perchè ?... È s'ellu li venia d'insiste una cria, tartagliulendu è pianghjuloni, li ghjurava ch'ellu era per mè un veru diu. Rè di i rè, a sola scusa pè issu cugnome hè ch'ellu face lecitu l'odiu di l'odiu. Voli sapè, o Electra, ciò ch'aghju fattu eo u ghjornu ch'ellu partì, chì a so nave era sempre in vista ? Aghju pigliatu u muntone più ricciulatu, più ciuffintricciatu, l'aghju fattu pulzà, è po mi sò ficcata, à mezanotte, in a sala di u tronu, sola sola è aghju pigliatu u scetrru reale è l'aghju strintu ! Sai tuttu tuttu, avà ! Vulia un innu à a verità ! Questu quì hè u più bellu !

Ed avà scrivu a versione "uriginale", quella di Giraudoux (1937) :

Oui, je le haïssais. Oui, tu vas savoir enfin ce qu'il était, ce père admirable ! Oui, après vingt ans, je vais m'offrir la joie que s'est offerte Agathe !... Une femme est à tout le monde. Il y a tout juste au monde un homme auquel elle ne soit pas. Le seul homme auquel je n'étais pas, c'était le roi des rois, le père des pères, c'était lui ! Du jour où il est venu m'arracher à ma maison, avec sa barbe bouclée, de cette main dont il relevait toujours le petit doigt, je l'ai haï. Il le relevait pour boire, il le relevait pour conduire, le cheval s'emballât-il, et quand il tenait son sceptre... et quand il me tenait moi-même, je ne sentais sur mon dos que la pression de quatre doigts : j'en étais folle, et quand dans l'aube il livra à la mort ta soeur Iphigénie, horreur, je voyais aux deux mains le petit doigt se détacher sur le soleil ! Le roi des rois, quelle dérision ! Il était pompeux, indécis, niais. C'était le fat des fats, le crédule des crédules. Le roi des rois n'a jamais été que ce petit doigt et cette barbe que rien ne rendait lisse. Inutile, l'eau du bain, sous laquelle je plongeais sa tête, inutile la nuit de faux amour, où je la tirais et l'emmêlais, inutile cet orage de Delphes sous lequel les cheveux des danseuses n'étaient plus que des crins ; de l'eau, du lit, de l'averse, du temps, elle ressortait en or, avec ses annelages. Et il me faisait signe d'approcher, de cette main à petit doigt, et je venais en souriant. Pourquoi ?... Et il me disait de baiser cette bouche au milieu de cette toison, et j'accourais pour la baiser. Et je la baisais. Pourquoi ?... Et quand au réveil, je le trompais, comme Agathe, avec le bois de mon lit, un bois plus relevé, évidemment, plus royal, de l'amboine, et qu'il me disait de lui parler, et que je le savais vaniteux, vide aussi, banal, je lui disais qu'il était la modestie, l'étrangeté, aussi, la splendeur. Pourquoi ?... Et s'il insistait tant soit peu, bégayant, lamentable, je lui jurais qu'il était un dieu. Roi des rois, la seule excuse de ce surnom est qu'il justifie la haine de la haine. Sais-tu ce que j'ai fait, le jour de son départ, Electre ; son navire encore en vue ? J'ai fait immoler le bélier le plus bouclé, le plus indéfrisable, et je me glissée vers minuit, dans la salle du trône, toute seule, pour prendre le sceptre à pleines mains ! Maintenant tu sais tout. Tu voulais un hymne de la vérité : voilà le plus beau !

C'est la seconde fois que je vois cette pièce citée dans une oeuvre corse ; la première c'était au tout début - magnifique séquence d'ouverture - du magnifique film documentaire de Marie-Jeanne Tomasi, "On l'appelle Aurore", où l'on voit un jeune homme assis dans un bus qui descend le boulevard Paoli à Bastia lire - avec difficulté, en s'y reprenant - les tous derniers mots de la pièce :

Oui, explique ! Je ne saisis jamais bien vite. Je sens évidemment qu'il se passe quelque chose, mais je me rends mal compte. Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? / Demande au mendiant, il le sait / Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.


Cela me frappe : toutes ces paroles (depuis l'Odyssée en l'occurrence jusqu'à Thiers) traversant tant de temps, de langues, d'époques, servant à tant d'usages, ces paroles d'une femme - qu'on appelle Clytemnestre (en français) - et que nous lisons, entendons, encore. Et je ressens cette colère. Ce désir d'une parole de vérité qui dit son fait à tous, cette beauté de la parole de colère, qui se nourrit d'elle-même, ouvre encore la plaie, aux yeux de tous, y plonge les doigts, exprime des mots de sang : "un innu à a verità ? questu quì hè u più bellu !"

5 commentaires:

  1. J'ajoute ici que ce qui me fascine aussi dans ce texte c'est la multiplicité des voix en une seule : Fiffina contrefait la voix de l'Orateur présentant Fiffina actrice jouant Clytemnestre (paroles de Giraudoux, réécrivant un mythe grec, paroles passées en sarde puis en corse).

    Qui parle quand je parle ?

    L'hymne à la vérité nécessite combien de masques ? Tous plus beaux les uns que les autres...

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  2. Bonjour. Je suis un auteur de polar et comme je suis tombé amoureux de la Corse mais sutout de l'âme corse, j'ai mis dans mon livre "Sans Têt" toute la 3e partie dans l'île de beauté. Oh je ne suis pas Mérimée, mais comme lui je suis fasciné par les Corses, leurs vraies valeur si loin des clichés véhiculés par les media.

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  3. Monsieur Roche, merci de votre commentaire (qui ne s'accroche pas au bon billet sur ce blog, mais ce n'est pas grave). Je mets un lien ici vers votre blog qui signale la sortie de votre polar ("Sans tête" : http://pierre-taillee.blogspot.fr). Puis-je profiter de votre présence ici pour vous poser quelques questions ?

    1. Connaissez-vous l'association Corsicapolar et son blog, et sa manifestation annuelle à Ajaccio autour du polar (pas seulement corse d'ailleurs) ? : http://www.corsicapolar.eu

    2. Vous n'êtes pas Mérimée, certes, mais savez-vous que ses écrits sur la Corse sont largement critiqués et débattus aujourd'hui (notamment pour avoir, volontairement ou non, contribué à fabriquer les clichés sur la Corse) ? Voir par exemple, ce billet : http://pourunelitteraturecorse.blogspot.fr/2009/06/faut-il-parler-de-merimee.html

    3. Vous évoquez "l'âme corse" et les "vraies valeurs" des Corses. Autres notions discutables et discutées, notamment dans les oeuvres de Jacques Thiers, Marc Biancarelli, Jérôme Ferrari, Angelo Rinaldi, Jean-Noël Pancrazi, Marie Ferranti, Rinatu Coti, Marceddu Jureczek, Marie-Jean Vinciguerra, Jean-Pierre Santini, et j'en oublie. Les connaissez-vous ?

    4. Ce blog est destiné à accueillir des "récits de lecture" d'oeuvres corses (écrites en langue corse, française ou autres). Il serait passionnant de savoir si vous êtes intéressé par ces oeuvres, celles que vous connaissez ou aimeriez connaître et que vous veniez en parler ici, notamment. Qu'en pensez-vous ?

    A bientôt j'espère. Cordialement.

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  4. Pour tenter de répondre à vos questions :
    1) Non je ne connais pas cette association et bien sûr je suis intéressé par ses manifestations autour du livre.
    2-3) Je sais que Mérimée a réduit considérablement le champ de vision que les Français en général et les continentaux en particulier ont de la Corse, Colomba, la vendetta etc... En revanche son style littéraire reste pour moi une référence. La Corse que je je connais est celle de mes amis, c'est peut-être réducteur, mais qu'est ce qui ne l'est pas ? Nous ne percevons notre environnement que par "médium" interposé, souvent simplement notre esprit critique. En lisant mon livre vous ne pourrez jamais savoir, pour autant, qui je suis, mais simplement comme une porte qui ouvre vers une autre pièce. Marié à la même femme depuis tant d'années, me connait-elle pour autant ? De mon côté je ne prétends pas non plus la connaitre. Dans tous mes livres j'essaye toujours de casser les clichés que l'on a sur les gens ou les évènements. Je ne porte JAMAIS aucun jugement de valeur sur qui que ce soit. Je suis simplement un humaniste qui cherche en permanence la Lumière de la Vérité.
    4) Bien sûr je suis passionné par la littérature d'où qu'elle vienne. J'essaye de trouver le temps de lire les polars régionaux. C'est une façon de pétrer une culture fut-elle normande, (dont Maupassant est le maitre). Chaque région de France a son "polar" même la Bretagne. Pour autant je ne cherche pas forcément le régionalisme. Simplement dans mon dernier livre, j'ai voulu rendre hommage à l'esprit de solidarité qui existe dans votre île et dont je connais la qualité, sans pour autant tomber dans les vieux schémas carricaturaux.
    Mais en vous promenant sur mon blog, vous en apprendrez un peu plus sur moi
    Bien cordialement

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  5. Monsieur Roche, merci pour cette réponse, précise et rapide.
    Oui j'irai plus longuement sur votre blog pour découvrir votre travail.
    Je conçois que chacun ait une vision forcément subjective, relative voire réductrice des choses. Comme le sujet débattu sur le blog "Pour une littérature corse" est celui des lectures réelles des productions littéraires corses ou évoquant la Corse, je ne pouvais m'empêcher de vous solliciter. Moi aussi, je tourne le dos à tout "régionalisme" qui enfermerait la vie littéraire dans une série de clichés et une absence de débat sur la qualité des livres (au prétexte qu'ils défendent une identité).

    Le polar (roman policier, noir) corse est assez riche, voici quelques liens :
    - la collection Nera des éditions Albiana : http://www.albiana.fr/Noirs-et-policiers.html
    - ou les romans de Marie-Hélène Ferrari aux éditions Clémentine : http://www.editionsclementine.com/01-livres/Mlivres-policiers-00.php
    - les romans des éditions Ancre Latine : http://www.ancrelatine.eu/

    Voici un article de Joël Jégouzo sur ce sujet : http://www.k-libre.fr/klibre-ve/index.php?page=article&id=38

    Enfin, je trouve qu'une littérature est d'autant plus vivante qu'elle joue avec une grande diversité de genres, de styles (et d'étiquettes). A côté du polar, je suis sûr que vous pourrez trouver bien des ouvrages qui dans d'autres genres répondront à votre curiosité pour la littérature corse et à votre esprit critique (je vous conseille avec chaleur la lecture de "Balco Atlantico" de Jérôme Ferrari et de "Murtoriu. La Ballade des innocents" de Marc Biancarelli, tous deux parus ou à paraître en septembre aux éditions Actes Sud).

    A bientôt.

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