dimanche 3 juin 2012

Ce qu'on lit, ce qu'on retient... Des textes de François Farellacci

J'avais oublié que j'avais lu ces textes début 2011, dans le numéro 8 de la revue Fora ! (j'espère vraiment que vous connaissez tous cette revue, d'une richesse incroyable, qui accueille tant de points de vue extrêmement intéressants sur la Corse contemporaine, en jouant des détours, des chemins de traverse, et de tous les moyens artistiques ! Abonnez-vous ! C'est par ici...)...

Oui, j'avais oublié que j'avais lu ces textes ainsi imprimés entre les pages 80 à 83. Sous le titre "Chantier". Dans la rubrique intitulée, "lascia corre" qui donne "carte-blanche à des créateurs".

Le créateur c'est donc François Farellacci, jeune cinéaste corse, très lié à l'Italie. Voir ici son site : françois farellacci.com.

Il fait notamment partie du groupe d'artistes de cinéma nommé "Stanley White" (du nom du personnage de "L'Année du Dragon" (1985) de Michael Cimino ; encore un film que j'ai raté ; pour l'instant.) En espérant que ce regroupement sera utile pour mettre en évidence le travail de ces très talentueux artistes (je n'ai vu que les travaux filmiques de Thierry de Peretti, personnellement).

François Farellacci prépare un long métrage de fiction qu'il intitule "L'île des morts". Je ne dois pas être le seul à attendre cela avec grande curiosité et grand intérêt. (Voir ici la page Facebook du film en cours d'élaboration).

Or, ces fameux textes lus dans la revue Fora ! sont aussi présents sur cette page Facebook, sous le titre "Repérages dans un un sud idéal".

Et c'est sur cette page que je les ai "retrouvés", il y a quelques jours, après les avoir oubliés. (Un peu comme Ménélas qui, ne retrouvant pas le chemin de sa maison et prenant conseil auprès du devin Protée, se voit signifier qu'il avait oublié... l'essentiel ; je vous laisse retrouver cet essentiel en reprenant l'Odyssée (chant 4, page (57) dans cette version numérique de la traduction de Leconte de Lisle)...

Je les ai lus, à nouveau donc, et j'ai été vivement ému, vivement frappé : j'avais l'impression - sur cet écran connecté - que j'assistais à l'éclosion d'une parole qui arrivait - au moins à mes yeux - à saisir une des "formes de vie" actuelles dans l'île (comme le font Marceddu Jureczek avec "Caotidianu" et Noël Casale dans quelques billets de son blog sur Mediapart ; où il apparaît que nombreux - on peut ajouter d'autres noms - sont les artistes qui se coltinent la réalité contemporaine de la Corse, en tant qu'artistes). Une réalité, c'est-à-dire quelque chose avec toute son épaisseur, quotidienne, parfois obscure, saisie tout autant par le corps et tous ses sens que par un effort de conscience, tendre et sans illusion (parodiant le style sociologique). C'est pour ces raisons que je relis maintenant à nouveau ces pages et que je les place, avec l'accord de l'auteur (merci infiniment), dans ce billet.

Peut-être (forcément) que quelques réactions et remarques de votre part naîtront à la lecture de ces textes ? Parlons-en.


"Repérages dans un sud idéal - 1"

Je viens du Sud, au bord de la Méditerranée. Le village dans lequel j’ai vécu vingt ans est une langue de goudron qui s’étend entre la mer et des collines raides et sauvages. Plus qu’un véritable village c’est une succession de champs abandonnés par l’économie pastorale que les années 70 et 80 ont transformé d’abord en terrains vagues, puis en chantiers.

L’état de chantier est l’aboutissement de l’écosystème méditerranéen. Tous les espaces naturels du Sud, mêmes les plus sauvages et inaccessibles, ont pour destin le passage par l’état de chantier. Cet état de transition a la propriété surprenante de devenir définitif. Le ver par exemple devient chrysalide puis papillon, prospère, connaît l’amour, la solitude, et avant de mourir se reproduit donnant vie à un nouveau cycle. Le chantier, lui, reste comme suspendu dans son élan et ne s’achève jamais. Les villas de nos lotissements prolifèrent comme les cellules d’un corps en expansion, en se divisant. Sur des parcelles dont la verticalité semble un défi lancé aux maçons une villa en crache une autre presque identique. On construit en hâte avec ces parpaings qui ont été conçus pour colmater les cicatrices architecturales de la France après la Seconde Guerre mondiale. La mer, le soleil et le vent consument rapidement les crépis rosâtres ou beige si bien qu’aujourd’hui il faut déjà réparer ce qui était neuf il y a seulement quelques années. On colmate, on agrandit, on refait la façade pour accueillir une nouvelle boutique qui essayera de faire oublier le précédent dépôt de bilan pour cause de mauvaise saison ou autres calamités. On refait le toit de la discothèque incendiée et les villas se munissent de protubérances annexes construites le week-end pour chaque enfant de la famille en âge de se marier.

Notre architecture emprunte généralement un style pseudo-provençal qui même après avoir réussi à conquérir ces dernières décennies une large part du territoire continue à sonner comme quelque chose de faux et de fragile. Les autochtones, c’est-à-dire nous le peuple du lotissement, se retrouvent à habiter un espace construit sur mesure et familier qui pourtant génère un sentiment continu d’étrangeté, comme un bruit de fond.

Pour lever tous ces murs les anciens chômeurs, paysans, flics et bergers s’improvisent entrepreneurs. Ici tout le monde sait poser une brique sur l’autre. Parce qu’il faut reconnaître une chose, c’est qu’ici nous avons un sens pratique qui semble avoir disparu dans les métropoles continentales. Et comme on n’a pas encore appris à avoir peur de la vie et à gérer ses doutes, quand il faut s’y mettre on s’y met, on pose les briques. La plupart du temps on fait tout seul en famille, doucement. Pour ceux qui ont besoin d’un coup de main il suffit de piocher dans les muscles bon marché qui arrivent dans les conteneurs. Mon parrain trouve souvent des ouvriers allongés sur les patates en provenance du Maroc. Un peu de Kurdes, quelques Africains, et surtout des Arabes. Je ne saurais pas dire à quoi ils s’attendent en arrivant ici, toujours est-il que puisque nous sommes un peu Arabes nous-mêmes beaucoup finissent par s’installer.
 "Repérages dans un sud idéal - 2"

Derrière la pizzeria familiale, caché dans le maquis, un mini bidon-ville de parpaings et roulottes abrite cuisiniers et plongeurs : Ali, Mustafa, Hassan. Hassan mange le sanglier. Les roulottes sont à l’ombre de la maison en pierres sèches, sous le vent, froides. Il y a quatre ans la bâche en plastique-véranda de la baraque d’Ali a pris feu. C’est la faute au poêle à pétrole et les chênes-liège ont failli cramer pour de bon, mais tout le monde s’y est mis, Arabes ou pas, et les arbres sont encore là. Le feu a léché la jambe d’Ali depuis la cheville, là ou le tendon se courbe et s’affine, jusqu’au mou de la cuisse, juste sous la bite. Il m’a fait voir sa cicatrice, on dirait du plastique ou de la cire fondue. Le chemin qui part des roulottes, conduit tout droit à la porte de service du restaurant. La marge de manoeuvre des trois Arabes c’est : la roulotte-la plonge, la plonge-la roulotte, deux fois par jour. Mets-y une voiture au milieu et à peu de choses près c’est la marge de manoeuvre de tout le monde ici. Parce qu’ici on bosse. Ici on a la réputation d’être des branleurs, et je sais qu’il y en a, mais la plupart des gens bossent, dur même, sur les chantiers ou dans les restaurants, tous ensemble, Arabes ou pas.

D’ailleurs ici il n’y a pas que des restaurants et des chantiers, il y a les boîtes aussi. Elles changent souvent de nom, parfois elles sautent, mais leur nombre est constant depuis les années soixante-dix. Il y en a sept, pour mille habitants, sur quelques kilomètres. Je les connais toutes, j’ai commencé à me jeter les tequilas paf quand j’avais treize ans. Pour les ados sortir en boîte reste une activité étonnement sûre ici. Ça tient du paradoxe, j’ai vu mon premier cadavre à la sortie du collège en sixième, il s’était pris une rafale, pourtant ici à quatorze ans tu peux sortir boire des coups jusqu’à la nausée sans prendre trop de risques. Les videurs des établissements de la commune connaissent tous nos parents ce qui nous a garanti de pouvoir nous enfiler des téquilas pas sans ennuis pendant toute notre adolescence.

En grandissant c’est différent, l’aura protectrice de l’enfance tombe, et de toute façon on ne danse plus, on boit et on regarde le femmes et les touristes qui gigotent. Il y a ceux qui se marient, ceux qui fréquentent les bars du front de mer, et ceux qui vont au piano-bar. Le piano c’est le bordel, mais personne ne l’appelle par son nom, bordel. Ici tout le monde a passé une soirée avec une hôtesse, et tout le monde connaît au moins un mac, un proxénète. Même moi. Je sais même qu’en ce moment chez l’autre il y a des chinoises, il dit «qu’elles ont les poils tous lisses et que c’est dégueulasse». Il sort sa vanne débile au comptoir et personne ne se casse. Ici ça paraît normal. On se marie avant vingt-cinq ans à l’église, puis les hommes vont au bordel. Tout le monde, même les immigrés, c’est eux qui vont avec les Chinoises, nous on va avec les filles d’Europe de l’Est ou les Arabes.

Un jour mon père en rentrant de la pizzeria a conduit une jeune prostituée, une Européenne, à l’hôpital. C’est elle qui le lui a demandé. En se voyant toutes les nuits sur le parking du centre commercial, à la fin du service vers deux heures du mat, ils ont pris l’habitude de se dire bonne nuit, probablement pour se rassurer mutuellement, elle de faire le tapin, lui de prendre la route avec la caisse dans la poche. Ce jour-là elle devait se faire avorter, elle avait rendez-vous, mais l’hôpital c’est loin, quinze kilomètres et des années-lumière de peur. Alors il l’a déposée. Après on l’a plus revue. La prostitution c’est la phase un de la modernisation du banditisme post-pastoral devenu maintenant criminalité. La prostitution est arrivée avant les armes, avant la drogue. Ma génération n’a pas eu le temps de connaître l’héroïne, pas vraiment la coco, juste quelques extras et beaucoup d’alcool. Maintenant c’est différent. A l’époque le lotissement ça ressemblait déjà à la ville mais c’était encore la campagne. Maintenant ça ressemble un peu plus à la ville, il y a quelques immeubles, on dit résidences, qui grimpent sur la colline, l’équivalent des HLM parisiens. Ils se sont construits dans les années quatre-vingt quand les gens ont commencé à arriver de partout, des villages pour fuir la misère affective, du continent pour profiter de la mer et du soleil en croyant qu’ici c’est la Californie. Je ne sais pas comment c’est la Californie et sincèrement ça ne m’intéresse pas. Ici c’est beau, mais ce n’est pas la Californie.
"Repérages dans un sud idéal - 3"

Derrière les immeubles passe la rocade, la synapse qui relie tous les lotissements, ceux qui existent déjà et ceux qui existeront peut-être, une sorte de mini-périphérique qui est le décor d’innombrables trafics. On peut y rouler vite et les flics ne la fréquentent pas trop. Nous on la prenait déjà à seize ans, pour éviter les contrôles, quand on conduisait bourrés sans permis en rentrant de téquila-paf et qu’elle n’était qu’un lacet de terre. Aujourd’hui elle est goudronnée et large mais les forces de l’ordre s’obstinent à placer les barrages filtrants en bord de mer, comme la dernière fois lorsqu’ils notaient les noms de chaque passager de chaque véhicule sur un registre. «Ils doivent chercher quelqu’un» on s’est dit, quelqu’un qui a dû rester chez lui ou passer par la rocade. Juste derrière la rocade il n’y a rien. 
En quinze mètres, la largeur de la chaussée, on passe des lotissements à rien, le maquis vert et sec, parce que pour nous le maquis c’est pas la nature, c’est rien, même si depuis quelques années les hangars, puis les résidences aux airs de banlieue, ont commencé à apparaître de l’autre côté de la route après chaque saison estivale, comme oubliés par la marée descendante. Il y a pas mal de gens qui échouent ici au mois de septembre. Ils viennent de la terre ferme en début de saison pleins d’espoirs et d’illusions de vies nouvelles, et lorsque les vagues de touristes nous quittent ils se retrouvent seuls avec la fatigue des heures sup du mois d’août et les tristesses d’avant l’été. Ils doivent se dire qu’ici c’est un peu ailleurs tout en étant pas très loin, alors ils se trouvent une place dans une maison en colline, ou dans un immeuble à l’entrée de la ville. 
Beaucoup conservent sur leur corps une spontanéité différente de la nôtre, si bien que quelques années plus tard, lorsqu’ils me payent un coup depuis le comptoir derrière lequel je les vois tous les jours, malgré une certaine familiarité ils dégagent quelque chose d’étranger. 
Dans mon village il y avait une famille de blonds, tous minces dont la pâleur m’a toujours frappé tant elle se démarquait du reste de la population autochtone ou acquise. Leur fille, grande et secrète était coiffée comme France Gall. Abandonnés par une marée descendante après avoir pris nos rivages pour ceux de la Californie ils ont reçu le titre exclusif de cas sociaux. Pendant longtemps les seuls cas sociaux de la commune, car les seuls à reconnaître leur propre précarité. En tous cas Tata Marie les appelait «les cassos», terme aux sens multiples, lorsqu’ils descendaient au centre commercial. Elle les appelle toujours les cassos aujourd’hui lorsqu’elle demande des nouvelles de leur fille aînée qu’elle n’a plus vue depuis qu’elle est immobilisée par son appareil respiratoire. 
Sans s’en rendre compte on est un peu tous devenus des cassos ici pendant qu’on était occupés à construire des villas en faux style provençal et à payer les traites du 4x4. Je me dis que le 4x4 est le côté face du côté pile qui est la précarité gangrenante pendant que j’observe le fils de Marie essayer de dégager son Peugeot 4007 HDI aux faux airs Cayenne. Le Cayenne c’est le 4x4 du riche, le Peugeot 4007 HDI c’est le Cayenne du pauvre. Le véhicule émet des bip-bip d’alerte à répétition en effectuant une série de va-et-viens, dont la somme est proche de l’immobilité, entre les murs trop étroits d’une allée du lotissement. Voiture trop grosse pour une ruelle corse. Je quitte le cétacé métallique pour pas ne devoir échanger de regards avec le pilote confronté à ses contradictions. Le Sud a vraiment la capacité d’accueillir tous les désespérés dans sa moiteur, sous son vent, même les pilotes de 4x4. Le temps que j’écrive cette page pour expliquer d’où je viens le Sud a probablement déjà mué, c’est la frontière invisible du monde qui se débat tout en restant immobile et de ce fait l’unique lieu où aujourd’hui il peut advenir quelque chose.
François Farellacci

1 commentaire:

  1. "...c’est la frontière invisible du monde qui se débat tout en restant immobile et de ce fait l’unique lieu où aujourd’hui il peut advenir quelque chose..." Impressionnante cohabitation de l'espoir et du désespoir. Pertinent, intelligent, incisif: c'est de la pure philosophie politique.
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