jeudi 13 septembre 2012

Quelques remarques à propos de "Murtoriu" de Marc Biancarelli

Bon, ce qui est bien avec les billets d'Emmanuelle Caminade (tout le monde ne sera pas d'accord, certes), disons avec la plupart des billets d'Emmanuelle Caminade, c'est qu'ils décrivent très bien à la fois l'intrigue, la forme et le style d'un livre ainsi que sa portée, son enjeu voire ses liens avec l'époque ou avec d'autres ouvrages.

Cela évite à d'autres de faire ce travail.

Alors, si vous voulez savoir de quoi il retourne dans "Murtoriu", c'est par ici, sur le blog "L'or des livres".

Je me contenterai donc ici de quelques remarques subjectives et d'un bref résumé de ce livre, "Murtoriu" de Marc Biancarelli (ici version originale en corse publiée en 2009 chez Albiana et ici en version traduite en français - par Jérôme Ferrari, Marc-Olivier Ferrari mais surtout par Jean-François Rosecchi publiée en septembre 2012 chez Actes Sud) : 

c'est l'histoire d'un Nom propre qui vit deux époques différentes (la guerre de 14-18, les années 90-2000). Le Nom c'est Marc-Antoine Cianfarani ("Je m'appelle Marc-Antoine Cianfarani, libraire de mon état, et poète raté, etc..." / "... et puis le portrait de l'autre Marc-Antoine, mon grand-père. Il est en uniforme, je peux lire le numéro du régiment sur son col : 173", page 8, la deuxième du livre).

Les deux Marc-Antoine vont vivre la mort de leur monde respectif, dans la violence et la dégradation.

On rit aussi beaucoup dans ce livre, si si (les scènes avec les touristes par exemple, ou les soirées minables du libraire, ses textos, son dialogue avec un Bouddha de comptoir, etc.).

On frémit. On espère. Voir l'article sur "L'or des livres" à propos de cet art de l'alternance et de l'entremêlement de scènes aux climats si différents. 

J'en viens à mes marottes (ce qui me reste en mémoire, ce vers quoi je fais retour, et que je lis à haute voix à d'autres que moi, histoire de faire apprécier la chose, et peut-être d'en discuter).

Par exemple :

Le chapitre 17
On me dit, non ce n'est pas du niveau de Cormac Mc Carthy, le chapitre 17... Comment ? Mais enfin, vous plaisantez ? Alors, je vais plus loin, je crois que tout le livre n'est écrit que pour aboutir à, ou plutôt tourner autour de, ou bien encore venir se ressourcer sans cesse dans... ce chapitre 17 (un peu comme la chambre 237 ou 217 dans "Shining") qui est un hommage magnifique à Cormac Mc Carthy. Evidemment je ne dis pas ce qui se passe dans le chapitre 17 et ce n'est pas la peine de lire les titres de chapitre pour essayer de deviner, les mots choisis par l'auteur sont délibérément neutres. Il suffit de savoir que pour que ce chapitre prenne toute sa force, il faut lire les chapitres 1 à 16, le chapitre 17 puis les chapitres 18 à 20 (jusque là tout le monde suit), puis fermer les yeux, respirer en silence, et relire le chapitre 17. (Si vous avez déjà lu "Murtoriu", désolé, mais il faut recommencer.)

Pourquoi ce ton badin pour exprimer mon émotion ? La fatigue sans doute.

Je cite un passage, c'est un dialogue et comme Cormac Mc Carthy, Marc Biancarelli a décidé (dans ce chapitre) de ne pas utiliser de tiret :

Vous êtes bien ici, dit-il, personne pour venir vous déranger.
On se connaît ?
Pas un péquin à moins d'une demi-heure de route.
Vous êtes venus pour chasser ?
Chasser ?
D'où vous êtes ?
D'où on est ?
Moi j'ai du travail.
On dit que vous vendez du fromage. On peut acheter un fromage ?
Je n'ai pas grand-chose en ce moment, et puis je les garde pour mes amis.
Oui, sûrement, et tes amis, ils t'achètent tous du fromage.

Les fantômes
Ils sont là depuis les premiers livres de Marcu Biancarelli. I fandonii. Tous ses personnages se vident de leur substance, et malgré tout survivent, puis vivent dans une autre dimension. Ce qui est frappant avec "Murtoriu" c'est l'hymne à la vie - malgré tout - entonné de façon récurrente. Les personnages - par moments - parviennent à se réanimer, au milieu des ruines du Moyen-Âge ou de la préhistoire, dans l'eau d'une rivière où ils auraient tout aussi bien pu disparaître, entourés par des groupes (de chasseurs, de politiques, d'oiseaux de nuit - truands et autres nuisibles) qui ne promettent que violence et médiocrité, etc.
La vie malgré tout. Le choix volontaire de la vie. (En ce sens, le premier roman, "51 Pegasi, astre virtuel" était plus noir encore, si c'est possible.)

Agaçant
Oui cela risque d'agacer, cette posture du narrateur, Marc-Antoine, le libraire d'aujourd'hui. Cette façon de saisir le lecteur par le col, et de secouer sans ménagement. Cette véhémence. On pourrait la regarder comme une posture, un peu artificielle. Et pourtant, si on l'enlève du livre (j'ai essayé, mentalement), eh bien il manque quelque chose, le livre devient une histoire tragique qui se déroule tragiquement, tandis que cette voix enragée, à la fois tristement creuse, impuissante et si pleine de sentiments, de réflexions sur ce qui tiraille et déchire, cette voix transforme l'histoire en une musique qu'on reconnaît, et c'est agréable, elle nous parle à nous, aujourd'hui, nous nous sentons concernés :

page 180 et suite :

Cela dit, je ne me plains pas, et d'une certaine manière je vais conforter mes détracteurs dans leur jugement : si j'ai écrit des livres ce n'est pas par amour des belles-lettres, c'est simplement que je me faisais chier, que je m'ennuyais ferme. C'est l'ennui qui m'a poussé à écrire et à ouvrir une librairie, uniquement pour me rendre conforme à cette image d'inutilité que me renvoie le regard des gens d'ici. Il n'y a pas de fables dans mes livres, bien au contraire : j'y décris comment j'ai pu pourrir dans un lieu lui aussi pourrissant dans son absurdité perpétuelle.

(La fin de ce chapitre - le 13ème - est très très drôle, je vous laisse découvrir ; ah, à quand une adaptation cinéma de ce livre ?!!)

Ambitieux, mine de rien
Oui, c'est la réflexion que j'ai faite en refermant le livre : je passe sur le côté Universel du livre (du Local au Global, etc. ; vous le savez, je pense avec bien d'autres qu'il n'y a de littérature universelle que la bonne littérature - combien de livres prévus pour s'adresser au monde entier et qui ne disent rien, dans des vieilles formes ?), je veux parler de l'ambition de prendre en charge toute l'histoire d'un pays (la Corse ici). Par petites touches (pas de chapitre historico-ethnologique avec notes de bas de page pour situer l'intrigue et donner à comprendre les choses), les personnages vivent leur vie en traversant des épaisseurs de temps et d'époques du passé qui ont laissé des traces (murs, champs, sentiers, rêves, mots) : la préhistoire, le Moyen-Âge, Gênes, l'Italie, Pasquale Paoli, Napoléon Bonaparte, l'Empire, la République française, la guerre de 14-18, le nationalisme corse, les tueries. Et, force du roman, beauté de l'art, tout cela ne fait pas une Histoire. Tout comme il n'y a pas de "fables" dans les livres de Cianfarani, il y a surtout une voix, qui parle, encore, et qui essaie de comprendre (d'où la force comique et émouvante des dialogues avec Lucifer Maroselli, je vous laisse découvrir.)

Fabuleux passages
Les chapitres consacrés au parcours de Marc-Antoine Cianfarani (le grand-père) à la guerre de 14 sont fabuleux. Le début du chapitre 15 par exemple et la façon de raconter - comme avec une douce résignation - les horreurs commises pendant et après les combats. Et puis le discours de Don Trajan Chirgoni (déserteur en 16, pour la bonne cause, et qui a pris le maquis) à Marc-Antoine à peine revenu du Continent. Belle réussite que de donner à ce personnage secondaire autant de présence, de donner autant de force à son propos (son récit, puis sa mise en garde, puis son appel à la fidélité entre leurs deux familles). Je ne cite pas là non plus, il faut lire les deux pages en entier (pages 254 et 255).

Bon, j'arrête là. (Je sais, j'ai dit que j'écrirai un billet sur "Trois balles perdues" et un autre sur "Ma dì" de Ghjacumu Fusina, ma sapete chì u tempu ùn l'aghju micca, allora... aspitterete.)

Vous pouvez ne pas être d'accord avec ce que je dis ici, la discussion (courtoise) est ouverte ; vous voulez parler d'autres passages du livre ; è po sè vo vulete parlà ne in corsu o in chinese, fate puru !




13 commentaires:

  1. J'aime beaucoup ton billet dont certains passages pourraient aussi d'ailleurs s'appliquer au Sermon ! J'aimerais y ajouter plusieurs remarques suite à ma relecture de Murtoriu en français :
    1) Je n'avais rien lu de Cormac McCarthy avant ma lecture de Murtoriu en corse et quand j'ai lu "La route" ,en V.O également - un peu difficilement aussi car je n'avais pas lu en anglais depuis plus de 30 ans ! -, de nombreux passages m'ont évoqué Murtoriu ! ( ce fameux « day to shape upon » relatant une promenade silencieuse en barque du héros avec son oncle m'évoquant particulièrement 2 passages de communion avec la nature de Marc-Antoine, et, quand l'homme monte sur un promontoire et contemple avec ses jumelles le paysage apocalyptique alentour, j'ai retrouvé ce beau chapitre (ch. 19 ) dont JF nous avait donné la traduction en avant-première ...

    2) Ma lecture des Ecrits corsaires de Pasolini entre-deux et bien sûr ma lecture en français m'ont aussi permis de mieux apprécier ce fameux chapitre 1 qui m'avait donné du mal !

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  2. (suite)
    Ma lecture en français m'a permis de déceler dans le ch.15 un inversement de temporalité très significatif : le récit de "l'autre Marc-Antoine", jusque-là au passé, passe au présent. Le cauchemar du soldat semble alors se confondre avec le rêve du libraire ( je rappelle qu'à la fin du ch. 14, ce dernier va se coucher tard dans la nuit), soulignant l'identification du héros – et peut-être de MB, tant ce chapitre résonne avec authenticité – à son ancêtre...
    Le récit de Marc-Antoine, commencé au présent, passe aussi souvent au passé, traduisant peut-être l'univers de ce héros qui a du mal à accorder ses mondes, la réalité présente et ses rêveries et ses rêves habités par les fantômes du passé et les vagabondages de son imagination...

    Pour conclure, le livre tient très bien la route en français mais il m'a plus touchée encore en corse, car cette langue est pour moi plus concrète encore, plus imagée, elle sonne mieux (à l'écrit, et je sais bien que je l'entends plus comme de l'italien !), la répétition incantatoire de «vidi/vidia»  notamment est bien supérieure à celle de «il voit /il voyait»...
    Alors , je serai "condamnée" à lire le prochain en corse, et en français aussi, puisque je ne maîtrise pas suffisamment le corse pour tout saisir !

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  3. Emmanuelle, merci,pour tes commentaires et retours précis sur le livre, oui il y a une complexité magnifique dans la façon d'entremêler les temps, les noms, les personnages, les narrateurs, les thèmes et motifs dans ce roman. Un travail,passionnant pour un étudiant !

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  4. Autre exemple de la richesse du livre, l'évocation de la langue corse et de la littérature corse, je vais faire le relever et placer la liste des textes et auteurs évoqués et cités.

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    1. très belle interviw de Marc Biancarelli dans le Corse matin d'aujourd'hui, par Ghjilormu Padovani

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    2. Merci pour l'info, je vais essayer de l'acheter ce soir, s'il en reste un exemplaire. Pourquoi est-elle très belle cette interview ?

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  5. parce que le discours est construit, mûr, serein. le journaliste pose les bonnes questions, lui permettant de s'exprimer.

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    1. Tres juste remarque sur cette interview .Oubli non pardonnable (mémoire...)de lapart de C.R à FX R mais j'ai archivé la page entière dans mon agenda.bisous.

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  6. Merci FXR..à la fois de souligner le travail remarquable d'Emanuelle Carminade et nous inciter à le lire, et merci de votre billet si vrai.
    J'ose ici mettre ce que j'ai écrit par ailleurs, même si mon ressenti n'en est qu'un parmi d'autres, et mon commentaire bien moins constructif que les deux vôtres.
    Mais je tiens à mettre en garde les futurs lecteurs car
    il y a des livres qui ne laissent pas planer de doutes. Même fermés, on sait qu'ils sont dangereux.

    On les regarde, notre raison nous dit non, non non...Ne fais pas ça...Mais on cède.

    Probablement une forme de masochisme.



    Oui.
    Parce qu'on sait qu'on va s'en prendre une sur la gueule. Une sacrée même.

    On a beau se raidir, lorsqu'on la voit arriver, on a beau s'y préparer, mais quand elle vous tombe dessus, ben ça fait vachement mal. ça vous fout à terre. Vous aviez mis les mains pourtant pour amortir. Ben rien à faire. Vous l'avez pris en pleine gueule, et dans les tripes. Dans les tripes surtout.



    Et oui,J'ai chialé.

    D'accord, d'accord, certains qui me connaissent , me traitent à longueur de journée de midinette et de nunuche, et ils se moquent de mon cœur à la guimauve. Alors bien sûr, il était évident que certains passages me feraient pleurer.
    Presque trop facile, en fait.



    En plus, deux d'un coup, deux bouquins bien violents: le sermon et Murtoriu, ça fait beaucoup pour ma digestion.

    Il va falloir que je me purge avec un machin à l'eau de rose, un truc bien sucré et bien collant, avec des aventures qui n'en sont pas, des contes où "ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants " pour cicatriser car le sucre favorise la cicatrisation.

    Vous ne saviez pas?



    Et oui..
    Deux bouquins à mettre en parallèle, qui ont trois fils identiques: Histoire de la fin d'un monde- Histoire d'un gars qui débarque et qui se tire de l'île à la fin- Histoire croisée du passé et du présent...

    Certains vont peut être oser chuchoter ( mais pas trop fort surtout, de peur d'être entendus) que l'un a copié sur l'autre, ou que l'autre a copié sur l'un...

    Balivernes!



    Non



    Juste une communauté d'esprit, juste deux regards croisés (ou parallèles en fait)sur notre de monde qui ne tourne pas rond, ni carré.

    Et ils le crient.

    Point barre.

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  7. MP, merci pour votre message.
    Concernant les points communs entre les deux romans, bien sûr c'est une concomitance d'imaginaires. Et je trouve qu'au-delà des points communs il y a aussi de grandes différences, dans un certain nombre de thèmes et dans les choix d'écriture.

    Je me souviens d'un autre effet de cette concomitance d'imaginaire avec la publication simultanée des romans de Jacques Thiers ("A Barca di a Madonna") et Raphaël Confiant ("Notre Dame du Grand Retour") évoquant tous deux la procession de cette statue de la Vierge Marie en 1947-1948 dans les terres où la résistance communiste avait fleuri.

    Dans Philosophie magazine de ce mois-ci, un article fait la comparaison entre trois romans, dont celui de Jérôme Ferrari.

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  8. Totalement d'accord pour les nombreuses résonances entre le Sermon et Murtoriu, mais pas pour dire que ce sont deux livres "bien violents" et de ce fait difficile à digérer. Je ne nie pas leur violence - bien plus forte quand même dans Murtoriu ! -, mais il me semble que cette lucidité poussée à l'extrême facilite plus à terme la digestion - et la croissance - qu'elle ne l'empêche, que ces deux livres ont en commun de s'inscrire dans une même dynamique vitale ...

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  9. Quand je parle de mauvaise digestion, je veux simplement dire que ces ouvrages provoquent un afflux d'émotions que j'ai bien du mal à contenir.
    Leur but est tout simplement atteint, non?

    Pour les points communs entre les deux romans, ils sont nombreux. même les relations coupables entre cousin/cousine sont traitées...

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  10. FXR, il y a heureusement des différences! Oui , il y en a. L'écriture rocailleuse, parfois âpre, mais franche de MB n'est pas celle de JF, avec ses longues phrases , qui insidieusement ou presque , vous emportent dans un tourbillon..

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