Il s'agit de "Trois balles perdues" de Sylvana Perigot (c'était déjà écrit dans le titre de ce billet, mais comme l'auteur aime beaucoup jouer de la répétition/variation, parfois poétique, onirique, comique, musicale... je m'y mets aussi.)
Qu'est-ce que je pourrais dire sur ce livre ?
Il a été chroniqué plusieurs fois sur le Net, et je ne suis pas d'accord avec les avis émis. J'y reviendrai.
Il a été recommandé très chaudement par une libraire de Bastia, Françoise Ducret, et c'est pourquoi je l'ai acheté et lu. Et c'est bien, parce que sans cela, je ne l'aurais pas fait (oui je sais c'est dommage mais les polars ou livres à allure de polar ne m'attirent pas d'emblée, quelle honte, quel dommage, ça changera un jour).
Il contient 58 chapitres (brefs dans l'ensemble, le 49ème fait 12 pages, c'est le plus long, il n'y a plus qu'à faire une bête division : restent 122 pages (sur les 134) divisées par 57 chapitres, = 2,1403 pages par chapitre en moyenne. C'est bref.
Chaque chapitre a un titre, souvent énigmatique, souvent un mot qu'on retrouvera dans le chapitre, pas toujours le mot le plus important, ça fait comme un petit jeu pour le lecteur qui se dit (outre, comment l'histoire va-t-elle avancer ?) comment va-t-elle inclure ce mot dans ce chapitre ? Ce n'est pas négligeable, il y a tellement de livres très sérieux qui ne vous laissent aucune latitude et vous étouffent.
Non dans le cas de ce roman, nous respirons. Enfin, si je puis dire. Car le fond de l'histoire est irrespirable : ce roman est un roman sur la répétition du drame (la mort accidentelle, gratuite, horrible) et sur le fantasme, le fantôme comme objet de toute écriture.
L'écriture travaille le Fantasme (le fantôme). Elle ne fait pas revivre, elle ne donne même pas l'illusion de la vie. Elle déploie le Fantasme (le fantôme). Et il y a Fantasme (fantôme) parce qu'il y a eu drame (la mort accidentelle, gratuite, horrible).
Donc nous avons un narrateur qui va réfugier son âme misanthrope et solitaire dans une "forêt blonde" (on se croirait aux USA ou au Canada). Au bout de quelques mois, arrive une femme étrange et fascinante (une artiste originale qui tire au fusil sur des miroirs accrochés dans les arbres avant d'être exposés dans des galeries, elle connaît un succès international, elle s'appelle Linda, etc.). Les deux personnages s'aiment, relation physique, foudroyante. Le narrateur est obsédé par la beauté et la vigueur de cette femme. Arrive un autre homme, un jour, accompagnant cette femme, peut-être un amant. Horreur, jalousie, désir de meurtre (non réalisé). Le narrateur devient fou de frustration. Puis la femme disparaît totalement. Et la découverte macabre est là (qui ouvre le roman, comme une séquence introductive énigmatique), sous le ponton qui donne sur le lac dans la "forêt blonde", il y a un cadavre boursouflé...
Qui a tué cet homme ? Je ne dévoile rien, et cela n'a pas d'intérêt.
Car pour moi, tout est dans le fait que cet homme vit pour la deuxième fois dans sa vie l'arrivée brutale d'un cadavre, mort mystérieuse, mort gratuite, horrible, certainement accidentelle). Je vous laisse découvrir la première fois (justement c'est dans le chapitre 49, intitulé "tout remonte"). Et ces deux fois sont elles mêmes la répétition d'une fois précédente, bien plus ancienne.
Ne négligeons tout de même pas l'humour dans ce livre, que j'apprécie beaucoup.
(Entre parenthèses, je bénis l'édition corse, ici les éditions Eolienne, sises à Bastia, quel catalogue ! mais quel catalogue !! vous avez vu ?) de nous proposer ce genre d'ouvrages : originaux, bien édités, profonds, complexes ; en plus c'est un premier roman, et maintenant j'attends avec grand plaisir les prochaines publications de Sylvana Perigot !)
Revenons à l'humour : le langage du narrateur (tout le récit est à la première personne) est souvent pince sans rire, subtilement désespéré, décrivant très précisément émotions et désirs, et en même temps prenant beaucoup de distances avec eux, avec un mélange de tournures poétiques et d'expressions familières, ou d'oralité. Un exemple (début du chapitre 19 intitulé "le moisi") :
Tout aurait pu continuer comme ça indéfiniment, et on aurait peut-être fini par s'ennuyer un peu mais un jour Linda apporta un type dans la forêt blonde. Au coup de frein du break succédant à un long ronflement du moteur, je sus qu'elle arrivait et bondis à sa rencontre. Je les trouvai sortant tous deux de la voiture, lui du côté chauffeur.
- Salut, moi c'est Victor, dit le type dans ma direction, mais en même temps quelque chose de retroussé dans sa figure disait plutôt, encore plus dans ma direction et sans aucune délicatesse : et-je-me-fais-Linda. Son pantalon et sa veste kaki formaient une tache de moisi dans la forêt blonde. Ecoeurant. Je lui ai dédicacé un oeil entendu, style n'en-fais-pas-trop-ducon-j'ai-saisi-l'idée-générale, et je l'ai haï tout de suite.
- Bon, c'est bien joli tout ça (quoi, bien joli ? quoi, tout ça ?), mais on a du boulot.
Je me demande si cette citation est bien pertinente pour illustrer mon propos... Mais enfin, lisez le livre et vous verrez que j'ai raison (je ne vais tout de même pas faire toujours des billets qui mâchent le travail du lecteur que vous êtes !... Comment ça mes billets ils sont pas clairs ? Et alors ? C'est pas le style de la maison.)
De l'humour, oui. Avec beaucoup de drames.
Et c'est là (roulement de tambours) qu'arrive la Révélation : tout est dans le chapitre 4 intitulé "loin derrière". Je voudrais le citer en entier, tant je le trouve magnifique (le mélange d'émotion et de distance y est très fort). Il nous révèle que notre narrateur avait un oncle (un grand-oncle) et que cet oncle possédait cette petite maison dans la "forêt blonde".
Citation :
Oncle Zah envisageait une retraite dans la nature après des années de travaux variés et forcés, mais il n'a pas eu le temps de concrétiser ce projet vu qu'il est mort juste avant, à bord d'un vieux tracteur qui perdait les pédales. En réalité, oncle Zah était mort depuis longtemps déjà, en Pologne dans un camp d'extermination. Tout juste marié, il avait été déporté au camp de Treblinka, où sa femme fut assassinée moins d'une heure après leur arrivée. Zahav étant à l'époque un homme jeune et vigoureux, il avait tout de suite été affecté à l'équipe des prisonniers chargés de nettoyer les chambres à gaz et d'enterrer les cadavres. C'est ainsi que la gorge pleine de larmes, de fumée, et d'horreur, il transporta le corps gazé de la jeune fille qu'il aimait et le perdit à jamais dans la fosse où s'entassaient d'autres corps. Quand oncle Zah revint de Treblinka que les nazis avaient déguisé en ferme de pacotille, il n'était plus un homme jeune et vigoureux mais un homme aux yeux brûlés, aux gestes brûlés qui savait que l'enfer existe en dehors des livres et même en dehors de soi et que cet enfer peut du dehors entrer dans l'âme et la broyer jusqu'à ce que le vide devienne la seule réalité possible, une réalité froide comme le métal qui déchiquetterait chacun des cauchemars que serait chacun de ses rêves dorénavant, il savait que le métal et le gaz fouilleraient aussi les rêves inimaginables de printemps et aussi que chaque fois qu'il regarderait ou toucherait son corps il regarderait ou toucherait ses os et les os des femmes des enfants et des hommes qu'il continuerait chaque nuit à porter et chaque jour parce que le temps était devenu très différent maintenant, que chaque nuit et chaque matin ne constituaient plus une fin ni un commencement mais tous une agonie et ses yeux regardaient loin derrière.
Vous avez vu le retour du petit jeu du mot du titre à retrouver dans le texte juste à la fin de la longue phrase d'horreur ?
Il est question d'une photo quelques pages plus loin : une photo sur laquelle on voit Oncle Zah et le fantôme d'Esther (sa femme assassinée). Cette photo fait un beau brelan avec celles qui ouvrent les romans "Murtoriu" et "Le sermon sur la chute de Rome". Les fantômes hantent la rentrée littéraire corse. Méditons.
Je termine ce billet : je trouve qu'Angèle Paoli (voir ici son avis), Lionel-Edouard Martin (voir ici son avis), F. Franchini (voir ici son avis) sont intéressants et mettent en évidence bien des aspects du livre, mais ratent l'essentiel (selon moi)
Ce roman n'est pas qu'un exercice de style, il est profondément grave et beau, non pas sous mais avec ses oripeaux stylistiques et narratifs, comme une grimace au doux sourire effrayant. Parce que toute l'intrigue foutraque liant narrateur solitaire/Linda fascinante/cadavre sous le ponton apparaît comme une énième apparition de fantômes.
Vous allez me dire, mais pourquoi la forêt "blonde" ? Parce qu'elle est constituée de bouleaux.
Dans le très beau livre de Georges Didi-Huberman, "Ecorces" (Editions de Minuit, 2011), on lit ceci :
"Bouleaux de Birkenau : ce sont les arbres eux-mêmes - "bouleaux" se dit Birken, "bois de bouleaux" Birkenwald - qui ont donné leur nom au lieu que les dirigeants du camp d'Auschwitz voulurent, on le sait, consacrer tout particulièrement à l'extermination des populations juives d'Europe. Dans le mot Birkenau, la terminaison au désigne exactement la prairie où poussent les bouleaux, c'est donc un mot pour le lieu en tant que tel. Mais ce serait aussi - déjà - un mot pour la douleur elle-même, comme me l'a fait remarquer un ami avec lequel je parlais de ces chose : l'exclamation au !, en allemand, correspond au marquage le plus spontané de la souffrance, comme aïe ! en français ou ¡ ay ! en espagnol. Musique profonde et souvent terrible des mots lourdement investis par nos hantises. On dit en polonais, Brzezinka.
Les bouleaux sont les arbres typiques des terres pauvres, désolées ou siliceuses. On les nomme des "plantes pionnières" parce qu'elles constituent souvent la première formation arborée par laquelle une forêt commence de gagner sur la lande sauvage. Ce sont des arbres très romantiques, à l'ombre desquels se déroulent, dans la littérature russe, par exemple, d'innombrables histoires d'amour, d'innombrables élégies poétiques. À l'ombre des bouleaux de Birkenau - ceux-là mêmes que j'ai photographiés, puisque le bouleau, qui ne vit pas plus de trente ans dans les pays tempérés, résiste ici, sur la terre polonaise, jusqu'à cent ans et plus - s'est déroulé le fracas de milliers de drames dont témoignent seulement quelques manuscrits à moitié effacés, enfouis dans la cendre par les membres du Sonderkommando, ces prisonniers juifs chargés de la manutention des cadavres et eux-mêmes destinés à la mort.
Un très beau billet pour un très beau roman
RépondreSupprimerun pont interessant que cet extrait de de Georges Didi-Huberman, "Ecorces" , et qui à mon avis tape dans le mille pour "3 balle perdues"...
Supprimerc'est en tous cas une dimension nouvelle que vous introduisez et qui éclaire une grande zone d'ombre de cette forêt...
Ce roman de Sylvana Perigot est à lire absolument, pas parceque c'est un premier , ni parcequ'il est écrit par une auteur corse, ni parcequ'il est le premier de la série polar des éditions éoliennes, mais parcequ'il est superbe...vraiment, superbe.
Une rencontre de beauté, une découverte artistique au sens plein du terme... Un style unique pour nos sens ravis et un souffle de poésie prenante. Bref des mots et des images pour vibrer. Et que ces émotions sont vivantes, enfin!
RépondreSupprimerCoralie Sterenzy
En cliquant sur le mot titre "Ecorces" (en rouge), juste avant l'extrait évoqué par François-Xavier Renucci, on a accès à une intervention de Georges Didi-Huberman, une vidéo dans laquelle il parle des images, des mots, de la réalité...
RépondreSupprimer"Ecorces" est un livre d'une force et d'une densité prodigieuses, tant sur le plan de la réflexion développée que de l'écriture qui porte cette réflexion.
En effet ce n'est pas un exercice de style, c'est un roman bien calibré si j'ose dire, avec une temporalité singulière et savoureuse, un humour noir et subtil. J'ai lu ou entendu que Sylvana Perigot fait de la prose poétique, il se peut.... mais quelle prose et quelle poésie, on en redemande on se remet à lire et même à relire.
RépondreSupprimerS'il y a bien un truc qui me fait plaisir, c'est de trouver ce genre de critique, d'avis, de billet, je ne sais pas comment dire, en me baladant au hasard sur le net. J'ai lu le manuscrit de "Trois balles perdues" il y lurettes et lurettes – Sylvana, que je ne connaissais pas, me l'avait envoyé pour savoir ce que j'en pensais (comme si ça avait de l'importance, l'étourdie). J'ai une mémoire de mouche morte (je serais incapable de dire plus de trois phrases sur l'histoire d'un livre que j'ai lu le mois dernier), je me souviens donc seulement de ce que j'ai ressenti à l'époque, de mes émotions – ça, en revanche, ça reste gravé un bout de temps, en général. Ça m'avait bouleversé. Mais pas seulement (même si c'est déjà pas mal, on n'est pas bouleversé tous les matins). J'avais eu l'impression, après la dernière page, de refermer quelque chose de nouveau et précieux, pile en équilibre entre la surface et la profondeur, la lumière et l'ombre, le pesant, lourd, et l'ultra-léger – le poids de la tristesse et la légèreté du papier à cigarette. Quelque chose, pour le dire sans fioritures, qui avait réellement un rapport direct avec la grâce. Voilà, c'est exactement le souvenir qu'il m'en reste : avoir approché la grâce (ça fait "grands mots", comme ça, mais en fait c'est une sensation toute simple). Je lui avais écrit à l'époque que j'étais sûr que ce serait publié rapidement, les éditeurs ne sont quand même pas des taupes, et qu'elle n'hésite pas à me demander un petit coup de pouce si elle en avait besoin. Elle ne m'a quasiment rien demandé, le peu de coups de pouce que j'ai tenté de donner n'ont servi à rien (soit le piston fonctionne moins qu'on le dit, soit je suis nul en coups de pouce), la majorité des éditeurs sont des taupes (j'en connais plein, je sais de quoi je parle, je ne l'avais oublié que le temps de ma lecture enivrante du manuscrit – l'optimisme et l'enthousiasme nous jouent de drôles de tours), et il a fallu des années (six ? huit ?) avant qu'elle n'ait la chance (si on peut dire – en tout cas avant que la malchance lui foute un peu la paix) de tomber sur une maison d'édition plus lucide, plus sensible et courageuse que les autres (ce n'est pas bien difficile, mais quand même, ça se souligne). Je suis content pour elle – ce n'est pas une phrase en l'air, "content" est vraiment chargé de tout ce que je ressens – et pour les lecteurs, j'espère de plus en plus nombreux, même si ça va encore prendre un peu de temps (mais elle à l'habitude, elle est solide), qui vont avoir ces quelques grammes de grâce entre les mains.
RépondreSupprimerFulgurant,comme une balle qui claque,musical,poétique, cinématographique ,drôle,miroitant...Bravo vraiment..
RépondreSupprimer