Un grand merci à Madame Arlette Santelli pour l'expression de son point de vue sur ce blog et sur trois ouvrages : "Les Lettres de Toussainte" de Nadia Fischer, "La fuite aux Agriates" de Marie Ferranti et "Regards de Femmes" de Jérôme Camilly.
Bonne lecture et bonne discussion.
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Comme aurait dit Rimbaud : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme »…
Si la littérature corse reste encore confidentielle, ou quasiment, n’est-ce pas, parce que nous, Corses, nous la connaissons mal ? Notre mission est donc de lire et de faire découvrir, sans relâche, ceux de nos compatriotes qui écrivent, montrant ainsi notre volonté d’exister en littérature.
A commencer par la littérature féminine qui tient si peu de place sur ce blog. Vieil atavisme ? Misogynie ancestrale ?... ou seulement manque de connaissance, et par conséquent, de reconnaissance ?
J’ai donc délibérément choisi aujourd’hui de ne parler que de la femme corse, et autour de ce thème, de trois œuvres qui lui sont dédiées, d’auteurs insulaires, cela va sans dire, mais pas que…
La plus ancienne, Les lettres de Toussainte (Editions DCL, 1999), a même fait l’objet, il y a quelques années, d’un spectacle joué à l’Aria, ce miraculeux théâtre en plein maquis, inventé par Robin Renucci à Olmi Capella. Certains s’en souviennent peut-être…
C’est un témoignage sur ce que furent nos grands-mères ou nos mères, qui, nées au début du XXe siècle, et découvrant dans un grand écart vertigineux, la vie du continent, après celle, rétrécie de leur île, s’en écartèrent davantage en voyageant plus loin, aux « Colonies ».
L’héroïne part comme institutrice au Maroc dans les années 1920. Au fil des lettres qu’elle va écrire à un frère bien aimé – « Le seul baume que j’ai sur le cœur c’est toi mon frère » (Lettre du 1er juillet 1928)- nous voyageons dans le temps à travers les yeux d’une femme corse, émerveillée souvent par ses découvertes, mais inquiète aussi de l’avenir de son île, s’émancipant peu à peu, pour se libérer d’une société machiste, et s’éveillant, de même, aux problèmes de la colonisation, tout en restant l’exilée caressant « una petra bianca ch’aghju coltu in Piumbattu, nanzu di parte, ben dura e ben liscia » (Lettera di u 21 di settembre di u 1920). Car ce qui fait le charme de ces lettres, c’est qu’elles sont bilingues, et tiennent lieu d’atmosphère qui en est aussi parfumée. Elles sont, évidemment, bien plus que les aventures d’une institutrice corse aux colonies ; elle sont tout ce que nous savons, ressentons sur notre pays, tout ce qui nous a été tellement raconté dans notre enfance, et qu’il n’est pas inutile de « réviser » de temps à autre, nous qui sommes porteurs de la même folie : « Tout détruire plutôt que de perdre une appartenance, une histoire (…) ne pas vendre la terre », car « c’est vendre notre famille » (Lettre du 20 juillet 1970).
Je suis persuadée que ces confidences et cette clairvoyance : « Je vais te dire une chose terrible : revoir… la famille de Guyane fut plus une torture qu’un bonheur… Ils sont de notre famille, mais… et puis ils sont d’un tel racisme, … et d’une telle mauvaise foi… » (Lettre du 4 septembre 1963) trouveront un écho en chacun de ceux qui découvriront E lettere di Santa. L’histoire d’une vie banale, peut-être, mais unique aussi, qui par un lien mystérieux et indestructible rattache une femme corse à sa Corse, et cela quel que soit l’endroit où elle vit.
Si Marie Ferranti, elle aussi, nous plonge dans une société corse repliée sur elle-même, dans La fuite aux Agriates (Gallimard, 2000) elle réussit, par son écriture sobre et sensuelle à la fois, le tour de force de nous en faire ressentir physiquement la violence et la retenue.
Ses personnages sont campés comme des types, ceux de la tragédie. Et la Corse y joue son propre rôle, exacerbant les passions par l’exubérance de ses parfums -lorsque « l’odeur délicate de la mer et celle des pins se mêlaient » (p. 39)- et la beauté écrasante de ses paysages. « Il y avait aussi –et c’était cela que Julius avait trouvé extraordinaire- un autre trou situé à hauteur des yeux, et placé de telle sorte que, si on s’appuyait contre le rocher, on voyait la mer.
De l’extérieur, la mer n’était qu’un point bleu assez lointain enserré entre deux montagnes, mais par le trou de rocher, plus rien n’existait que cette tâche bleue » (p. 81).
L’intrigue pourrait sembler pauvre, il n’en est rien. Située en pleine nature corse, dans la lumière du désert des Agriates, elle s’étoffe et s’alourdit de ce que l’on nomme Le Destin, dans un pays où l’on dit encore « la messe de sortie de deuil » (p. 141), car les rituels y sont intacts : les vieilles femmes y prient encore « le chapelet à la main » (p. 47), et lorsque le quartier du Vieux Port de Bastia est en fête « des cierges et lumignons rouges brûlent sur les rebords des fenêtres » (p. 47).
Les hommes y vivent repliés sur eux-mêmes, mais sont si violents, quelquefois, dans leurs sentiments ou leurs engagements politiques ! « Il était obsédé par la cause qu’il défendait, le reste lui importait peu. Parfois, il sombrait dans de profondes rêveries : il se voyait à la tête d’une armée d’homme purs et dévoués, vivant dans la clandestinité, n’en sortant que pour faire des coups de main audacieux. » (p. 79)
La fuite aux Agriates est le roman d’une romancière corse qui sait rendre le relief de son île, accidenté, aussi sûrement que celui des héros tellement ordinaires qui y vivent, y aiment, y meurent, dans une tragédie moderne, simple, mais digne de l’antique. Là, on peut « tuer un homme, comme ça, de sang froid, pour la politique… » (p.18), mais là aussi, tous les sens sont sollicités en permanence : « Julius avait léché doucement son visage, les paupières, les ailes du nez, le cou. Il sentait le sel sous sa langue » (p.39). Il faut bien le dire, et y insister : la Corse, les Corses, ont une identité forte. Et Francesca, l’héroïne, fait partie de ces femmes, déterminées à aller jusqu’au bout, quoi qu’il leur en coûte.
Ce sont ses semblables que Jérôme Camilly avec Regards de Femmes (La Marge, 2001) s’attache à peindre dans une galerie de portraits tous titrés d’un prénom féminin (sauf un !).
Voici un recueil de treize nouvelles qui ouvre nos horizons, balayant les clichés sur la femme corse, ou parfois les confortant ; c’est selon. Car, si leur dénominateur commun est l’Amour, toutes ne le vivent pas de la même façon (amour pour un homme ou pour un enfant), mais toutes vont faire en sorte d’assumer leur choix comme Angèle (6e nouvelle) fidèle à Manu, le caïd auquel elle se sent « liée par le sacrement de la fidélité » (p.76) –bien qu’il ne l’ait jamais épousée !-, et dans le cercueil duquel elle glissera « une photo avec les montagnes corses qui se succédaient à l’infini » (p. 81). Geste si naïf, lorsque l’on songe qu’il s’agit d’un voyou qu’à « Mathausen même les gradés allemands respectaient » ! (p. 79)
Même tempérament, même identité forte chez les héroïnes de Camilly mais, pour Vannina (11e nouvelle), toute en retenue, il faut passer par la lettre pour confier à son fils ses pensées intimes car « une pudeur, un peu raide (les) empêche de (se) livrer » (p. 141) et ils risqueraient de se rater, si la vie les séparait. Or, « pour un regard de toi » dit cette mère à son fils, « je crois que je quitterai tout » (p. 141).
Amour maternel inconditionnel qui a besoin de s’exprimer, maintenant que l’enfant est loin, devenu « désormais un étranger distant, pollué par les manières apprises à Paris » (p. 142). Cette mère touchante force toutes les femmes à s’interroger sur leur propre relation à leur mère, ou à leurs enfants.
Femme effacée, en apparence, Marie-Ange (9e nouvelle) l’est aussi : veuve, dans une Corse occupée, elle survit, seulement tenue debout, après un nouveau deuil la frappant, par son projet de vengeance car « seule une autre mort pourrait apaiser son deuil » (p. 117).
Puisque « la rebelle dans la famille c’était elle » (p. 117), elle va le prouver, sobre en parole et dans l’action, comme le furent les héroïnes antiques, habitées, dont le destin est tracé par le devoir. Seule, de même, Grisanta (5e nouvelle) élevée sans père, dans un monde qui l’admet mal, par une mère possessive, « qui a sauté la case mariage » (p.61) !
En grandissant, c’est son ambition qui va porter Grisanta –« cela suffisait à occuper sa vie »- (p. 63) et l’étude « tracer sa vie » (p. 65). Elle qui ne sait rien de son père finira par en rencontrer le fantôme, loin de Corse, et apprendra le secret de sa naissance. Portant le prénom de l’homme que sa mère a le plus aimé, et « endurant ce qu’elle a souffert » (p. 70), elle parvient enfin à « se confesser » à une inconnue (p. 70) et à dire qu’elle « ne s’est jamais entendue avec sa mère » (p. 70). Se comprenant enfin elle-même, elle va ainsi pouvoir la comprendre.
Toutes ces femmes sont singulières et universelles. Marie, l’Ajacienne (4e nouvelle) qui assiste, impuissante, à l’agonie de son mari condamné par un cancer, ou Mamma Recco la Proprianaise (3e nouvelle) témoin de la déchéance de sa famille, dont l’existence est un long Chemin de Croix. « Dans son raccourci, la procession du Vendredi Saint rassemble un faisceau de symboles expiatoires qui sont à l’image de la vie tourmentée » (p. 39) de cette mère de onze enfants au destin tragique.
Toutes ces Méditerranéennes, ont en commun de nous toucher, de nous attacher, parce que nous en faisons partie, comme Corses, évidemment, mais aussi comme êtres humains se colletant avec la Vie : différence assumée et universalité.
Quant au lectorat féminin de ce blog, qui sait s’il ne s’y trouvera pas en connivence, dans un féminisme… décomplexé !
Arlette Santelli
Merci pour ces commentaires. Juste une petite précision: Les lettres de Toussainte est un roman écrit par Nadine Fischer, hélas pour ses amis disparue trop tôt. Nadine avait fait un très beau film documentaire à partir de son roman. L'un peut-être ayant nourri l'autre de toute la sensibilité et l'engagement de cette femme avant tout monteuse et cinéaste.
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