mercredi 3 février 2010

Coup de sonde dans le passé récent

Je me souviens de la "bouche amère" de Don Petru, personnage principal de la tragédie du même nom écrite par Marie-Jean Vinciguerra (encore lui !), publiée par Sammarcelli en 2006. Cela fait un petit moment que j'ai envie braquer à nouveau mon regard sur ce passage où il parle de sa "bouche amère" (acte III). Je le ferai bientôt et je mettrai en ligne la préface que l'auteur m'avait demandé d'écrire ; ce fut un plaisir : j'avais été emballé par cette pièce de théâtre (sera-t-elle représentée un jour ? Peut-être cette forme littéraire paraîtra-t-elle trop classique ? Mais qui a lu cette pièce ?).

Le 19 septembre 2007, j'avais pris la parole, en compagnie de Jean-Marie Arrighi, à l'invitation du Centre culturel universitaire de l'Université de Corse. Donc à Corti, ce jour-là, j'évoquais oralement, rapidement, quelques pensées sur cet improbable objet qu'est la "littérature corse". Le mois suivant, je réécrivis mon propos, le mis en forme. Puis ce texte fut publié dans la revue ouessantine - que je vous conseille bien évidemment très chaleureusement - "L'archipel des lettres" (numéro 2 ; voir ici les sommaires de tous les numéros, la Corse est souvent présente, et toutes les îles du monde aussi...). Je l'ai relu aujourd'hui (ressassement, ressassement), et je me suis laissé aller à penser qu'il pouvait être utile de proposer ici cet essai - légèrement remanié - de formulation d'une pensée (oui, certainement encore maladroite ou contradictoire). Cela veut être une des contributions à la réflexion générale qui s'étoffe de plus en plus ces derniers temps (je pense par exemple au "Manifeste des Agriates" de Xavier Casanova : voir ici).

Evidemment, la question est de nouveau celle de la place des "lecteurs" dans la fabrication d'une littérature (corse).

Bonne lecture.

(Et passez votre chemin si vous avez soupé de mes redites, nous nous retrouverons peut-être avec la "bouche amère" de Don Petru ?).


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UNE LITTERATURE CORSE, POUR QUOI FAIRE ?



Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi,
l’existence d’hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s’en servir –
c’est-à-dire d’hommes qui aient soif de connaissance et de puissance
de transformations intérieures, soif de développements
de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer
ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle,
de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents
et d’instruments que les siècles ont accumulé.


Paul Valéry, « La liberté de l’esprit », 1939.




Une littérature singulière comme une autre

Aujourd’hui, je me réjouirai avec vous tous d’un fait que je considérerai comme avéré et certainement définitif : il existe une littérature corse, au même titre qu’une littérature française.
Comme toute autre littérature, nous la définirons comme un ensemble de textes, donc d’auteurs (conscients et désireux de créer une œuvre), d’éditeurs, de libraires, de bibliothèques, de manuels, d’enseignants face à des élèves, de chercheurs universitaires, de prix… Tous les éléments d’une véritable institution littéraire sont présents, même s’ils peuvent paraître encore balbutiants.
Cette littérature existe si bien qu’il est possible d’en décrire l’histoire, les courants, les époques, les évolutions (à l’instar de Jean-Marie Arrighi) et d’en offrir des introductions ou des anthologies.
Un tel travail est absolument légitime et nécessaire. Légitime, car il s’agit de décrire une réalité : comment des œuvres littéraires corses sont nées, pourquoi, pour qui. Nécessaire, car si l’on veut lire de la littérature corse, il faut bien en dresser la cartographie la plus précise, l’histoire la plus fine, la bibliothèque la plus complète.

Cette littérature a cependant un certain nombre de caractéristiques qu’il ne faudrait pas laisser de côté car elles lui donnent en effet un sel tout particulier.

Premièrement, la littérature corse est multilingue. Ecrite en latin, en italien, en français ou en corse. C’est un fait. Il suffit de feuilleter l’Anthologie des écrivains corses de Hyacinthe Yvia-Croce pour le constater. Cette idée peut paraître étonnante, tant nous sommes habitués à concevoir qu’une langue donne lieu à une littérature, et donc qu’une littérature ne peut être que monolingue. Mais la longue histoire de notre peuple veut que plusieurs langues aient investi son gosier – bien sûr selon des modalités très différentes (linguistique et sociolinguistique nous permettent d’y voir plus clair dans les multiples situations de diglossie, de conflit et d’affirmation de ces langues). Aujourd’hui, il est possible d’envisager ces quatre idiomes comme les variations linguistiques passées (latin, italien) ou présentes (français, corse) de la littérature corse. Le Vir Nemoris de Nobili-Savelli (XVIIIème siècle, en latin), la Dionomachia de Viale (XIXème siècle, en italien), U Salutu di a morte de Ghjuvan Maria Comiti (XXème siècle, en corse), Les Roses de Pline de Rinaldi (XXème siècle, en français) : toutes œuvres qui concourent à développer l’expression littéraire corse.

Deuxièmement, notre littérature est le fruit de points de vue d’auteurs très différents : issus de l’île ou venant d’ailleurs, s’ignorant, s’opposant ou bien se mélangeant. De fait, un certain nombre de textes qui nous paraissent légitimement donner une image stéréotypée et négative de la Corse ont joué et jouent encore un rôle dans notre imaginaire. Par exemple, la canonique Colomba de Prosper Mérimée. Comment ne pas prendre nos distances avec un tel ouvrage ? Pourquoi conserver encore le miroir tyrannique du romantisme français qui avait sa propre histoire, sa propre logique exotisante ? Deux faits cependant doivent frapper nos esprits : Eugène Gherardi nous a expliqué (dans Esprit corse et romantisme, en 2004) que Mérimée s’était notamment inspiré des plaidoiries des avocats corses qui eux-mêmes utilisaient dans des buts particuliers des « images », des « histoires », dont les types pouvaient être de quelque utilité pour gagner un procès. Ce fait concerne la production de ce roman, mais sa réception est tout aussi éclairante : un tel texte est non seulement régulièrement adapté au cinéma (signalons la version en langue corse d’Ange Casta), mais encore nos écrivains, en langue corse ou en langue française, récupèrent l’intrigue et les personnages du roman, les déforment, les revivifient ou s’en moquent… mais ne les passent pas sous silence. Ainsi, nous ferons l’effort d’accepter une extension maximale des œuvres littéraires corses, lorsque leurs propos nous regardent particulièrement, quelles que soient les origines et les intentions de leurs auteurs. La Colomba de Mérimée, le Pasquale Paoli de Guerrazzi (existe-t-il d’ailleurs une traduction française de ce roman italien du XIXème siècle ?), le Tout-Monde d’Edouard Glissant, dont un des personnages martiniquais fait une étape à Cargèse dans les années 50, sont certaines des facettes de notre littérature.

Multilingue et venant d’horizons variés, la littérature corse est aussi d’une qualité très inégale et en cela, elle ne se différencie pas des autres. Les difficultés dans lesquelles elle est née (historiques, linguistiques), l’exiguïté et la fragilité de notre institution littéraire (combien de publications qui disparaissent au bout de quelques jours ?) impliquent une édition et une critique parfois trop bienveillantes. Les œuvres médiocres ou banales côtoient sans vergogne les textes plus originaux ou puissants. Mais comment faire le tri ? Notre littérature est très jeune, dans sa réalité factuelle et encore plus dans la prise de conscience d’elle-même. Hors c’est le temps long des relectures et des partages collectifs qui parvient à faire un tri (je ne dis pas forcément le « bon tri »). Bien sûr, nos intuitions nous font nous endormir sur certains ouvrages et désirer la relecture de quelques autres, mais encore une fois, il me semble que la littérature corse est trop jeune pour se passer du moindre de ses éléments. Chacun des moindres textes devrait être réellement interrogé, lu comme susceptible de nourrir notre imaginaire. C’est une règle semblable aux préceptes de la morale provisoire de Descartes qui dans le Discours de la méthode décide d’accepter les erreurs les plus évidentes dans la vie réelle afin de s’assurer une tranquillité d’esprit et de corps qui lui permettra de chercher de plus solides vérités. On comprendra donc que je ne puisse citer en illustration de ce paragraphe que des œuvres que j’aime mais qui auront, ou n’auront peut-être pas, le bonheur de convenir à la Postérité (incertitude qui n’enlève rien à mon affection pour celles-ci) : le roman noir Caveau de famille d’Elisabeth Milleliri, le récit symbolique A Stanza di u spichju de Rinatu Coti, l’étrange texte poétique « Je rêvais aux pierres de mes enfances » de Dominique Memmi…

Maintenant que le champ est délimité, que nous lui avons accordé l’étendue la plus généreuse et la plus mouvante, l’institution littéraire (comme précédemment définie) doit faire son travail, essentiel, c’est-à-dire construire la bibliothèque littéraire corse : éditer, rééditer, traduire, référencer, archiver, indexer, préfacer, postfacer, critiquer, discuter, analyser, enseigner, primer, fêter, célébrer. Ce travail est primordial, mais il n’est pas suffisant. Car une littérature n’est pas que l’affaire des professionnels de la profession (comme dit Godard en parlant du cinéma) ; une littérature est au bout du compte l’affaire des lecteurs.

Ce que veut un lecteur

Une œuvre littéraire ne m’intéresse que pour autant qu’elle a un effet sur un lecteur, qu’elle construit ou modifie son imaginaire. Par imaginaire je n’entends pas un monde irréel et uniquement personnel ; j’entends plutôt cet espace collectivement fabriqué et partagé et qui superpose à la cartographie du quotidien une cartographie des possibles, des invisibles, des métaphores et des fantasmes. Sans le monde porté par les œuvres de Ghjacumu Thiers, de Marie Ferranti, de Jérôme Ferrari, de Marcu Biancarelli, de Rinatu Coti ou de Petru Gambini (j’arrête là une liste impossible à finir), je serais différent et je respirerais moins bien. Parce que leurs textes et leurs paroles m’enchantent, me secouent, me choquent, me rappellent des évidences oubliées, me révèlent des points de vue et des mondes inouïs.

La lecture n’est pas un acte anodin et parmi tous les auteurs qui se sont essayés à en décrire la spécificité, je trouve que l’écrivain israélien Amos Oz est particulièrement éclairant. Il explique dans une conférence intitulée « Pourquoi lire ? » (reprise dans un volume nommé Les deux morts de ma grand-mère) que la littérature est avant tout une « affaire privée », « une affaire intime entre deux personnes, l’écrivain et le lecteur » dans laquelle l’attention du lecteur, son implication sont immenses, engagent tout son esprit et tout son corps : « la participation que la lecture exige du lecteur est inestimablement plus intense que la participation requise par tout autre forme d’art. » Notez qu’il ne dit pas que les autres arts ont des effets moins puissants, mais que la lecture d’une œuvre littéraire engage le lecteur à « co-produire » le livre. Le lecteur est toujours actif, au point que le texte lu par une personne est toujours différent du même texte lu par quelqu’un d’autre, voire par la même personne dans d’autres circonstances. Ceci pour dire que la littérature (corse, en l’occurrence) est la somme de ses lectures, tout comme un mythe est la somme de ses variations ou de ses interprétations. Ce que veut un lecteur est proprement impossible à décrire a priori, car c’est sa lecture qui lui accordera une lumière sur « des choses que nous avions peut-être refoulées dans le passé », comme l’écrit encore Amos Oz.

Des fables, des formes et des figures

En ce qui concerne le cas particulier de la lecture réelle des œuvres littéraires corses, plusieurs éléments sont à prendre en compte : les désirs des lecteurs, leurs compétences et les hasards qui leur font rencontrer, ou non, tel ou tel livre.
Le lecteur pourra lire pour s’évader (et profiter pour cela du temps passé dans les avions par exemple), prendre du plaisir, méditer, prendre une revanche, préparer un cours en collège, une thèse ou même se donner un genre.
Le lecteur de littérature corse aura des compétences linguistiques très variables lui interdisant ou lui permettant des lectures de textes écrits en italien ou en corse – textes qui seront donc plus ou moins bien compris dans toutes leurs finesses.
Le lecteur de littérature corse enfin, pourra chercher longtemps certains ouvrages épuisés, en découvrira d’autres qui lui étaient inconnus.
Ces trois paramètres nous indiquent que l’imaginaire issu des lectures des œuvres littéraires corses est forcément divers, non homogène, lacunaire ; et c’est bien ainsi car l’important est la vivacité réelle de cet imaginaire et non son idéalisation illusoire.

J’emprunte la triade « fables, formes, figures » à André Chastel, l’historien d’art, qui s’en est servi pour intituler un grand recueil d’articles variés. J’utilise ces trois mots comme des doubles, symboliquement plus riches, des trois termes suivants : histoires (ou intrigues), genres (et sous-genres), personnages (du Grand Héros au petit personnel). La fable implique que les histoires ont un fond mythique, qui dit beaucoup et plus, obscurément. La forme signale que les œuvres ont une grande plasticité et sont des états transitoires en perpétuelle métamorphose. La figure est plus et moins qu’un personnage simplement défini par une fiche d’identité ; la figure peut être une association d’éléments, un geste sur un paysage, des objets entre des êtres. J’aime voir la lecture comme ce qui transforme les livres bien rangés d’une belle bibliothèque en un conglomérat d’imaginaire où s’ébattent des fables, des formes, des figures. Toutes les lectures réelles d’une littérature constituent cet ensemble à la fois intime et collectif d’éléments symboliques.

Je crois que la littérature corse gagnerait à être regardée ainsi dans son activité créatrice de fables, de formes et de figures dans l’imaginaire des lecteurs et pas uniquement comme un ensemble fixe de textes illustrant des genres canoniques ou traditionnels et dont on attendrait sempiternellement les « chefs d’œuvre ». Je pense par exemple à la tentative de poème épique en langue corse qu’est Viaghju in Vivaldia de Marcu Biancarelli. Je pense aux figures mi-humaines mi-animales que l’on trouve chez Thiers, Biancarelli ou Comiti. Je pense à la fable du Musconu d’Avretu qui court de texte en texte depuis le chroniqueur du quinzième siècle, Giovanni della Grossa jusqu’au www.mazzeri.com de Ghjuvan Luigi Moracchini en passant par les analyses anthropologiques de Max Caisson (dans La griffe des légendes) et le Viaghju de Biancarelli.

Je crois que la constitution la plus scientifique possible de la bibliothèque de littérature corse doit se doubler du travail des lectures qui défont sans cesse le bel ordonnancement de celle-ci, qui mélangent sans vergogne des œuvres que tout séparait, qui oublient les incontournables et exhaussent les trouvailles les plus improbables.

Lire les lectures

« Recensement des lectures » : mais comment faire pour que cette « affaire privée » qu’est la lecture selon Amos Oz soit partagée par tous ? L’institution littéraire doit venir ici à notre secours. Nous avons besoin d’outils, de lieux, d’activités communes qui nous permettent de mettre en scène l’invisible.
Parmi ces outils indispensables, nous désirons ceux-ci :
- un salon du livre corse vivant où l’on ne contentera pas de stands muets dont les principaux objectifs sont des autographes qui ne rajoutent presque rien aux livres, un vrai salon avec conférences, débats, dialogues, lectures, concerts littéraires, rencontres, mises en scènes, en voix, créations qui proposent d’autres métamorphoses des textes lus. Il faudrait que ce salon soit régulier, dense, ouvert aux autres arts et aux autres littératures (méditerranéennes ou d’ailleurs). Des expériences prometteuses ont lieu dans diverses circonstances et vont dans ce sens.
- un prix des lecteurs mieux mis en valeur, s’assurant que les votes seront nombreux, issus de lectures argumentées, racontées. Le prix des lecteurs de Corse existe, mais on pourrait imaginer qu’il intègre les Corses vivant hors de Corse :des bibliothèques de littérature corse existent dans certaines villes du continent, et je ne citerai que celle que je connais pour l’avoir constituée à l’amicale corse d’Aix-en-Provence (voir la liste des ouvrages sur le site).
- un site Internet collaboratif permettant de collecter des récits de lecture, les avis, les questions, les critiques, les rêveries des lecteurs de littérature corse.
Car le but est de donner à voir et à lire – autant que faire se peut – ce que fait réellement la littérature corse, ce qu’elle fait en nous, et peut-être comment elle participe à nous fabriquer individuellement et collectivement. Et pour cela une attention extrême doit être portée à la singularité de chaque lecteur et de chaque lecture.

Comment je lis

Lecteur parmi d’autres, je présente ici ma façon singulière de lire, qui n’est ni un modèle ni une exception.
Ma lecture est associative et allégorisante.
Lorsque je lis un texte, je vois en lui un chemin offert à d’autres, un propos général caché dans une forme particulière. J’évoquais précédemment la figure de la mouche monstrueuse d’Avretu : un seigneur abominable dans le sud de la Corse est finalement assassiné et enterré, mais la tombe est ouverte et au lieu d’un cadavre immobile, c’est une mouche bien vivante qui sort, grossit et répand une odeur mortelle sur la région entière. C’est cette figure qui m’a fait voir dans cette page de chronique historique de langue italienne (que j’ai lue dans sa traduction française) une image de ce que pourrait être et faire la littérature corse. Je l’ai écrit, il y a quelque temps, de cette façon :

« Mais la figure noire et diabolique d’Orsolamano n’est pas solitaire. La beauté fascinante de sa métamorphose et de sa résurrection en mouche est d’autant plus saisissante que les causes de son apparition sont décrites avec une simplicité elliptique digne des contes de notre enfance ou de l’écriture des Évangiles : « Un an après la mort d’Orsolamano, retournant sur ce lieu où il avait été tué et enseveli au hasard, quelques hommes allèrent d’un commun accord ouvrir la sépulture parce qu’on disait qu’il y avait vraiment le démon. » Qui étaient ces hommes, quand se mirent-ils d’accord, quelle fut la nature précise de leur curiosité ? Pourquoi n’entend-on plus parler de ces hommes une fois que la mouche est libérée ? Si leur présence ne devait être que fonctionnelle (ouvrir une tombe), pourquoi s’inquiéter de leur mobile ? Giovanni della Grossa en dit trop ou trop peu. Et c’est notre très grande chance. Car apparaît ainsi, sous les traits de ces quelques hommes, une figure de la création collective, anonyme, rouvrant les blessures de la communauté. Le corps monstrueux d’Orsolamano succède à ses actes ignobles parce que la représentation de soi (en l’occurrence, du démon en soi) est une nécessité. C’est ainsi que, par la magie de l’écriture, une scène originelle terrifiante surgit devant nos yeux : une mouche, aussi grosse qu’un bœuf, s’élève jusqu’au col de Pruno, et déverse son odeur sur nous. »

« Sur nous », c’est-à-dire sur les lecteurs, à chaque moment de leurs lectures, et dans leur imaginaire.
A côté de cette littérature allégorisante, je pratique une lecture associative : les fables, les formes, les figures se répondent en moi, un élément déniché dans tel texte se retrouve sous d’autres aspects dans un autre. J’associe sans cesse une page avec une autre, créant des liens plus ou moins imprévisibles, et donc des textes hybrides.
La fable du texte brûlé dans la « Confession du solstice » de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci et dans la deuxième partie de A Funtana d’Altea de Jacques Thiers ; la figure du porte-parole dérisoire de la communauté corse (Maria Laura dans A Barca di a Madonna et Brancaziu dans A Funtana d’Altea) ; la forme de la chronique bastiaise depuis Sebastianu Dalzeto (Pesciu Anguilla) jusqu’à Thiers en passant par le magnifique manifeste de Max Caisson (dans « Brumes, réseaux, miroirs ») et les romans d’Angelo Rinaldi… Autant d’exemples que je ne détaillerai pas ici. Mais je citerai la dernière association qu’il m’est arrivé de faire – c’était durant ce mois de septembre 2007 en lisant cette nouvelle historique et sentimentale de 1768, Dominique et Séraphine, rééditée par Albiana au mois de juin précédent ; c’était peu de temps après avoir lu la nouvelle « Sirata d’inguernu » incluse dans le recueil Stremu miridianu de Marcu Biancarelli, publié en août 2007. Le premier texte peut sembler largement anecdotique (une histoire d’amour impossible entre une jeune Corse dont la famille est paoliste et un officier français aussi amoureux que loyal) et avoir comme principale valeur les faits d’être l’œuvre d’un officier français anonyme et la première œuvre de fiction de langue française prenant la Corse pour objet. Cependant une association me frappa lorsque je lus qu’au moment de leur première rencontre (marqué par un coup de foudre réciproque), Séraphine dut empêcher son propre frère de tuer le Français Dominique et qu’elle le fit de cette façon : « « Ah ! s’écria le Corse, un François ! » et il le couche en joue. Dans l’instant Dominique s’éveille, se relève et tire son épée. Mais en même tems il voit la Corse, d’une main, détourner le fusil de son frère, et de l’autre l’embrasser en le caressant… ». Dans « Sirata d’inguernu », nous découvrons une jeune femme revenir en Corse et tomber amoureuse du « Corse par excellence » pour elle, le type même d’homme à la virilité violente dont le canon du pistolet et le sexe sont l’objet de toutes ses attentions admiratives. On voit bien que les deux figures ne sont pas identiques et interchangeables mais il me plaît de voir qu’un regard extérieur en langue française du dix-huitième siècle n’est pas totalement étranger à un regard intérieur en langue corse au vingt-et-unième siècle : la main d’une jeune femme amoureuse sur le canon d’une arme prête de servir les a superposés dans mon imaginaire ; je vous en fais part.

Valeur de la littérature, et de la littérature corse en particulier

Tous les jours de notre vie, nous nous berçons d’anecdotes stéréotypées transmises par des médias de toutes sortes. Au contraire des récits littéraires, ces anecdotes ne nous parlent pas, n’appellent pas notre participation intense et exigeante, ne nous donnent pas à saisir des parcours humains à la fois singuliers et familiers. Pour un développement de la distinction entre « récit » et « anecdote », je renvoie aux articles de Christian Salmon inclus dans le recueil Verbicide, du bon usage des cerveaux humains disponibles.
Or je crois, avec Pierre Bergounioux et son Bréviaire de littérature à l’usage des vivants, que la littérature offre des textes qui « expliquent le monde qui les a engendrés et éclairent notre profondeur présente ». Ou bien encore que la littérature a une « puissance réfléchissante, inventive, contestataire ».
Je désire donc, avec d’autres, que la littérature corse ait ces ambitions, en conscience. La production littéraire contemporaine me confirme régulièrement qu’elle en est parfaitement capable. Nos auteurs doivent se persuader que leurs lecteurs ont de grandes attentes.
La communauté corse a besoin d’un imaginaire renouvelé. N’oublions pas les lecteurs des œuvres littéraires parmi les rouages essentiels de ce renouvellement.


François-Xavier Renucci
Aix-en-Provence, le 30 octobre 2007
A peine revue, le 4 février 2009


2 commentaires:

  1. Long et vibrant plaidoyer pour la littérature - qui forcément me touche - et surtout pour la littérature corse dans laquelle tu t'investis avec passion !
    Je te suis parfaitement quand tu dis que la littérature - corse ou autre - ne vit que par ses lectures , forcément variées, et donc par ses lecteurs ...
    D'où, je pense, ta proposition "d'élargir" ce prix des lecteurs réservé aux résidents , aux Corses vivant hors de Corse !
    Stupéfaction de ma part : penses-tu réellement que tu vas pouvoir faire vivre la littérature corse en te passant des lecteurs de littérature corse qui ne sont ni résidents ni Corses, que ces derniers n'ont pas leur mot à dire ?
    Ton paragraphe appelant au développement d'un site internet collaboratif semble pourtant s'ouvrir à l'enrichissement apporté par les avis, critiques, questions et rêveries des lecteurs - de tous les lecteurs ? - de littérature corse ...
    Je n'ai pas le désir de relancer une polémique sur la conception de la "diffusion" de la littérature corse , mais j' aimerais que tu m'éclaires sur ce point .

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  2. Emmanuelle,
    une réponse un peu tardive (je suis à l'office de tourisme de Corrençon, dans le Vercors) pour te dire que je suis tout à fait d'accord avec toi : tout lecteur de littérature corse doit être convié à participer à un prix des lecteurs, bien sûr. Il n'y a là rien de polémique pour moi (j'ai pensé trop rapidement aux personnes a priori intéressées - donc les Corses - alors que la question est celle de l'extension du lectorat).
    Merci pour le commentaire.

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