mardi 23 février 2010

Le jeu de la vérité

Alors, allons-y, ce soir, dans ce que nous pourrions appeler "le jeu de la vérité" (belle et profonde expression, je trouve).

J'ai lu "U vantu di a puvartà" de Marceddu Jureczek (coédition Cismonte è Pumonti et Matina Latina, 2008), il y a plusieurs mois déjà. Mes lacunes en langue corse m'empêchent de comprendre l'intégralité de chaque phrase, mais je pense avoir saisi l'essentiel. Cet "éloge de la pauvreté", j'en ai apprécié le fond et la forme : 50 brèves pages qui synthétisent une critique de la société de consommation actuelle, version insulaire (les premières pages m'ont enchanté : invitant le lecteur à s'asseoir avec l'auteur devant un lycée et à regarder attentivement les élèves qui en sortent).

Mais quand je repense à cet ouvrage (cela me fait penser qu'il faut absolument que je lise son roman "Ghjuventù, ghjuventù" ! Je ne retrouve pas une critique de Marcu Biancarelli qui m'avait donné envie de me plonger dans ce livre...), quand je repense à cet ouvrage, disais-je, il m'en reste peu de choses en mémoire : l'impression d'avoir déjà lu ce qui y était dit (MB rapproche d'ailleurs les propos de Jureczek de ceux de George Orwell, tout était donc déjà dit ?). Ma lecture doit être erronnée et je fais état ici d'une impression, n'hésitez pas à la discuter (d'ailleurs - fait très appréciable - l'auteur de "U vantu di a puvartà" appelle lui aussi ses lecteurs à critiquer ses idées et sa posture, qu'il ne veut pas dénonciatrice et pessimiste à outrance mais analytique et optimiste). La fin de cet essai m'a donc déçu : donc, il faut faire un effort sur soi pour sortir du comportement consumériste, refuser l'hédonisme et l'égoïsme, l'individualisme, retrouver des valeurs antiques de solidarité sans être passéiste. Bien.

Et puis ce soir, j'ai repris l'ouvrage, avec en tête une petite musique qui grésille, la petite musique d'une expression corse que je ne suis même pas sûr de bien comprendre ("tenir compte", "prendre soin", "faire attention" ?) : "tene à contu".

Je cherche le passage où se trouve cette expression : des mots de sa grand-mère maternelle (à qui est dédié le livre), mots qui sont restés dans sa mémoire, "tenilu à contu". Je trouve : ce sont les pages 49 à 51. Pour moi, elles sont le coeur vivant du livre, elles me sont précieuses ; voici comment je les "lis" : elles sont l'image même de ce que j'aimerais faire : collecter ainsi ce qui pourrait paraître inutile, de peu de valeur, mais qui recèle pourtant de nouveaux usages, de nouvelles façons de faire et de penser. Pages allégoriques d'une (pauvre) littérature (corse) que l'on doit constituer de bric et de broc (avec des morceaux de textes à peine lus, oubliés, ou resssassés et assimilés, excellents ou mauvais, stockés au cas où..., remis en circulation pour voir si...), selon les circonstances, les désirs - parfois contradictoires.

Selon l'auteur, l'être humain ne peut être réduit à un "morceau de chair avec deux yeux" (la phrase - très dans le style de Rinatu Coti (non ?) - se trouve en quatrième de couverture : "Ma cà un pezzu di carri cù dui ochji ùn pò essa l'omu...") : ce qui le définit, dignement, c'est donc cette injonction - combien difficile, combien difficile - d'avoir le souci de...

Voici le passage (vous n'êtes peut-être pas d'accord avec moi ?) :

U primu passu u ci faremu tempi fà, ma oh ! un passatu vicinu vicinu, eppuri chì mi pari un antru mondu à mè. Quiddu passatu ch'e dicu s'hè spintu à tempu à tina di minnanna, mamma di mamma. Morta à 92 anni, a puvaretta era nata cù u seculu dicenovi, in Borgu, u carrughju pupulari d'Aiacciu, pupulatu tandu à paisani scalati è à ghjugniticci. Za Catalì, o Nannò, era cusì chì tutti a chjamavami, chjuchi è maiori. È mi volta in menti stu passatu cù ciò ch'edda dicìa Nannò : "Tenilu à contu". Sò i paroli di soi chì mi fermani u più impressi. Comu sarà ? Ùn la saparìu dì di fatti. Forsa par via chì sti pochi paroli tandu mi parìani d'andà bè bè à l'aritrosa di u mondu ch'e cunniscìu eiu, dicu di u mondu matiriali mudernu cù a so accatamassera di robba in sopra più, prestu compra, prestu ghjittata. "Tena à contu", è par chì, quandu tuttu vi veni ammanitu, u più nicissariu è à tempu à u più inutuli ? Erani sti paroli strani ch'edda mi dicìa Nannò quand'e mi sciaccavu quiddu paghju di scarpi framanti novi. Erani sti paroli ch'edda dicìa quandu chì mamma mi cumprava calchì ghjuculeddu : "Tenilu à contu". À tempu à 'ssu cumandu, c'erani i fatti. Erami in Natali è comu s'usa à fà oghji chì hè oghji, si rigala è si ricevi cicculata à vulenni più. Nannò, di fòrvici, attaccava à taglià i cuparchjuli di i scatuletti di a cicculata : annantu, à quandu v'era una ghjatta alliscendusi, à quandu un vasettu cù fiori di centu culori spampillulenti, o calchì babbu Natali grassottulu in a so coltra rossa, ammaschittatu, à boccarisa. Cusì dicìa edda : "Chì piccatu di ghjittalli tutti 'ssi beddi quatri". Eppo ni facìa altr'è tantu cù quiddi frisgetti rossi o ciaddi è i sacchetti di u plàsticu ch'e no tiravami in a rumenzula in abbundenza, tutti quanti sìmbuli cumpiti di a noscia sucità di u cunsumu è di u frazu sfrinatu. Ebbè edda, i si tinìa, l'allucava, casu mai pudissini ghjuvà un antru pocu, casu mai vinissini à mancà, ch'e no i bramessimi. Tandu, eiu, zitiddacciu, ùn a li facìu micca à capì u veru fondu di a so andatura. Circavu à spiicaddila à minnanna, à cunvertala à l'usi è à i valori di u mondu d'avali. In darru. Isacchetti imbriavani i tiretti, i quatri di a cicculata s'allibravani nantu à cridenza. Eppo ci era l'altru restu : pezzi di stofa, bichjeri di a mustarda, buttigli di licori... Comu ? Sfrumbulà tutta 'ssa roba ? Era for di ciò ch'edda pudìa intenda : chì ci fussi tanta è tanta ghjenti techja abbastanza da ghjittà cosi utuli.

(Je me rends compte maintenant - en fin d'écriture de ce billet, alors que je cherche sur Internet le moyen de faire acheter l'ouvrage - que la présentation de ce livre sur le blog "Avali" met elle aussi l'accent sur l'expression "tene à contu" (traduite par "prendre soin") ! Je ne sais pas qui a écrit cette présentation ; l'auteur lui-même ?)

4 commentaires:

  1. Le livre de Marceddu Jureczek, que j'ai présenté il y a quelques temps sur invistita mérite d'être lu et médité. Je sais, il n'est pas en version bilingue et c'est bien dommage car il condense à lui seul une problématique très présente dans de nombreux ouvrages et qui est exposée ici au grand jour. En substance, le malaise dont souffre la Corse d'aujourd'hui résiderait dans l'abandon, par les insulaires eux-mêmes, d'une certaine austérité de l'existence pour le gouffre sans fond de la consommation effrénée. A ce jeu , "l'homme corse" perd son âme car l'une de ses caractéristiques fut d'avoir été toujours en marge des vagues dominantes. Cette marginalité plus ou moins consciente a contribué à sa résistance, à sa permanence face à tous les envahisseurs. Il y a quelque chose de très courageux dans l'essai de Marceddu, lequel fait suite à un recueil de nouvelles parfaitement descriptives de la société corse d'aujourd'hui.

    Ma grande joie est de voir que cet ouvrage sera réédité, ce qui signifie qu'il a été lu malgré le faible empressement des médias locaux à en parler.

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  2. A propos des prix

    Je voudrais que quelqu’un m’explique pourquoi et par qui le Murtoriu de M.Biancarelli a été évincé de la sélection finale du Prix des lecteurs corses où ne reste qu’un recueil de poèmes, très beau, de A. Dimeglio (mais déjà primé ailleurs), une bande dessinée (certes d’un éditeur), un autre recueil de poèmes celui de N. Paganelli, et deux autres livres, je prie leurs auteurs de me pardonner mais je n’ai pas retenu leurs noms. Pas le moindre sélectionné insulaire pour les ouvrages en langue française.
    J’ai le sentiment confus qu’un grand n’importe quoi gouverne les choses de la littérature en Corse et qu’il devient urgent de créer des prix spécifiques avec des jurés compétents pour chaque genre.

    Malko Nimu

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  3. Malko Nimu,
    merci pour ce commentaire, mais qui n'est pas à sa place ici. Je me permets de le transformer en billet pour voir s'il donnera lieu à discussion.
    Merci.

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  4. Pour en revenir à Marceddu c'est une "conscience", un écrivain qui nous demande de regarder en face cette société "moderne" où nous nous vautrons bien souvent en perdant notre âme. Il récuse les mythes et aborde les sujets sociaux avec beaucoup de pertinence, de force et de "courage", comme le dit Norbert Paganelli. Il ne s'agit certes pas dans son esprit de revenir au passé mais de prendre du recul par rapport à des valeurs empoisonnées qui sont exactement antinomiques de nos valeurs culturelles traditionnelles.

    On attend d'autres perles de ce jeune écrivain, dont la langue finement ciselée est un régal, sans doute d'autres fictions et d'aures essais : l'essai en langue corse est assez rare pour qu'on puisse le saluer.

    Le recueil de nouvelles "Ghjuventù, ghjuventù" est un tableau très sombre de notre société, mais puisé dans la réalité : on n'en sort pas indemne, le constat est un peu désespéré. À nous de voir ce qu'il y a à faire pour qu'il ne soit pas désespérant.

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