jeudi 25 février 2010

Une page : "Et l'odeur des narcisses", de Marie Casanova

Donc, la littérature corse se publie chez bien des éditeurs, nous le savions, en voici un nouvel exemple : Galaade éditions.

Le livre : "Et l'odeur des narcisses", de Marie Casanova, est un roman où se raconte la vie d'une femme corse, Thérèse, depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse étrange et triste, une vie de femme tiraillée entre ses désirs (d'aventure, d'amour, d'amour aventureux, de séduction donc) et les réalités familiales, historiques (avant et après la Seconde Guerre mondiale), sociales et surtout physiques (Thérèse a été amputée d'une jambe, suite à une maladie mal soignée) qui tour à tour suscitent, empêchent, retardent ces désirs amoureux. Cette vie oscille entre différents lieux, à la fois géographiques et imaginaires : Cayenne, Saint-Raphaël/Nice, l'Italie (pôle du bonheur perdu : où meurt le grand-père adoré, Maestro Francesco), et la Corse (le village de Reccio, imaginaire, visiblement).

Dans ma mémoire (le livre a été lu il y a quelques semaines maintenant), deux moments : les deux moments de séduction aventureuse (avec Roland ; avec le soldat italien).

Je choisis le premier moment (pour le second, il se trouve que c'est celui que le site des éditions Galaade donne la possibilité de lire !) : il se déroule à Bastia, il pleut des trombes ; Thérèse veut retrouver Roland, Madeleine sa mère est contre, elle craint la réaction violente du père, Joseph. C'est un des moments du livre où j'ai senti l'histoire décoller, s'emballer, cela m'a beaucoup plu (en plus de cette écriture faite de sensations, de mouvements, de sons, présentant toujours le monde au travers de la sensibilité de cette femme ; écriture virevoltante qui permet peut-être au livre de respirer et de ne pas tomber dans le conventionnel et le sans surprise). Qui a lu ce livre ? Peut-être avez-vous fait une lecture différente, moins agréable ?


"Tu sais ce que veulent les garçons ?
- La même chose que moi, elle répond, Thérèse, et puis il veut m'épouser."
Silence de Madeleine qui n'a plus qu'une obsession, la réaction de Joseph, la colère de l'ogre. Il faut repousser le problème, il faut parler d'autre chose. Sourire. Dire :
"La nouvelle jambe est bientôt prête, plus légère, bien adaptée, dans quelques jours nous irons la chercher et puis nous pourrons remonter au village. C'est la bonne saison pour les châtaignes grillées, les champignons, les biegnets. Tu allumeras le feu dans la cheminée comme t'a si bien appris à le faire Maestro Francesco."
Tu, tu, tu, ça résonne au loin, le son est brouillé, les paroles inaudibles.
Thérèse ailleurs est partie avec Roland là où la prothèse, la gamba, est-ce possible, est presque un charme de plus, une jambe de poupée.
Le lendemain, il pleut à torrent, un vrai déluge, comme à Cayenne. Les rues sont des ruisseaux, dans les ruelles toutes les eaux du ciel se précipitent comme pour fuir, se ruer vers la mer. Les banderilles de la pluie hachent les feuilles des platanes, les feuilles de la vigne vierge. Elles saccagent la belle parure rouge qui recouvre la tonnelle du bar des Amis, et Thérèse s'apprête à aller retrouver Roland, qui, là-bas, l'attend.
"Tu ne peux pas sortir avec ce temps, c'est de la folie."
Thérèse va y aller, elle n'a peur de rien. Rien ne l'arrête. Aucune colère humaine ou divine, aucune tempête, tornade, bourrasque. Les épreuves, elle connaît, sa volonté parle plus haut que les éléments déchaînés, et l'orage, le grondement superbe qu'elle a au-dedans est plus violent que celui du dehors. Et puis le ciel exaspéré, illuminé d'éclairs. Tu comptes jusqu'à trois et le tonnerre éclate, elle aime, elle aime, elle aime les extrêmes.
Marcher, avancer, aller vers lui, c'est aller vers elle, savoir qui elle est, sortir de sa chrysalide, éclore, fleurir, ramasser au passage ses désirs essaimés. Alors Madeleine met son chapeau, s'empare du parapluie de berger, souvenir de Maestro Francesco, grand, assez large pour deux.
"Allons-y, elle dit, je viens avec toi."
Sursaut, montée de romantisme qui, avec son goût de l'impossible, ses aspirations vers l'absolu, se plaît dans la tourmente, préfère l'automne au printemps, certainement l'hiver à l'été. Que sa fille soit comblée, heureuse comme elle ne l'a jamais été. Passage des songes de Madeleine. Alcôves tapissées de velours où viennent se poser les soupirs amoureux. Mirage de Nice, la nuit dans le jardin qui surplombait la mer. Mon Dieu, que d'images, que le temps n'estompe pas mais qu'il adoucit, peu à peu édulcore. Que de péchés inassouvis, absous par la résignation, la routine, une maille à l'endroit, une maille à l'envers, c'est simple tu sais, tu continues c'est toujours pareil, tu somnoles toutes lumières éteintes, délectation morose, bienheureuse béatitude. Ah ! mais d'un coup quelque chose te réveille, un bric-à-brac de sentiments disparates, la joie, l'espoir, l'enthousiasme, la peur et puis quoi, il vaut mieux se perdre de sa passion que perdre sa passion. Aujourd'hui, dans la ville déserte, deux femmes, deux guerrières affrontent la mitraille de la pluie, de l'eau jusqu'aux chevilles. Thérèse tire sa jambe lourde avec son pied qui s'enfonce dans la boue. Têtue la jambe, une vraie mule. Elle résiste.
"Allez avance, encore un effort."
Entre Thérèse et sa jambe c'est toujours comme ça, elle lui parle, elle l'insulte, elle la supplie.
"Allez on n'arrivera jamais, Roland sera parti."
Roland est là. Dans la pénombre. À cause de la tempête la ville est sans lumière. Sur le comptoir, sur les tables, des bougies éclairent vaguement la salle, leurs flammes mouvantes projettent sur les murs un va-et-vient de clarté. Roland est là, souriant, sympathique. Magnétisme de celui qui veut conquérir, et cette chose qui vous enjôle, vous engourdit, c'est le charme.


En fait j'aime beaucoup ces figures de confusion (pluie de Cayenne, rues de Bastia, amant de Lorraine, chapeau d'Italie et rêves niçois ; la mère et la fille, contre et avec ; passé, présent, avenir du désir). Figure-maëlstrom qu'il est si enivrant de découvrir dans la littérature corse.

(AJOUT DU DIMANCHE 28 MARS 2010 : je signale ici une autre lecture de ce roman, par Paul M., sur le site de Musa Nostra, lecture très instructive qui montre que le charme du livre opére de bien des façons).

4 commentaires:

  1. beau passage, j'aime cette image des "deux guerrières" dans la tempête et surtout le fait que cette jambe de bois rétive, encombrante, lourde, n'empêche rien, affronte les éléments, ne fasse pas obstacle à la Vie, à la passion de Thérèse! J'aime...

    Ce matin Corse matin parle d'un romancier bastiais de 17 ans qui vient de publier son premier roman : "amor al cor". Je partage ton optimisme sur la littérature corse, FXR...

    RépondreSupprimer
  2. Francesca, ti ringraziu pè u cummentu, ma quale hè u nomu di issu novu rumanzeru bastiese ? è l'editore di "Amor al cor" ?

    RépondreSupprimer
  3. di memoria : Kevin Petroni. l'editore? ùn la sò più. Ci vuleria à guardà l'edizione di Corse Matin d'oghje.

    RépondreSupprimer
  4. Belle métaphore guerrière : c'est un champ de bataille boueux dont se relève un blessé repartant à l'assaut sous la mitraille...
    J'aime bien la vitalité et le panache de ce personnage fait de désirs et de volonté qui ne se laisse pas aller au courant des "eaux du ciel", à la fuite vers la mer, et brave les éléments.

    RépondreSupprimer