Ce blog est destiné à accueillir des points de vue (les vôtres, les miens) concernant les oeuvres corses et particulièrement la littérature corse (écrite en latin, italien, corse, français, etc.). Vous pouvez signifier des admirations aussi bien que des détestations (toujours courtoisement). Ecrivez-moi : f.renucci@free.fr Pour plus de précisions : voir l'article "Take 1" du 24 janvier 2009 !
vendredi 30 juillet 2010
Les choses sérieuses ! Pasquale Ottavi relit vingt ans de prose en langue corse, et ça fait du bien !
J'achète à la librairie "Terra Nova", à Bastia, le recueil de Mélanges offerts à Jacques Fusina (éditions Sammarcelli/CNRS/Università di Corsica, 2009). 34 textes (évocations, poèmes, études) et 370 pages, issus de toutes disciplines (anthropologie, linguistique, littérature, archéologie, histoire culturelle) et évoquant bien des contrées (Caraïbe, Occitanie, Bretagne, Corse évidemment), et le tout pour 20 euros ! Pourquoi s'en priver ?
(Comment obtenir ce livre ? A voir dans les librairies de Corse, s'il en reste un exemplaire, le commander via votre libraire ou le commander directement auprès de l'éditeur en l'appelant : le livre s'intitule "Liber Amicorum".)
Et que découvrons-nous émerveillés ? 3 articles consacrés à la littérature de langue corse :
- "La production littéraire en langue corse : chronique d'une mort annoncée ?", Dominique Verdoni (pages 95 à 102)
- "Scunfini literarii corsi : una sprissioni dinamica in u so ambiu plurali", Alain di Meglio (pages 125 à 132)
- "A prosa literaria in lingua corsa", Pasquale Ottavi (pages 133 à 155)
Nous reviendrons sur les deux premiers articles, mais je veux simplement mettre l'accent sur l'article d'Ottavi. Lui-même renvoie à d'autres études (de René Emmanuelli, Fernand Ettori, Ghjacumu Thiers, Paulu Desanti o Ghjuvan Maria Arrighi). Mais son article a ceci de particulier qu'il associe une vue diachronique (la lente naissance d'une prose littéraire en langue corse entre 1974 et 2000) à des analyses stylistiques de l'écriture spécifique des textes invoqués. Au final, me reste l'impression de mieux comprendre ce qui s'est passé.
La démarche et le style sont scientifiques et universitaires (avec le vocabulaire précis de l'analyse littéraire, prenant appui sur les auteurs canoniques) et ne sont donc pas forcément faits pour attirer le grand public. Ajoutons que le tout est en langue corse ! C'est quasiment suicidaire ! Evidemment je plaisante : il nous faut absolument devélopper de telles études en langue corse ; il faut ensuite diffuser les études les plus importantes dans d'autres langues - comme le français, l'italien, l'anglais, l'espagnol - afin de toucher un très large public ; il serait bon de voir cette étude, peut-être augmentée de quelques analyses et précisions, publiée dans une version bilingue corse/français, dans un format de poche, à 5 euros, non ?
Car enfin, l'étude d'Ottavi a plusieurs qualités : il fait un choix parmi les oeuvres les plus importantes selon lui ; il justifie son choix ; il donne donc à voir une certain visage de la prose fictionnelle de langue corse, celle qui va véritablement faire oeuvre nouvelle, être en rupture avec les récits traditionnels (dans les thèmes et l'écriture). Voici son choix pour le roman :
- "A funtana d'Altea", Ghjacumu Thiers (Albiana, 1990)
- "L'acelli di u Sarriseu", Santu Casta (Méditorial, 1997)
Et son choix pour la nouvelle :
- "Ritornu", Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi (in "Misteri da impennà", Scola Corsa, 1989)
- "Scontri periculosi", Ghjuvan Luigi Moracchini (in "Misteri da impennà", Scola Corsa, 1989)
- "Da una sponda à l'altra", Ghjuvan Maria Comiti (Alain Piazzola/CCU, 1998)
- "Prighjuneri", Marcu Biancarelli (Albiana, 2000)
Autre qualité, Ottavi propose une critique personnelle, elle concerne l'utilisation des gallicismes dans l'écriture novatrice de Marcu Biancarelli (nous aurions aimé des exemples précis, c'est extrêmement intéressant) :
"A scelta d'una lingua mischiata di francisisimi puntilleghja dinò ella l'attitudine iniziale di parata pruvucatrice : sogna solu à dumandassi s'ella vene sempre ammaistrata cumu ellu accurraria. Par me contu, hè questa a sola riserva ch'e mi parmittaraghju di furmulà riguardu à un iscrittu chì si mireta propiu a qualifica di prosa litararia (riguardu à a prublematica iniziale d'issu studiu) è chì, à parè meiu, vene à compie, in tantu, l'opara di muta di a litaratura isulana in lu duminiu di a prosa."
Car l'objectif d'Ottavi est bien de dire : nous disposons maintenant d'une somme de textes indubitablement littéraires (travaillant le style, en conscience, réfléchissant les enjeux sociaux actuels, construisant des formes littéraires capables de répondre aux réalités insulaires et mondiales, incluant le doute, l'incertitude sur les identités, sur les repères mentaux d'une communauté en crise).
Un extrait de son étude (à propos de "Prighjuneri" de Biancarelli) :
"À parlà d'altronde d'azzione vene male : Prighjuneri rende contu di u statu psicologicu iniziale di u parsunagiu solu è unicu chì campa une crisi d'idintità. Parlà parla, ma in capu, si parla ad ellu stessu quantu ellu cerca u cuntrastu cù calchissia. NIsun'azione à u pianu fattuale, tuttu cuntribbuisce à incalcà l'idea di a sarratura, megliu d'inchjustrera, di u narratore. A viulenza di u discorsu di pettu à l'immubilità di u parsunagiu face cresce a carica emutiva di u munologu mutu. S'è no pugnemu di ritruvà calchì timatica di a litaratura di u mantinimentu, ci avvidemu chì i valori chì a puntilleghjanu venenu d'intrata calcicati. Principiendu cù u spaziu, da ch'ella attacca a narrazione : "Mi scusareti, ma mi dumandu ciò chì ghje futtu quì, voddu dì quì in u locu ind'ì ghje stocu...". Cum'è ind'è Moracchini è ind'è Comiti, è ind'un certu modu ind'è Franchi, vene sicularizatu, masimu s'omu piglia da rifarenza un scrittu cum'è Mariana, di Tumasgiu Pasquale Peretti, indi l'antulugia di Ceccladi (449-451)."
Alors que manque-t-il à cette étude ?
Nos lectures, nos critiques, nos contre-propositions.
La volonté de faire dialoguer cette "littérature inquiétante" avec toute une somme de discours, littéraire ou non, qui travaille le sillon de l'identité, de la confirmation, du maintien, de la résistance, de l'affirmation (mais Ottavi le fait déjà un peu dans son étude)...
La relation entre ces proses littéraires de langue corse avec la prose littéraire de langue française (parfois par les mêmes auteurs).
Et puis l'étude d'Ottavi s'interrompt avec l'année 2000. Il s'est écoule 10 années de production littéraire en langue corse, 10 années qui nous ont donné des oeuvres majeures, comme "Murtoriu" (2009) de Marcu Biancarelli. Est-ce que cela change quelque chose au propos de l'auteur ? Sommes-nosu entrés dans une nouvelle phase de la littérature romanesque de langue corse ?
Mais en l'état, cet article de Pasquale Ottavi me semble être une avancée considérable. À rapprocher de l'entreprise de Dominique Viart et Bruno Vercier lorsqu'ils se sont attelés à décrire la "littérature française au présent" (celle écrite entre 1980 et aujourd'hui). Voici un long extrait de l'introduction de la première édition de leur ouvrage, paru chez Bordas en 2005 :
"Le nombre d'ouvrages publiés chaque année est tel qu'il défie toute ambition exhaustive - et notre propos s'y égarerait. Plus important est de dessiner les contours de la littérature contemporaine en distinguant ce qui la caractérise. Car toute une part de la production littéraire est sans âge : elle persévère dans sa façon d'être sans se trouver affectée par les débats esthétiques : elle ne permet pas d'identifier une période. C'est une littérature consentante, c'est-à-dire une littérature qui consent à occuper la place que la société préfère généralement lui accorder, celle d'un art d'agrément voué à l'exercice imaginaire romanesque et aux délices de la fiction. Force est de constater que se (re)produisent souvent en série, variant à l'infini les mêmes intemporels ingrédients, mixtes de romans historiques, exotiques ou sentimentaux. De tels livres relèvent au mieux de l'artisanat, d'un artisanat bien maîtrisé parfois, voire de qualité, mais pas de l'art. Ces écrivains sont en quelque sorte nos "compagnons du devoir". Il n'en sera guère question ici. Plus attentive à l'époque, à ses modes ou à ses humeurs, dont elle propose le reflet exacerbé et volontiers provocant, s'avance une littérature qui ne consent pas moins, mais selon un autre registre, plus mondain et plus mercantile. On pourrait l'appeler littérature concertante en ce qu'elle fait chorus sur les clichés du moment et se porte à grand bruit sur le devant de la scène culturelle. Elle trouve dans ce bruit le seul gage de sa valeur car sa recherche est celle du "scandale", mais il s'agit d'un scandale calibré selon le goût du jour, "surfant" sur le goût que le jour peut avoir, par exemple, pour les jeux du sexe, du spectacle ou du cynisme. Elle fraie avec les slogans publicitaires et les formules pseudo-culturelles. C'est aussi une littérature consentante car elle consent à l'état du monde, qu'elle résume à la loi du marché et qu'elle exploite à son profit : elle sait ce que va marcher, susciter les articles et les émissions radio-télévisées. À cet égard, elle tient plus du commerce que de l'artisanat. Nul doute que cette littérature traduise quelque chose de l'état social, mais elle ne le pense pas. Elle n'a de vertu sociologique que symptomatique, et ne vaut, à ce titre, pas plus que n'importe quelle autre conduite sociale momentanée. Ces formes majeures de la littérature consentante - romanesque, atemporel, poésie convenue, théâtre de divertissement et scandale calibré - se partagent souvent les feux de la scène médiatique, comme en attestent les listes de "best-sellers" publiées par certains magazines persuadés que la meilleure littérature est celle qui se vend bien (l'ambiguïté du verbe en dit d'ailleurs assez long sur la façon dont cette littérature s'inféode à des principes peu littéraires). Mais il ne faut pas s'y méprendre ni tomber dans le lieu commun qui consiste à penser que la qualité d'un livre est inversement proportionnelle à son succès. Les vraies différences sont ailleurs. Toutes ces formes d'écriture ont en effet pour particularité de ne guère se préoccuper... de l'écriture. Qu'il s'agisse pour les un d'écrire avec une élégance scolaire, pour les autres de mimer les parlers du moment, voire de ne surtout pas se soucier de la façon dont ils écrivent. Seuls comptent les personnages et leurs histoires - ou leur absence d'histoire. Lyrisme de pacotille ou parlure à la mode, jamais l'écriture ne se cherche dans le mouvement du livre, elle est toujours déjà là, utilisable à satiété. Artisans et provocateurs, ces écrivains ne s'interrogent guère sur leur instrument, qui n'est pour eux rien d'autre qu'un instrument. (...) Une seconde différence tient aux enjeux des oeuvres. À côté des littératures consentantes, qui n'ont d'autre préoccupation que de réussir un bel objet ou de faire un bon "coup" éditorial, s'élabore une littérature plus déconcertante. Elle ne cherche pas à correspondre aux attentes du lectorat mais contribue à les déplacer. Ces livres-là sont plus caractéristiques de la période, plus propres à en exprimer la spécificité. Ils ne meurent pas d'une saison à l'autre, emportés par le nouveau flux de la "production" littéraire, ou, du moins, ils lui résistent mieux et demeurent dans les mémoires. C'est qu'ils ne reproduisent pas les recettes anciennes et ne sacrifient pas à la valeur d'échange qui fait du livre un "produit". Loin du commerce et de l'artisanat, c'est une littérature qui se pense, explicitement ou non, comme activité critique, et destine à son lecteur les interrogations qui la travaillent. Aussi est-ce celle qu'il nous paraît important de privilégier dans un ovurage qui se propose de présenter la littérature contemporaine."
(Le paragraphe suivant est tout aussi passionnant que les lignes précédentes - selon moi, peut-être pas selon vous - mais je renonce à le réécrire ici ; l'ouvrage en question a connu une réédition revue et augmentée en 2008)
(Concernant la photo trouvée sur "Flickr : The Commons", voici les infos :
"Two women boxing"
Format: Glass plate negative.
Rights Info: No known restrictions on publication.
Repository: Phillips Glass Plate Negative Collection, Powerhouse Museum www.powerhousemuseum.com/collection/database/collection=Phillips_Glass_Plate_Negative
Part Of: Powerhouse Museum Collection
General information about the Powerhouse Museum Collection is available at www.powerhousemuseum.com/collection/database
Persistent URL: http://www.powerhousemuseum.com/collection/database/?irn=381264
Acquisition credit line: Gift of the Estate of Raymond W Phillips, 2008)
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Passiunante
RépondreSupprimerùn sò micca sicura chì a vulintà di pruvucazione era in i francisisimi ind'è "Prighjuneri", ma hè solu MB chì a pò dì. Di sicuru hà apertu i purtelli per fà entre una libertà di scrittura sbarrazzata da u purisimu è chì hà forse resu a literatura in lingua corsa più vicina da un publicu altru chè quellu di i "sapienti" in lingua corsa, in particulare i giovani. Sta scelta ùn andava micca cù i so pedi tandu, (è a prova si n'hè chì anc'avà ci hè una "riserva" ind'è certi spezialisti per accettalla) , dunque pudia parè un scherzu, una pruvucazione, ma mi pare una forma d'autenticità à mè ...
RépondreSupprimerBonjour F.X Renucci,
RépondreSupprimerJe ne sais pas par où commencer, Je ne suis pas à mon domicile, mais n'ayez crainte, je consulte votre site comme une chandelle à la cire permanente. Je n'ai pas beaucoup de temps ,juste assez pour vous dire dans un premier temps que j'ai bien parcouru il y a quelques années l'ouvrage de Viart et Vercier et que je ne suis toujours pas d'accord avec eux sur les termes de littérature "consentante" d'une part. Je parlerai plutôt de littérature assujettie, plus précisément de littérature vassale, d'ailleurs la suite des propos le confirme:"littérature qui consent à occuper la place que la société...". Il en va de même pour "concertante",je dirai même plus encore la féodalité est plus respectée que dans la première acception. Tout cela pour finir par retenir la"déconcertante". La belle affaire ! Soyons clair ! La "déconcertante, celle qui sort du compromis de la préméditation, de sa prédestination à la vitrine,de sa complicité à la vente et aux différentes mascarades mondaines des Fémina, Renaudot,Interallié,Académie française, Goncourt et toute la ribambelle des buffets petits fours et hypocrisies et cynismes de mauvaise qualité. Comprenez-moi! Il en faut ,le tout c'est de savoir qui se vend ou qui s'achète. Une phrase retient un peu plus loin un espoir:"déconcertante...comme une activité critique qui destine à son lecteur ses interrogations qui la travaillent.".
Enfin, tout cela pour dire en fait bravo à Xavier Casanova. Oui, il répond tout à fait à ce préambule ou à ce menaçant exorde:"l'absence de dimension critique étouffe les choses qui mériteraient d'être connues".Vaste question!En fait, pas vraiment!
Savoir si la littérature Corse existe sans "une instance critique",et si oui,je pense que oui,puisque notre littérature, en pleine évolution,donc en crise,porte forcément en elle-même son"instance critique" sauf quepour nous il nous faut la mettre en structure .Mais pas des critiques littéraires qui considèrent la littérature comme des commissaires-priseurs,plus même, comme des marchands de poissons:tous ces grands journaleux du livre,ces animateurs de salons ou d'émissions tv plus endimanchés qu'informés,plus vendeurs qui de l'oeuvre elle-même la plupart du temps n'ont lu que quelques phrases redites hors de leur contexte avec des questions d'une banalité de vitrine qui endormiraient Morphée lui-même.
Xavier Casanova a raison.Créons non pas des comités de lecture vermoulus,cramoisis et rampants mais une structure véritable et pouquoi pas comme "Textuel" ou comme des revues bimestrielles d'Actes Sud, si elles existent encore.
Attention, la critique littéraire est un métier si fermé qu'à mon avis il ne doit y avoir aujourd'hui pas plus d'une dizaine de critiques dignes de ce nom comme Alain Fleischer,Colosimo ou d'autres que je n'ai pas en mémoire,cela n'en augmente pas plus le nombre.Les autres sont simplement des ouvriers sans outils.Pourquoi ne pas organiser des entretiens pour commencer,relayés par une revue trimestrielle? Nous sommes bien passés par des cols bbien plus hauts et bien plus dangereux,plus incertains,et nous en sommes quand même là.Créons-la, cette instance,créons-la d'une manière prudente mais pas poussive,audacieuse mais pas suicidaire-quoique si le suicide littéraire est d'oser écrire en Corse,alors oui-aventurière mais pionnière.Nous avons maintenant assez d'écrivains,poètes et autres pour nous ouvrir la voie. Un peu de courage, d'initiative d'entreprendre, de persévérance et de détermination.
Je resterai sur E.Jabès dans Yaël:"Voici un livre,ou plutôt l'espérance d'un livre,écrite,récrite, de soir en soir,d'un livre comme s'il ne pouvait se faire par l'écriture seule..."
Voilà; Ah,au fait, merci pour M.Biancarelli.
A bientôt.