vendredi 2 juillet 2010

Un introuvable retrouvé : Marie-Jean Vinciguerra à partir de Shakespeare

Où trouver le texte suivant ? Eh bien ici, et ce, avec l'accord de l'auteur (comme annoncé précédemment). Que je remercie.

Evidemment ce texte (publié en 1992, dans le recueil "Corse, défense d'une île", éditions Autres Temps) a un intérêt en lui-même (mais lequel selon vous ?), mais il est aussi un des trois textes qui m'ont poussé à aimer la littérature corse (après "La confession du solstice" (1988) de Marie-Gracieuse Martin-Gistucci et "A Funtana d'Altea" (1990) de Ghjacumu Thiers... ).

D'une lecture de la "Tempête" ou la Corse comme métaphore baroque du mystère

par Marie-Jean Vinciguerra

Entraînés dans la sarabande des images en "abîme" du cinéaste anglais Greenaway (Prospero's Books) déchiffrant dans Prospero l'autoportrait d'un Shakespeare-démiurge, créateur d'une fiction plus réelle que la réalité, nous avons retiré de la mer, "La Tempête", le livre noyé des charmes abolis.

Livre des sortilèges où l'auteur convoque la troupe des masques pour animer et congédier d'ultimes fantasmes : baisser de rideau sur des simulacres et vain retour au Réel.

Recommençons le divertissement pour un exorcisme. Aux esprits sommés de se dissiper dans l'air subtil, redonnons corps, espérant ainsi retrouver dans ce nouveau songe, la trame secrète de notre étoffe insulaire.

Suscitons la magique "Tempête" sur une scène qui, cette fois, dit son nom : la Corse.

Ainsi se complète le portulan shakespearien, trompe-l'oeil d'un infini insondable où "s'ancre une île".

Sous l'île enchantée de Prospero, prince de l'esprit et duc déchu, en exil, il y a, scellé, le roc d'une île en deuil, qui se dissout en grains de sable :

L'île de Caliban-le Maure, fils de la Sorcière Sycorax, soeur jumelle de Gorgone. S'y échouent, à leur retour de Tunis, Alonso, roi de Naples et Antonio, frère de Prospero, duc de Milan, par traîtrise.

Dans son adaptation de "La Tempête", Aimé Césaire situait l'île du côté des Antilles... Pour Lawrence Durell "L'île de Propsero" dérivait jusqu'à Corfou. À chacun son île... une île qui a une ombre pour corps.

Dans le mirage de la Fée Morgane, Ulysse avait pénétré l'Île des Lestrygons par l'entaille des falaises de Bonifacio, bouche vite refermée sur le miroir de la caverne.

Sur l'un des rivages s'agitent les chimères des naufragés en mal d'usurpations passées et à venir, sur l'autre plage, l'histoire bouffonne et fait sonner la marotte, enfin devant la grotte de Prospero surgit un jeune homme, rescapé de la tempête, image du dé-sir, ce regret de l'astre absent.

Ferdinand, fils du roi de Naples, rencontre l'amour sur l'île de la haine, conduit Prospero au pardon et entraîne la fin de l'Histoire, une histoire, qui n'est elle-même qu'illusion. "La Tempête" dans sa boule de verre est l'histoire circulaire de l'Île : invasions des peuples de la mer, envies des capitaines d'aventure, serpents de la vengeance, folies des rois d'opérette et cet avatar du couple Caliban-Trinculo, Grosso Minuto, bouffon emblématique du Général des Lumières, Pascal Paoli, "U babbu di a patria", Pascal Paoli, "père spirituel" de Caliban, celui qui jette hors de l'île Buonaparte, le fils rebelle et qui connaîtra, à son tour, l'exil dans la grande île. Caliban, Paoli, Bonaparte, sous le signe maléfique de la Gorgone, une histoire d'îles et d'ex-il(e) : la Corse et ses doubles de substitutions, le rêve métisse des Antilles, l'Île d'Elbe, Albion, Sainte-Hélène... Ex-ils sans retour. "La Tempête" : tous les versant de la tragi-comédie du malheur insulaire à laquelle aucun théâtre n'a donné sens. Pas d'Eschyle ni d'Aristophane pour se partager la scène : Caliban tenté par la folie d'Ajax ignorant le miroir. Île qui a un corps pour ombre.

Raccrochons les oripeaux d'imposture placés sur le tilleul d'Ariel, le génie aérien de Prospero, commis aux enchantements et appareillons vers les rivages de Miranda-Nausicaa, la fille "digne d'admiration" de Prospero, miroir de l'île où se tissent les reflets de l'innocence, de l'Absence. Miranda ou l'aurore de l'île utopique dans sa pure essence rêvée, la fiction donnant charme à l'île incorporelle de personne (No-body).

L'île, fille du Songe, n'est que de n'être pas comme cette Infante si blanche qu'on voyait le vin couler dans sa gorge. Prospero, metteur en scène, Miranda, maîtresse d'Harmonie, harpe du Silence.

Quel imp(r)udent pourrait se targuer d'être propriétaire de l'île ? Tout pouvoir n'est-il pas volé, "robe dérobée dont s'enrobe" la vanité de l'imposteur ?

L'Île enchantée volée par Sycorax, la Sorcière d'Alger, capitale d'un Orient barbare, puis par Prospero, le naufragé, qui la conquiert par magie, d'exil faisant royaume, enfin convoitée par Stephano, le sommelier ivrogne, titubant sur ce territoire incertain : "terra nullius", objet-colifichet de toutes les gourmandises, fruit métamorphosé en ulcère qui pourrit Gênes, "la Dominante", et l'Empereur.

Caliban, "petit fauve à taches rousses, vraie semence de sorcière" en est-il dépossédé comme il le croit ou n'a-t-il pour titre que le mythe solaire de "l'homme-île", qui se sent propriétaire de l'île entière, roc et plage sans cadastre ?

Que vaut la "donation" de la Corse par Pépin le bref au pape Etienne II, confirmée dans une histoire légendaire, par Charlemagne à Adrien ? et les "droits" de Pise, de Gênes, d'Aragon, du roi de France ? Historiens-prestidigitateurs de l'Histoire...

Seul prince légitime, Prospero)le-poète, régnant sur des sujets de fiction façonnés dans sa langue.

Prospero retiendra-t-il Caliban dans les filets de la langue du roi, du prêtre, du juge, du soldat ?

Caliban peut-il accéder à la re-connaissance de soi dans la langue du Maître et lui en tenir reconnaissance ?

Ô le désir d'une langue davantage sienne sous l'étreinte de la langue imposée.

Ô le combat de l'enfant à la bouche d'amertume, privé du premier lait latin et qui se rebelle dans le sein de la nouvelle marâtre "mère des arts, des armes et des lois".

Drame de Caliban, deux fois asservi, deux fois contrarié dans la langue :
"Sauvage, il jacassait comme une brut."

Prospero et Miranda ont "fourni à ses désirs des vocables pour les nommer", promesse de libération et asservissement.

L'esclave retourne le don en imprécation :
"Tu m'as enseigné le langage, et le profit qui m'en revient, c'est de savoir comme on maudit. Que t'emporte la peste rouge pour m'avoir appris ta langue..."

Ce Vendredi est sans reconnaissance pour son Robinson. Caliban, aboyeur de blasphèmes. Lestrygon logophage avec des renvois d'insultes. Maldisant et médisant.

Echec d'une éducation par imposition de la langue, parce que Caliban ne sait pas encore que la culture, au-delà de la révolte, est aussi reconnaissance. Refondation sur son propre socle, mouillage aux fonds nocturnes, greffe et provignement de surgeons venus d'Ailleurs.

Au bout de la révolte, la reconnaissance rétablit la juste balance. Sans reconnaissance, Caliban est voué aux cris et au désordre.

Si Ariel est délivré par Prospero du charme qui le piège dans la fente de l'arbre, Caliban-Arlequin "Jean-foutre bariolé. Rapiéci-rapiéça" est condamné, échine pliée, à la corvée du bois mort. Caliban-charbonnier crache, en noire imprécations, le charbon de la langue brûlée.

Avatar monstrueux de la bête à quatre et huit pattes et deux voix, Trinculo dissimulé sous la souquenille de Caliban. La bête à deux voix, celle du devant et celle de derrière. Alichino, diable dantesque, avec sa gueule de devant et sa trompette de derrière. Il ne reste plus à Caliban, "veau de lune", qu'à beugler sa rage cosmique.

L'Île est scellée dans le silence. Elle porte dans son ventre, son antre, la pierre du secret.

Ce secret ne se déchiffre pas dans les harmonies du paysage, arc-en-ciel de l'illusion du monde : "cette île est pleine de rumeurs, de bruits, d'airs mélodieux qui charment". Ce n'est là que royaume rêvé, terre bucolique, imaginaire "Triomphe" de Cérès... L'Île a la langue liée.

La mer inlassable vient mourir sur l'amiante bleuâtre de la plage de Nonza, langue rongée par l'arsenic. Cri aux cimes du silence : dans le miroir d'une méditerrannée sous le vent s'efface le regard sans mémoire de Caliban-Narcisse muet.

Aucun volcan ne donne parole à l'Île.

L'imprécation n'est pas lave, mais bave.

Il n'est pas de cratère pour renvoyer en écho de feu la parole d'Empédocle, qui, à travers le gosier nocturne de l'Etna, est retourné aux éléments premiers. Du chaos, l'ordre ne naît qu'avec la langue. Entre Grèce et Toscane, Caliban a avalé sa langue.

Il n'y a pas de volcan ni cette soufrière d'où nous dit Sciascia les grands auteurs siciliens ont tiré leurs oeuvres comme fleurs de soufre.

En ce sens, la Corse n'est pas le double, mais l'envers encore illisible de l'Île d'Empédocle.

Des nappes de paroles portées par les vents de la mer, les officiers, prêtres et tabellions, ont recouvert l'île, de part et d'autre des cimes. Caliban s'est habillé de mots dans les écoles, les églises, les prétoires. Il a changé d'habits jusqu'à en être bariolé. Perroquet baroque.

Caliban s'est divisé. Il s'est exilé muni des passeports de la langue du Maître. L'autre Caliban s'est éloigné des routes de Rome. Par les sentiers masqués de fougères, sur les chemins de la transhumance, il a regagné la forêt matricielle pour tenter de trouver en ce "lieu" (lucus - "locu") le noyau de l'être.

Des graines de paroles, filles de la mer toscane, ont essaimé sur la terre de Rome et enfoncé dans le roc les racines têtues et bâtardes de la langue du Peuple.

Elles y ont trouvé suc. Les mots se sont faits soc. Mais alors le roc s'auréolait de clairières, aujourd'hui désertées par les hommes. Caliban est redescendu aux rivages, aux frontières de la mer et de l'exil. Il s'est exilé dans l'Île.

La langue de la montagne laboure vainement les sables.

Caliban tourne en rond.

Sciascia dit "la Sicile, terre de conquêtes et de désolation". L'histoire de l'île est bien une histoire de naufrages et de naufragés. Île de chroniques sans mémoire.

Caliban-le Maure n'a cessé d'offrir à l'Occupant le spectacle d'une île dont la splendeur ne lui appartient pas, puis ses bras de porte-faix et de porte-drapeaux. De ne pouvoir se délivrer, il s'est livré. Intronisant le roi emblématique d'un été, Théodore de Neuhoff, qui valait mieux qu'un opéra-bouffe, il s'est voulu Royaume. En désespoir de cause, il s'est même donné à la Reine du Ciel.

De révoltes en agenouillement, de cantiques en vociférations, quelle tragédie ! De ne pouvoir habiter le corps de son île, le plus rebelle de ses enfants s'est bâti un Empire dont le coeur resta toujours un foyer déserté. Et l'île de se satisfaire, après tant de soubresauts, pour amuser sa torpeur, d'un roi républicain "Rè Manuele" et de "capipartiti", avatars de ce Protée "pauvre dieu de 6ème classe" dont Claudel fit le roi d'une île.

Dans l'île enchantée, l'ivrogne Stephano et le bouffon Trinculo ne faisaient-ilos pas déjà trébucher, dans leur gesticulation burlesque, tout pouvoir d'usurpation et d'ivresse ?

Prospero règne sur une île sans sujets. Caliban est son esclave. Mais en ce seul indigène pullulent les morts. L'île n'est-elle pas la métaphore d'un désert peuplé de plus de morts que de vivants ? Quelle fidélité garder à ces morts, qui, dans une histoire chaotique, se sont trompé de combats.

Quelle parole leur donner et dans quelle langue ?

À la fracture des morts et des vivants naît la tempête : chasses en trombe des "squadre dei morti", chasses Hennequin conduites par les damnés.

Que sont nos pères devenus ? Ces morts qui ne veulent donner paix aux vivants : dans les torrents où scintille l'insaisissable truite de l'âme des trépassés, dans les petits chiens errants, les esprits follets vacillant sur les tombes, les lucioles au creux des yeux des châtaigniers, dans le sabbat des confréries d'âmes en peine, dans les songes et sur ces escaliers d'ombre des maisons ancestrales vides où pendent, en grappes serrées, les morts sur leurs arbres généalogiques. Comment écarter ces ombres, qui encombrent, dès le crépuscule, les chemins et regardent par-dessus notre épaule ?

Île-crypte où les simulacres de vie s'enracinent à la mort, où le mort ne cesse de chercher sa voix.

Chaque village est un ombilic des ombres.

Le Temps vieillissait hors de l'île, qui garde la jeunesse de la mer violette.

L'Histoire s'est pétrifiée. Du squelette du père noyé dans l'imaginaire de "La Tempête", prolifère tout un bourgeonnement sous-marin et minéral
"de ses os naît le corail
de ses yeux naissent les perles".

Les secrets de la vie enfouie brillent aux yeux de la diorite orbiculaire et du porphyre.

Sycorax, sorcière "ployée en cerceau", double magique de Circé et Gorgone, a pétrifié, lignifié, ignifié les paladins de pierre de Filitosa, vaincus par les peuples de la mer. Nos légendes racontent, au feu de vieilles encapuchonnées de songes, ces histoires de pétrification. Île de pierre et de cendres.

Île une et divisée. Dans la glace de la haine éclate le roc.

La famille, feu et pierre, se fend. Caïn et Abel.

Sampieru, Othello corse, étrangle Vannina. Sur la scène du monde, Pozzo di Borgo, instigateur de toutes les coalitions.

il y a un "en deçà" et un "au-delà des Monts, "la terre des Seigneurs" et "la terre du Commun", le schiste et le granit. L'unité est dans le mythe. Caliban s'y efforce.

Entre la mer et la montagne, entre pic et nuage, le fini et l'infini, la racine et le néant, l'absence et la douleur, l'image et son ombre aux miroirs vides du ciel et de la mer.

Dans le silence et la tempête s'enroulent des processions invisibles avec des chemises ensanglantées pour gonfalons.

"Le vent en Sicile est une dimension de l'île". (Sciascia).

Ici, le vent divise ses souffles. Les vents, annonciateurs d'invasions, signes erratiques de désordre, étendards blêmes de rébellion et de violence, vindicte et tornades dans le vide. Caliban, sujet des vents. Saisi du dedans par "La Tempête".

Cù a tempesta d'arimani
Tutt'inseme sò partiti.
In fondu di lu rionu
Si sentia rughja lu ventu
Chì purtava da Ghisonu
A malora è lu spaventu ;
Si vidia chì per aria
Era occidiu è tradimentu.

(In morti di Caninu
Voceru di la Suredda)

Dans la tempête d'hier
Ils sont partis tous ensemble
Au fond du ravin
On entendait rugir le vent
Qui portait de Ghisoni
Le malheur et l'épouvante
On pressentait dans l'air
Tuerie et Trahison

Caliban-le Maure, "créature de ténèbres", puissance de l'instinct, force tellurique entravée, est monstrueusement accouplé au bouffon Trinculo. Caliban solitaire, orphelin, bâtard. L'Île s'est peuplée de Calibans.

Regard lointain sur l'horizon, Caliban, berger des morts. Dépossédé de sa capitale bruissante, la forêt, dépossédé de lui-même, Caliban rêve d'être un Peuple. Contradictoirement, il chante la liberté au moment même où il se donner à un nouveau maître :
"Freedom, high-day ! high-day, Freedom ! Freedom highday-Freedom "

Un archipel peut-il former une île ? De tant de solitudes peut-on faire un peuple ?

Venue du tréfonds et comme de l'abîme du temps, l'emblématique "paghjella" où trois Calibans, ignorant le chant choral, construisent de leurs voix distinctes - altu, bassu, terza - et de leurs solitudes entrecroisées, une voûte polyphonique. La main sur la conque de l'oreille, Caliban, sourd et à l'écoute, religieux, laisse monter ce chant profond qui traverse les siècles, voix et parole du Peuple, à la couture rustique des deux voix latines.

Caliban-Minotaure, Pan, Centaure, Grand Bouc, Caliban est enfermé, à ciel ouvert, dans le labyrinthe d'où Renan rêva de le sortir dans la suite théâtrale et philosophique qu'il a donnée à "La Tempête". Caliban-le Peuple succède à l'occupant Prospero, qui "a voulu apprendre, tel Protée, la langue, l'hygiène et la morale à un satyre".

Et pourtant comme dans la Sicile du "Guépard", rien ne changerait-il, sinon que l'esclave se met dans les habits et les gestes du Maître ?

La véritable leçon de "La Tempête" va bien au-delà d'une leçon de morale politique. C'est par la représentation qu'il se donne de lui-même sur la scène de la Fable que Caliban découvrira son corps et prendra sa libre respiration. Comme tous les personnages de "La Tempête" d'"égaré" qu'il était, il se retrouvera lui-même.

Caliban peut alors se dédoubler en Ariel, Ariel, esprit des éléments du Cosmos, confiné dans la fente d'un pin et libéré du piège par Prospero, est le Génie du Théâtre.

Prenant son envol à chaque page du Livre des sortilèges, il nage, vibre, se divise en autant de personnages que l'Action le commande et pourtant ne cesse de réclamer de Prospero sa liberté : Ariel n'existe que dans l'espace et le temps de la représentation, par la vertu de la Fable. Sans Prospero, le poète-démiurge, Ariel n'existe pas. Ariel "libéré", livré à lui-même, perd ses ailes. Il retourne au silence des éléments. Panthéisme, qui est vie du cosmos, mais mort de la conscience de l'homme, fin de la déchirure, du cri, de l'histoire.

À travers le mensonge de la Fable, c'est par Ariel que les personnages, d'abord "enchantés", accèdent à leur vérité contradictoire.

Le paradoxe de la Fable est de faire sortir l'homme du songe par la représentation même d'un songe. "La Tempête", c'est la revanche du poète, qui, seul, peut donner sens à une "histoire pleine de bruit et de fureur".

Prospero fait du livre son véritable royaume. Un royaume inaliénable. Tout le reste est fumée.

Les vrais hommes, avec leur charge de conscience et de malheur, sortent du miroir de la caverne de Prospero.

Sciascia posait la question : "Comment peut-on habiter la Sicile sans imagination ?"

Sans ce dédoublement de Caliban en personnage sur la scène d'un théâtre, l'île mortifère le réduit au bois de la marionnette. L'île est dans l'attente d'Ariel.

Pour retourner la main du destin, les calembours et facéties de Grosso Minuto ne suffisent pas. Il faut troquer la marotte contre un miroir.

Condamné à la seule théâtralité, hors du miroir de la scène, Caliban-l'insulaire, obscur à lui-même, ne sait plus du vrai et du faux se démêler.

Il appartient à "Prospero-Caliban" d'organiser "La Tempête" et de jeter au feu l'arbre mort, la défroque du fonctionnaire, les fantoches d'un théâtre d'ombres, la langue de bois, les faux papiers d'identités, de vouer à la salubre peste les simulacres de poussière.

Ainsi Caliban, fils de l'imprécateur Satan et de la Sorcière, transmutera le blasphème en chant du monde, "l'ochju" de la "ghjettatura" en regard lucide et libre sur soi et les autres. La Fable fera voler en éclats l'Utopie.

Le noble Gonzalo rêve d'une pure République, celle des Cathares - Ghjuvannali et Sambucucciu d'Alandu, granite taillé dans la nuée :
"Dans ma république, je ferai toute chose à rebours : je n'y tolèrerais aucun trafic ; aucun titre de magistrat ; nul n'y saurait ses lettres ; on n'y connaîtrait riches ni pauvres non plus que serviteurs ; et ni legs ni contrats ; ni bornes, ni enclos, ni labours, ni vignobles ; ni l'usage du fer, du blé, du vin, de l'huile ; nulles occupations qu'oisives pour les hommes, comme aussi pour les femmes, innocentes, pures ; nulle souveraineté...
La nature produirait tout pour un chacun sans effort ni sueur : trahison, félonie, piques, épées, couteaux, canons, armes, machines seraient bannis ; car d'elle-même la nature fournirait tout à profusion, tout à pléthore pour nourrir mon peuple innocent".

Le chant du monde n'est pas le rêve. Il s'agit de se connaître : sans le diamant de la langue, Caliban ne grave pas l'homme dans le miroir. Caliban se rejoint dans le double du personnage.

Mais que Caliban ne brûle pas le livre de Prospero !

Pour avoir trop fréquenté sa librairie, Prospero a perdu le pouvoir. C'est par le Livre qu'il rétablit le vrai pouvoir : la maîtrise de soi. Il n'est Maître que de soi.

Que s'installent les tréteaux sur la place du village, que se dresse le Théâtre du double et de la cruauté sur le promontoire baroque au parvis de nos églises !

Et que le procès commence !

À l'intérieur du cercle magique, voici brûler les conspirateurs conspirant dans la braise de la conspiration, les masques des traîtres à eux-mêmes et tous les oripeaux des "égarés". Que l'imprécation du Voceru qui annonçait déjà un théâtre et une catharsis se transforme en "tempête" sur la scène pour la grande "purgation" !

Supra à tè caschi lu sonu
È ghjunga lu tarramutu
Chì si zappi lu tu agnu
À son di corra è d'imbutu
O fiddol di la puttana
O fiddol di lu currutu

(Voceru d'una suredda
in morti di u frateddu)

Que sur toi tombe le tonnerre
Et que t'engloutisse le tremblement de terre
Que ta maison soit détruite à coups de pioche
Au son des cors et des entonnoirs
O fils de la putain
O fils du cornard !

La Sicile offrait à Sciascia "la synthèse de tant de problèmes non seulement italiens, mais aussi européens qu'elle pouvait constituer la métaphore du monde d'aujourd'hui".

De tant de défaites, les écrivains siciliens ont fait une victoire. Ils se sont saisi du Lieu et du Centre par la fiction et par la langue.

La Corse a reçu de ses conquérants et de voyageurs pressés et aveugles de faux miroirs où se brouille le profil de Caliban. Elle a cru découvrir son image dans les artifices d'une forêt mythologique. Qu'elle relise dans l'oeil de la sorcière les symboles du "bon sauvage, du Bandit, du "Héros". Etrange Plutarque où se fanent le sang des rois solitaires en leurs verts palais et les couronnes des Saintes, martyrologe d'un théâtre religieux avorté.

Que l'île invente son volcan ! Qu'elle s'enracine à ses vrais arbres !

Qu'elle lise les secrets inscrits dans sa pierre.

Que son roc soit l'os de sa parole. Voix d'Ariel rassemblant les éléments dans le pin au sang de sable. Lumière de la parole qui tient l'île debout.

Que le feu exprime l'obscurité irréductible de l'Île.

Que son cri brise la gangue minérale où s'emprisonne la matrice de son Peuple.

Que le Chant libéré délie les chaînes !

Que Caliban, nouvel Oedipe, déploie sur la scène d'un théâtre singulier l'énigme du Sphinx insulaire.

La Corse ou la métaphore d'un Sisyphe faisant éclater son rocher en buisson de paroles !

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