lundi 28 mars 2011

A quand un ouvrage d'histoire littéraire corse sur le mode de "Lettres créoles" ?


Il y a bien longtemps que je désire que les critiques littéraires corses, que les grands lecteurs capables de lire tous les textes littéraires corses dans toutes leurs expressions linguistiques (latin, italien, corse, français... et autres ?), que les chercheurs, universitaires ou non, qui exhument les manuscrits oubliés et les publications confidentielles, et qui produisent des analyses et des éditions critiques, que les écrivains insulaires amoureux de ce que l'île a pu produire de magnifique dans tous les genres possibles, bref que tout ce beau monde produise enfin la première "Histoire de la littérature corse".

"Ecrire en corse", de Jacques Fusina est la première pierre de ce travail. Cet ouvrage traverse les siècles, évoque la multiplicité des genres, propose quelques avis personnels ; il est extrêmement précieux, et nous le relisons comme un bréviaire. Mais il ne concerne que la littérature d'expression corse.

Alors, en attendant, je propose ici une vision enthousiasmante et originale qui pourrait nous faire réfléchir à ce que serait cette "Histoire de la littérature corse". Il s'agit de l'"Avant-dire" de "Lettres créoles", ouvrage sous-titré "Tracées antillaises et continentales de la littérature. Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane. 1635-1975", paru chez Gallimard en 1999 (collection Folio, 291 pages). Le livre a été écrit par deux auteurs martiniquais majeurs, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (qui ont déjà manifesté dans le passé un regard sur la Corse). Je souligne (en caractères gras) les phrases qui me paraissent les plus importantes.

Mi pare magnificu issu testu di Confiant è Chamoiseau, pienu d'energia ; i so sguardi nant'à a literatura creola accoglienu tutte e spressione literarie (ancu quelle "mimetiche" di e lettere francese) ma ci danu ancu unu filu precisu è ghjuvevule da capisce ciò chì ind'è issa literatura li parenu l'opere è più belle ed e più fertile...

Chì ne pinsate ? A vous la parole : quelle "Histoire de la littérature corse" désirez-vous ?


Donne congé ici aux docteurs de la loi. Laisse aller, qui aborde littérature avec seringue ou bien scalpel. Décommande ces pensées vivisectrices qui médusent les chairs pour deviner une âme. Mieux vaut s'y promener par-derrière ou passer légèrement. Porte sobriété. Développe ta tendresse. Nomme en toi ces rumeurs des vieilles bibliothèques quand, de leurs livres sans âge, s'éveille soudaine une vie insue des biologistes, germée d'une poussière d'encre, de phrases inachevées, d'idées offertes comme hosties aux insectes, de briques manuscrites qui se souviennent d'inondations, de bibles cassantes comme de vieux os, avec l'odeur sédimentaire du papier qui s'émeut d'un souvenir d'incendie. C'est d'abord ça littérature.

Et cette rumeur, au chercheur bardé de décrets universitaires et du souci d'emprisonner, dit que jamais littérature ne meurt, jamais ne se fige, et jamais ne ressemble à ce que l'on dit d'elle. C'est un faste de crépuscule qui libère le regard plutôt que de le soumettre. Chaque pupille, ici, dispose d'un horizon à nul autre pareil. D'ailleurs, ici, nulle contrainte sinon celle bonne du coeur, de l'esprit sensible, de l'imaginaire exigeant. Chaque phrase est un écho de falaise. Chaque livre est un homme. Chaque mot tremble du fourmillement des siècles d'écriture. Et le tout témoigne de l'inépuisable quête d'un idéal changeant. Des fixateurs zélés décline l'autorité.

Littérature est mêlée à l'oxygène des vies. Elle a connu les pays, les peuples, les hommes. Elle résonne dans des cathédrales et des temples de fougères. Elle est avertie de la terre cuite, du papier, de la pierre, de la feuille, de l'écorce, de la parole. Elle sait les sentiments, connaît les émotions, s'articule dans les langues de la tour de Babel et se love dans chacune des conceptions du monde. Et, à chaque fois différente, particulière, totale, en des manières chacune opaque à l'autre, et pourtant une et souveraine.

Alors ? Quoi saisir qui ne soit pas tout pauvre, partiel, infime. De ta tête, de ton pays, de ton histoire ou de ta langue, tu ne disposes que d'un frémissement de ce vaste hosanna. De littérature tu ne peux rien révéler, sinon que témoigner d'une seule aventure que tu devras ponctuer de vomitoires sur l'infinie rumeur.

Ici, aux Antilles, littérature s'est posée en îles dites françaises avec des vols d'oiseaux. Nous l'avons vue s'éprendre, curieuse de cette précipitation coloniale où dans l'horreur, le déni, la souffrance, l'aventure, mille peuples se sont trouvés. Toutes les races. Tous les hommes. toutes les langues, toutes les conceptions du monde. Le divers enclos sur l'indicible mélange qui lui-même diffracte l'ensemble de l'univers. Ici, elle a connu ensemble l'écrit et la parole, le cri et la voix, les rumeurs silencieuses et les déclamations hautes, la racine et l'envol, l'ordre neuf de l'innommé informe. Alors, comprend bien : elle n'a pas une Histoire comme dans les vieilles aventures, elle s'émeut en histoires et mieux, elle sillonne en tracées.

Oh, les docteurs ont sévi, ils l'ont nommée littérature négro-africaine, littérature des îles, littérature noire d'expression française, littérature afro-antillaise... Ils ont isolé sa trajectoire écrite de ses autres sillonnements. Ils ont privilégié une de ses langues au détriment de l'autre. Parmi les races et les cultures, ils n'en ont retenu qu'une selon les airs du temps. Ils y ont vu l'Europe, en d'autres heures l'Afrique, négligeant tout le reste. Ils l'ont vue blanche, puis noire, oubliant les gammes ouvertes de sa palette. Ils ont été embarrassés quand l'écrivain n'était pas né sur place et témoignait pourtant de cette condition. Ils ont été surpris quand, né sur place, l'écrivain n'exprimait qu'un ailleurs de lui-même. Ils ont...

Aujourd'hui encore, ils persistent et mutilent les pompes de ce chaos.
Marronne-les.

Appelle-la simplement littérature créole. Cela témoigne que, née ici, aux Amériques, elle a connu la créolisation qui, dans le creuset des îles ouvertes, a mélangé tout le Divers monde. Aborde-la en français et en créole : deux langues mais une même trajectoire. Et puis descends au coeur des hommes, touche la chaleur des chairs, le palpitant d'une vie, le plaisir dans chaque texte. Ici pour la littérature, l'aventure est nouvelle. Alors plutôt que brève, place l'incise autrement...


(AJOUT DE 20:57... Il s'agit de la conclusion du livre, la "Finale de compte")

1635-1975
Trois cente quarante années d'écrits divers relus au pas de charge, au gré de notre plaisir. Un regard délicieusement injuste, partiel (sinon partial) par endroits, mais toujours sensitif. Il faudrait maintenant tout reprendre : donner le livre des silences, encrer celui du cri, vivre avec le conteur mille pages de ses paroles, relire Césaire avec des yeux d'ici et bâtir le livre de Glissant sur une trame d'herbes folles et de vieux arbres-mémoire. Puis clouer le livre de l'habitation. Puis cimenter le livre de la ville. Puis tout reprendre encore pour une cartographie des facettes d'où les tracées des lettres créoles s'élancent, infiniment plus riches en ramifications que nos deux-trois passages légèrement empruntés.

En fait, le tout s'emmêle dans un cirque de sous-bois naturel. La tracée de la Négritude s'entortille à celle des doudouistes sans que nul ne distingue du point de départ de l'une et de la fin vraie de l'autre. Combien de silences ont précédé (puis habité) le silence caraïbe et les autres silences ? Et combien de Césaire ont précédé Césaire ? Et combien de conteurs ne se sont jamais tus... ? Aujourd'hui encore, en pleine année de grâce 1991, où le mouvement vers la Créolité mobilise l'énergie, se publient maints recueils poétiques inspirés du Cahier, où des nouvelles à couleur doudouiste, ou encore des choses aériennes, transparentes à force d'Universel. La prédominance de telle ou telle tracée littéraire, à tel ou tel moment de notre histoire, témoigne des turbulences politico-sociales qui agitent nos différents pays. La littérature créole, plus que toute autre, est engagée. Elle exprime des urgences : conflits ethniques, frustrations de classe, antagonismes religieux, douleur des langages, troubles intérieurs, appels du monde, désirs de fuite hors de l'habitation qui nous conditionne encore malgré la dislocation de ce système au cours des années 60.

Après 1975, on assiste à une explosion de talents qui balisent l'aire d'évolution, le territoire si l'on préfère, de l'écriture créole. Glissant verra se mettre en place ses paysages prophétisés. Schwarz-Bart et Frankétienne vont confirmer leur puissance créatrice. Dans le roman, Tony Delsham abord un public oublié. En poésie, Monchoachi, Joy Bernabé, Georges Castéra fils, Ernest Mirville, Aline Chanol, Jean Mapou, Ernest Pépin, Joël Beuze et Roger Parsemain vont prouver qu'on peut reprendre flamme sous l'étouffoir du génie césairien. La littérature créolophone s'affirmera encore grâce à Roger Valy, Maurice Orel, Serge Restog, Térèz Léotin, Marcel Lebielle, Jeanine Lafontaine, Téogène Alyénus et Max Rippon. Le conflit linguistique triséculaire entre français et créole semble trouver une amorce de résolution voulue problématique. L'attention sur le réel antillo-guyanais, la quête identitaire créole se sont désormais inscrites dans la complexité.
Maintenant, nous nous savons Créoles.
Ni Français, ni Européens, ni Africains, ni Asiatiques, ni Levantins, mais un mélange mouvant, toujours mouvant, dont le point de départ est un abîme et dont l'évolution demeure imprévisible. De par le monde, ce processus que nous vivons depuis plus de trois siècles se répand, s'accélère : peuples, langues, histoires, cultures, nations se touchent et se traversent par une infinité de réseaux que les drapeaux ignorent. La littérature voit converger ses diversités folles. Le monde se met à résonner de sa totalité dans chacun de ses lieux particuliers. Il nous faut désormais tenter de l'appréhender, loin du risque appauvrissant de l'Universalité, dans la richesse éclatée, mais harmonieuse, d'une Diversalité.

Et c'est bien grâce à la littérature que nous pourrons, par explorations concentriques, espérer trouver la trace qui mène, en haut du morne, au fond de la ravine, en bordage des villes, à la Créolité,

Créolité ouverte au mitan de nous-mêmes
comme une croisée d'essor,
pour mille tracées nouvelles
couvrant la Terre vécue
parmi d'autres errances...


(l'image)

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