Souvenons-nous :
- ici le billet relayant l'annonce de cette soirée et les commentaires revenant sur ce qui s'y passa
- ici le billet recensant les différentes réponses à l'appel du 22 février
Et maintenant, la réponse de Marie-Jean Vinciguerra (bonne lecture, bonne discussion, j'y reviendrai par la suite, car pour l'instant je suis en train de relire "Bastion sous le vent" du même Marie-Jean Vinciguerra, avant d'essayer de raconter ce que j'ai ressenti et pensé) :
D’un palmarès
Mon cher François,
Lors de la discussion sur « la Critique » au Point de rencontre, tu as souhaité établir le Palmarès des dix meilleurs ouvrages de « la littérature corse » écrits depuis vingt ans ! Tu as sollicité (quasiment sommé) « les honorables » intervenants (dont j’étais) en leur demandant de faire connaître leur choix. Une fois remplie cette condition, la grève de ton blog cesserait… J’applaudis à ton humour. Mais ne sois pas surpris si je joue les mauvais élèves en ayant l’air de répondre à côté de la question.
Je partage le point de vue exprimé notamment par Jacques Fusina et Norbert Paganelli : Inscrire au Tableau d’honneur 10 œuvres, cela paraît présomptueux et injuste. Je note, par exemple, la part infime accordée à la poésie dans les sélections proposées. La part belle est faite au roman et à l’essai. Or, la poésie est essentielle, dans ses évolutions même, pour qui veut apprécier le génie insulaire.
Aussi pardonneras-tu le tour apparemment humoristique de ma réponse. N’avais-je pas déjà estimé, il y a vingt ans, en réponse à une question de même type, que notre plus grand poète corse était ce Dante Alighieri de Florence ? et le prince de nos politologues, Machiavel, citoyen de la même cité ?
Ce n’est pas boutade. Je persiste : Je hume l’essence de la Corse aussi bien dans L’Odyssée d’Homère, les Bucoliques de Virgile que dans nos Chroniqueurs et ce Vir Nemoris dont je t’avais entretenu, il y a quelques années. Je lis et déchiffre l’âme de notre île dans La Tempête de Shakespeare (admirable métaphore de notre histoire insulaire). Je reconnais sa valeur d’exemplarité dans Emilie à la veille de ses noces de Hölderlin. Tout cela respire une fraîcheur et une vigueur dont nous ont déshabitué bien des poncifs d’aujourd’hui.
Je retiendrai également dans un palmarès aux multiples bouquets la modernité de nos frères antillais, ce Cahier d’un retour au pays natal de Césaire qui donne à notre île le volcan dont elle est privée ou encore Le Tout-monde de Glissant, fenêtre ouverte sur tous les horizons. Quand Ségalen donne une voix à la Polynésie dans Les Immémoriaux, il rejoint paradoxalement les chantres des îles de l’intérieur des terres, le voltaïque Nazi Boni du Crépuscule des Temps Anciens ou l’Alexandre Vialatte de L’Auvergne Absolue .
J’aurais pu également proposer 10 œuvres d’écrivains sardes et siciliens, cambrioleurs et greffiers inspirés des secrets de leur île : I Malavoglia de G.Verga, Il giorno del Giudizio de S.Satta, Conversazione in Sicilia d’E.Vittorini , Il Gattopardo de T. di Lampedusa… On n’aurait, enfin, que l’embarras du choix avec Grazia Deledda et V. Consolo… è tanti altri… Et je ne pousserai pas l’impertinence jusqu’à faire une liste avec les latino-américains. Gabriel Garcìa Màrquez ne nous raconte-t-il pas aussi la Corse dans Cent ans de Solitude ?
Mais alors les écrivains corses d’aujourd’hui, me diras-tu, passés à la trappe ? Que non ! Dans l’esprit qui est celui de Jacques Fusina - en resserrant davantage - je retiendrais des listes proposées une bonne trentaine d’œuvres significatives à des titres divers (éventuellement en y raccrochant quelques oubliés). Non pas pour ménager des susceptibilités, mais, dans une perspective d’anthropologie littéraire, pour mieux apprécier la diversité et les tendances de notre production insulaire.
Il ne s’agira en aucun cas de les classer par ordre de mérite, de distribuer des prix ou de céder à la mode des listes, mais, guidé par l’exigeant critère de l’originalité d’une création portée par un style et en rupture avec les mythologies d’hier (l’appréciation restant, malgré tout, toujours subjective), de soumettre - et non pas d'imposer - au lecteur les préférences du critique tout en ouvrant le dialogue.
Après t’avoir taquiné, cher François, et te sachant têtu, je te donnerai de quoi satisfaire partiellement ta curiosité. Oui, il y a des noms, aujourd’hui, incontournables. Ceux des pères fondateurs de notre littérature « moderne » en langue corse : Rinatu Coti, Jacques Thiers, Jacques Fusina. Je ne pointe pas une oeuvre, mais la somme d’une Oeuvre variée et riche. Il faudrait ajouter pour faire bonne mesure et accorder la part qui revient à la poésie, Jacques Biancarelli, sans oublier Canta u Populu Corsu, I Muvrini, A Filetta. Continuité et rupture. Chef de file de la nouvelle génération, Marcu Biancarelli s’est taillé toute sa place. En langue française, je citerai Angelo Rinaldi, Marie Ferranti, Jérôme Ferrari.
Enfin, à côté de la Littérature (fiction et poésie), on ne saurait oublier une bonne dizaine d’essais remarquables - histoire, anthropologie, linguistique - qui donnent des clefs pour décrypter la Corse. On trouvera un certain nombre d’entre eux dans la liste de François de Negroni.
J’en ai suffisamment dit, cher François. Pour le reste, ma liste reste ouverte. Que les romanciers continuent d’imaginer, les poètes de chanter ! Quand la critique se désolait de l’absence d’une veine romanesque en Corse, Dalzeto écrivit son chef-d’oeuvre Pesciu Anguilla ! Depuis, sont apparues bien des créations dignes d’entrer dans notre Panthéon littéraire. Je vous laisse le soin de deviner mes autres choix et vous laisse libres des vôtres.
Je parie volontiers que les temps sont mûrs pour l’éclosion de chefs-d’œuvre correspondant à de nouvelles attentes.
Corse, étonne-nous !
Marie-Jean Vinciguerra