mercredi 30 novembre 2011

En pleine nuit, un coup de fil littéraire !

Oui, c'était à 02 h 23, cette nuit, véridique, le téléphone (le fixe) sonne, réveil brutal, horreur, qui, quoi, pourquoi, nom de dieu, vite décrocher avant que tout le monde soit réveillé, c'est pas possible, mais... "allo ?... oui... André ? (le prénom a été modifié)... mais... comment ?... la page qui me vient à l'esprit, maintenant ?... tu rig... non ?... mais... atten...(pas eu même le temps de dire le "ds", incroyable)... ok t'énerv... ok... euh... très honnêtement ?... oui, oui... il y a en a une... oh oui, elle est là... elle me hante... oui... tu veux que je te la lise ?... demain ?... non, non, André, tout de suite, faut pas rigoler avec ça, t'as réveillé la bête... ça va déclamer sec dans les chaumières... oh oui, attends... je vais chercher le mégaphone... attends (là, j'ai eu le temps)... j'ouvre la fenêtre... écoute, écoute..."

Il était alors 02 h 34... Je lus, dans le ciel enténébré illuminé aixois de ce mercredi 30 novembre 2011 - dernier jour de l'avant-dernier mois d'une année au combien singulière (vous me direz en quoi),

ceci :

Mais il serrait ma main si fort que je dus m'asseoir près de lui. Il toussait, il étouffait et il serrait ma main. Il murmurait des phrases, il parlait encore du jardin des Afars, il parlait du mois sacré de ramadan, il parlait du fardeau d'être un assassin, il réclamait de l'opium et du sang, il essayait d'éloigner de lui ses propres mains, il gémissait avec une tristesse désolée, et il me regardait parfois avec terreur, parfois avec amour. Il est mort à l'aube. Je me suis rappelé une injonction du Coran. "Dis : Je cherche la protection du Seigneur de l'aube contre le mal qu'Il a créé." Je l'ai récitée contre l'oreille glacée de mon oncle. J'ai appelé Antoine. "Au nom de Dieu, le Miséricordieux, Celui qui fait miséricorde." Nous ne savons pas ce que peut être la miséricorde. J'ai demandé à mon oncle s'il le savait, maintenant, ou s'il n'y avait pas de secret, mais il ne m'a pas répondu. Et je suis resté avec lui en attendant Antoine, je me suis serré sans peur contre lui, en me demandant simplement si j'étais écrasé de lucidité ou d'illusion. Car je ne suis pas nietzschéen, et je préfère la vérité à la vie. A nouveau, il y eut du café et des embrassades, et l'église. On mit notre oncle dans son grand tombeau vide. Le soir, j'y descendis avec Antoine. Je regardai les fleurs. Et enfin, je me suis mis à pleurer, à pleurer sans pouvoir m'arrêter, à en tomber à genoux devant les bouquets de fleurs et les couronnes, avec la main de mon frère posée sur la nuque, à pleurer devant le regard insoutenable de mes parents, à pleurer sous le poids de l'amour dont j'étais finalement capable, comme si la mort de mon oncle, que je ne savais pas aimer tant, achevait une longue série d'événements qui avait débuté dans le secret d'une secousse infime et silencieuse dont personne n'avait le souvenir. Le soir, j'ai trouvé une photo de mon oncle assis torse nu sur une pièce d'artillerie, près de la mer. Au dos, il avait écrit "A ma soeur chérie. Djibouti. 1958." J'ai passé la nuit allongé dans les photos, toutes ces attestations officielles de la fuite du temps, toutes ces preuves de notre irréalité, comme si nous n'étions rien d'autre que les incarnations provisoires et les avatars de quelques rêves cruels qui nous traversent et nous survivent. Et à chaque mouvement que nous faisons, des milliers de mondes possibles meurent, à chaque mouvement infime, à chaque décision insignifiante, des mondes meurent et toutes nos vies sont parsemées des cadavres de mondes trahis. Pourquoi n'aurais-je pas le droit de penser que, quelque part, à un moment que j'ignore, j'ai fait quelque chose dont je ne me souviens pas, et que, maintenant, Dieu m'a donné une autre vie ? Dans le secret de sa bonté, ne m'a-t-il pas donné une autre vie dans laquelle je n'ai pas bifurqué aux mêmes endroits ? une autre vie où José s'arrête pour laisser passer le camion ? - et je n'ai jamais arrêté mes études, ou n'importe quoi d'autre, mais quelque chose a eu lieu et, maintenant, j'ai suivi un autre chemin, qui n'a pas abouti au village, ni devant la porte verte de l'hôpital, et il n'y a jamais eu aucun toit de cimetière, ni aucune bouteille vide, ni aucune photo poussiéreuse autour de moi, rien n'a eu lieu, je reconnais la voix de ma mère, ou je l'entends peut-être résonner près de moi, et je suis peut-être allongé sereinement sur une route, dans la poussière lumineuse, ou assis dans un jardin pendant une nuit chaude de juin, l'air embaume le jasmin et le mesk el-il, c'est un pays que je ne connais pas mais auquel je suis lié par le secret de mon sang, j'entends l'appel à la prière venir de l'ouest, et aussi les cinquante muezzins de Sanaa, par-dessus la mer Rouge et les déserts, j'entends les branches des lauriers roses bruire derrière moi comme la robe noire de la jeune fille que je n'ai jamais revue, à qui je suis, encore une fois, resté fidèle, et qui est la seule que je n'ai pas trahie, et j'ouvre une lettre de mon frère qui vit loin de moi mais pense à moi, sans colère et sans rage, et j'en sors des photos qui ne parlent plus de la mort mais de la vie, de la douceur de la vie, Agathe me sourit dans la splendeur de son adolescence, et Joseph n'est qu'un enfant souriant, et il y a encore une photo où ils sont tous les cinq, avec José, Lucille se serrant contre Antoine. Ils me sourient tous et, de sa main, mon frère a simplement écrit - tout va bien.

1. Quel lyrisme, mais quel lyrisme, me dis-je, en réécrivant ces mots... La dose est forte tout de même, non ? Et pourtant, cela correspond bien à une de mes pentes, à mon goût pour une certaine emphase, un emportement - ici mystique, charnel, géographique, existentiel, personnel et collectif. Un enthousiasme. Mais un enthousiasme traversé. Empêché, gorge nouée. Contredit.

2. Ce que j'apprécie - et que je vois mieux en le réécrivant - dans ce texte : cette contradiction - mais en est-ce une ? - entre l'affirmation "je préfère la vérité à la vie" et puis toute la fin du texte qui suppose, appelle ardemment la possibilité de cette supposition : que la vie ait finalement gagné, ait pris le dessus (ailleurs, dans une autre vie), au détriment de la seule vérité funeste.

3. On pourrait cependant dire qu'il y a quelques images attendues, quelques facilités dans cette collision des images, cette description de la photo finale par exemple, pour faire éclater une profonde émotion, une nostalgie (avec cette écriture: "tout va bien"). Mais ce qui me paraît fort c'est justement d'instiller cette émotion à propos d'une photo qui n'existe pas.

4. La première fois que j'ai lu cette page, j'ai eu l'impression de voir un film de cinéma, avec une espèce de "rewind", retour rapide en arrière pour un arrêt final sur une image que l'on n'avait pas encore vue, où l'amour se dit et se voit de manière éclatante et feutrée en même temps. J'ai été vraiment ému. Heureux d'être ému en sachant que je lisais la dernière page (et je me disais : oh comme je suis content qu'elle soit réussie cette dernière page, oh le plaisir que ce sera de la relire !)

5. En fait, cet écrivain déroule de très sombres histoires (dans ce roman) pour pouvoir finalement imaginer quelqu'un (le frère) écrivant au dos d'une belle photo que "tout va bien". C'est le seul moyen pour lui d'écrire que "tout va bien".

6. On oscille en ce moment entre accablement et frisson d'horreur, avec tous ces meurtres, exécutions revendiquées (comme il n'y a pas si longtemps). Une société paralysée, condamnée au murmure, a besoin de représentations artistiques qui étalent sur un grand ciel imaginaire les complexités que l'on ne veut pas se dire publiquement. Voilà une des raisons qui font que j'aime cette page.

7. Fables Formes Figures... dite e vostre !

(8. Tout le monde aura reconnu le livre et l'auteur, pas besoin de les noter encore ici...)

7 commentaires:

  1. Comment peut-on commenter un tel texte? Mais que pouvons nous ajouter? A part du bruit? Je fais du bruit. Pardon. Laissons le silence...

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  2. troublée par une vague de fascination qui traverse notre temps et la critique littéraire autour d'une...commémoration des colonies ou des conflits ou que sais-je...le lyrisme, oui comme une belle paire de chaussures vernies, mêle l'ambiguïté des sentiments entre culpabilité et attraction fatale, entre exotisme et patrie, entre horreurs et fatalité...des bienveillantes à l'art français de la guerre en passant par où j'ai laissé mon âme... une certaine forme- pardonnez-moi- de décadence, lascives émotions? oui comme une volupté dans l'écriture...qui en rien ne me plaît

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  3. Anonyme 10:51, merci pour ce commentaire.
    Pouvez-vous préciser ce que vous ressentez comme une décadence dans l'écriture de Jérôme Ferrari (le billet cite une des pages de "Dans le secret", éditions Actes Sud) ?
    Pourquoi cette écriture "voluptueuse" ne vous plaît-elle pas ? Est-elle trop voluptueuse ? Ou alors en inadéquation avec son sujet ?
    Vous êtes non seulement "pardonnée" mais encouragée à émettre un avis divergent et négatif ! Surtout sur ce blog.

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  4. Je vais encore vous demander de pardonner la spontanéité avec laquelle j'ai envoyé le premier commentaire et celui-ci. Comment étayer mon jugement d'arguments plus précis? J'aime les écritures sèches et rapides, ou rebelles et puissantes. J'aime Ferrari lorsqu'il invente langage et situations,lorsqu'il est rebelle et provocant, je l'apprécie moins lorsque son écriture se fait raffinée, excessivement travaillée...tellement en adéquation avec les sujets de prédilection du moment?
    Je suis juste agacée par la délectation des critiques littéraires au sujet des 'belles' oeuvres et du lyrisme qui les parcourt quand elles évoquent bourreaux, tortures, colonies, guerres, je me répète et grince des dents. Oui inadéquation avec leur sujet... Décadence...Le lyrisme est-il un murmure à perpétuité?
    A.da

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  5. Alessandra, merci pour cette précision. Puis-je exagérer en vous demandant de pointer les scènes et pages des livres de Ferrari que vous appréciez ? Ce serait passionnant.

    Quant au lyrisme de ses oeuvres (si par lyrisme on entend une certaine éloquence des sentiments, donc une certaine "beauté"), il me semble intéressant comme dans l'exemple cité dans ce billet de voir qu'il est entravé. Et permet donc de ne pas déréaliser les horreurs évoquées, de ne pas les auréoler de nostalgie oublieuse. Non ?

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  6. Merci de l'intérêt que vous portez aux échanges même lorsqu'ils naissent d'interventions- comme la mienne- très approximatives. J'essaierai volontiers de préciser ma position, sans doute aurai-je davantage de temps pendant les congés de fin d'année pour me replonger dans les premiers romans de Ferrari et Biancarelli que certains ont tendance à déprecier genre 'romans juvéniles ou de formation' mais que j'apprécie car...en attendant les vacances et une réflexion de ma part un peu plus construite, pouvez-vous me dire quelles sont les oeuvres de fiction dans lesquelles on évoque clairement ou métaphoriquement, le Riacquistu? merci pour tout!
    ada

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  7. Je vous en prie. Il est bien clair que ce blog accueille tout type d'intervention (de la plus spécialiste - voir le linguiste Jean Chiorboli - à la moins - les miennes par exemple). Je n'ai rien contre les intuitions, les approximations dans la mesure où elles engagent un dialogue qui conduira à des propos plus assurés, argumentés, précisés.

    Oui j'attends avec grand plaisir votre regard sur les premiers livres de M. Biancarelli et J. Ferrari.

    Quant à votre question, j'espère que je ne serai pas le seul à réfléchir à une réponse, car je suis loin d'avoir tout lu et à ma connaissance, dans mes souvenirs, il me semble qu'il y a une allusion ironique au "Riacquistu" dans "A Funtana d'Altea" de Ghjacumu Thiers (il faut que je cherche). Il y a aussi un texte de réflexion explicitement consacré à ce sujet dans "Vae Victis" de Marcu Biancarelli mais ce n'est pas une fiction. Il me semble que dans "Balco Atlantico" de J. Ferrari, il y a un personnage de nationaliste qui écrit dans une publication historique (en maquillant l'Histoire). A voir là encore.

    A bientôt et merci encore de poursuivre le dialogue.

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