jeudi 22 décembre 2011

En écho au précédent billet, une page de Jean Rouaud

... une page du deuxième roman de Jean Rouaud, page qui m'a laissé bouche bée, de plaisir et d'effroi, et d'admiration pour cette façon si habile de mêler les temps et les émotions (le récit du bombardement de Nantes et ses scènes d'horreur, le 16 septembre 1943 - comme celui de Bastia le mois suivant -, et le récit de l'errance de son futur père et celui du sauvetage de sa future mère, tout cela raconté par la voix et le regard du futur enfant devenu narrateur vieilli, écrivant les mots que nous - lecteurs - lisons et auxquels, par là même, donnons vraiment chair et vie, souffle - (encore bien sûr faut-il pour cela disposer d'un texte qui soit déjà un monde prêt à revivre sous le moindre regard bienveillant)).

Echo au précédent billet puisque encore une fois il s'agit d'un récit de catastrophe collective qui contient en lui-même une profonde énergie vitale et le souffle d'un chant (et germe de littérature) particulièrement clair ("lindu è chjaru" comme la conscience de Petru Gambini dans "A lea") chez Rinatu Coti ; plus en sourdine, en pudeur chez Rouaud. J'y trouve un immense plaisir.

Voici les dernières pages de "Des hommes illustres" (éditions de Minuit, 1993), une seule et longue et sublime phrase (après cette lecture, vous pourrez - si vous le désirez - relire le passage de "A stanza di u spichju" de Coti) :

Les pas du menuisier se sont à peine estompés dans l'escalier qu'une rumeur grondante, comme une ébauche d'orage, pointe dans le lointain, grandit, enfle démesurément jusqu'à envahir tout l'espace, recouvrant bientôt la ville d'un dôme de tonnerre, ronronnement puissant, assourdissant, mécanique, qui pousse le grand jeune homme à se hisser par une lucarne sur le toit, s'allongeant à même les ardoises, visage tourné vers le ciel, aux premières loges pour saluer le beau geste des libérateurs tout là-haut dans un bain bleu pâle d'empyrée, bien à l'abri des représailles des batteries antiaériennes, à quoi l'on reconnaît la désinvolture des Américains, quand les pilotes anglais, parfaitement élégants, prennent tous les risques, lâchant leurs bombes en piqué pour gagner en précision et ne pas se tromper de cible, et les bombardiers sont si nombreux qu'ils assombrissent le soleil déclinant de cette fin d'été, nuage noir ajouré, mouvant, soudain relié à la terre par une curieuse échelle de Jacob, des échelons fous démontés qui s'affalent des soutes ouvertes en sifflant, percutant le sol dans un fracas formidable du côté du Rond-point de Vannes, la chaîne explosive progressant vers la place Bretagne, soulevant sur son tracé des colonnes de flammes noires qui se boursouflent au-dessus des toits perforés comme des coffres de pacotille, atteignant maintenant la place du Pont-Sauvetout, si proche que le souffle d'une déflagration projette l'observateur mont-en-l'air contre la souche d'une cheminée qui en perd ses mitres, mais le retient de basculer dans le vide, et c'est tuméfié, l'épaule à demi déboîtée, que l'imprudent regagne précipitamment les combles, se recroquevillant dans la cage d'escalier, les mains en conques sur les oreilles, n'ayant plus que ce pauvre geste à opposer à l'effrayant vacarme, et il a beau fermer les yeux, s'abîmer dans la contemplation de ce noir rétinien piqueté d'étoiles, il ressent dans son corps les trépidations du sol et des murs à chaque détonation, s'accrochant à cette drôle d'idée qu'il ne peut mourir sous un faux nom, hésitant tout ce temps à rejoindre cet abri que lui a signalé le charpentier, sous le café Molière, à deux pas du Katorza, mais il est trop tard désormais, le labourage tragique éventre à présent la place Graslin, semailles meurtrières qui surprennent les passants incrédules comme ces villageois que les cris répétés du petit Pierre ne parviennent plus à convaincre de la peur du loup, l'alerte jusqu'alors ce n'était qu'un prétexte commode pour quitter le bureau, le magasin ou l'usine, et pour flâner jusqu'aux abris, ceux-là courant éperdus dans tous les sens, emportant dans leurs bras des enfants au visage défiguré par la frayeur, tirant les plus âgés par la main qui traînent à leur tour un jouet, un ours en peluche, déviant leurs trajectoires au hasard des bombes et des éboulements, projetés à terre par une onde de choc, se relevant, repartant à courir, remettant à plus tard de s'inquiéter du filet de sang qui coule d'une tempe, et de tous côtés des appels, des recommandations à ne pas se séparer, des noms d'abri hurlés par des hommes responsables, les explosions se succèdent, des milliers de bombes sur Nantes cet après-midi-là, auxquelles se mêlent les torchères surgissant des saignées des trottoirs, tuyaux de gaz sectionnés transformés en lance-flammes, comme si l'enfer souterrain joignait ses forces maléfiques à la fureur céleste, et la chaleur du brasier est telle près de la pharmacie de Paris, embrasée sur cinq étages, que les plats d'argent d'une bijouterie voisine se liquéfient en une sauce de mercure, des immeubles pulvérisés ouvrent des béances dans l'alignement des façades, des pans de mur vacillent lentement et s'effondrent en une avalanche de pierres qui comblent les rues, redessinant le plan de la ville et composant avec les rails de tramways arrachés, avec les poutres, les carcasses de voitures et le mobilier dépecé, de dérisoires barricades face à l'insurrection du ciel, les bâtiments s'ouvrent comme des maisons de poupée, lits à ciel ouvert, cheminées en suspension collées contre un pignon, appliques murales piquant du nez, retenues par un fil électrique, tapisseries intérieures soudain dévoilées, aussi impudiques que des dessous, miracle d'un miroir intact pendu au-dessus du vide, et sous les blocs déjà les corps broyés, mutilés, des humains et des chevaux de fiacre prisonniers de leurs brancards, les cris déchirants qui réclament d'improbables secours, couverts par le vacarme immense, et devant le Katorza, dans un nuage de poussière et de fumée, hagarde, terrorisée, la cadette des Burgaud, la frêle Anne, la jolie Anne, qui, c'est une première, a boudé ses cours du jeudi pour accompagner son cousin à la séance de quinze heures, et elle raconte que sans Freddy elle serait morte ce 16 septembre 1943, écrasée ou percée par un éclat d'obus, mais morte à vingt et un ans, incroyable châtiment pour avoir préféré à sa leçon de comptabilité les beaux yeux vindicatifs de Pierre Blanchard - ô maman, suis bien ton cousin, il est de Nantes et connaît les abris, ne demeure pas prostrée d'effroi sur le trottoir au milieu de ce déluge de pierres de feu, il faut que tu sois bien en vie et aussi ravissante quant tu vas, c'est pour bientôt, sceller un pacte d'amour avec le grand jeune homme recherché qui joue sa vie dans les parages, tu as déjà croisé son regard ces dimanches qu'il passe à vos côtés, décelé dans la douceur de son sourire un fond de tristesse dont tu peux deviner la cause, tu as goûté aux plaisirs de sa conversation - il a beaucoup lu et connaît mille choses -, tu as peut-être même remarqué que depuis quelque temps il cherche par un mot aimable, une attitude prévenante, à retenir ton attention, mais avoue que tu es sensible, comme tout le monde d'ailleurs, à son charme, son entrain, sa gentillesse, tu as noté ses bonnes manières - cela compte chez vous -, son élégance naturelle, cette façon de tenir sa cigarette du bout de ses doigts jaunis par la nicotine ou d'incliner sa haute taille quand il prend congé et te serre la main, t'obligeant à lever les yeux vers lui mais, c'est un fait notoire, souvent les grands hommes épousent de petites femmes, tu l'as vu, adroit de ses mains, réparer la poupée d'une petite fille réfugiée avec sa maman à Riancé et tendre à l'enfant ravie ce prodige de la chirurgie plastique, des yeux réorbités, un bras remonté, tu n'ignores pas que, réfractaire au STO, il se cache dans une ferme des environs - il va y retourner quelques jours pour les labours d'automne -, mais n'en va pas tirer des conclusions hâtives car il s'agit d'un brave - sais-tu son surnom dans la Résistance ? Jo le dur, oui, tu as bien entendu, il ne s'en vantera pas, on trouve le renseignement dans une lettre de la fin de la guerre, écrite par le commandant du réseau Neptune auquel il appartint un certain temps, attestant qu'il effectua de nombreuses et périlleuses missions et que sa conduite et sa bravoure ont toujours été dignes des plus grands éloges, mais il ne supporte pas longtemps une autorité, c'est un trait de son caractère, il faudra que tu t'y fasses, et il change de groupe comme plus tard d'employeurs, le réseau suivant s'appelle Vengeance - c'est un peu grandiloquent mais tu peux comprendre -, et puis on le retrouve agent de renseignement au Deuxième Bureau, engagé volontaire, agent de liaison auprès de l'armée Patton, c'est d'ailleurs à cette occasion qu'il accomplit un très haut fait d'armes de l'amour, détournant par Riancé le convoi américain qu'il était censé guider - pour embrasser qui, selon toi ? -, et puis il y a l'épisode fameux de la moto que racontera Etienne, les Alliés obliquant vers Paris et les frontières de l'est, négligeant les restes de l'armée allemande qui, coupée de ses bases, se retranche farouchement dans ce qu'on appellera des "poches", et celle de Saint-Nazaire qui englobe Random compte parmi les plus redoutables puisqu'elle ne se rendra qu'au lendemain de l'armistice, mais le grand jeune homme qui a participé à la libération de son secteur ignore cette situation et fonce retrouver les siens assis l'arrière de la moto que pilote Etienne, trente centimètres plus bas, son éternel béret enfoncé jusqu'aux oreilles, tous deux ivres de vent et de cette liberté toute neuve qu'ils fêtent à leur manière en klaxonnant pendant la traversée des villages et slalomant sans raison sur la chaussée, et puis au pied de la côte de Random un barrage allemand, lui se saisissant de ses deux pistolets, un en chaque main, prêt à forcer le passage, "Joseph, tu es fou", hurle Etienne, qui choisit la ruse, ralentit comme s'il obtempérait, et, à hauteur des soldats, remet brutalement les gaz, les balles sifflant autour d'eau tandis que, courbés sur la machine, ils plongent dans un raidillon en contrebas de la route, abandonnant dans un marais la moto dont Etienne le lendemain signalera innocemment le vol, mais cette fois encore il s'en tire, notre grand jeune homme courageux, tu as les meilleures raisons de prendre grand soin de toi, pour toi, pour lui, pour nous, pour ne pas disparaître avant qu'on ait un peu parlé de nous, nous ne sommes pas si importants que d'autres s'en chargent, trop humbles, trop laborieux, et toi disparue en ce jour sombre, qu'advient-il de nous ? qui nous propulsera vers la lumière ? Nous laisseras-tu, pauvres petits néants de rien du tout dans l'antichambre des refusés de la vie ? aie confiance, nous serons glorieux, Freddy est notre seule chance de sortir tous en choeur, d'un même coeur, de l'anonymat, Freddy auquel un hasard tragique réserve un sort funeste à Dresde, parmi les deux cent cinquante mille victimes de cet Hiroshima à l'ancienne, mais dépêche-toi de t'abriter, faut-il pour t'en convaincre te raconter cette photo du jour prochain de vos fiançailles ? vous marchez tous les deux sur une petite route de campagne, toi toute petite à son bras en dépit de tes chaussures à semelles compensées, radieuse dans ton élégant tailleur au col gansé de velours noir et sous ta coiffure savante, le soleil derrière vous étire vos ombres jumelles, devant cette éclatante démonstration de grâce et de jeunesse, comment douter ? c'est sûr, vous serez heureux, vous vivrez dix mille ans, votre chemin sera semé de pétales de roses, alors ne reste pas plantée pétrifiée de terreur sur ce trottoir meurtrier, à côté de toi une femme s'effondre et par son ventre ouvert libère ses entrailles, c'est notre chance, le cri que tu pousses alerte ton gentil cousin qui te repère enfin dans le nuage de fumée et, te tirant par la main, t'entraîne en courant vers les caves du café Molière tandis qu'au même moment, dans le cinéma dévasté, l'écran incendié jette ses derniers feux - ouf, nous sommes sauvés.

2 commentaires:

  1. Et, soudain,les vacances arrivent. Au moment où le temps raccourci et les tâches à finir nous les rendaient presque irréelles... Le plaisir, enfin, de prendre le temps de visionner Inseme Sera (Bravo !) et de lire un billet sur ton blog(encore Bravo !). Et voila mon esprit qui vagabonde. Je comprends, comme le dit si bien W. Faulkner, que c'est l'oisiveté qui engendre toutes nos vertus les plus supoortables : contemplation, égalité d'humeur, paresse, bonne digestion mentale et physique... Respirer, être vivant, et le savoir.

    A prestu ! Olivier Emmanuelli.

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  2. Olivier, merci pour ce message et ces encouragements. A très bientôt.

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