samedi 22 septembre 2012

Une lecture singulière de "Murtoriu", par Ruclì

Voici (merci à lui) une nouvelle lecture de ce (très grand) roman - enfin, en tout cas beaucoup de lecteurs aiment ou adorent ce livre et le disent - qu'est "Murtoriu" de Marcu Biancarelli (rappelons qu'écrit en langue corse, publié en 2009 chez Albiana, il est maintenant traduit en français et publié chez Actes Sud, 2012 et que nous souhaitons ardemment qu'il gagne de très nombreux lecteurs dans et hors de l'île ! Simplement pour voir comment ce qui se fait de meilleur en littérature corse est reçu, ici et là, voire partout dans le monde... ah, l'attente d'une traduction en anglais, en espagnol, en arabe, en chinois, etc etc...).

Bref, voici les propos de Ruclì (que vous pouvez aussi trouver sur le site The Old Pievan Chronicle ; ce qui explique un vocabulaire parfois un peu leste, n'en prenez pas ombrage) en espérant qu'ils susciteront réactions, discussions, bavardages innocents ou polémiques passionnantes, etc etc...
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Murtoriu ? Pfff !
Difficile, mission impossible même, de faire la critique d’une œuvre d’un écrivain que l’on connait ; d’abord parce qu’on n’est pas objectif, et ensuite parce que même si on arrive quand même à un minimum d’objectivité, il y a le risque de se faire traiter de lèche-burne si on est trop complaisant, ou, si au contraire, on est un peu sévère, de se faire ensuite insulter par l’auteur en question.
Quelle importance après tout ? De toute manière, il n’existe pas de critique parfaite comme il n’existe pas d’œuvre parfaite quelle qu’elle soit, et tout le monde s’en branle de toute manière.

La première fois que j’ai entendu parler d’un certain Marcu Biancarelli, c’était il y a dix ans. C’était à propos de la parution d’un livre écrit en corse dont le titre – sibyllin – était alors « Prighjuneri ». Mais à l’époque, je n’étais qu’un sale gamin immature, peu intéressé par la lecture, et ma mauvaise compréhension de la langue corse m’en aurait, de toute manière, interdit la lecture.
Quelques années plus tard, j’ai entendu parler de « 51 Pegasi », ouvrage au nom invraisemblable, surtout pour qui n’est pas féru d’explanétologie, et dont le contenu l’était plus encore. Que pensais-je alors ? Je n’en sais plus trop rien, mais de toute manière, ça n’a pas une grande importance, car j’étais alors une belle petite enflure imbue d’elle-même et pétrie de certitudes à la con sur la vie et son sens. En cela, j’ignore si j’ai beaucoup changé, mais au moins ai-je pris conscience de ma nature profonde de salopard dans l’âme, et c’est déjà pas si mal, car avant d’espérer changer le monde, pour bâtir un soi-disant « monde meilleur » (un cornu, sì !), il faut d’abord se changer soi-même, car si le monde est aussi pourri qu’il l’est, c’est bien parce que nous le sommes tous, y compris vous-même qui me lisez en cet instant précis de votre existence sans intérêt, et qui pourtant pensez en être préservés. Pauvres naïfs !
Que dire de Marcu Biancarelli ? Que pourrais-je en dire d’objectif qui ne fasse pas appel à mon vécu personnel totalement dérisoire ? En fin de compte, rien du tout, car à partir du moment où on connait quelqu’un, aussi peu soit-il, on cesse d’être objectif en ce qui le concerne. Je dirais simplement que c’est un auteur prolixe, il est vrai, et ses ouvrages ne plaisent pas uniquement qu’à ses connaissances et intimes, preuve s’il en est, d’un certain talent. Je peux difficilement m’exprimer sur son style, sur sa manière d’écrire, sur la forme de son œuvre, que je trouve pourtant quant à moi bonne, car je ne suis pas un assez bon juge en la matière au vu de la pauvreté de ma culture littéraire. De toute façon, dans un roman, le style ce n’est pas le plus important à mon sens, car l’âme du livre, ce n’est pas sa forme, mais bien le fond.
Et là, en la matière, nous sommes servis.
Le sujet de Marcu Biancarelli est invariablement grave, parfois sinistre, parfois cynique, souvent dramatique, quelques fois tragiques, et avec cette omniprésence d’un humour très sombre pour illustrer des personnages pathétiques, des personnalités minables, des lieux sans aucun intérêt, un monde nul à chier que l’on voudrait voir disparaître tant il ne vaut rien, et ses stupides habitants avec. Et pourtant, ce monde, c’est le nôtre, et ses stupides habitants indignes de vivre, c’est nous, nous tous.
Car c’est là la plus extraordinaire qualité de l’écriture du fakir d’Agnaronu, c’est qu’elle décrit avec un très grand réalisme ce monde qui est le nôtre, cette terre qui est la nôtre ; un réalisme si parfait qu’il en est effrayant, voire rebutant, comme peut l’être un miroir qui nous renvoie de nous une image si hideuse que l’on accuse alors le miroir, qui pourtant n’y est pour rien, si nous nous voyons dans notre esprit bien plus beaux que ce que nous sommes dans la réalité. Le miroir n’est là que pour nous dire la vérité sur nous même, à nous qui sommes tous au fond de nous-mêmes des êtres méprisables, des merdes qui se prennent pour des diamants.

Et Murtoriu me diriez-vous ? Murtoriu, c’est un peu tout cela : un ouvrage dans la plus pure lignée de la tradition biancarellienne, un livre que je considère de mon point de vue forcément non-objectif comme bon, voire plus encore, qui peut en déranger certains, surtout les êtres les plus obtus et les plus pétris de certitudes, ces imbéciles heureux qui croient que la vie est en noir et blanc, persuadés de la haute justesse de leurs idées ou idéologies ridicules. Cela dit, je considère cela comme une bonne chose que l’œuvre puisse déplaire, car il n’y a rien de pire pour une œuvre que de plaire à tout le monde, à toute cette foule grouillante et bruyante, d’êtres humains égoïstes et décérébrés, dont nous sommes nous-mêmes également, des représentants ordinaires.

Oui, Murtoriu, c’est un peu tout cela, et beaucoup plus encore.
Le livre commence de façon très abrupte, par la description du personnage principal, Marc’Antone, qui, à mon humble avis, n’est rien de plus qu’une sorte d’allégorie de l’auteur, avec qui il présente quelques similitudes troublantes, tant dans leur façon de voir la vie, que dans leur dégoût partagé du temps présent et de ses miasmes, sans pour autant se complaire dans un passéisme ridicule, hypocrite, opportuniste, et parfois taché de relents de fascisme. Pourtant, bien des choses les séparent, ne serait-ce que les brillants succès littéraires de Biancarelli, en prose, comparés aux ridicules – du moins est-ce la vision qui s’en dégage – élucubrations poétiques de Marc’Antone. Sans compter que Marc’Antone donne clairement l’impression d’être un raté, ce qui ne me semble pas être le cas de Marcu Biancarelli (sujet sur lequel il est le seul à pouvoir statuer).

D’emblée, le narrateur (et l’auteur ?) exalte son dégoût du monde. Dégoût de l’être humain, dégoût de la minable société actuelle, des convenances, des schémas logiques d’une logique parfois – trop souvent – imposée. Dégout de tout, apparemment. Tel se présente le premier chapitre.
Le second chapitre est dédié à deux malfrats encore plus médiocres que le reste de l’Humanité, chez qui il n’y a pas la moindre trace de positif. Deux sous-merdes bien nustrale, caricature de ce que la Corse d’aujourd’hui peut engendrer de pire, au-delà des mythes kyrnoangéliques de la « perfection » d’une pseudo « race corse » parée de toutes les vertus.
Mais cessons-là la description du roman chapitre par chapitre. D’une part parce que ça casse le rythme de ma critique, ensuite parce que ça casse le suspens, et enfin, parce que ça casse les couilles.
Le narrateur, immergé tout entier dans un monde qu’il n’aime pas, dans lequel il ne peut rien faire, et pour lequel il ne peut rien, vit en ermite dans un coin paumé, loin de tout, loin de la ville, de la crasse, physique et spirituelle, loin de ce qu’il hait le plus, dans un microcosme qu’il espère différent, mais où tout est reproduit à plus petite échelle, qu’il espère un havre de paix, mais où le tragique se trouve pourtant présent, aux aguets.
Heureusement, il y a aussi des instants de bonheur, notamment avec ses amis plus ou moins proches, Trajan, et son frère un peu limité, qui est pourtant peut-être le personnage le plus pur – mentalement parlant – et le plus attachant du roman, et quelques autres. On retrouve la description de ses escapades dans la « nature » où cet homme tourmenté parvient à accéder à un semblant de paix dans l’âme, rares moments de sérénité placés sous le signe d’un « Nature writing » dont l’auteur est lui-même si friand.
Et puis, il y aussi, entremêlé, le souvenir du passé, du grand-père qui a fait la grande guerre et son cortège de souffrance, qui dans un premier temps pourtant, sous la plume de Marcu Biancarelli paraîtraient presque devenir jouissive par rapport au reste de l’histoire. Dans un premier temps seulement, car au fil des chapitres et des narrations, on finit légitimement par basculer au-delà même de la notion d’horreur.
Et puis il y a ces débats philosophiques, dialogues ou narration, majoritairement tournés vers le thème de l’absurdité du monde – thème que n’aurait certainement pas renié Camus – et qui à mon sens, malgré leur valeur littéraire supérieure, assombrissent beaucoup les passages plus légers. Mais c’est là une constante du roman : on saute allégrement de la légèreté à l’obscurité, de la joie à la morosité, presque sans transition.
On repasse ainsi, par d’étranges sautes stylistiques à la grande guerre où l’homme semble arriver au bout de l’enfer, de la nuit, de sa condition, et puis ensuite aux pérégrinations nulles des deux minables, pour ensuite revenir à une certaine écriture critique et dénonciation de la réalité, du présent, mais qu’est-ce que le présent, sinon la continuation du passé ? Le plus étrange reste la critique de la notion même de critique. On a l’impression de se noyer.
Mais ce qui fait précisément que Murtoriu est un bon livre, c’est que malgré son pessimisme presque chronique comme dans tous les ouvrages de Marcu Biancarelli, il est néanmoins profondément humain. À coté de ça, le roman en lui-même est sinistre, il est glauque, et c’est bien ça qu’on adore !!!
Cependant, s’il y a un point sur lequel je ne partage pas, mais alors pas du tout le point de vue exprimé, c’est bien en ce qui concerne les femmes et les relations sentimentales, point de vue que je n’ai pu m’empêcher de trouver blessant à l’égard de la gent féminine, quoique ayant le mérite d’être totalement dépourvu d’hypocrisie. Cependant, peut-être suis-je encore trop naïf pour croire à la force de l’amour entre les êtres (ceci dit, ce n’est pas tellement étonnant dans la mesure où je suis quand même assez candide et naïf pour croire en Dieu ; oui oui !) pour que le point de vue longuement exprimé par le narrateur fût le mien. Sans compter, également, que ce n’est pas parce que le point de vue du narrateur est tel qu’il est forcément, malgré les ressemblances entre les deux hommes, celui de l’auteur (quoique ce ne soit pas la première fois que ce sujet est abordé dans l’œuvre de Marcu Biancarelli).
Ce point, dont vous n’avez très certainement rien à foutre, me paraissait très important à mon sens, à préciser, car c’est, de mon point de vue, quasiment le seul point de divergence que je puisse avoir avec la manière de penser du narrateur qui en cela me ressemble beaucoup, et c’est en cela que le livre m’a plu, pour les même raisons que « Prighjuneri », dans lequel, déjà, je m’identifiais presque totalement au protagoniste principal.
Cela dit, vous n’en avez rien à secouer de mes états d’âmes et je vous comprends.

Sinon, que dire d’autre que je n’aie pas déjà dit concernant l’œuvre ? Que je me suis interrogé sur la raison qui pouvait bien pousser ce doux dingue de Mansuetu à appeler le narrateur « Majesté » tout comme on peut se demander la raison qui pousse ce petit con insupportable de Maroselli à l’appeler « Maître », cette véritable tête à claque haïssable qu’on a envie de tabasser jusqu’à ce qu’il soit à terre, ensanglanté, édenté et évanoui tant il m’est pénible. Ce connard qui m’évoque assez ce que je fus à une certaine époque, il y a quelques années, et que j’espère bien ne plus être (dans le cas contraire, tuez-moi tout de suite, car je ne mériterais pas de continuer à vivre).
Oui, pour en revenir à « Maître » et à « Majesté », je trouve ces deux surnoms, ces deux titres, devrais-je dire, comme tranchant net avec la modestie avérée du narrateur. Mais peut être est-ce là l’expression d’un désir refoulé et secret de l’auteur.
Envie également de parler des citations ; le texte en est émaillé ; tout un tas de citations de tout un tas d’auteurs plus ou moins connus, à tel point que l’on se demande si l’auteur lui-même ne les a pas placées là uniquement pour faire honte à ses lecteurs de leur inculture. En tout cas, ça marche !
Mais passons…

Oui, ce livre peut véritablement aussi se concevoir comme une chronique sociétale d’une société lamentable et ratée, en l’occurrence, de la société corse actuelle, qui n’est pourtant ni pire ni meilleure qu’une autre si ce n’est que nous en sommes les dignes représentants, aussi corrompus que tout le reste. Le narrateur est véritablement révolté contre tout cela, au même titre que peut l’être l’auteur qui réclamait, il y a quelque temps de cela dans la presse, la venue d’un printemps corse. Mais sur ce point, je crois que le narrateur a raison et que l’auteur a tort et que la seule chose qui puisse sauver la Corse, c’est un largage de quelques bombes tsars sur tous les points stratégiques de l’île pour un beau nettoyage tout en douceur.
Mais n’approfondissons pas trop dans ce sens, faudrait quand même pas que je passe pour un facho dépressif (ce que je suis peut être au fond de moi-même, mais cela ne vous regarde pas !) et revenons-en au livre…

La scène de confession avec la cousine du narrateur est bonne (!) parce qu’en dépit de son aspect quelque peu embarrassant – pour le lecteur en tout cas – elle adoucit pour un temps la rudesse de l’histoire, et nous rappelle alors que même dans ce monde, on a des havres de calme et d’harmonie. Trompeuse et vénéneuse apparence des choses…

Car en effet, tout cela n’était hélas là que pour mieux préparer le drame, le drame final, la tragédie, la rencontre entre la pureté et le mal absolu. Ce qui se passe alors précisément, je n’en dirais rien pour ne pas couper le suspens à ceux qui liraient ma critique sans avoir au préalable lu le livre (les couillons !), mais la scène est à la fois très dure et très banale, pénible et pourtant, ce n’est là que la triste incarnation d’une violence ordinaire.

Dès lors, tout s’effondre, tout ce qui a précédé n’a plus aucun sens, ou plutôt, prend enfin tout son sens. On sent exploser les sentiments, se libérer du carcan glauque qui les avait retenus prisonniers durant tout le roman, mais cependant dans la sobriété. Le dénouement n’est plus très loin.

Et quel dénouement !
Dans l’inconscient du lecteur ordinaire que je fus, on voit enfin le parallèle avec l’histoire du grand-père. Deux situations pourtant très différentes, mais qui se rejoignent enfin toutes deux sur un nouveau départ, sur une nouvelle vie, dans un monde déchu ou tout est à reconstruire pour peu que quelqu’un s’en trouve la force et la volonté. Les énergies sont enfin libérées de leur carcan glauque et moite, comme un orage qui éclate enfin après avoir menacé pendant longtemps, et alors que le livre crie, on a l’impression que notre âme se vide.

Et ainsi le livre s’achève.

13 commentaires:

  1. Je voudrais réagir à un des propos de Ruclì, je ne suis pas d'accord avec lui quand il écrit :

    "De toute façon, dans un roman, le style ce n’est pas le plus important à mon sens, car l’âme du livre, ce n’est pas sa forme, mais bien le fond."

    Je ne suis pas partisan de placer le style (le beau style, la belle phrase) au-dessus de tout dans un ouvrage, mais je pense que la forme d'un texte est d'une extrême importance dans la fabrication de ses significations. D'ailleurs Rucì lui-même met l'accent sur des "sautes stylistiques" et des alternances de tonalités (morosité, joie), il évoque donc la composition, la forme, de ce livre.

    Et il indique aussi que ces alternances lui donnent l'impression de se noyer. Je comprends ce sentiment. J'ai eu aussi cette impression. Est-ce qu'elle ne viendrait pas du fait qu'au cours du livre l'identité du narrateur change, mais aussi son destinataire ?

    Je m'explique :

    - le narrateur principal est le personnage du libraire Marc-Antoine Cianfarani, il utilise la première personne ("je") et évoque ce qu'il pense, ressent et aussi ce dont il est témoin (et ce dans les chapitres suivants : 1, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 11, deuxième partie du 12, 13, 14, deuxième partie du 15, 16, 18 et 20). La plupart du temps il s'adresse plus ou moins clairement au lecteur. Dans les chapitres 18 et 20, il s'adresse à un autre personnage, Trajan. Généralement, il parle en son nom propre, mais il lui arrive de dire "nous" pour parler des Corses en général.

    - certains chapitres abandonnent ce narrateur, ceux dans lesquels sont racontés des événements dont le libraire n'a pas été témoin : les actes criminels des deux voyous, Dom Pierre et Andria (chapitres 2, première partie du 12, 17) et l'expérience du grand-père, l'autre Marc-Antoine Cianfarani, entre 1914 et 1919 (chapitres 5, 9, première partie du 15 et 19). Mais même dans ces chapitres racontés par un narrateur extérieur à l'histoire et anonyme, nous reconnaissons des accents de la voix du narrateur-personnage, notamment lorsqu'il interpelle le lecteur (fin du chapitre 17).

    Donc voilà peut-être une des raisons de ce sentiment de noyade ou de vertige qui prend le lecteur face à "Murtoriu" : une énonciation instable. On ne sait plus précisément qui parle, ni pourquoi on change de voix, notamment dans les chapitres 12 et 15 : pourquoi avoir fait se succéder des scènes d'histoires différents dans un même chapitre alors que tous les autres chapitres suivent une alternance et sont consacrés exclusivement à une des histoires (le libraire, les truands, le grand-père) ?

    Alors l'idée c'est peut-être justement de déranger le lecteur, de le choquer, de l'inquiéter, qu'à tout moment la narration puisse changer de direction, de thème, et obliger ainsi le lecteur à se demander ce que cela fait de "coller" ainsi ensemble deux voix, deux scènes, deux thèmes a priori très différents.

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  2. De ce point de vue, c'est le chapitre 15 qui me semble remporter la palme du chaos organisé :
    - les 7 premières pages s'apparentent à une petite nouvelle presque autonome, qui plus est gratifiée d'une sorte de titre (une phrase, en latin, évoquant le courage des Corses dans les combats), et qui raconte un combat de décembre 1916, horrible, avec une précision, une émotion contenue, une compassion bouleversantes, et qui se conclut par quelques vers en langue corse – non traduits d’ailleurs, et non attribués.
    - Les 4 dernières pages (après un astérisque) sont la suite directe de la narration du libraire qui s’était interrompue au chapitre 14 avec de nouveau une « soirée de merde ». Et cette fois, Marc-Antoine Cianfarani transgresse un nouveau tabou en couchant avec sa cousine Lena, scène où se mêle excitation, plaisir, scandale et mépris de soi-même
    Ainsi « l’unité » de ce chapitre n’est pas narrative, mais thématique : la culpabilité après le passage à l’acte (des meurtres, un inceste), et l’idée que malgré la gravité de nos actes, tout disparaît bien vite, sous un ciel muet.

    Qu’en pensez-vous ? (J’adore cette instabilité narrative qui crée un malaise, le roman se cache derrière une impression de décousu, une agglomération de scènes sans liens logiques ; le roman de Biancarelli est d’abord une réflexion à plusieurs voix, multipliant les variations sur le même thème : tous les fantômes du passé historique, familial, très ancien ou très récent, politique, sexuel, collectif ou individuel, raconté par les autres ou par soi-même, suscitant dégoût ou admiration, etc etc).

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  3. Un écho à cette discussion sur le style et la forme, par Emmanuelle Caminade (merci à elle) :

    Il n'y a pas d'écrivain sans style !
    Un exemple qui permettra à L'Anonyme de goûter au plaisir des happy fews.
    Ce qui est magnifique dans ce style, ce sont ces longues phrases savamment ponctuées qui nous entraînent dans un flux intense et continu en prenant tour à tour insensiblement une multiplicité de tonalités.
    Je vous propose donc une, une seule phrase « ferrarienne » à tonalité comique : du grand art !

    p.93/94

    (...) Il parlait de l’avenir en visionnaire et Matthieu l’écoutait comme s’il était le sceau des prophètes, il leur fallait modérer leurs ambitions sans y renoncer tout à fait, il était exclu qu’ils offrent un service de restauration complet, c’était un bagne et un gouffre financier, mais ils devaient proposer à manger à leurs clients, surtout en été, quelque chose de simple, de la charcuterie, des fromages, peut-être des salades, sans lésiner sur la qualité, Libero en était certain, les gens étaient prêts à payer le prix de la qualité, mais comme il fallait se résigner à vivre à l’heure du tourisme de masse et accueillir également des cohortes de gens fauchés, il était hors de question de se cantonner aux produits de luxe et ils ne devaient pas hésiter à vendre aussi de la merde à vil prix, et Libero savait comment résoudre cette redoutable équation, son frère Sauveur et Virgile Ordioni leur fourniraient du jambon de premier choix, du jambon de trois ans, et des fromages, quelque chose de vraiment exceptionnel, et même de si exceptionnel que quiconque y aurait goûté mettrait la main au portefeuille en pleurant de gratitude, et pour le reste, inutile de s’embarrasser avec des produits de seconde zone,les saloperies que vendaient les supermarchés dans leurs rayons dans leurs rayons terroir, conditionnés dans des filets rustiques frappés de la tête de Maure et parfumés en usine avec des sprays à la farine de châtaigne, autant y aller carrément dans l’ignoble, en toute franchise, sans chichis, avec du cochon chinois, charcuté en Slovaquie, qu’on pourrait refourguer pour une bouchée de pain, mais attention, il ne fallait pas prendre les gens pour des cons, il fallait annoncer la couleur et faire en sorte qu’ils comprennent les différences de prix et n’aient pas l’impression de se faire entuber à sec, la daube, c’est cadeau, la qualité, tu raques, l’honnêteté était absolument indispensable en la matière, non seulement parce qu’elle était une vertu recommandable en elle-même, mais surtout parce qu’elle jouait à peu près le rôle de la vaseline, il fallait préparer des plateaux de dégustation pour que les clients puissent se faire une idée, vous goûtez et vous prenez la commande après, mais non, je vous en prie, reprenez donc un bout pour être sûr, et cette scrupuleuse honnêteté serait d’autant plus récompensée que, quel que soit le choix final, leur marge serait sensiblement la même, ils allaient les saigner, tous ces connards, les pauvres, les riches, sans distinction d’âge ni de nationalité, mais les saigner honnêtement, et même en les choyant, un patron de bar devait s’occuper de sa clientèle, il ne pouvait pas passer son temps vissé derrière sa caisse, comme ce demeuré de Gratas, il fallait qu’il soit disponible, avenant, soucieux de faire plaisir, et le problème crucial à résoudre était donc celui des serveuses.(...)

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  4. (suite du message précédent)

    Il ne suffit pas de remarquer la fluidité – et la clarté - de cette longue phrase qui nous emporte dans son rythme effréné scandé par des virgules parfaitement bien placées. Il faut se demander aussi comment l'auteur obtient cette fluidité.

    Deux procédés sont utilisés :

    - recours au style indirect libre pour rapporter cette longue conversation entre Libero et Matthieu. La subordonnée devient alors principale et seul l'emploi de la 3ème personne et de l'imparfait montre qu'il s'agit d'un discours rapporté («il fallait» étant beaucoup moins lourd que le classique « il disait qu'il fallait »...)
    - et pour rompre une éventuelle monotonie, l'auteur intègre aussi quelques fragments de discours direct (sans tiret ni retour à la ligne) que l'on remarque au changement de temps (présent) et de personne («tu» quand Libero s'adresse à Matthieu et «vous/je» quand il s'adresse à un hypothétique client)

    Par ailleurs, il ne s'agit pas d'un exercice de style gratuit.
    Cette conversation entre deux amis n'est en fait que le discours de Libero qui parle alors que Matthieu écoute, submergé par ce flot de paroles qui ne lui laisse pas le temps de réfléchir, incapable de résister et d'en placer une, totalement sous l'emprise de son ami, ce que permet magistralement de nous signifier cette très longue phrase qui nous plonge dans le même état que Matthieu : nous sommes aussi noyés sous ce discours apparemment convaincant de Libero !

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  5. Bon , c'étaient plus des remarques sur le style du Sermon ( à mettre dans le billet précédent ) que sur celui de Murtoriu !
    (Le style de MB, tout aussi intense et signifiant est radicalement différent...) De plus, il est difficile d'apprécier totalement le style d'un auteur via une traduction, même si bien des traits se maintiennent. Mieux vaudrait prendre la V.O, mais personnellement c'est hors de ma portée !

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  6. D autant plus que Ferrari a traduit une partie de Murtoriu...c est bien une question que je pense lui poser,le 29 septembre, lors d une dédicace.
    Contrairement à la majeure partie des auteurs traduits, MB peut avoir un oeil sur le resultat...comment ont ils géré tout cela?

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  7. Il est beau, très beau ce témoignage de Rucli sur le roman de Marc Biancarelli...Il est parfaitement exact qu'on n'en sort pas indemne... L'auteur remue une sorte de poignard dans nos plaies que nous aurions pu voir mais que, faute de perspicacité, nous feignons d'ignorer.
    A la lecture de ce roman, je me suis dit: "Le salaud, il a osé le dire... Il a osé affirmé que nous avions reçu un premier skud lors de la Première guerre et un second plus indolore, en apparence, ces dernières années...". Les écrivains sont tous des salauds, ils détruisent les illusions sur lesquelles nos vies sont bâties. Heureusement que le corps médical peut nous prescrire des substances plus ou moins remboursées pour nous recapitaliser en illusions.
    Auteurs: quelque part je vous hais de nous faire si mal mais, force est de croire, qu'à la longue, je me suis habitué à ces coups de trique que vous avez expérimentés sur vous avant de nous les administrer.

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  8. C est bien ce que je disais par ailleurs ...(mes sentiments sur le sermon)
    Ça fait du bien quand ça fait mal....

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  9. Merci. Merci beaucoup Monsieur Renucci de m'avoir publié. Merci à vous et à tous pour les remarques et le débat que j'ai indirectement suscité (l'initiateur en étant bien entendu Monsieur Biancarelli). J'avais commencé un long message pour répondre précisément à chaque point évoqué dans vos message. Hélas cela fut maladroitement effacé. Je vais cependant essayer de recommencer.

    Déjà, pour répondre à votre remarque quant au style, je ne peux pas vraiment vous donner tord Monsieur Renucci, car même si je considère que la trame et le développement sont plus importants que le style (avis personnel), il est clair que le style est également d'une importance capitale. Mais il est vrai que cette opinion un peu dépréciative quant à la qualité stylistique provient de mes propres échecs littéraires à acquérir un style aussi bon que je le souhaiterais. Donc passons...

    Il est vrai en effet, que le style est aussi pour beaucoup dans le charme du roman en général, et de celui là en particulier. Jamais je ne le nierais. D'ailleurs, le style très particulier de Monsieur B. a beaucoup contribué à sa renommée, nul ne le peut nier.

    Quant à l'impression de se noyer, Monsieur Renucci, j'avoue que je n'avais tout simplement pas pensé à la mettre sur le compte du changement de narrateur. C'est pourtant si évident à présent que vous le dites. J'ajouterai également qu'il est vrai que les "irrégularités" de l'histoire contribuent à cette sensation de malaise, et l'instabilité chronique du roman, qui, aurait pu être quelque chose de négatif, mais ici, contribue également à la gloire de l'oeuvre ("gloire" au sens presque "racinien" du terme), et véritablement, le désordre apparent du roman n'est là que pour faire écho au désordre du réel.

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  10. Merci de faire l'effort de recommencer un commentaire après avoir perdu le premier ! Cela m'est déjà arrivé et l'effet est accablant. Désormais pour les longs messages, je prend la lrécaution de les écrire dans un fichier word puis des les copier/coller.

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  11. C'est exactement cela: le désordre apparent du roman n'est là que pour faire écho au désordre du réel.
    Il cherche à nous perdre parce qu'on est perdu.

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  12. "le désordre apparent du roman n'est là que pour faire écho au désordre du réel."
    Pas seulement à mon sens, il m'a semblé épouser parfaitement le cheminement du héros, un poète ayant du mal à accorder ses mondes, partagé entre sa vie présente, la réalité de ses désirs et de ses révoltes, et ses rêveries habitées par les fantômes du passé ou les créations de son imagination. La structuration apparemment désordonnée du roman retrouve ainsi une cohérence ...

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  13. Oui, la forme est conforme à l'incohérence du personnage. A la première lecture, cela m'avait frappé tout de même que deux chapitres seulement (sur 20) soient partagés par deux narrateurs différents. Pourquoi ceux-ci ? J'ai tenté une hypothèse pour le chapitre 15 mais il y a aussi le chapitre 12, affaire à suivre.

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